Louis (dit Aloysius) Bertrand
Gaspard de la Nuit
ÉCOLE
FLAMANDE
I
HARLEM
Quand
d'Amsterdam le coq d'or chantera
La poule d'or de Harlem
pondra.
Les Centuries de Nostradamus.
Harlem, cette admirable bambochade qui résume l'école flamande, Harlem peint par Jean Breughel, Peeter-Neef, David Téniers et Paul Rembrandt;
Et le canal où l'eau bleue tremble, et l'église où le vitrage d'or flamboie, et le stoël (*) où sèche le linge au soleil, et les toits, verts de houblon; (*) Balcon de pierre.
Et les cigognes qui battent des ailes autour de l'horloge de la ville, tendant le col du haut des airs et recevant dans leur bec les gouttes de pluie;
Et l'insouciant bourguemestre qui caresse de la main son menton double, et l'amoureux fleuriste qui maigrit, l'oeil attaché à une tulipe;
Et la bohémienne qui se pâme sur sa mandoline, et le vieillard qui joue du Rommelpot (*), et l'enfant qui enfle une vessie; (*) Instrument de musique
Et les buveurs qui fument dans l'estaminet borgne, et la servante de l'hôtellerie qui accroche à la fenêtre un faisan mort.
II
LE
MAÇON
Le maître
Maçon. - Regardez ces
bastions, ces contreforts: on
les
dirait construits pour l'éternité.
SCHILLER. - Guillaume-Tell.
Le maçon Abraham Knupfer chante, la truelle à la main, dans les airs échafaudé, si haut que, lisant les vers gothiques du bourdon, il nivelle de ses pieds et l'église aux trente arc-boutants, et la ville aux trente églises.
Il voit les tarasques de pierre vomir l'eau des ardoises dans l'abîme confus des galeries, des fenêtres, des pendentifs, des clochetons, des tourelles, des toits et des charpentes, que tache d'un point gris l'aile échancrée et immobile du tiercelet.
Il voit les fortifications qui se découpent en étoile, la citadelle qui se rengorge comme une géline dans un tourteau, les cours des palais où le soleil tarit les fontaines, et les cloîtres des monastères où l'ombre tourne autour des piliers.
Les troupes impériales se sont logées dans le faubourg. Voilà qu'un cavalier tambourine là-bas. Abraham Knupfer distingue son chapeau à trois cornes, ses aiguilles de laine rouge, sa cocarde traversée d'une ganse, et sa queue nouée d'un ruban.
Ce qu'il voit encore, ce sont des soudards qui, dans le parc empanaché de gigantesques ramées, sur de larges pelouses d'émeraude, criblent de coups d'arquebuse un oiseau de bois fiché à la pointe d'un mai.
Et le soir, quand la nef harmonique de la cathédrale s'endormit couchée les bras en croix, il aperçut de l'échelle, à l'horizon, un village incendié par des gens de guerre, qui flamboyait comme une comète dans l'azur.
III
L'ÉCOLIER
DE LEYDE
On ne
saurait prendre trop de
précautions par le temps qui
court,
surtout depuis que les faux-monnayeurs
se sont
établis dans ce pays-ci.
Le Siège de
Berg-op-Zoom.
Il
s'assied dans son fauteuil de velours d'Utrecht, messire
Blasius,
le menton dans sa fraise de fine dentelle, comme une volaille
qu'un
cuisinier s'est rôtie sur une faïence.
Il s'assied devant sa banque pour compter la monnaie d'un demi-florin, moi, pauvre écolier de Leyde, qui ai un bonnet et une culotte percée, debout sur un pied comme une grue sur un pal.
Voilà le trébuchet qui sort de la boîte de laque aux bizarres figures chinoises, comme une araignée qui, repliant ses longs bras, se réfugie dans une tulipe nuancée de mille couleurs.
Ne dirait-on pas, à voir la mine allongée du maître, trembler ses doigts décharnés découplant les pièces d'or, d'un voleur pris sur le fait et contraint, le pistolet sur la gorge, de rendre à Dieu ce qu'il a gagné avec le diable?
Mon florin que tu examines avec défiance à travers la loupe est moins équivoque et louche que ton petit oeil gris, qui fume comme un lampion mal éteint.
Le trébuchet est rentré dans sa boîte de laque aux brillantes figures chinoises, messire Blasius s'est levé à demi de son fauteuil de velours d'Utrecht, et moi, saluant jusqu'à terre, je sors à reculons, pauvre écolier de Leyde qui ai bas et chausses percés.
IV
LA
BARBE POINTUE
Si l'on
n'a la tête levée
Le poil de la barbe frisé
Et la moustache relevée
On est des dames
méprisé.
Les poésies de d'Assoucy.
Or, c'était fête à la synagogue, ténébreusement étoilée de lampes d'argent, et les rabbins, en robes et en lunettes, baisaient leurs talmuds, marmottant, nazillonnant, crachant ou se mouchant, les uns assis, les autres non.
Et voilà que tout à coup, parmi tant de barbes rondes, ovales, carrées, qui floconnaient, qui frisaient, qui exhalaient ambre et benjoin, fut remarquée une barbe taillée en pointe.
Un docteur nommé Élébotham, coiffé d'une meule de flanelle qui étincelait de pierreries, se leva et dit: « Profanation! il y a ici une barbe pointue!
- Une barbe luthérienne! - Un manteau court! - Tuez le Philistin. » - Et la foule trépignait de colère dans les bancs tumultueux, tandis que le sacrificateur braillait: - « Samson, à moi ta mâchoire d'âne! »
Mais le chevalier Melchior avait développé un parchemin authentiqué des armes de l'empire: - « Ordre, lut-il, d'arrêter le boucher Isaac van Heck, pour être l'assassin pendu, lui, pourceau d'Israël, entre deux pourceaux de Flandre. »
Trente hallebardiers se détachèrent à pas lourds et cliquetants de l'ombre du corridor. - « Feu de vos hallebardes » leur ricana le boucher Isaac. - Et il se précipita d'une fenêtre dans le Rhin.
V
LE
MARCHAND DE TULIPES
La tulipe
est parmi les fleurs
ce que le paon est parmi les oiseaux.
L'une est sans parfum, l'autre est sans
voix; l'une
s'enorgueillit de sa robe,
l'autre de sa queue.
Le
Jardin des fleurs rares et
curieuses.
Nul bruit, si ce n'est le froissement de feuillets de vélin sous les doigts du docteur Huylten, qui ne détachait les yeux de sa bible jonchée de gothiques enluminures que pour admirer l'or et le pourpre de deux poissons captifs aux humides flancs d'un bocal.
Les battants de la porte roulèrent: c'était un marchand fleuriste qui, le bras chargés de plusieurs pois de tulipes, s'excusa d'interrompre la lecture d'un aussi savant personnage.
- « Maître, dit-il, voici le trésor des trésors, la merveille des merveilles, un oignon comme il n'en fleurit jamais qu'un par siècle dans le sérail de l'empereur de Constantinople!
