Alphonse Allais A se tordre
UN
PHILOSOPHE
Je m'étais pris d'une profonde
sympathie pour ce grand flemmard de gabelou que me semblait l'image
même de la douane, non pas de la douane tracassière des
frontières terriennes, mais de la bonne douane flâneuse
et contemplative des falaises et des grèves.
Son nom était
Pascal ; or, il aurait dû s'appeler Baptiste, tant il apportait
de douce quiétude à accomplir tous les actes de sa vie.
Et c'était plaisir de le voir, les mains derrière
le dos, traîner lentement ses trois heures de faction sur les
quais, de préférence ceux où ne s'amarraient que
des barques hors d'usage et des yachts désarmés.
Aussitôt son service terminé, vite Pascal
abandonnait son pantalon bleu et sa tunique verte pour enfiler une
cotte de toile et une longue blouse à laquelle des coups de
soleil sans nombre et des averses diluviennes (peut-être même
antédiluviennes) avaient donné ce ton spécial
qu'on ne trouve que sur le dos des pêcheurs à la ligne.
Car Pascal pêchait à la ligne, comme feu monseigneur le
prince de Ligne lui-même.
Pas un homme comme lui pour
connaître les bons coins dans les bassins et appâter
judicieusement, avec du ver de terre, de la crevette cuite, de la
crevette crue ou toute autre nourriture traîtresse.
Obligeant,
avec cela, et ne refusant jamais ses conseils aux débutants.
Aussi avions-nous lié rapidement connaissance tous deux.
Une
chose m'intriguait chez lui c'était l'espèce de petite
classe qu'il traînait chaque jour à ses côtés
trois garçons et deux filles, tous différents de visage
et d'âge.
Ses enfants ? Non, car le plus petit air de
famille ne se remarquait sur leur physionomie. Alors, sans doute, des
petits voisins.
Pascal installait les cinq mômes avec une
grande sollicitude, le plus jeune tout près de lui, l'aîné
à l'autre bout.
Et tout ce petit monde se mettait à
pêcher comme des hommes, avec un sérieux si comique que
je ne pouvais les regarder sans rire.
Ce qui m'amusait beaucoup
aussi, c'est la façon dont Pascal désignait chacun des
gosses.
Au lieu de leur donner leur nom de baptême, comme
cela se pratique généralement, Eugène, Victor ou
Emile, il leur attribuait une profession ou une nationalité.
Il y avait le Sous-inspecteur, la Norvégienne, le
Courtier, l'Assureur, et Monsieur l'abbé.
Le
Sous-inspecteur était l'aîné, et Monsieur l'abbé
le plus petit.
Les enfants, d'ailleurs, semblaient habitués
à ces désignations, et quand Pascal disait : "
Sous-inspecteur, va me chercher quatre sous de tabac ", le
Sous-inspecteur se levait gravement et accomplissait sa mission sans
le moindre étonnement.
Un jour, me promenant sur la grève,
je rencontrai mon ami Pascal en faction, les bras croisés, la
carabine en bandoulière, et contemplant mélancoliquement
le soleil tout prêt à se coucher, là-bas, dans la
mer.
- Un joli spectacle, Pascal !
- Superbe ! On ne s'en
lasserait jamais.
- Seriez-vous poète ?
- Ma foi ! non
; je ne suis qu'un simple gabelou, mais ça n'empêche pas
d'admirer la nature.
Brave Pascal ! Nous causâmes
longuement et j'appris enfin l'origine des appellations bizarres dont
il affublait ses jeunes camarades de pêche.
- Quand j'ai
épousé ma femme, elle était bonne chez le
sous-inspecteur des douanes. C'est même lui qui m'a engagé
à l'épouser. Il savait bien ce qu'il faisait, le
bougre, car six mois après elle accouchait de notre aîné,
celui que j'appelle le Sous-inspecteur, comme de juste. L'année
suivante, ma femme avait une petite fille qui ressemblait tellement à
un grand jeune homme norvégien dont elle faisait le ménage,
que je n'eus pas une minute de doute. Celle-là, c'est la
Norvégienne. Et puis, tous les ans, ça a continué.
Non pas que ma femme soit plus dévergondée qu'une
autre, mais elle a trop bon coeur. Des natures comme ça, ça
ne sait pas refuser. Bref, j'ai sept enfants, et il n'y a que le
dernier qui soit de moi.
- Et celui-là, vous l'appelez le
Douanier, je suppose ?
- Non, je l'appelle le Cocu, c'est plus
gentil.
L'hiver arrivait ; je dus quitter Houlbec, non sans faire
de touchants adieux à mon ami Pascal et à tous ses
petits fonctionnaires. Je leur offris même de menus cadeaux qui
les comblèrent de joie.
L'année suivante, je revins
à Houlbec pour y passer l'été.
Le jour même
de mon arrivée, je rencontrais la Norvégienne, en train
de faire des commissions.
Ce qu'elle était devenue jolie,
cette petite Norvégienne !
Avec ses grands yeux verts de
mer et ses cheveux d'or pâle, elle semblait une de ces fées
blondes des légendes scandinaves. Elle me reconnut et courut à
moi.
Je l'embrassai :
- Bonjour, Norvégienne, comment
vas-tu ?
- Ça va bien, monsieur, je vous remercie.
-
Et ton papa ?
- Il va bien, monsieur, je vous remercie.
- Et
ta maman, ta petite soeur, tes petits frères ?
- Tout le
monde va bien, monsieur, je vous remercie. Le Cocu a eu la rougeole
cet hiver, mais il est tout à fait guéri maintenant...
et puis, la semaine dernière, maman a accouché d'un
petit juge de paix.
FERDINAND
Les bêtes
ont-elles une âme ? Pourquoi n'en auraient-elles pas ? J'ai
rencontré, dans la vie, une quantité considérable
d'hommes, dont quelques femmes, bêtes comme des oies, et
plusieurs animaux pas beaucoup plus idiots que bien des électeurs.
Et même - je ne dis pas que le cas soit très
fréquent - j'ai personnellement connu un canard qui avait du
génie.
Ce canard, nommé Ferdinand, en l'honneur du
grand Français, était né dans la cour de mon
parrain, le marquis de Belveau, président du comité
d'organisation de la Société générale
d'affichage dans les tunnels.
C'est dans la propriété
de mon parrain que je passais toutes mes vacances, mes parents
exerçant une industrie insalubre dans un milieu confiné.
(Mes parents - j'aime mieux le dire tout de suite, pour qu'on ne
les accuse pas d'indifférence à mon égard -
avaient établi une raffinerie de phosphore dans un appartement
du cinquième étage, rue des Blancs-Manteaux, composé
d'une chambre, d'une cuisine et d'un petit cabinet de débarras,
servant de salon.)
Un véritable éden, la propriété
de mon parrain ! Mais c'est surtout la basse-cour où je me
plaisais le mieux, probablement parce que c'était l'endroit le
plus sale du domaine.
Il y avait là, vivant dans une
touchante fraternité, un cochon adulte, des lapins de tout
âge, des volailles polychromes et des canards à se
mettre à genoux devant, tant leur ramage valait leur plumage.
Là, je connus Ferdinand, qui, à cette époque,
était un jeune canard dans les deux ou trois mois. Ferdinand
et moi, nous nous plûmes rapidement.
Dès que
j'arrivais, c'étaient des coincoins de bon accueil, des
frémissements d'ailes, toute une bruyante manifestation
d'amitié qui m'allait droit au coeur.
Aussi l'idée
de la fin prochaine de Ferdinand me glaçait-elle le coeur de
désespoir.
Ferdinand était fixé sur sa
destinée, conscius sui fati. Quand on lui apportait dans sa
nourriture des épluchures de navets ou des cosses de petits
pois, un rictus amer crispait les commissures de son bec, et comme un
nuage de mort voilait d'avance ses petits yeux jaunes.
Heureusement
que Ferdinand n'était pas un canard à se laisser mettre
à la broche comme un simple dindon : " Puisque je ne suis
pas le plus fort, se disait-il, je serai le plus malin ", et il
mit tout en oeuvre pour ne connaître jamais les hautes
températures de la rôtissoire ou de la casserole.
Il
avait remarqué le manège qu'exécutait la
cuisinière, chaque fois qu'elle avait besoin d'un sujet de la
basse-cour. La cruelle fille saisissait l'animal, le soupesait, le
palpait soigneusement, pelotage suprême !
Ferdinand se jura
de ne point engraisser et il se tint parole.
Il mangea fort peu,
jamais de féculents, évita de boire pendant ses repas,
ainsi que le recommandent les meilleurs médecins. Beaucoup
d'exercice.
Ce traitement ne suffisant pas, Ferdinand, aidé
par son instinct et de rares aptitudes aux sciences naturelles,
pénétrait de nuit dans le jardin et absorbait les
plantes les plus purgatives, les racines les plus drastiques.
Pendant quelque temps, ses efforts furent couronnés de
succès, mais son pauvre corps de canard s'habitua à ces
drogues, et mon infortuné Ferdinand regagna vite le poids
perdu.
Il essaya des plantes vénéneuses à
petites doses, et suça quelques feuilles d'un datura
stramonium qui jouait dans les massifs de mon parrain un rôle
épineux et décoratif.
Ferdinand fut malade comme un
fort cheval et faillit y passer.
L'électricité
s'offrit à son âme ingénieuse, et je le surpris
souvent, les yeux levés vers les fils télégraphiques
qui rayaient l'azur, juste au-dessus de la basse-cour ; mais ses
pauvres ailes atrophiées refusèrent de le monter si
haut.
Un jour, la cuisinière, impatientée de cette
étisie incoercible, empoigna Ferdinand, lui lia les pattes en
murmurant : " Bah ! à la casserole, avec une bonne platée
de petits pois ! ... "
La place me manque Pour peindre ma
consternation.
Ferdinand n'avait Plus qu'une seule aurore à
voir luire.
Dans la nuit je me levai Pour Porter à mon ami
le suprême adieu, et voici le spectacle qui S'offrit à
mes yeux :
Ferdinand, les pattes encore liées, s'était
traîné jusqu'au seuil de la cuisine. D'un mouvement
énergique de friction alternative, il aiguisait son bec sur la
marche de granit. Puis, d'un coup sec, il coupa la ficelle qui
l'entravait et se retrouva debout sur ses pattes un peu engourdies.
Tout à fait rassuré, je regagnai doucement ma
chambre et m'endormis profondément.
Au matin, vous ne
pouvez pas vous faire une idée des cris remplissant la maison.
La cuisinière, dans un langage malveillant, trivial et
tumultueux, annonçait à tous la fuite de Ferdinand.
-
Madame ! Madame ! Ferdinand qui a fichu le camp !
Cinq minutes
après, une nouvelle découverte la jeta hors d'elle-même
:
- Madame ! Madame ! Imaginez-vous qu'avant de partir, ce
cochon-là a boulotté tous les petits pois qu'on devait
lui mettre avec !
Je reconnaissais bien, à ce trait, mon
vieux Ferdinand.
Qu'a-t-il pu devenir, par la suite ?
Peut-être
a-t-il appliqué au mal les merveilleuses facultés dont
la nature, alma parens, s'était plu à le gratifier.
Qu'importe ? Le souvenir de Ferdinand me restera toujours comme
celui d'un rude lapin.
Et à vous aussi, j'espère !
MURS DE CE TEMPS-CI
A la fois très
travailleur et très bohème, il partage son temps entre
l'atelier et la brasserie, entre son vaste atelier du boulevard
Clichy et les gais cabarets de Montmartre.
Aussi sa mondanité
est-elle restée des plus embryonnaires.
Dernièrement,
il a eu un portrait à faire, le portrait d'une dame, d'une
bien grande dame, une haute baronne de la finance doublée
d'une Parisienne exquise.
Et il s'en est admirablement tiré.
Elle est venue sur la toile comme elle est dans la vie,
c'est-à-dire charmante et savoureuse avec ce je ne sais quoi
d'éperdu.
Au prochain Salon, après avoir consulté
un décevant livret, chacun murmurera, un peu troublé :
" Je voudrais bien savoir quelle est cette baronne. "
Et
elle a été si contente de son portrait qu'elle a donné
en l'honneur de son peintre un dîner, un grand dîner.
Au
commencement du repas, il a bien été un peu gêné
dans sa redingote inaccoutumée, mais il s'est remis peu à
peu.
Au dessert, s'il avait eu sa pipe, sa bonne pipe, il aurait
été tout fait heureux.
On a servi le café
dans la serre, une merveille de serre où l'industrie le
l'Orient semble avoir donné rendez-vous à la nature des
Tropiques.
Il est tout à fait à son aise
maintenant, et il lâche les brides à ses plus joyeux
paradoxes que les convives écoutent gravement, avec un rien
d'ahurissement.
Puis tout en causant, pendant que la baronne
remplit son verre d'un infiniment vieux cognac, il saisit les
soucoupes de ses voisins et les dispose en pile devant lui.
Et
comme la baronne contemple ce manège, non sans étonnement,
il lui dit, très gracieux :
- Laissez, baronne, c'est ma
tournée.
EN BORDEE
Le jeune et
brillant maréchal des logis d'artillerie Raoul de Montcocasse
est radieux. On vient de le charger d'une mission qui, tout en
flattant son amour-propre de sous-officier, lui assure pour le
lendemain une de ces bonnes journées qui comptent dans
l'existence d'un canonnier.
Il s'agit d'aller à
Saint-Cloud avec trois hommes prendre possession d'une pièce
d'artillerie et de la ramener au fort de Vincennes.
Rassurez-vous,
lecteurs pitoyables, cette histoire se passe en temps de paix et,
durant toute cette page, notre ami Raoul ne courra pas de sérieux
dangers.
Dès l'aube, tout le monde était prêt,
et la petite cavalcade se mettait en route. Un temps superbe !
-
Jolie journée ! fit Raoul en caressant l'encolure de son
cheval.
En disant jolie journée, Raoul ne croyait pas si
bien dire, car pour une jolie journée, ce fut une jolie
journée.
On arriva à Saint-Cloud sans encombre,
mais avec un appétit ! Un appétit d'artilleur qui rêve
que ses obus sont en mortadelle !
Très en fonds ce
jour-là, Raoul offrit à ses hommes un plantureux
déjeuner à la Caboche verte. Tout en fumant un bon
cigare, on prit un bon café et un bon pousse-café,
suivi lui-même de quelques autres bons pousse-café, et
on était très rouge quand on songea à se faire
livrer la pièce en question.
- Ne nous mettons pas en
retard, remarqua Raoul.
Je crois avoir observé plus haut
qu'il faisait une jolie journée ; or une jolie journée
ne va pas sans un peu de chaleur, et la chaleur est bien connue pour
donner soif à la troupe en général, et
particulièrement à l'artillerie, qui est une arme
d'élite.
Heureusement, la Providence, qui veille à
tout, a saupoudré les bords de la Seine d'un nombre
appréciable de joyeux mastroquets, humecteurs jamais las des
gosiers desséchés.
Raoul et ses hommes absorbèrent
des flots de ce petit argenteuil qui vous évoque bien mieux
l'idée du saphir que du rubis, et qui vous entre dans
l'estomac comme un tire-bouchon.
On arrivait aux fortifications.
- Pas de blagues, maintenant ! commande Montcocasse plein de
dignité, nous voilà en ville.
Et les artilleurs,
subitement envahis par le sentiment du devoir, s'appliquèrent
à prendre des attitudes décoratives, en rapport avec la
mission qu'ils accomplissaient.
Le canon lui-même, une
bonne pièce de Bange de 90, sembla redoubler de gravité.
A la hauteur du pont Royal, Raoul se souvint qu'il avait tout
près, dans le faubourg Saint-Germain, une brave tante qu'il
avait désolée par ses jeunes débordements.
-
C'est le moment, se dit-il, de lui montrer que je suis arrivé
à quelque chose.
Au grand galop, avec l'épouvantable
tumulte de bronze sur les pavés de la rue de l'Université,
on arriva devant le vieil hôtel de la douairière de
Montcocasse.
Tout le monde était aux fenêtres, la
douairière comme les autres.
Raoul fit caracoler son
cheval, mit le sabre au clair, et, saisissant son képi comme
il eût fait de quelque feutre empanaché, il salua sa
tante ahurie - tels les preux ; sans ancêtres - et disparut,
lui, ses hommes et son canon, comme en rêve.
La petite
troupe, toujours au galop, enfila la rue de Vaugirard, et l'on se
trouva bientôt à l'Odéon.
Justement, il y
avait un encombrement. Un omnibus Panthéon-Place Courcelles
jonchait le sol, un essieu brisé.
Toutes les petites
femmes de la Brasserie Médicis étaient sur la porte,
ravies de l'accident.
Raoul, qui avait été l'un de
leurs meilleurs clients, fut reconnu tout de suite :
- Raoul !
Ohé Raoul ! Descends donc de ton cheval, hé feignant !
Sans être pour cela un feignant, Raoul descendit de son
cheval, et ne crut pas devoir passer si près du Médicis
sans offrir une tournée à ces dames.
Avec la
solidarité charmante des dames du Quartier latin, Nana
conseilla fortement à Raoul d'aller voir Camille, au Furet. Ça
lui ferait bien plaisir.
Effectivement, cela fit grand plaisir à
Camille de voir son ami Raoul en si bel attirail.
- Va donc dire
bonjour à Palmyre, au Coucou. Ça lui fera bien plaisir.
On alla dire bonjour à Palmyre, laquelle envoya Raoul dire
bonjour à Renée, au Pantagruel.
Docile et tapageur,
le bon canon suivait l'orgie, l'air un peu étonné du
rôle insolite qu'on le forçait à jouer.
Les
petites femmes se faisaient expliquer le mécanisme de l'engin
meurtrier, et même Blanche, du D'Harcourt, eut à ce
propos une réflexion que devraient bien méditer les
monarques belliqueux :
- Faut-il que les hommes soient bêtes
de fabriquer des machines comme ça, pour se tuer... comme si
on ne claquait pas assez vite tout seul !