- Une tulipe! s'écria le vieillard courroucé, une tulipe! ce symbole de l'orgueil et de la luxure qui ont engendré dans la malheureuse cité de Wittemberg la détestable hérésie de Luther et de Mélanchton! »
Maître Huylten agrafa le fermail de sa bible, rangea ses lunettes dans leur étui, et tira le rideau de la fenêtre, qui laissa voir au soleil une fleur de la passion avec sa couronne d'épine, son éponge, son fouet, ses clous et les cinq plaies de Notre-Seigneur.
Le marchant de tulipes s'inclina respectueusement et en silence, déconcerté par un regard inquisiteur du duc d'Albe dont le portrait, chef-d'oeuvre d'Holbein, était appendu à la muraille.
VI
LES
DOIGTS DE LA MAIN
Une
honnête famille où il n'y a
jamais eu de
banqueroute, où personne
n'a jamais été
pendu.
La parenté de Jean de Nivelle.
Le pouce est ce gras cabaretier flamand, d'humeur goguenarde et grivoise, qui fume sur sa porte, à l'enseigne de la double bière de mars.
L'index est sa femme, virago sèche comme une merluche, qui dès le matin soufflette sa servante dont elle est jalouse, et caresse la bouteille dont elle est amoureuse.
Le doigt du milieu est leur fils, compagnon dégrossi à la hache, qui serait soldat s'il n'était brasseur, et qui serait cheval s'il n'était homme.
Le doigt de l'anneau est leur fille, leste et agaçante Zerbine qui vend des dentelles aux dames et ne vend pas ses sourires aux cavaliers.
Et le doigt de l'oreille est le Benjamin de la famille, marmot pleureur, qui toujours se trimballa à la ceinture de sa mère comme un petit enfant pendu au croc d'une ogresse.
Les cinq doigts de la main sont la plus mirobolante giroflée à cinq feuilles qui ait jamais brodé les parterres de la noble cité de Harlem.
VII
LA
VIOLE DE GAMBA
Il
reconnut, à n'en pouvoir
douter, la figure blême
de son ami
intime Jean-Gaspard Dehureau, le grand
paillasse
des Funambules, qui le
regardait avec une expression
indéfinissable de malice et de
bonhomie.
THÉOPHILE GAUTIER. - Onuphrius.
Au clair
de la lune
Mon ami Pierrot
Prête-moi une plume
Que j'écrive un mot.
Ma chandelle est morte
Je n'ai plus de feu;
Ouvre-moi la porte
Pour
l'amour de Dieu.
Chanson populaire.
Le maître de chapelle eut à peine interrogé de l'archet la viole bourdonnante, qu'elle lui répondit par un gargouillement burlesque de lazzis et de roulades, comme si elle eût eu au ventre une indigestion de comédie italienne.
C'était d'abord la duègne Barbara qui grondait cet imbécile de Pierrot d'avoir, le maladroit, laissé tomber la boîte à perruque de M. Cassandre et répandu toute la poudre sur le plancher.
Et M. Cassandre de ramasser piteusement sa perruque, et Arlequin de détacher au viédase un coup de pied dans le derrière, et Colombine d'essuyer une larme de fou rire, et Pierrot d'élargir jusqu'aux oreilles une grimace enfarinée.
Mais bientôt, au clair de lune, Arlequin dont la chandelle était morte suppliait son ami Pierrot de tirer les verrous pour la lui rallumer, si bien que le traître enlevait la jeune fille avec la cassette du vieux.
*
*
*
- « Au diable Job Hans le luthier qui m'a vendu cette corde! s'écria le maître de chapelle recouchant la poudreuse viole dans son poudreux étui. » - La corde s'était cassée.
VIII
L'ALCHIMISTE
Notre art
s'apprend en deux
manières, c'est à savoir par
enseignement d'un maître, bouche à
bouche,
et non autrement, ou par
inspiration et révélation
divines; ou
bien par les livres lesquels sont moult
obscurs
et embrouillés; et pour en
iceux trouver accordance et
vérité
moult convient être subtil,
patient,
studieux et vigilant.
La clef des secrets
de
philosophie de Pierre Vicot.
Rien encore! - Et vainement ai-je feuilleté pendant trois jours et trois nuits, aux blafardes lueurs de la lampe, les livres hermétiques de Raymond Lulle.
Non, rien, si ce n'est, avec le sifflement de la cornue étincelante, les rires moqueurs d'un salamandre qui se fait un jeu de troubler mes méditations.
Tantôt il attache un pétard à un poil de ma barbe, tantôt il me décoche de son arbalète un trait de feu dans mon manteau.
Ou bien fourbit-il son armure, c'est alors la cendre du fourneau qui souffle sur les pages de mon formulaire et sur l'encre de mon écritoire.
Et la cornue toujours plus étincelante siffle le même air que le diable, quand saint Éloi lui tenaille le nez dans sa forge.
Mais rien encore! - Et pendant trois autres jours et trois autres nuits je feuilleterai, aux blafardes lueurs de la lampe, les livres hermétiques de Raymond Lulle!
IX
DÉPART
POUR LE SABBAT
Elle se
leva la nuit, et
allumant la chandelle prit une boîte
et
s'oignit, puis avec quelques paroles
elle fut
transportée au sabbat.
JEAN BODIN. - De la
Démonomanie des Sorciers.
Ils étaient là une douzaine qui mangeaient la soupe à la bière, et chacun d'eux avait pour cuiller l'os de l'avant-bras d'un mort.
La cheminée était rouge de braise, les chandelles champignonnaient dans la fumée, et les assiettes exhalaient une odeur de fosse au printemps.
Et lorsque Maribas riait ou pleurait, on entendait comme geindre un archet sur les trois cordes d'un violon démantibulé.
Cependant le soudard étala diaboliquement sur la table, à la lueur du suif, un grimoire où vint s'ébattre une mouche grillée.
Cette mouche bourdonnait encore lorsque, de son ventre énorme et velu, une araignée escalada les bords du magique volume.
Mais déjà sorciers et sorcières s'étaient envolés par la cheminée à califourchon, qui sur un balai, qui sur les pincettes, et Maribas sur la queue de la poêle.
Ici finit
le premier
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De
la
Nuit
Ici
commence le deuxième
Livre des Fantaisies
De
Gaspard
De la
Nuit
LE
VIEUX PARIS
I
LES
DEUX JUIFS
Vieux
époux
Vieux jaloux,
Tirez tous
Les
verrous.
Vieille chanson.
Deux juifs, qui s'étaient arrêtés sous ma fenêtre, comptaient mystérieusement au bout de leurs doigts les heures trop lentes de la nuit.
- « Avez-vous de l'argent, Rabbi? demanda le plus jeune au plus vieux. - Cette bourse, répondit l'autre, n'est point un grelot. »
*
*
*
Mais alors une troupe de gens se rua avec vacarme des bouges du voisinage; et des cris éclatèrent sur mes vitraux comme les dragées d'une sarbacane.
C'étaient des turlupins qui couraient joyeusement vers la place du Marché, d'où le vent chassait des étincelles de paille et une odeur de roussi.