De bocks en
fines-champagnes, de fines-champagnes en absinthes-anisettes,
d'absinthes en bitters, on arriva tout doucement à sept heures
du soir.
Il était trop tard pour rentrer. On dîna au
Quartier latin, et on y passa la soirée.
Les sergents de
ville commençaient à s'inquiéter de ce bruyant
canon et de ces chevaux fumants qu'on rencontrait dans toutes les
rues à des allures inquiétantes.
Mais que
voulez-vous que la police fasse contre l'artillerie ?
Au petit
jour, Raoul, ses hommes et son canon faisaient une entrée
modeste dans le fort de Vincennes.
Au risque d'affliger le
lecteur sensible, j'ajouterai que le pauvre Raoul fut cassé de
son grade et condamné à quelques semaines de prison.
A
la suite de cette aventure, complètement dégoûté
de l'artillerie, il obtint de passer dans un régiment de
spahis, dont il devint tout de suite le plus brillant ornement.
UN
MOYEN COMME UN AUTRE
- Il y avait une fois un oncle et un
neveu.
- Lequel qu'était l'oncle ?
- Comment, lequel ?
C'était le plus gros, parbleu !
- C'est donc gros, les
oncles ?
- Souvent.
- Pourtant, mon oncle Henri n'est pas
gros.
- Ton oncle Henri n'est pas gros parce qu'il est artiste.
- C'est donc pas gros, les artistes ?
- Tu m'embêtes...
Si tu m'interromps tout le temps, je ne pourrai pas continuer mon
histoire.
- Je ne vais plus t'interrompre, va.
- Il y avait
une fois un oncle et un neveu. L'oncle était très
riche, très riche...
- Combien qu'il avait d'argent ?
-
Dix-sept cents milliards de rente, et puis des maisons, des voitures,
des campagnes...
- Et des chevaux ?
- Parbleu ! puisqu'il
avait des voitures.
- Des bateaux ? Est-ce qu'il avait des
bateaux ?
- Oui, quatorze.
- A vapeur ?
- Il y en avait
trois à vapeur, les autres étaient à voiles.
-
Et son neveu, est-ce qu'il allait sur les bateaux ?
- Fiche-moi
la paix ! Tu m'empêches de te raconter l'histoire.
-
Raconte-la, va, je ne vais plus t'empêcher.
- Le neveu,
lui, n'avait pas le sou, et ça l'embêtait énormément...
- Pourquoi que son oncle lui en donnait pas ?
- Parce que son
oncle était un vieil avare qui aimait garder tout son argent
pour lui. Seulement, comme le neveu était le seul héritier
du bonhomme...
- Qu'est-ce que c'est héritier ?
- Ce
sont les gens qui vous prennent votre argent, vos meubles, tout ce
que vous avez, quand vous êtes mort...
- Alors, pourquoi
qu'il ne tuait pas son oncle, le neveu ?
- Eh bien ! tu es joli,
toi ! Il ne tuait pas son oncle parce qu'il ne faut pas tuer son
oncle, dans aucune circonstance, même pour en hériter.
- Pourquoi qu'il ne faut pas tuer son oncle ?
- A cause des
gendarmes.
- Mais si les gendarmes le savent pas ?
- Les
gendarmes le savent toujours, le concierge va les prévenir. Et
puis, du reste, tu vas voir que le neveu a été plus
malin que ça. Il avait remarqué que son oncle, après
chaque repas, était rouge...
- Peut-être qu'il était
saoul.
- Non, c'était son tempérament comme ça.
Il était apoplectique...
- Qu'est-ce que c'est aplopecpite
?
- Apoplectique... Ce sont des gens qui ont le sang à la
tête et qui peuvent mourir d'une forte émotion...
-
Moi, je suis-t-y apoplectique ?
- Non, et tu ne le seras jamais.
Tu n'as pas une nature à ça. Alors le neveu avait
remarqué que surtout les grandes rigolades rendaient son oncle
malade, et même une fois il avait failli mourir à la
suite d'un éclat de rire trop prolongé.
- Ça
fait donc mourir, de rire ?
- Oui, quand on est apoplectique...
Un beau jour, voilà le neveu qui arrive chez son oncle, juste
au moment où il sortait de table. Jamais il n'avait si bien
dîné. Il était rouge comme un coq et soufflait
comme un phoque...
- Comme les phoques du Jardin d'Acclimatation
?
- Ce ne sont pas des phoques, d'abord, ce sont des otaries. Le
neveu se dit : " Voilà le bon moment ", et il se met
à raconter une histoire drôle, drôle...
-
Raconte-la-moi, dis ?
- Attends un instant, je vais te la dire à
la fin... L'oncle écoutait l'histoire, et il riait à se
tordre, si bien qu'il était mort de rire avant que l'histoire
fût complètement terminée.
- Quelle histoire
donc qu'il lui a racontée ?
- Attends une minute... Alors,
quand l'oncle a été mort, on l'a enterré, et le
neveu a hérité.
- Il a pris aussi les bateaux ?
-
Il a tout pris, puisqu'il était son seul héritier.
-
Mais quelle histoire qu'il lui avait racontée, à son
oncle ?
- Eh bien ! celle que je viens de te raconter.
-
Laquelle ?
- Celle de l'oncle et du neveu.
- Fumiste, va !
-
Et toi, donc
COLLAGE
Le Dr
Joris-Abraham-W. Snowdrop, de Pigtown (U.S.A.), était arrivé
à l'âge de cinquante-cinq ans, sans que personne de ses
parents ou amis eût pu l'amener à prendre femme.
L'année dernière, quelques jours avant Noël,
il entra dans le grand magasin du 37th Square (Objets artistiques en
Banaloïd), pour y acheter ses cadeaux de Christmas.
La
personne qui servait le docteur était une grande jeune fille
rousse, si infiniment charmante qu'il en ressentit le premier trouble
de toute sa vie. A la caisse, il s'informa du nom de la jeune fille.
- Miss Bertha.
Il demanda à miss Bertha si elle
voulait l'épouser. Miss Bertha répondit que,
naturellement (of course), elle voulait bien.
Quinze jours après
cet entretien, la séduisante miss Bertha devenait la belle
mistress Snowdrop.
En dépit de ses cinquante-cinq ans, le
docteur était un mari absolument présentable. De beaux
cheveux d'argent encadraient sa jolie figure toujours soigneusement
rasée. Il était fou de sa jeune femme, aux petits soins
pour elle et d'une tendresse touchante.
Pourtant, le soir des
noces, il lui avait dit avec une tranquillité terrible :
-
Bertha, si jamais vous me trompez, arrangez-vous de façon que
je l'ignore.
Et il avait ajouté :
- Dans votre
intérêt.
Le Dr Snowdrop, comme beaucoup de médecins
américains, avait en pension chez lui un élève
qui assistait à ses consultations et l'accompagnait dans ses
visites, excellente éducation pratique qu'on devrait appliquer
en France. On verrait peut-être baisser la mortalité qui
afflige si cruellement la clientèle de nos jeunes docteurs.
L'élève de M. Snowdrop, George Arthurson, joli
garçon d'une vingtaine d'années, était le fils
d'un des plus vieux amis du docteur, et ce dernier l'aimait comme son
propre fils.
Le jeune homme ne fut pas insensible à la
beauté de miss Bertha, mais, en honnête garçon
qu'il était, il refoula son sentiment au fond de son coeur et
se jeta dans l'étude pour occuper ses esprits.
Bertha, de
son côté, avait aimé George tout de suite, mais,
en épouse fidèle, elle voulut attendre que George lui
fit la cour le premier. Ce manège ne pouvait durer bien
longtemps, et un beau jour George et Bertha se trouvèrent dans
les bras l'un de l'autre.
Honteux de sa faiblesse, George se jura
de ne pas recommencer, mais Bertha s'était juré le
contraire.
Le jeune homme la fuyait ; elle lui écrivit des
lettres d'une passion débordante : ... Etre toujours avec toi
; ne jamais nous quitter, de nos deux êtres ne faire qu'un être
! ...
La lettre où flamboyait ce passage tomba dans les
mains du docteur qui se contenta de murmurer :
- C'est très
faisable.
Le soir même, on dîna à White Oak
Park, une propriété que le docteur possédait aux
environs de Pigtown.
Pendant le repas, une étrange
torpeur, invincible, s'empara des deux amants.
Aidé de
Joe, un nègre athlétique, qu'il avait à son
service depuis la guerre de Sécession, Snowdrop déshabilla
les coupables, les coucha sur le même lit et compléta
leur anesthésie grâce à un certain carbure
d'hydrogène de son invention.
Il prépara ses
instruments de chirurgie aussi tranquillement que s'il se fût
agi de couper un cor à un Chinois.
Puis avec une dextérité
vraiment remarquable, il enleva, en les désarticulant, le bras
droit et la jambe droite de sa femme.
A George, par la même
opération, il enleva le bras gauche et la jambe gauche.
Sur
toute la longueur du flanc droit de Bertha, sur toute la longueur du
flanc gauche de George, il préleva une bande de peau large
d'environ trois pouces.
Alors, rapprochant les deux corps de
façon que les deux plaies vives coïncidassent, il les
maintint collés l'un à l'autre, très fort, au
moyen d'une longue bande de toile qui faisait cent fois le tour des
jeunes gens.
Pendant toute l'opération, Bertha ni George
n'avaient fait un mouvement.
Après s'être assuré
qu'ils étaient dans de bonnes conditions, le docteur leur
introduisit dans l'estomac, grâce à la sonde
oesophagienne, du bon bouillon et du bordeaux vieux.
Sous
l'action du narcotique habilement administré, ils restèrent
ainsi quinze jours sans reprendre connaissance.
Le seizième
jour, le docteur constata que tout allait bien.
Les plaies des
épaules et des cuisses étaient cicatrisées.
Quant aux deux flancs, ils n'en formaient plus qu'un.
Alors
Snowdrop eut un éclair de triomphe dans les yeux et suspendit
les narcotiques.
Réveillés en même temps,
Georges et Bertha se crurent le jouet de quelque hideux cauchemar.
Mais ce fut bien autrement terrible quand ils virent que ce
n'était pas un rêve.
Le docteur ne pouvait
s'empêcher de sourire à ce spectacle.
Quant à
Joe, il se tenait les côtes.
Bertha surtout poussait des
hurlements d'hyène folle.
- De quoi vous plaignez-vous, ma
chère amie ? interrompit doucement Snowdrop. Je n'ai fait
qu'accomplir votre voeu le plus cher : Etre toujours avec toi ; ne
jamais nous quitter ; de nos deux êtres ne faire qu'un être...
Et, souriant finement, le docteur ajouta :
- C'est ce que les
Français appellent un collage.
LES PETITS
COCHONS
Une cruelle désillusion m'attendait à
Andouilly.
Cette petite ville si joyeuse, si coquette, si claire,
où j'avais passé les six meilleurs mois de mon
existence, me fit tout de suite, dès que j'arrivai, l'effet de
la triste bourgade dont parle le poète Capus.
On aurait
dit qu'un immense linceul d'affliction enveloppait tous les êtres
et toutes les choses.
Pourtant il faisait beau et rien, ce
jour-là, dans mon humeur, ne me prédisposait à
voir le monde si morne.
- Bah ! me dis-je, c'est un petit nuage
qui flotte au ciel de mon cerveau et qui va passer.
J'entrai au
Café du Marché, qui était, dans le temps, mon
café de prédilection. Pas un seul des anciens habitués
ne s'y trouvait, bien qu'il ne fût pas loin de midi.
Le
garçon n'était plus l'ancien garçon. Quant au
patron, c'était un nouveau patron, et la patronne aussi, comme
de juste.
J'interrogeai :
- Ce n'est donc plus M. Fourquemin
qui est ici ?
- Oh ! non, monsieur, depuis trois mois. M.
Fourquemin est à l'asile du Bon-Sauveur, et Mme Fourquemin a
pris un petit magasin de mercerie à Dozulé, qui est le
pays de ses parents.
- M. Fourquemin est fou ?
- Pas fou
furieux, mais tellement maniaque qu'on a été obligé
de l'enfermer.
Quelle manie a-t-il ?
- Oh ! une bien drôle
de manie, monsieur. Imaginez-vous qu'il ne peut pas voir un morceau
de pain sans en arracher la mie pour en confectionner des petits
cochons.
- Qu'est-ce que vous me racontez-là ?
- La
pure vérité, monsieur, et ce qu'il y a de plus curieux,
c'est que cette étrange maladie a sévi dans le pays
comme une épidémie. Rien qu'à l'asile du
Bon-Sauveur, il y a une trentaine de gens d'Andouilly qui passent la
journée à confectionner des petits cochons avec de la
mie de pain, et des petits cochons si petits, monsieur, qu'il faut
une loupe pour les apercevoir. Il y a un nom pour désigner
cette maladie-là. On l'appelle... on l'appelle... Comment
diable le médecin de Paris a-t-il dit, monsieur Romain ?
M.
Romain, qui dégustait son apéritif à une table
voisine de la mienne, répondit avec une obligeance mêlée
de pose :
- La delphacomanie, monsieur ; du mot grec delphax,
delphacos, qui veut dire petit cochon.
- Du reste, reprit le
limonadier, si vous voulez avoir des détails, vous n'avez qu'à
vous adresser à l'Hôtel de France et de Normandie. C'est
là que le mal a commencé.
Précisément
l'Hôtel de France et de Normandie est mon hôtel, et je me
proposais d'y déjeuner.
Quand j'arrivai à la table
d'hôte, tout le monde était installé, et, parmi
les convives, pas une tête de connaissance.
L'employé
des ponts et chaussées, le postier, le commis de la régie,
le représentant de la Nationale, tous ces braves garçons
avec qui j'avais si souvent trinqué, tous disparus, dispersés,
dans des cabanons peut-être, eux aussi ?
Mon coeur se serra
comme dans un étau.
Le patron me reconnut et me tendit la
main, tristement, sans une parole.
- Eh ben, quoi donc ? fis-je.
- Ah ! monsieur Ludovic, quel malheur pour tout le monde, à
commencer par moi !
Et comme j'insistais, il me dit tout bas :
-
Je vous raconterai ça après déjeuner, car cette
histoire-là pourrait influencer les nouveaux pensionnaires.
Après déjeuner, voici ce que j'appris :
La
table d'hôte de l'Hôtel de France et de Normandie est
fréquentée par des célibataires qui
appartiennent, pour la plupart, à des administrations de
l'Etat, à des compagnies d'assurances, par des voyageurs de
commerce, etc., etc. En général, ce sont des jeunes
gens bien élevés, mais qui s'ennuient un peu à
Andouilly, joli pays, mais monotone à la longue.
L'arrivée
d'un nouveau pensionnaire, voyageur de commerce, touriste ou autre,
est donc considérée comme une bonne fortune : c'est un
peu d'air du dehors qui vient doucement moirer le morne et stagnant
étang de l'ennui quotidien.
On cause, on s'attarde au
dessert, on se montre des tours, des équilibres avec des
fourchettes, des assiettes, des bouteilles. On se raconte l'histoire
du Marseillais :
" Et celle-là, la connaissez-vous ?
Il y avait une fois un Marseillais... "
Bref, ces quelques
distractions abrègent un peu le temps, et tout étranger
tant soit peu aimable se voit sympathiquement accueilli.
Or, un
jour, arriva à l'hôtel un jeune homme d'une trentaine
d'années dont l'industrie consiste à louer dans les
villes un magasin vacant et à y débiter de l'horlogerie
à des prix fabuleux de bon marché.
Pour vous donner
une idée de ses prix, il donne une montre en argent pour
presque rien. Les pendules ne coûtent pas beaucoup plus cher.
Ce jeune homme, de nationalité suisse, s'appelait Henri
Jouard. Comme tous les Suisses, Jouard, à la patience de la
marmotte, joignait l'adresse du ouistiti.
Ce jeune homme était
posé comme un lapin et doux comme une épaule de mouton.
Quoi donc, mon Dieu, aurait pu faire supposer, à cette
époque-là, que cet Helvète aurait déchaîné
sur Andouilly le torrent impitoyable de la delphacomanie ?
Tous
les soirs, après dîner, Jouard avait l'habitude, en
prenant son café, de modeler des petits cochons avec de la mie
de pain.
Ces petits cochons, il faut bien l'avouer, étaient
des merveilles de petits cochons ; petite queue en trompette, petites
pattes et joli petit groin spirituellement troussé.
Les
yeux, il les figurait en appliquant à leur place une pointe
d'allumette brûlée. Ça leur faisait de jolis
petits yeux noirs.
Naturellement, tout le monde se mit à
confectionner des cochons. On se piqua au jeu, et quelques
pensionnaires arrivèrent à être d'une jolie force
en cet art. L'un de ces messieurs, un nommé Vallée,
commis aux contributions indirectes, réussissait
particulièrement ce genre d'exercice.
Un soir qu'il ne
restait presque plus de mie de pain sur la table, Vallée fit
un petit cochon dont la longueur totale, du groin au bout de la
queue, ne dépassait pas un centimètre.
Tout le
monde admira sans réserve. Seul Jouard haussa respectueusement
les épaules en disant :
- Avec la même quantité
de mie de pain je me charge d'en faire deux, des cochons.
Et,
pétrissant le cochon de Vallée, il en fit deux.
Vallée, un peu vexé, prit les deux cochons et en
confectionna trois, tout de suite.
Pendant ce temps, les
pensionnaires s'appliquaient, imperturbablement graves, à
modeler des cochons minuscules.
Il se faisait tard ; on se
quitta.
Le lendemain, en arrivant au déjeuner, chacun des
pensionnaires, sans s'être donné le mot, tira de sa
poche une petite boîte contenant des petits cochons infiniment
plus minuscules que ceux de la veille.
Ils avaient tous passé
leur matinée à cet exercice, dans leurs bureaux
respectifs.
Jouard promit d'apporter, le soir même, un
cochon qui serait le dernier mot du cochon microscopique.