- « Ohé! Ohé! Lanturelu! - Ma révérence à Madame la lune! - Par ici, la cagoule du diable! Deux juifs dehors pendant le couvre-feu! - Assomme! assomme! aux juifs le jour, aux truands la nuit!
*
*
*
Et les cloches fêlées carillonnaient là-haut dans les tours de Saint-Eustache le gothique: - « Dindon, dindon, dormez-donc, dindon! »
II
LES
GUEUX DE NUIT
J'endure
Froidure
Bien dure.
La chanson du pauvre
diable.
- « Ohé! rangez-vous qu'on se chauffe! - Il ne te manque plus que d'enfourcher le foyer! Ce drôle a les jambes comme des pincettes.
- Une heure! - Il bise dru! - Savez-vous, mes chats-huants, ce qui fait la lune si claire? Les cornes des c.... qu'on y brûle.
- La rouge braise à brûler de la charbonnée! - Comme la flamme danse bleue sur les tisons! Ohé! quel est le ribaud qui a battu sa ribaude?
- J'ai le nez gelé! - J'ai les grêves rôties! - Ne vois-tu rien dans le feu, Choupille? - Oui! une hallebarde. - Et toi, Jeanpoil? - Un oeil.
- Place, place à M. de la Chousserie! - Vous êtes là, Monsieur le procureur, chaudement fourré et ganté pour l'hiver! - Oui-dà! les matous n'ont pas d'engelures!
- Ah! voici messieurs du guet! - Vos bottes fument. - Et les tirelaines? Nous en avons tué deux d'une arquebusade; les autres se sont échappés à travers la rivière. »
*
*
*
Et c'est ainsi que s'acoquinaient à un feu de brandon, avec des gueux de nuit, un procureur au parlement qui courait le guilledou, et les gascons du guet qui racontaient sans rire les exploits de leurs arquebuses détraquées.
III
LE FALOT
Le
Masque. - Il fait noir;
prête-moi ta lanterne.
Mercurio. - Bah! les chats ont
pour lanterne leurs
deux yeux.
Une nuit de carnaval.
Ah! pourquoi me suis-je, ce soir, avisé qu'il y avait place à me blottir contre l'orage, moi petit follet de gouttière, dans le falot de Madame de Gourgouran!
Je riais d'entendre un esprit que trempait l'averse bourdonner autour de la maison lumineuse, sans pouvoir trouver la porte par laquelle j'étais entré.
Vainement me suppliait-il, enroué et morfondu, de lui permettre au moins de rallumer son rat de cave à ma bougie pour chercher sa route.
Soudain le jaune papier de la lanterne s'enflamma, crevé d'un coup de vent dont gémirent dans la rue des enseignes pendantes comme des bannières.
- « Jésus! miséricorde! s'écria la béguine, se signant des cinq doigts. - Le diable te tenaille, sorcière, m'écriai-je, crachant plus de feu qu'un serpenteau d'artifice. »
Hélas! moi qui, ce matin encore, rivalisais de grâces et de parure avec le chardonneret à oreillettes de drap écarlate du damoisel de Luynes!
IV
LA
TOUR DE NESLE
Il y avait
à la tour de Nesle
un corps-de-garde auquel se logeait
le
guet pendant la nuit.
BRANTOME.
« Valet de trèfle! - Dame de pique! de gagne! » Et le soudard qui perdait envoya d'un coup de poing sur la table son enjeu au plancher.
Mais alors messire Hugues, le prévôt, cracha dans un brasier de fer avec la grimace d'un cagou qui a avalé une araignée en mangeant sa soupe.
- « Pouah! les charcuitiers échaudent-ils leurs cochons à minuit? Ventre dieu! c'est un bateau de feurre qui brûle en Seine! »
*
*
*
L'incendie qui n'était d'abord qu'un innocent follet égaré dans les brouillards de la rivière fut bientôt un diable à quatre tirant le canon et force arquebusades au fil de l'eau.
Une foule innombrable de turlupins, de béquillards, de gueux de nuit accourus sur la grève, dansaient des gigues devant la spirale de flamme et de fumée.
Et rougeoyaient face à face la tour de Nesle, d'où le guet sortit l'escopette sur l'épaule, et la tour du Louvre, d'où, par une fenêtre, le roi et la reine voyaient tout sans être vus.
V
LE
MARCHAND DE TULIPES
Un
fendant, un raffiné.
Poésies de Scarron.
« Mes crocs aiguisés en pointe ressemblent à la queue de la tarasque, mon linge est aussi blanc qu'une nappe de cabaret, et mon pourpoint n'est pas plus vieux que les tapisseries de la couronne.
« S'imaginerait-on jamais, à voir ma pimpante dégaîne, que la faim, logée dans mon ventre, y tire - la bourelle! - une corde qui m'étrangle comme un pendu!
« Ah! si de cette fenêtre, où grésille une lumière, était seulement tombée dans la corne de mon feutre une mauviette rôtie au lieu de cette fleur fanée.
« La place Royale est ce soir, aux falots, claire comme une chapelle! - Gare la litière! - Fraîche limonade! - Macarons de Naples! - Or ça, petit, que je goûte avec le doigt ta truite à la sauce! Drôle! il manque des épices dans ton poisson d'avril.
« N'est-ce pas la Marion Delorme au bras du duc de Longueville? Trois bichons la suivent en jappant. Elle a de beaux diamants dans les yeux, la jeune courtisane! - Il a de beaux rubis sur le nez, le vieux courtisan! »
*
*
*
Et le raffiné se panadait le poing sur sa hanche, coudoyant les promeneurs et souriant aux promeneuses. Il n'avait pas de quoi dîner; il acheta un bouquet de violettes.
VI
L'OFFICE
DU SOIR
Quand,
vers Pâques ou Noël, l'église, aux nuits tombantes
S'emplit de pas confus et de cires flambantes.
VICTOR
HUGO. - Les chants du Crépuscule.
Dixit
Dominus Domino meo: sede a dextris meis.
Office des
vêpres.
Trente moines, épluchant feuillet par feuillet des psautiers aussi crasseux que leurs barbes, louaient Dieu et chantaient pouilles au diable.
*
*
*
- « Madame, vos épaules sont une touffe de lys et de roses. » Et comme le cavalier se penchait, il éborgna son valet du bout de son épée.
- « Moqueur, minauda-t-elle, vous jouez-vous à me distraire? - Est-ce l'Imitation de Jésus que vous lisez, Madame? - Non, c'est le Brelan d'Amour et de Galanterie. »
Mais l'office était psalmodié. Elle ferma son livre et se leva de la chaise. - « Allons-nous-en, dit-elle; assez prié pour aujourd'hui! »
*
*
*
Et moi, pèlerin agenouillé à l'écart sous les orgues, il me semblait ouïr les anges descendre du ciel mélodieusement.
Je recueillais de loin quelques parfums de l'encensoir, et Dieu permettait que je glanasse l'épi du pauvre derrière sa riche moisson.
VII
LA
SÉRÉNADE
La nuit,
tous les chats sont gris.
Proverbe populaire.
Un luth, une guitaronne et un hautbois. Symphonie discordante et ridicule. Madame Laure à son balcon, derrière une jalousie. Point de lanternes dans la rue, point de lumières aux fenêtres. La lune encornée.
*
*
*
- « Est-ce vous, d'Espignac? Hélas! non. - C'est donc toi, mon petit Fleur d'Amande? - Ni l'un ni l'autre. - Comment! encore vous, Monsieur de la Tournelle? Bonsoir! cherchez minuit à quatorze heures! »
LES MUSICIENS DANS LEUR CAPE. - « Monsieur le conseiller en sera pour un rhume. Mais le galant n'a donc pas frayeur du mari? - Eh! le mari est aux Iles. »
Cependant que chuchotait-on ensemble? « Cent louis par mois. - Charmant! - Un carrosse avec deux heiduques. Superbe! - Un hôtel dans le quartier des princes! - Magnifique! - Et mon coeur fourré d'amour! - Oh! la jolie pantoufle à mon pied! »
LES MUSICIENS TOUJOURS DANS LEUR CAPE. - « J'entends rire Madame Laure. - La cruelle s'humanise. - Oui-dà! l'art d'Orphoeus attendrissait les tigres dans les temps fabuleux! »
MADAME LAURE. - « Approchez, mon mignon, que je vous glisse ma clef au noeud d'un ruban! » Et la perruque de Monsieur le conseiller se mouilla d'une rosée que ne distillaient pas les étoiles. « Ohé! Gueudespin, cria la maligne femelle en fermant le balcon, empoignez-moi un fouet, et courez vite essuyer Monsieur! »
VIII
MESSIRE
JEAN
Grave
personnage dont la chaîne
d'or et la baguette blanche
annonçaient
l'autorité.
WALTER-SCOTT. -
L'Abbé, Chap. IV.
- « Messire Jean, lui dit la reine, allez voir dans la cour du palais pourquoi ces deux lévriers se livrent bataille! » Et il y alla.
Et quand il y fut, le sénéchal tança d'une verte manière les deux lévriers qui se disputaient un os de jambon.
Mais ceux-ci, tiraillant ses grègues noires et mordant ses bas rouges, le culbutèrent comme un goutteux sur ses crosses.
- « Holà! Holà! à mon aide! » Et les pertuisaniers de la porte accoururent, que le museau des deux efflanqués avait fouillé déjà la friande escarcelle du bonhomme.
Cependant la reine se pâmait de rire à une fenêtre, dans sa haute guimpe de Malines aussi raide et plissée qu'un éventail.
- « Et pourquoi se battaient-ils, messire? - Ils se battaient, Madame, l'un maintenant contre l'autre que vous êtes le plus belle, la plus sage et le plus grande princesse de l'univers. »
IX
LA
MESSE DE MINUIT
Christus
natus est nobis; venite, adoremus.
La Nativité de
Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Nous
n'avons ni feu ni lieu.
Donnez-nous la part à Dieu.
Vieille chanson.
La bonne dame et le noble sire de Chateauvieux rompaient le pain du soir, Monsieur l'aumônier bénissant la table, quand se fit entendre un bruit de sabots à la porte. C'étaient de petits enfants qui chantèrent un noël.
- « Bonne dame de Chateauvieux, hâtez-vous, la foule s'achemine à l'église; hâtez-vous, de peur que le cierge qui brûle sur votre prie-Dieu, dans la chapelle des Anges, ne s'éteigne en étoilant de ses gouttes de cire les heures de vélin et le carreau de velours! - voici la première volée des cloches pour la messe de minuit!
- Noble sire de Chateauvieux, hâtez-vous, de peur que le sire de Grugel, qui passe là-bas avec sa lanterne de papier, n'aille s'emparer en votre absence de la place d'honneur au banc des confrères de Saint-Antoine! voici la seconde volée des cloches pour la messe de minuit!
- Monsieur l'aumônier, hâtez-vous! les orgues grondent, les chanoines psalmodient, hâtez-vous, les fidèles sont assemblés et vous êtes encore à table! - voici la troisième volée des cloches pour la messe de minuit! »
Les petits enfants soufflaient dans leurs doigts, mais ils ne se morfondirent pas longtemps à attendre, et sur le seuil gothique, blanc de neige, Monsieur l'aumônier les régala, au nom des maîtres du logis, chacun d'une gaufre et d'une maille.
*
*
*
Cependant aucune cloche ne tintait plus. La bonne dame plongea dans un manchon ses mains jusqu'aux coudes, le noble sire couvrit ses oreilles d'un mortier, et l'humble prêtre, encapuchonné d'une aumusse, marcha derrière, son missel sous le bras.
X
LE
BIBLIOPHILE
Un Elzevir
lui causait de
douces émotions; mais ce qui le
plongeait dans un ravissement
extatique, c'était
un Henri Étienne.
Biographie de Martin
Spickler.
Ce n'était pas quelque tableau de l'école flamande, un David Téniers, un Breughel d'Enfer, enfumé à n'y pas voir le diable.
C'était un manuscrit rongé des rats par les bords, d'une écriture toute enchevêtrée et d'une encre bleue et rouge.
- « Je soupçonne l'auteur, dit le bibliophile, d'avoir vécu vers la fin du règne de Louis XII, ce roi de paternelle et plantureuse mémoire.
« Oui, continua-t-il d'un air grave et méditatif, oui, il aura été clerc dans la maison des sires de Chateauvieux. »
Ici il feuilleta un énorme in-folio ayant pour titre: Le Nobiliaire de France, dans lequel il ne trouva mentionnés que les sires de Chateauneuf.
- « N'importe, dit-il un peu confus, Chateauneuf et Chateauvieux ne sont qu'un même château. Aussi bien il est temps de débaptiser le Pont-Neuf. »
Ici
finit le deuxième
Livre des Fantaisies
De
Gaspard
De la
Nuit
Ici
commence le troisième
Livre des Fantaisies
De
Gaspard
De la
Nuit
LA
NUIT ET SES PRESTIGES
I
LA
CHAMBRE GOTHIQUE
Nox et
solitudo plenae sunt diabolo.
Les Pères de
l'Église.
La nuit,
ma chambre est pleine de
diables.
« Oh! la terre, - murmurai-je à la nuit, est un calice embaumé dont le pistil et les étamines sont la lune et les étoiles! »
Et, les yeux lourds de sommeil, je fermai la fenêtre qu'incrusta la croix du calvaire, noire dans la jaune auréole des vitraux.
*
*
*
Encore, - si ce n'était à minuit, - l'heure blasonnée de dragons et de diables! - que le gnome qui se soûle de l'huile de ma lampe!
Si ce n'était que la nourrice qui berce avec un chant monotone, dans la cuirasse de mon père, un petit enfant mort-né!
Si ce n'était que le squelette du lansquenet emprisonné dans la boiserie, et heurtant du front, du coude et du genou!
Si ce n'était que mon aïeul qui descend en pied de son cadre vermoulu, et trempe son gantelet dans l'eau bénite du bénitier!