Il
l'apporta, mais Vallée aussi en apporta un, et celui de Vallée
était encore plus petit que celui de Jouard, et mieux
conformé.
Ce succès encouragea les jeunes gens,
dont la seule occupation désormais fut de pétrir des
petits cochons, à n'importe quelle heure de la journée,
à table, au café, et surtout au bureau. Les services
publics en souffrirent cruellement, et des contribuables se
plaignirent au gouvernement ou firent passer des notes dans La
Lanterne et Le Petit Parisien.
Des changements, des disgrâces,
des révocations émaillèrent L'Officiel.
Peine
perdue ! La delphacomanie ne lâche pas si aisément sa
proie.
Le pis de la situation, c'est que le mal s'était
répandu en ville. De jeunes commis de boutiques, des
négociants, M. Fourquemin lui-même, le patron du Café
du Marché, furent atteints par l'épidémie. Tout
Andouilly pétrissait des cochons dont le poids moyen était
arrivé à ne pas dépasser un milligramme.
Le
commerce chôma, périclita l'industrie, stagna
l'administration !
Sans l'énergie du préfet, c'en
était fait d'Andouilly.
Mais le préfet, qui se
trouvait alors être M. Rivaud, actuellement préfet du
Rhône, prit des mesures frisant la sauvagerie.
Andouilly
est sauvé, mais combien faudra-t-il de temps pour que cette
petite cité, jadis si florissante, retrouve sa situation
prospère et sa riante quiétude ?
CRUELLE
ENIGME
Chaque soir, quand j'ai manqué le dernier
train pour Maisons-Laffitte (et Dieu sait si cette aventure m'arrive
plus souvent qu'à mon tour), je vais dormir en un pied-à-terre
que j'ai à Paris.
C'est un logis humble, paisible,
honnête, comme le logis du petit garçon auquel Napoléon
III, alors simple président de la République, avait
logé trois balles dans la tête pour monter sur le trône.
Seulement, il n'y a pas de rameau bénit sur un portrait,
et pas de vieille grand-mère qui pleure.
Heureusement !
Mon pied-à-terre, j'aime mieux vous le dire tout de suite,
est une simple chambre portant le numéro 80 et sise en l'hôtel
des Trois-Hémisphères, rue des Victimes.
Très
propre et parfaitement tenu, cet établissement se recommande
aux personnes seules, aux familles de passage à Paris, ou à
celles qui, y résidant, sont dénuées de meubles.
Sous un aspect grognon et rébarbatif, le patron, M.
Stéphany, cache un coeur d'or. La patronne est la plus accorte
hôtelière du royaume et la plus joyeuse.
Et puis, il
y a souvent, dans le bureau, une dame qui s'appelle Marie et qui est
très gentille. (Elle a été un peu souffrante ces
jours-ci, mais elle va tout à fait mieux maintenant, je vous
remercie.)
L'hôtel des Trois-Hémisphères a
cela de bon qu'il est international, cosmopolite et même
polyglotte.
C'est depuis que j'y habite que je commence à
croire à la géographie, car jusqu'à présent
- dois-je l'avouer ? - la géographie m'avait paru de la belle
blague.
En cette hostellerie, les nations les plus chimériques
semblent prendre à tâche de se donner rendez-vous.
Et
c'est, par les corridors, une confusion de jargons dont la tour de
l'ingénieur Babel, pourtant si pittoresque, ne donnait qu'une
faible idée.
Le mois dernier, un clown né
natif des îles Féroé rencontra, dans l'escalier,
une jeune Arménienne d'une grande beauté.
Elle
mettait tant de grâce à porter ses quatre sous de lait
dans la boîte de fer-blanc, que l'insulaire en devint
éperdument amoureux.
Pour avoir le consentement, on
télégraphia au père de la jeune fille, qui
voyageait en Thuringe, et à la mère, qui ne restait pas
loin du royaume de Siam.
Heureusement que le fiancé
n'avait jamais connu ses parents, car on se demande où l'on
aurait été les chercher, ceux-là.
Le mariage
s'accomplit dernièrement à la mairie du XVIIIe. M. Bin,
qui était à cette époque le maire et le père
de son arrondissement, profita de la circonstance pour envoyer une
petite allocution sur l'union des peuples, déclarant qu'il
était résolument décidé à garder
une attitude pacifique aussi bien avec les Batignolles qu'avec la
Chapelle et Ménilmontant.
......................................................................................................
J'ai dit plus haut que ma chambre porte le numéro 80. Elle
est donc voisine du 81.
Depuis quelques jours, le 81 était
vacant.
Un soir, en rentrant, je constatai que, de nouveau,
j'avais un voisin, ou plutôt une voisine.
Ma voisine
était-elle jolie ? Je l'ignorais, mais ce que je pouvais
affirmer, c'est qu'elle chantait adorablement. (Les cloisons de
l'hôtel sont composées, je crois, de simple pelure
d'oignon.)
Elle devait être jeune, car le timbre de sa voix
était d'une fraîcheur délicieuse, avec quelque
chose, dans les notes graves, d'étrange et de profondément
troublant.
Ce qu'elle chantait, c'était une simple et
vieille mélodie américaine, comme il en est de si
exquises.
Bientôt la chanson prit fin et une voix d'homme
se fit entendre.
- Bravo ! miss Ellen, vous chantez à
ravir, et vous m'avez causé le plus vif plaisir... Et vous,
maître Sem, n'allez-vous pas nous dire une chanson de votre
pays ?
Une grosse voix enrouée répondit en patois
négro-américain :
- Si ça peut vous faire
plaisir, monsieur George.
Et le vieux nègre (car,
évidemment, c'était un vieux nègre) entonna une
burlesque chanson dont il accompagnait le refrain en dansant la
gigue, à la grande joie d'une petite fille qui jetait de
perçants éclats de rire.
- A votre tour, Doddy, fit
l'homme, dites-nous une de ces belles fables que vous dites si bien.
Et la petite Doddy récita une belle fable sur un rythme si
précipité, que je ne pus en saisir que de vagues
bribes.
- C'est très joli, reprit l'homme ; comme vous
avez été bien gentille, je vais vous jouer un petit air
de guitare, après quoi nous ferons tous un beau dodo.
L'homme
me charma avec sa guitare.
A mon gré, il s'arrêta
trop tôt, et la chambre voisine tomba dans le silence le plus
absolu.
- Comment, me disais-je, stupéfait, ils vont
passer la nuit tous les quatre dans cette petite chambre ?
Et je
cherchais à me figurer leur installation.
Miss Ellen
couche avec George.
On a improvisé un lit à la
petite Doddy, et Sem s'est étendu sur le parquet. (Les vieux
nègres en ont vu bien d'autres !)
Ellen ! Quelle jolie
voix, tout de même !
Et je m'endormis, la tête pleine
d'Ellen.
Le lendemain, je fus réveillé par un bruit
endiablé. C'était maître Sem qui se dégourdissait
les jambes en exécutant une gigue nationale.
Ce
divertissement fut suivi d'une petite chanson de Doddy, d'une
adorable romance de miss Ellen, et d'un solo de piston véritablement
magistral.
Tout à coup, une voix monta de la cour.
-
Eh bien ! George ; êtes-vous prêt ? Je vous attends.
-
Voilà, voilà, je brosse mon chapeau et je suis à
vous.
Effectivement, la minute d'après, George sortait.
Je l'examinai par l'entrebâillement de ma porte.
C'était
un grand garçon, rasé de près, convenablement
vêtu, un gentleman tout à fait.
Dans la chambre,
tout s'était tu.
J'avais beau prêter l'oreille, je
n'entendais rien.
Ils se sont rendormis, pensai-je.
Pourtant,
ce diable de Sem semblait bien éveillé.
Quelles
drôles de gens !
Il était neuf heures, à peu
près. J'attendis.
Les minutes passèrent, et les
quarts d'heure, et les heures. Toujours pas un mouvement.
Il
allait être midi.
Ce silence devenait inquiétant.
Une idée me vint.
Je tirai un coup de revolver dans ma
chambre, et j'écoutai. Pas un cri, pas un murmure, pas une
réflexion de mes voisins. Alors j'eus sérieusement
peur. J'allai frapper à leur porte
- Open the door, Sem !
... Miss Ellen !... Doddy ! Open the door...
Rien ne bougeait !
Plus de doute, ils étaient tous morts. Assassinés par
George, peut-être Ou asphyxiés ! Je voulus regarder par
le trou de la serrure. La clef était sur la porte. Je n'osai
pas entrer. Comme un fou, je me précipitai au bureau de
l'hôtel.
- Madame Stéphany, fis-je d'une voix que
j'essayai de rendre indifférente, qui demeure à côté
de moi ?
- Au 81 ? C'est un Américain, M. George Huyotson.
- Et que fait-il ?
- Il est ventriloque.
LE
MEDECIN
MONOLOGUE POUR CADET
Pour avoir du
toupet, je ne connais personne comme les médecins. Un toupet
infernal ! Et un mépris de la vie humaine, donc !
Vous
êtes malade, votre médecin arrive. Il vous palpe, vous
ausculte, vous interroge, tout cela en pensant à autre chose.