Mais c'est Scarbo qui me mord au cou, et qui, pour cautériser ma blessure sanglante, y plonge son doigt de fer rougi à la fournaise!
II
SCARBO
Mon Dieu,
accordez-moi, à
l'heure de ma mort, les prières
d'un
prêtre, un linceul de toile, une bière
de
sapin et un lieu sec.
Les patenôtres de Monsieur le
Maréchal.
« Que tu meures absous ou damné, marmottait Scarbo cette nuit à mon oreille, tu auras pour linceul une toile d'araignée, et j'ensevelirai l'araignée avec toi!
- Oh! que du moins j'aie pour linceul, lui répondais-je, les yeux rouges d'avoir tant pleuré, - une feuille du tremble dans laquelle me bercera l'haleine du lac.
- Non! - ricanait le nain railleur, - tu serais la pâture de l'escarbot qui chasse, le soir, aux moucherons aveuglés par le soleil couchant!
- Aimes-tu donc mieux, lui répliquai-je, larmoyant toujours, - aimes-tu donc mieux que je sois sucé d'une tarentule à trompe d'éléphant?
- Eh bien, - ajouta-t-il, - console-toi, tu auras pour linceul les bandelettes tachetées d'or d'une peau de serpent, dont je t'emmailloterai comme une momie.
« Et de la crypte ténébreuse de St-Bénigne, où je te coucherai debout contre la muraille, tu entendras à loisir les petits enfants pleurer dans les limbes. »
III
LE
FOU
Un
carolus, ou bien encor,
Si l'aimez mieux, un agneau d'or.
Manuscrits de la Bibliothèque
du roi.
La lune peignait ses cheveux avec un démêloir d'ébène qui argentait d'une pluie de vers luisants les collines, les prés et les bois.
*
*
*
Scarbo, gnome dont les trésors foisonnent, vannait sur mon toit, au cri de la girouette, ducats et florins qui sautaient en cadence, les pièces fausses jonchant la rue.
Comme ricana le fou qui vague, chaque nuit, par la cité déserte, un oeil à la lune et l'autre - crevé!
- « Foin de la lune! grommela-t-il, ramassant les jetons du diable, j'achèterai le pilori pour m'y chauffer au soleil! »
*
*
*
Mais c'était toujours la lune, la lune qui se couchait, - et Scarbo monnayait sourdement dans ma cave ducats et florins à coups de balancier.
Tandis que, les deux cornes en avant, un limaçon qu'avait égaré la nuit cherchait sa route sur mes vitraux lumineux.
IV
LE
NAIN
- Toi, à
cheval!
- Eh! pourquoi pas! j'ai si souvent
galopé
sur un lévrier du laird de
Linlithgow!
Ballade
écossaise.
J'avais capturé de mon séant, dans l'ombre de mes courtines, ce furtif papillon, éclos d'un rais de la lune ou d'une goutte de rosée.
Phalène palpitante qui, pour dégager ses ailes captives entre mes doigts, me payait une rançon de parfums!
Soudain la vagabonde bestiole s'envolait, abandonnant dans mon giron, - ô horreur! - une larve monstrueuse et difforme à tête humaine!
*
*
*
- Où est ton âme, que je chevauche! - Mon âme, haquenée boiteuse des fatigues du jour, repose maintenant sur la litière dorée des songes. »
Et elle s'échappait d'effroi, mon âme, à travers la livide toile d'araignée du crépuscule, par-dessus de noirs horizons dentelés de noirs clochers gothiques.
Mais le nain, pendu à sa fuite hennissante, se roulait comme un fuseau dans les quenouillées de sa blanche crinière.
V
LE
CLAIR DE LUNE
Réveillez-vous,
gens qui dormez,
Et priez pour les trépassés.
Le cri du crieur de nuit.
Oh! qu'il est doux, quand l'heure tremble au clocher, de regarder la lune qui a le nez fait comme un carolus d'or!
*
*
*
Deux ladres se lamentaient sous ma fenêtre, un chien hurlait dans le carrefour, et le grillon de mon foyer vaticinait tout bas.
Mais bientôt mon oreille n'interrogea plus qu'un silence profond. Les lépreux étaient rentrés dans leur chenil, aux coups de Jacquemart qui battait sa femme.
Le chien avait enfilé une venelle, devant les pertuisanes du guet enrouillé par la pluie et morfondu par la bise.
Et le grillon s'était endormi, dès que la dernière bluette avait éteint sa dernière lueur dans la cendre de la cheminée.
Et moi, il me semblait, - tant la fièvre est incohérente, - que la lune, grimant sa face, me tirait la langue comme un pendu!
VI
LA
RONDE SOUS LA CLOCHE
C'était
un bâtiment lourd,
presque carré, entouré
de ruines, et
dont la tour principale, qui possédait
encore son horloge, dominait tout le
quartier.
FENIMORE COOPER.
Douze magiciens dansaient une ronde sous la grosse cloche de Saint-Jean. Ils évoquèrent l'orage l'un après l'autre, et du fond de mon lit je comptai avec épouvante douze voix qui traversèrent processionnellement les ténèbres.
Aussitôt la lune courut se cacher derrière les nuées, et une pluie mêlée d'éclairs et de tourbillons fouetta ma fenêtre, tandis que les girouettes criaient comme des grues en sentinelle sur qui crève l'averse dans les bois.
La chanterelle de mon luth, appendu à la cloison, éclata; mon chardonneret battit de l'aile dans sa cage; quelque esprit curieux tourna un feuillet du Roman de la Rose qui dormait sur mon pupitre.
Mais soudain gronda la foudre au haut de Saint-Jean. Les enchanteurs s'évanouirent frappés à mort, et je vis de loin leurs livres de magie brûler comme une torche dans le noir clocher.
Cette effrayante lueur peignait des rouges flammes du purgatoire et de l'enfer les murailles de la gothique église, et prolongeait sur les maisons voisines l'ombre de la statue gigantesque de Saint-Jean.
Les girouettes se rouillèrent; la lune fondit les nuées gris de perle; la pluie ne tomba plus que goutte à goutte des bords du toit, et la brise, ouvrant ma fenêtre mal close, jeta sur mon oreiller les fleurs de mon jasmin secoué par l'orage.
VII
UN
REVE
J'ai rêvé
tant et plus, mais je
n'y entends note.
Pantagruel,
livre III.
Il était nuit. Ce furent d'abord, - ainsi j'ai vu, ainsi je raconte, - une abbaye aux murailles lézardées par la lune, - une forêt percée de sentiers tortueux, - et le Morimont (*) grouillant de capes et de chapeaux. (*) C'est à Dijon, de temps immémorial, la place aux exécutions.
Ce furent ensuite, - ainsi j'ai entendu, ainsi je raconte, - le glas funèbre d'une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d'une cellule, - des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque fleur le long d'une ramée, - et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnent un criminel au supplice.
Ce furent enfin, - ainsi s'acheva le rêve, ainsi je raconte, - un moine qui expirait couché dans la cendre des agonisants, - une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d'un chêne, - et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue.
Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier, les honneurs de la chapelle ardente; et Marguerite, que son amant a tuée, sera ensevelie dans sa blanche robe d'innocence, entre quatre cierges de cire.
Mais moi, la barre du bourreau s'était, au premier coup, brisée comme un verre, les torches des pénitents noirs s'étaient éteintes sous des torrents de pluie, la foule s'était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides, - et je poursuivais d'autres songes vers le réveil.
VIII
MON
BISAIEUL
Tout dans
cette chambre était
encore dans le même état,
si ce n'est
que les tapisseries y étaient en
lambeaux, et que les araignées y
tissaient
leurs toiles dans la
poussière.
WALTER-SCOTT.
- Woodstock.
Les vénérables personnages de la tapisserie gothique, remuée par le vent, sa saluèrent l'un l'autre, et mon bisaïeul entra dans la chambre, - mon bisaïeul mort il y aura bientôt quatre-vingts ans!
Là, - c'est devant ce prie-Dieu qu'il s'agenouilla, mon bisaïeul le conseiller, baisant de sa barbe ce jaune missel étalé à l'endroit de ce ruban.
Il marmotta des oraisons tant que dura la nuit, sans décroiser un moment ses bras de son camail de soie violette, sans obliquer un regard vers moi, sa postérité, qui étais couché dans son lit, son poudreux lit à baldaquin!
Et je remarquai avec effroi que ses yeux étaient vides, bien qu'il parût lire, - que ses lèvres étaient immobiles, bien que je l'entendisse prier, - que ses doigts étaient décharnés, bien qu'il scintillassent de pierreries!
Et je me demandais si je veillais ou si je dormais, - si c'étaient les pâleurs de la lune ou de Lucifer, - si c'était minuit ou le point du jour!
IX
ONDINE
Je croyais
entendre
Une vague harmonie enchanter mon sommeil,
Et
près de moi s'épandre un murmure pareil
Aux
chants entrecoupés d'une voix triste
et tendre.
CH.
BRUGNOT. - Les deux Génies.
- « Écoute! - Écoute! - C'est moi, c'est Ondine qui frôle de ces gouttes d'eau les losanges sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune; et voici, en robe de moire, la dame châtelaine qui contemple à son balcon la belle nuit étoilée et le beau lac endormi.
« Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l'air.
« Écoute! - Écoute! - Mon père bat l'eau coassante d'une branche d'aulne verte, et mes soeurs caressent de leurs bras d'écume les fraîches îles d'herbes, de nénuphars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et barbu qui pêche à la ligne. »
*
*
*
Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son anneau à mon doigt, pour être l'époux d'une Ondine, et de visiter avec elle son palais, pour être le roi des lacs.
Et comme je lui répondais que j'aimais une mortelle, boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et s'évanouit en giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus.
X
LA
SALAMANDRE
Il jeta
dans le foyer quelques
frondes de houx bénit, qui
brûlèrent en
craquetant.
Ch. NODIER. -
Trilby.
- « Grillon, mon ami, es-tu mort, que tu demeures sourd au bruit de mon sifflet, et aveugle à la lueur de l'incendie? »
Et le grillon, quelques affectueuses que fussent les paroles de la salamandre, ne répondait point, soit qu'il dormît d'un magique sommeil, ou bien soit qu'il eût fantaisie de bouder.
« Oh! chante-moi ta chanson de chaque soir dans ta logette de cendre et de suie, derrière la plaque de fer écussonnée de trois fleurs de lys héraldiques! »
Mais le grillon ne répondait point encore, et la salamandre éplorée tantôt écoutait si ce n'était point sa voix, tantôt bourdonnait avec la flamme aux changeantes couleurs rose, bleue, rouge, jaune, blanche et violette.
« Il est mort, il est mort, le grillon mon ami! » Et j'entendis comme des soupirs et des sanglots, tandis que la flamme, livide maintenant, décroissait dans le foyer attristé.
« Il est mort! Et puisqu'il est mort, je veux mourir! » Les branches de sarment étaient consumées, la flamme se traîna sur la braise en jetant son adieu à la crémaillère, et la salamandre mourut d'inanition.
XI
L'HEURE DU SABBAT
Qui passe
donc si tard à travers la vallée?
H. DE
LATOUCHE. - Le Roi des Aulnes.
C'est ici! et déjà, dans l'épaisseur des halliers, qu'éclaire à peine l'oeil phosphorique du chat sauvage tapi sous les ramées;
Aux flancs des rocs qui trempent dans la nuit des précipices leur chevelure de broussailles, ruisselante de rosée et de vers luisants;
Sur le bord du torrent qui jaillit en blanche écume au front des pins, et qui bruine en grise vapeur au front des châteaux;
Une foule se rassemble innombrable, que le vieux bûcheron attardé par les sentiers, sa charge de bois sur le dos, entend et ne voit pas.
Et de chêne en chêne, de butte en butte, se répondent mille cris confus, lugubres, effrayants: « Hum! hum! - Schup! schup! - Coucou! coucou! »
C'est ici le gibet! - Et voilà paraître dans le brume un juif qui cherche quelque chose parmi l'herbe mouillée, à l'éclat doré d'une main de gloire.
Ici
finit le troisième
Livre des Fantaisies
De
Gaspard
De la
Nuit
Ici
commence le quatrième
Livre des Fantaisies
De
Gaspard
De la
Nuit
LES
CHRONIQUES
I
MAITRE
OGIER
(1407)
Le dit roi
Charles sixième du
nom fut très débonnaire
et moult aimé;
et le populaire n'avait en grand'haine
que les ducs d'Orléans et de Bourgogne
qui
imposaient des tailles excessives
par tout le royaume.
Les
Annales et Chroniques de
France, depuis la guerre de Troie
jusqu'au roi Louis onzième du nom, par
maître
Nicolle Giles.
- « Sire, demanda maître Ogier au roi qui regardait par la petite fenêtre de son oratoire le vieux Paris égayé d'un rayon de soleil, oyez-vous point s'ébattre, dans la cour de votre Louvre, ces passereaux gourmands emmi cette vigne rameuse et feuillue?
- Oui-dà! répondit le roi, c'est un ramage bien divertissant.
- Cette vigne est en votre courtil; cependant point n'aurez-vous le profit de la cueillette, répliqua maître Ogier avec un bénin sourire; passereaux sont d'effrontés larrons, et tant leur plaît la picorée qu'ils seront toujours picoreurs. Ils vendangeront pour vous votre vigne.
- Oh! nenni, mon compère! je les chasserai, s'écria le roi! »
Il approcha de ses lèvres le sifflet d'ivoire qui pendait à un anneau de sa chaîne d'or, et en tira des sons si aigus et si perçants que les passereaux s'envolèrent dans les combles du palais.
- « Sire, dit alors maître Ogier, permettez que je déduise de ceci une affabulation. Ces passereaux sont vos nobles, cette vigne est le peuple. Les uns banquètent aux dépens de l'autre. Sire, qui gruge le vilain gruge le seigneur. Assez de déprédations! Un coup de sifflet, et vendangez vous-même votre vigne. »
Maître Ogier roulait sur ses doigts d'un air embarrassé la corne de son bonnet. Charles VI hocha tristement la tête; et serrant la main au bourgeois de Paris: - « Vous êtes un preud'homme! » soupira-t-il.
II
LA
POTERNE DU LOUVRE
Ce nain
était paresseux,
fantasque, méchant; mais il
était
fidèle, et ses services étaient
agréables à son maître.
WALTER-SCOTT.
- Le lai du
ménestrel.
Cette petite lumière avait traversé la Seine gelée, sous la tour de Nesle, et maintenant elle n'était plus éloignée que d'une centaine de pas, dansant parmi le brouillard, ô prodige infernal! avec un grésillement semblable à un rire moqueur.
« Qui est-ce là? » cria le suisse de garde au guichet de la poterne du Louvre.
La petite lumière se hâtait d'approcher et ne se hâtait pas de répondre. Mais bientôt apparut une figure de nabot habillée d'une tunique à paillettes d'or et coiffée d'un bonnet à grelot d'argent, dont la main balançait un rouge lumignon dans les losanges vitrées d'une lanterne.
« Qui est-ce là? » répéta le suisse d'une voix tremblante, son arquebuse couchée en joue.
Le nain moucha la bougie de sa lanterne, et l'arquebusier distingua des traits ridés et amaigris, des yeux brillants de malice et une barbe blanche de givre.
« Ohé! ohé! l'ami, gardez-vous bien de bouter le feu à votre escopette. Là, là! sang de Dieu! Vous ne respirez que morts et carnage! s'écria le nain d'une voix non moins émue que celle du montagnard.
- L'ami vous-même! Ouf! Mais qui donc êtes-vous? » demanda le suisse un peu rassuré. Et il replaçait à son chapeau de fer la mèche de son arquebuse.
- « Mon père est le roi Nacbuc et ma mère la reine Nacbuca. Ioup! ioup! iou! » répondit le nain, tirant la langue d'un empan et pirouettant deux tours sur un pied.
Cette fois le soudard claqua des dents. Heureusement il se ressouvint qu'il avait un chapelet pendu à son ceinturon de buffle.
- « Si votre père est le roi Nacbuc, pater noster, et votre mère la reine Nacbuca, qui es in caelis, vous êtes donc le diable, sanctificetur nomen tuum? balbutia-t-il à demi mort de frayeur.
- Eh non! dit le porte-falot, je suis le nain de Monseigneur le roi qui arrive cette nuit de Compiègne, et qui me dépêche devant pour faire ouvrir la poterne du Louvre. Le mot de passe est: dame Anne de Bretagne et Saint-Aubin du Cormier. »
III
LES
FLAMANDS
Les
Flamands, gent mutine et têtue.
Mémoires
d'Olivier de la Marche.
La bataille durait depuis none, quand ceux de Bruges lâchèrent le pied et tournèrent le dos. Il y eut alors, d'une part si épais désarroi, et de l'autre si rude poursuite, qu'au passage du pont bon nombre de révoltés croulèrent pêle-mêle, hommes, étendards, chariots, dans la rivière.
Le comte entra le lendemain dans Bruges avec une merveilleuse cohue de chevaliers. Le précédaient ses hérauts d'armes qui sonnaient horriblement de la trompette. Quelques pillards, la dague au poing, couraient çà et là, et devant eux fuyaient des pourceaux épouvantés.
C'est vers l'hôtel de ville que se dirigeait la cavalcade hennissante. Là s'agenouillèrent le bourguemestre et les échevins, criant merci, mantels et chaperons par terre. Mais le comte avait juré, les deux doigts sur la Bible, d'exterminer le sanglier rouge dans sa bauge.
« Monseigneur!
- Ville brûlée!
- Monseigneur!
- Bourgeois pendus!
On ne bouta le feu qu'à un faubourg de la ville, on ne pendit aux gibets que les capitaines de la milice, et le sanglier rouge fut effacé des bannières. Bruges s'était racheté pour cent mille écus d'or.
IV
LA
CHASSE
(1412)
Allons!
courre un petit le cerf, ce lui dit-il.
Poésies
inédites.
Et la chasse allait, allait, claire étant la journée, par les monts et les vaux, par les champs et les bois; les varlets courant, les trompes fanfarant, les chiens aboyant, les faucons volant, et les deux cousins côte à côte chevauchant, et perçant de leurs épieux cerfs et sangliers dans la ramée, de leurs arbalètes hérons et cigognes dans les airs.
« Cousin, dit Hubert à Regnault, il me semble que, pour avoir scellé notre paix ce matin, vous n'êtes point en gaîté de coeur?
- Oui-dà! » lui répondit-on.
Regnault avait l'oeil rouge d'un fou ou d'un damné; Hubert était soucieux; et la chasse toujours allait, toujours allait, claire étant la journée, par les monts et les vaux, par les champs et les bois.
Mais voilà que soudain une troupe de gens de pied, embusqués dans la baume des fées, se rua, la lance bas, sur la chasse joyeuse. Regnault dégaîna son épée, et ce fut, - signez-vous d'horreur! - pour en bailler plusieurs coups au travers du corps de son cousin qui vida les étriers.
« Tue, tue! » criait le Ganelon.
Notre-Dame! quelle pitié! - Et la chasse n'allait plus, claire étant la journée, par les monts et les vaux, par les champs et les bois.
Devant Dieu soit l'âme d'Hubert sire de Maugiron, piteusement meurtri le troisième jour de juillet, l'an quatorze cent douze; et les diables aient l'âme de Regnault sire de l'Aubépine, son cousin et son meurtrier! Amen.
V
LES
REITRES
Or, un
jour Hilarion fut tenté
par un démon femelle
qui lui présenta
une coupe de vin et des fleurs.
Vies des Pères du désert.
Trois reîtres noirs, troussés chacun d'une bohémienne, essayaient, vers minuit, de s'introduire au moustier avec la clef de quelque ruse.
« Holà! holà! »
C'était un d'eux qui se haussait debout sur l'étrier.
« Holà! un gîte contre l'orage! Quelle méfiance avez-vous? regardez au pertuis. Ces mignonnes qui nous lient en croupe, ces barillets que nous guindons en bandoulière, ne sont-ce point filles de quinze ans et vin à boire?
Le moustier semblait dormir.
« Holà! holà! »
C'était une d'elles grelottant de froid.
« Holà! un gîte, au nom de la benoîte mère du Sauveur! Nous sommes des pèlerins fourvoyés. La vitre de nos reliquaires, le bord de nos chaperons, les plis de nos manteaux ruissellent de pluie, et nos destriers, qui trébuchent de fatigue, ont perdu leurs fers par les chemins. »
Une clarté rayonna au mitan fendu de la porte.
« Arrière, démons de la nuit! »
C'étaient le prieur et ses moines processionnellement armés de cierges.
« Arrière, filles du mensonge! Dieu nous garde, si vous êtes chair et os, et si vous n'êtes pas fantômes, d'héberger en notre pourpris des païennes ou tout au moins des schismatiques!