Son ordonnance faite, il vous dit : " Je repasserai ", et -
vous pouvez être tranquille - il repassera, jusqu'à ce
que vous soyez passé, vous, et trépassé.
Quand
vous êtes trépassé, immédiatement un
croque-mort vient lui apporter une petite prime des pompes funèbres.
Si vous résistez longtemps à la maladie et surtout
aux médicaments, le bon docteur se frotte les mains, car ses
petites visites et surtout la petite remise que lui fait le
pharmacien font boule de neige et finissent par constituer une somme
rondelette.
Une seule chose l'embête, le bon docteur :
c'est si vous guérissez tout de suite. Alors il trouve encore
moyen de faire son malin et de vous dire, avec un aplomb infernal :
- Ah ! ah ! je vous ai tiré de là !
Mais de
tous les médecins celui qui a le plus de toupet, c'est le
mien, ou plutôt l'ex-mien, car je l'ai balancé, et je
vous prie de croire que ça n'a pas fait un pli.
A la suite
d'un chaud et froid, ou d'un froid et chaud - je ne me souviens pas
bien -, j'étais devenu un peu indisposé. Comme je tiens
à ma peau - qu'est-ce que vous voulez, on n'en a qu'une ! -,
je téléphonai à mon médecin, qui arriva
sur l'heure.
Je n'allais déjà pas très bien,
mais après la première ordonnance, je me portai tout à
fait mal et je dus prendre le lit.
Nouvelle visite, nouvelle
ordonnance, nouvelle aggravation.
Bref, au bout de quelques
jours, j'avais maigri d'un tas de livres... et même de kilos.
Un matin que je ne me sentais pas du tout bien, mon médecin,
après m'avoir ausculté plus soigneusement que de
coutume, me demanda :
- Vous êtes content de votre
appartement ?
- Mais oui, assez.
- Combien payez-vous ?
-
Trois mille quatre.
- Les concierges sont convenables ?
- Je
n'ai jamais eu à m'en plaindre.
- Et le propriétaire
?
- Le propriétaire est très gentil.
- Les
cheminées ne fument pas ?
- Pas trop.
Etc., etc.
Et
je me demandais : " Où veut-il en venir, cet animal-là
? Que mon appartement soit humide ou non, ça peut l'intéresser
au point de vue de ma maladie, mais le chiffre de mes contributions,
qu'est-ce que ça peut bien lui faire ? " Et malgré
mon état de faiblesse, je me hasardai à lui demander :
- Mais, docteur, pourquoi toutes ces questions ?
- Je vais
vous le dire, me répondit-il, je cherche un appartement, et le
vôtre ferait bien mon affaire.
- Mais... je n'ai point
l'intention de déménager
- Il faudra bien pourtant
dans quelques jours.
- Déménager ?
- Dame !
Et
je compris
Mon médecin jugeait mon état désespéré,
et il ne me l'envoyait pas dire.
Ce que cette brusque révélation
me produisit, je ne saurais l'exprimer en aucune langue.
Un trac
terrible, d'abord, une frayeur épouvantable !
Et puis,
ensuite, une colère bleue ! On ne se conduit pas comme ça
avec un malade, avec un client, un bon client, j'ose le dire.
Ah
! tu veux mon appartement, mon vieux ? Eh bien, tu peux te fouiller !
......................................................................................................
Quand vous serez malade, je vous recommande ce procédé-là
: mettez-vous en colère. Ça vous fera peut-être
du mal, à vous. Moi, ça m'a guéri.
J'ai
fichu mon médecin à la porte.
J'ai flanqué
mes médicaments par la fenêtre.
Quand je dis que je
les ai flanqués par la fenêtre, j'exagère. Je
n'aime pas à faire du verre cassé exprès, ça
peut blesser les passants, et je n'aime pas à blesser les
passants : je ne suis pas médecin, moi !
Je me suis
contenté de renvoyer toutes mes fioles au pharmacien avec une
lettre à cheval.
Et il y en avait de ces fioles, et de ces
paquets et de ces boîtes
Il y en avait tant qu'un jour je
m'étais trompé - je m'étais collé du
sirop sur l'estomac et j'avais avalé un emplâtre.
C'est
même la seule fois où j'ai éprouvé quelque
soulagement.
Et puis, j'ai renouvelé mon bail et je n'ai
jamais repris de médecin.
BOISFLAMBARD
La
dernière fois que j'avais rencontré Boisflambard,
c'était un matin, de très bonne heure (je ne me
souviens plus quelle mouche m'avait piqué de me lever si tôt),
au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Racine.
Mon pauvre
Boisflambard, quantum mutatus !
A cette époque-là,
le jeune Boisflambard résumait toutes les élégances
du Quartier latin.
Joli garçon, bien tourné,
Maurice Boisflambard s'appliquait à être l'homme le
mieux " mis " de toute la rive gauche.
Le vernis de ses
bottines ne trouvait de concurrence sérieuse que dans le
luisant de ses chapeaux, et si on ne se lassait pas d'admirer ses
cravates, on avait, depuis longtemps, renoncé à en
savoir le nombre.
De même pour ses gilets.
Que faisait
Boisflambard au Quartier latin ? Voilà ce que personne
n'aurait pu dire exactement. Etudiant ? En quoi aurait-il été
étudiant et à quel moment de la journée
aurait-il étudié ? Quels cours, quelles cliniques
aurait-il suivis ?
Car Boisflambard ne fréquentait, dans
la journée, que les brasseries de dames ; le soir, que le bal
Bullier ou un petit concert énormément tumultueux,
disparu depuis, qui s'appelait le Chalet.
Mais que nous importait
la fonction sociale de Boisflambard ? N'était-il pas le
meilleur garçon du monde, charmant, obligeant, sympathique à
tous ?
Pauvre Boisflambard !
J'hésitai de longues
secondes à le reconnaître, tant sa piteuse tenue
contrastait avec son dandysme habituel.
De gros souliers bien
cirés, mais faisant valoir, par d'innombrables pièces,
de sérieux droits à la retraite ; de pauvres vieux
gants noirs éraillés ; une chemise de toile commune
irréprochablement propre, mais gauchement taillée et
mille fois reprisée ; une cravate plus que modeste et semblant
provenir d'une lointaine bourgade ; le tout complété
par un chapeau haut de forme rouge et une redingote verte.
Je
dois à la vérité de déclarer que ce
chapeau rouge et cette redingote verte avaient été
noirs tous les deux dans des temps reculés.
Et à ce
propos, qui dira pourquoi le Temps, ce grand teinturier, s'amuse à
rougir les chapeaux, alors qu'il verdit les redingotes ? La nature
est capricieuse : elle a horreur du vide, peut-être
éprouve-t-elle un vif penchant pour les couleurs
complémentaires !
Je serrai la main de Boisflambard ;
mais, malgré toute ma bonne volonté, mon regard
manifesta une stupeur qui n'échappa pas à mon ami.
Il
était devenu rouge comme un coq (un coq rouge, bien entendu).
- Mon ami, balbutia-t-il, tu dois comprendre, à mon
aspect, qu'un malheur irréparable a fondu sur moi. Tu ne me
verras plus : je quitte prochainement Paris.
Je ne trouvai
d'autre réponse qu'un serrement de main où je mis toute
ma cordialité.
De plus en plus écarlate,
Boisflambard disparut dans la direction de la rue Racine.
Depuis
cette entrevue, je m'étais souvent demandé quel pouvait
être le sort de l'infortuné Boisflambard, et mes idées,
à ce sujet, prenaient deux tours différents.
D'abord
une sincère et amicale compassion pour son malheur, et puis un
légitime étonnement pour le brusque effet physique de
cette catastrophe sur des objets inanimés, tels que des
souliers ou une chemise.
Qu'un homme soit foudroyé par une
calamité, que ses cheveux blanchissent en une nuit, je
l'admets volontiers ; mais que cette même calamité
transforme, dans la semaine, une paire d'élégantes
bottines en souliers de roulier, voilà ce qui passait mon
entendement.
Pourtant, à la longue, une réflexion
me vint, qui me mit quelque tranquillité dans l'esprit :
peut-être Boisflambard avait-il vendu sa somptueuse garde-robe
pour la remplacer par des hardes plus modestes ?
Quelques années
après cette aventure, il m'arriva un malheur dans une petite
ville de province.
Grimpé sur l'impériale d'une
diligence, je ne voulus pas attendre, pour en descendre, qu'on
appliquât l'échelle. Je sautai sur le sol et me foulai
le pied.
On me porta dans une chambre de l'hôtel et, en
attendant le médecin, on m'entoura le pied d'une quantité
prodigieuse de compresses, à croire que tout le linge de
maison servait à mon pansement.
- Ah ! voilà le
docteur ! s'écria une bonne.
Je levai les yeux, et ne pus
réprimer un cri de joyeuse surprise.
Celui qu'on appelait
le docteur, c'était mon ancien camarade Boisflambard.
Un
Boisflambard un peu engraissé, mais élégant tout
de même et superbe comme en ses meilleurs temps du Quartier
latin.
- Boisflambard !
- Toi !
- Qu'est-ce que tu fais
ici ?
- Mais, tu vois... Je suis médecin.
- Médecin,
toi ! Depuis quand ?
- Depuis... ma foi, depuis le jour où
nous nous sommes vus pour la dernière fois, car c'est ce
matin-là que j'ai passé ma thèse... Je
t'expliquerai ça, mais voyons d'abord ton pied.
Boisflambard
médecin ! Je n'en revenais pas, et même - l'avouerai-je
? - j'éprouvais une certaine méfiance à lui
confier le soin d'un de mes membres, même inférieur.
-
M'expliqueras-tu enfin ? lui demandai-je, quand nous fûmes
seuls.
- Mon Dieu, c'est bien simple : quand tu m'as connu au
Quartier, j'étais étudiant en médecine...
-
Tu ne nous l'as jamais dit.
- Vous ne me l'avez jamais demandé...
Alors j'ai passé mes examens, ma thèse, et je suis venu
m'installer ici, où j'ai fait un joli mariage.
- Mais,
malheureux ! à quel moment de la journée étudiais-tu
l'art de guérir tes semblables ?
- Quelques jours avant
mon examen, je piochais ferme avec un vieux docteur dont c'est la
spécialité, et puis... et puis... j'avais découvert
un truc pour être reçu.
- Un truc ?
- Un truc
épatant, mon cher, simple et bien humain. Ecoute plutôt...
- Lors du premier examen que je passai à l'Ecole
de médecine, j'arrivai bien vêtu, tiré à
quatre épingles, reluisant ! Inutile de te prévenir que
j'ignorais les premiers mots du programme. Le premier bonhomme qui
m'interrogea était un professeur d'histoire naturelle. Il me
pria de m'expliquer sur... et il prononça un mot qui n'avait
jamais résonné dans mes oreilles. Je lui fis répéter
son diable de mot, sans plus de succès pour mes souvenirs.
Etait-ce un animal, un végétal ou un minéral ?
Ma foi, je pris une moyenne et répondis :
C'est une
plante...
- Vous m'avez mal entendu, mon ami, reprit doucement le
professeur, je vous demande de parler de...
Et toujours ce diable
de mot. Alors j'optai pour un animal, et, sur un signe d'impatience
de l'interrogateur, je déclarai vivement que c'était un
caillou. Pas de veine, en vérité : le professeur
d'histoire naturelle interrogeait également sur la physique,
et ce mot terrible que je ne connais pas, c'était les lois
d'Ohm. Dois-je ajouter que je fus impitoyablement recalé ?...
En même temps que moi se présentait un pauvre diable
aussi piteusement accoutré que j'étais bien vêtu.
Au point de vue scientifique, il était à peu près
de ma force. Eh bien ! lui, il fut reçu ! J'attribuai mon
échec et son succès à nos tenues différentes.
Les examinateurs avaient eu pitié du pauvre jeune homme. Ils
avaient pensé, peut-être, aux parents de province,
besogneux, se saignant aux quatre veines pour payer les études
du garçon à Paris. Un échec, c'est du temps
perdu, de gros frais qui se prolongent, de plus en plus coûteux.
Evidemment, de bonnes idées pitoyables leur étaient
venues, à ces examinateurs, qui sont des hommes, après
tout, et voilà pourquoi le pauvre bougre était reçu,
tandis que moi, le fils de famille, j'étais invité à
me représenter à la prochaine session.
Cette leçon,
comme tu penses bien, ne fut pas perdue. Je me composai, avec un
soin, un tact, une habileté dont tu n'as pas idée, une
garde-robe plus que modeste que je ne revêtais qu'aux jours
d'examen : ce costume, tu l'as vu précisément le
dernier jour où je l'ai porté, le jour de ma thèse.
Tu me croiras si tu veux, j'ai vu un vieux dur-à-cuire de
professeur essuyer une larme à la vue de mon minable complet.
Il m'aurait fait blanchir une boule à son compte, plutôt
que de me refuser, cet excellent homme.
- Tout cela est fort
joli, objectai-je, mais ce n'est pas en enfilant une vieille
redingote, tous les ans, au mois de juillet, qu'on apprend à
guérir l'humanité de tous les maux qui l'accablent.
-
La médecine, mon cher, n'est pas une affaire de science :
c'est une affaire de veine. Ainsi, il m'est arrivé plusieurs
fois de commettre des erreurs de diagnostic, mais, tu sais, des
erreurs à foudroyer un troupeau de rhinocéros ; eh bien
! c'est précisément dans ces cas-là que j'ai
obtenu des guérisons que mes confrères eux-mêmes
n'ont pas hésité à qualifier de miraculeuses.
PAS DE SUITE DANS LES IDEES
I
Il la
rencontra un jour dans la rue, et la suivit jusque chez elle. A
distance et respectueusement.
Il n'était pourtant pas
timide ni maladroit, niais cette jeune femme lui semblait si
vertueuse, si paisiblement honnête, qu'il se serait fait un
crime de troubler, même superficiellement, cette belle
tranquillité !
Et c'était bien malheureux, car il
ne se souvenait pas avoir jamais rencontré une plus jolie
fille, lui qui en avait tant vu et qui les aimait tant.
Jeune
fille ou jeune femme, on n'aurait pas su dire, mais, en tout cas, une
adorable créature.
Une robe très simple, de laine,
moulait la taille jeune et souple.
Une voilette embrumait la
physionomie, qu'on devinait délicate et distinguée.
Entre le col de la robe et le bas de la voilette apparaissait un
morceau de cou, un tout petit morceau.
Et cet échantillon
de peau blanche, fraîche, donnait au jeune homme une furieuse
envie de s'informer si le reste était conforme.
Il n'osa
pas.
Lentement, et non sans majesté, elle rentra chez
elle.
Lui resta sur le trottoir, plus troublé qu'il ne
voulait se l'avouer.
- Nom d'un chien ! disait-il, la belle fille
!
Il étouffa un soupir :
- Quel dommage que ce soit
une honnête femme !
Il mit beaucoup de complaisance
personnelle à la revoir, le lendemain et les jours suivants.
Il la suivit longtemps avec une admiration croissante et un
respect qui ne se démentit jamais.
Et chaque fois, quand
elle rentrait chez elle, lui restait sur le trottoir, tout bête,
et murmurait :
- Quel dommage que ce soit une honnête femme
!
II
Vers la mi-avril de l'année dernière,
il ne la rencontra plus.
- Tiens ! se dit-il, elle a déménagé.
- Tant mieux, ajouta-t-il, je commençais à en être
sérieusement toqué.
- Tant mieux, fit-il encore, en
manière de conclusion.
Et pourtant, l'image de la jolie
personne ne disparut jamais complètement de son coeur.
Surtout le petit morceau de cou, près de l'oreille, qu'on
apercevait entre le col de la robe et le bas de la voilette,
s'obstinait à lui trottiner par le cerveau.
Vingt fois, il
forma le projet de s'informer de la nouvelle adresse.
Vingt fois,
une pièce de cent sous dans la main, il s'approcha de
l'ancienne demeure, afin d'interroger le concierge.
Mais, au
dernier moment, il reculait et s'éloignait, remettant dans sa
poche l'écu séducteur.
Le hasard, ce grand
concierge, se chargea de remettre en présence ces deux êtres,
le jeune homme si amoureux et la jeune fille si pure.
Mais, hélas
! la jeune fille si pure n'était plus pure du tout.
Elle
était devenue cocotte.
Et toujours jolie, avec ça !
Bien plus jolie qu'avant, même !
Et effrontée !
C'était à l'Eden.
Elle marcha toute la soirée,
et marcha dédaigneuse du spectacle.
Lui, la suivit comme
autrefois, admiratif et respectueux.
A plusieurs reprises, elle
but du champagne avec des messieurs.
Lui, attendait à la
table voisine.
Mais ce fut du champagne sans conséquence.
Car, un peu avant la fin de la représentation, elle sortit
seule et rentra seule chez elle, à pied, lentement, comme
autrefois, et non sans majesté.
Quand la porte de la
maison se fut refermée, lui resta tout bête, sur le
trottoir.
Il étouffa un soupir et murmura :
Quel
dommage que ce soit une grue !
LE COMBLE DU DARWINISME
Je n'ai pas toujours été le vieillard
quinteux et cacochyme que vous connaissez aujourd'hui, jeunes gens.
Des temps furent où je scintillais de grâce et de
beauté.
Les demoiselles s'écriaient toutes, en me
voyant passer : " Oh ! le charmant garçon ! et comme il
doit être comme il faut ! " ce en quoi les demoiselles se
trompaient étrangement, car je ne fus jamais comme il faut,
même aux temps les plus reculés de ma prime jeunesse.
A
cette époque, la muse de la Prose n'avait que légèrement
effleuré, du bout de son aile vague, mon front d'ivoire.
D'ailleurs, la nature de mes occupations était peu faite
pour m'impulser vers d'aériennes fantaisies.
Je me
préparais, par un stage pratique dans les meilleures maisons
de Paris, à l'exercice de cette profession tant décriée
où s'illustrèrent, au XVIIè siècle, M.
Fleurant, et, de nos jours, l'espiègle Fenayrou.
Dois-je
ajouter que le seul fait de mon entrée dans une pharmacie
déterminait les plus imminentes catastrophes et les plus
irrémédiables ?
Mon patron devenait rapidement
étonné, puis inquiet, et enfin insane, dément
parfois.
Quant à la clientèle, une forte partie
était fauchée par un trépas prématuré
; l'autre, manifestant de véhémentes méfiances,
s'adressait ailleurs.
Bref, je tramais dans les plis de mon
veston le spectre de la faillite, la faillite au sourire vert.
Je
possédais un scepticisme effroyable à l'égard
des matières vénéneuses ; j'éprouvais une
horreur instinctive pour les centigrammes et les milligrammes, que
j'estimais si misérables ! Ah, parlez-moi des grammes.
Et
il m'advint souvent d'ajouter copieusement les plus redoutables
toxiques à des préparations réputées
anodines jusqu'alors.
J'aimais surtout faire des veuves : une
idée à moi.
Dès qu'une cliente un peu
gentille se présentait à l'officine, porteuse d'une
ordonnance :
- Qui est-ce que vous avez donc de malade, chez
vous, madame ?
- C'est mon mari, monsieur... Oh ! ce n'est pas
grave... Un petit enrouement.
Alors je me disais : " Ah ! il
est enroué, ton mari ? Eh bien ! je me charge de lui rendre la
pureté de son organe. " Et il était bien rare, le
surlendemain, de ne pas rencontrer un enterrement dans le quartier.
C'était le bon temps !
Dans une pharmacie où
je me trouvais vers cette époque ou à peu près,
j'étais doué d'un patron qui aurait pu rendre des
points à madame Benoîton. Toujours sorti.
J'aimais
autant cela, n'ayant jamais été friand de surveillance
incessante.
Chaque jour, dans l'après-midi, une espèce
de vieux serin, rentier dans le quartier, ennemi du progrès,
clérical enragé, venait tailler avec moi
d'interminables bavettes, dont Darwin était le sujet
principal.
Mon vieux serin considérait Darwin comme un
grand coupable et ne parlait rien moins que de le pendre. (Darwin
n'était pas encore mort, à ce moment-là.)
Moi,
je lui répondais que Bossuet était un drôle et
que, si je savais où se trouvait sa tombe, j'irais la souiller
d'excréments.
Et des après-midi entiers
s'écoulaient à causer adaptation, sélection,
transformisme, hérédité.
- Vous avez beau
dire, criait le vieux serin, c'est la Providence qui crée tel
ou tel organe pour telle ou telle fonction !
- C'est pas vrai,
répliquais-je passionnément, votre Providence est une
grande dinde. C'est le milieu qui transforme l'organe, et l'adapte à
la fonction.
- Votre Darwin est une canaille !
- Votre
Fénelon est un singe !
Pendant nos discussions
pseudo-scientifiques, je vous laisse à penser comme les
prescriptions étaient consciencieusement exécutées.
Je me rappelle notamment un pauvre monsieur qui arriva au moment
le plus chaud, avec une ordonnance comportant deux médicaments
: 1° une eau quelconque pour se frictionner le cuir chevelu ; 2°
un sirop pour se purifier le sang.
Huit jours après, le
pauvre monsieur revenait avec son ordonnance et ses bouteilles vides.
- Ça va beaucoup mieux, fit-il, mais, nom d'un chien !
c'est effrayant ce que ça poisse les cheveux, cette
cochonnerie-là ! Et ce que ça arrange les chapeaux !
Je jetai un coup d'oeil sur les bouteilles.
Horreur ! Je
m'étais trompé d'étiquettes.
Le pauvre homme
avait bu la lotion et s'était consciencieusement frictionné
la tête avec le sirop.
- Ma foi, me dis-je, puisque ça
lui a réussi, continuons.
J'appris depuis que ce pauvre
monsieur, qui avait une maladie du cuir chevelu réputée
incurable, s'était trouvé radicalement guéri, au
bout d'un mois de ce traitement à l'envers.
(Je soumets le
cas à l'Académie de médecine.)
Le vieux
serin dont j'ai parlé plus haut possédait un chien
mouton tout blanc dont il était très fier et qu'il
appelait Black, sans doute parce que black signifie noir en anglais.
Un beau jour, Black éprouva des démangeaisons, et
le vieux serin me demanda ce qu'on pourrait bien faire contre cet
inconvénient.
Je conseillai un bain sulfureux.
Justement,
il y avait dans le quartier un vétérinaire qui, un jour
par semaine, administrait un bain sulfureux collectif aux chiens de
sa clientèle.
Le vieux serin conduisit Black au bain et
alla faire un tour pendant l'opération.
Quand il revint,
plus de Black.
Mais un chien mouton, d'un noir superbe, de la
taille et de la forme de Black, s'obstinant à lui lécher
les mains d'un air inquiet.
Le vieux serin s'écriait : "
Veux-tu fiche le camp, sale bête ! Black, Black, psst ! "
Et, en effet, c'était bien lui, le Black, mais noirci ;
comment ?
Le vétérinaire n'y comprenait rien.
Ce
n'était pas la faute du bain, puisque les autres chiens
gardaient leur couleur naturelle. Alors quoi ?
Le vieux serin
vint me consulter.
Je parus réfléchir, et,
subitement, comme inspiré
- Nierez-vous, maintenant,
m'écriai-je, la théorie de Darwin ? Non seulement les
animaux s'adaptent à leur fonction, mais encore au nom qu'ils
portent. Vous avez baptisé votre chien Black, et il était
inéluctable qu'il devînt noir.
Le vieux serin me
demanda si, par hasard, je ne me fichais pas de lui, et il partit
sans attendre la réponse.
Je peux bien vous le dire, à
vous, comment la chose s'était passée.
Le matin du
jour où Black devait prendre son bain, j'avais attiré
le fidèle animal dans le laboratoire et, là, je l'avais
amplement arrosé d'acétate de plomb.
Or, on sait
que le rapprochement d'un sel de plomb avec un sulfure détermine
la formation d'un sulfure de plomb, substance plus noire que les
houilles à Taupin.
Je ne revis jamais le vieux serin,
mais, à ma grande joie, je ne cessai d'apercevoir Black dans
le quartier.
Du beau noir dû à ma chimie, sa toison
passa à des gris malpropres, puis à des blancs sales,
et ce ne fut que longtemps après qu'elle recouvra son albe
immaculation.
POUR EN AVOIR LE CUR NET
Ils
s'en allaient tous les deux, remontant l'avenue de l'Opéra.
Lui, un gommeux quelconque, aux souliers plats, relevés et
pointus, aux vêtements étriqués, comme s'il avait
dû sangloter pour les obtenir ; en un mot, un de nos joyeux
rétrécis.
Elle, beaucoup mieux, toute petite,
mignonne comme tout, avec des frissons fous plein le front, mais
surtout une taille...
Invraisemblable, la taille !
Elle
aurait certainement pu, la petite blonde, sans se gêner
beaucoup, employer comme ceinture son porte-bonheur d'or massif.
Et
ils remontaient l'avenue de l'Opéra, lui de son pas bête
et plat de gommeux idiot, elle, trottinant allègrement,
portant haut sa petite tête effrontée.
Derrière
eux, un grand cuirassier qui n'en revenait pas.
Complètement
médusé par l'exiguïté phénoménale
de cette taille de Parisienne, qu'il comparait, dans son esprit, aux
robustesses de sa bonne amie, il murmurait, à part lui :
-
Ça doit être postiche.
Réflexion ridicule,
pour quiconque a fait tant soit peu de l'anatomie.
On peut avoir,
en effet, des fausses dents, des nattes artificielles, des hanches et
des seins rajoutés, mais on conçoit qu'on ne peut
avoir, d'aucune façon, une taille postiche.
Mais ce
cuirassier, qui n'était d'ailleurs que de 2e classe, était
aussi peu au courant de l'anatomie que des artifices de toilette, et
il continuait à murmurer, très ahuri
- Ça
doit être postiche.
Ils étaient arrivés aux
boulevards.
Le couple prit à droite, et, bien que ce ne
fût pas son chemin, le cuirassier les suivit.
Décidément,
non, ce n'était pas possible, cette taille n'était pas
une vraie taille. Il avait beau, le grand cavalier, se remémorer
les plus jolies demoiselles de son chef-lieu de canton, pas une seule
ne lui rappelait, même de loin, l'étroitesse inouïe
de cette jolie guêpe.
Très troublé, le
cuirassier résolut d'en avoir le coeur net et murmura :
-
Nous verrons bien si c'est du faux.
Alors, se portant à
deux pas à droite de la jeune femme, il dégaina. Le
large bancal, horizontalement, fouetta l'air, et s'abattit, tranchant
net la dame, en deux morceaux qui roulèrent sur le trottoir.
Tel un ver de terre tronçonné par la bêche du
jardinier cruel.
C'est le gommeux qui faisait une tête !
LE PALMIER
J'ai, en ce moment, pour
maîtresse, la femme du boulanger qui fait le coin du faubourg
Montmartre et de la rue de Maubeuge.
Un bien brave garçon,
ce comme