- Sus! sus! - crièrent les ténébreux cavaliers, - sus! sus! » Et leur galop fut balayé au loin dans le tourbillon du vent, de la rivière et des bois.
« Rebouter ainsi des pécheresses de quinze ans que nous aurions induites en pénitence! grommelait un jeune moine blond et bouffi comme un chérubin.
- Frère! lui murmura l'abbé dans le cornet de l'oreille, vous oubliez que Madame Aliénor et sa nièce nous attendent là-haut pour les confesser.
VI
LES
GRANDES COMPAGNIES
Urbem
ingredientur, per muros
current, domos conscendent, per
fenestras intrabunt quasi fur.
Le prophète
JOEL, chap. II, v. 9
I
Quelques maraudeurs, égarés dans les bois, se chauffaient à un feu de veille, autour duquel s'épaississaient la ramée, les ténèbres et les fantômes.
« Oyez la nouvelle! dit un arbalètrier. Le roi Charles cinquième nous dépêche messire Bertrand du Guesclin avec des paroles d'appointement; mais on n'englue pas le diable comme un merle à la pipée. »
Ce ne fut qu'un rire dans la bande, et cette gaîté sauvage redoubla encore, lorsqu'une cornemuse qui se désenflait pleurnicha comme un marmot à qui perce une dent.
« Qu'est ceci? répliqua enfin un archer, n'êtes-vous pas las de cette vie oisive? Avez-vous pillé assez de châteaux, de monastères? Moi je ne suis ni soûl, ni repu. Foin de Jacques d'Arquiel, notre capitaine! - Le loup n'est plus qu'un lévrier. - Et vive messire Bertrand du Guesclin, s'il me soudoie à ma taille et me rue par les guerres!
Ici la flamme des tisons rougeoya et bleuit, et les faces des routiers bleuirent et rougeoyèrent. Un coq chanta dans une ferme.
« Le coq a chanté et saint Pierre a renié Notre-Seigneur! » marmotta l'arbalétrier en se signant.
II
« Noël! Noël! Par ma gaîne, il pleut des carolus!
- Point de gab?
- Foi de chevalerie!
- Et qui vous baillera, à vous, si grosse chevance?
- La guerre.
- En Espagnes. Mécréants y remuent l'or à la pelle, y ferrent d'or leurs hacquenées. Le voyage vous duit-il? Nous rançonnerons au pourchas les Maures qui sont des Philistins!
- C'est loin, messire, les Espagnes!
- Vous avez des semelles à vos souliers.
- Cela ne suffit pas.
- Les argentiers du roi vous compteront cent mille florins pour vous bouter le coeur au ventre.
- Tope! nous rangeons autour des fleurs de lys de votre bannière la branche d'épine de nos bourguignotes. Que ramage la ballade?
Oh! du
routier
Le gai métier!
- Eh bien! vos tentes sont-elles abattues? vos basternes sont-elles chargés? Décampons. - Oui, mes soudrilles, plantez ici à votre départ un gland, il sera, à votre retour, un chêne! »
Et l'on entendait aboyer les meutes de Jacques d'Arquiel qui courait le cerf à mis-côte.
III
Les routiers étaient en marche, s'éloignant par troupes, l'haquebutte sur l'épaule. Un archer se querellait à l'arrière-garde avec un juif.
L'archer leva trois doigts.
Le juif en leva deux.
L'archer lui cracha au visage.
Le juif essuya sa barbe.
L'archer leva trois doigts.
Le juif en leva deux.
L'archer lui détacha un soufflet.
Le juif leva trois doigts.
« Deux carolus ce pourpoint, larron! s'écria l'archer.
- Miséricorde! en voici trois, s'écria le juif. »
C'était un magnifique pourpoint de velours broché d'un cor de chasse d'argent sur les manches. Il était troué et sanglant.
A
M. P.-J. David, statuaire.
VII
LES LÉPREUX
N'approche
mie de ces lieux
Cy est le chenil du lépreux.
Le
Lai du lépreux.
Chaque matin, dès que les ramées avaient bu l'aiguail, roulait sur ses gonds la porte de la Maladrerie, et les lépreux, semblables aux antiques anachorètes, s'enfonçaient tout le jour parmi le désert, vallées adamites, édens primitifs dont les perspectives lointaines, tranquilles, vertes et boisées, ne se peuplaient que de biches broutant l'herbe fleurie, et que de hérons pêchant dans de clairs marécages.
Quelques-uns avaient défriché des courtils: une rose leur était plus odorante, une figue plus savoureuse, cultivées de leurs mains. Quelques autres courbaient des nasses d'osier, ou taillaient des hanaps de buis, dans des grottes de rocaille ensablées d'une source vive et tapissée d'un liseron sauvage. C'est ainsi qu'ils cherchaient à tromper les heures si rapides pour la joie, si lentes pour la souffrance!
Mais il y en avait qui ne s'asseyaient même plus au seuil de la Maladrerie. Ceux-là, exténués, élanguis, dolents, qu'avait marqués d'une croix la science des mires, promenaient leur ombre entre les quatre murailles d'un cloître, hautes et blanches, l'oeil sur le cadran solaire dont l'aiguille hâtait la fuite de leur vie et l'approche de leur éternité.
Et lorsque, adossés contre les lourds piliers, ils se plongeaient en eux-mêmes, rien n'interrompait le silence de ce cloître, sinon les cris d'un triangle de cigognes qui labouraient la nue, le sautillement du rosaire d'un moine qui s'esquivait par un corridor, et le râle de la crécelle des veilleurs qui, le soir, acheminaient d'une galerie ces mornes reclus à leurs cellules.
VIII
À
UN BIBLIOPHILE
Mes
enfants, il n'y a plus de
chevaliers que dans les livres.
Conte d'une grand'mère à ses
petits
enfants.
Pourquoi restaurer les histoires vermoulues et poudreuses du moyen-âge, lorsque la chevalerie s'en est allée pour toujours, accompagnée des concerts de ses ménestrels, des enchantements de ses fées et de la gloire de ses preux?
Qu'importent à ce siècle incrédule nos merveilleuses légendes: saint Georges rompant une lance contre Charles VII au tournoi de Luçon, le Paraclet descendant à la vue de tous sur le concile de Trente assemblé, et le Juif errant abordant près de la cité de Langres l'évêque de Gotzelin, pour lui raconter la passion de Notre-Seigneur.
Les trois sciences du chevalier sont aujourd'hui méprisées. Nul n'est plus curieux d'apprendre quel âge a le gerfaut qu'on chaperonne, de quelles pièces le bâtard écartèle son écu, et à quelle heure de la nuit Mars entre en conjonction avec Vénus.
Toute tradition de guerre et d'amour s'oublie, et mes fabels n'auraient pas même le sort de la complainte de Geneviève de Brabant, dont le colporteur d'images ne sait plus le commencement et n'a jamais su la fin.
Ici
finit le quatrième
Livre des Fantaisies
De
Gaspard
De la
Nuit
Ici
commence le cinquième
Livre des Fantaisies
De
Gaspard
De la
Nuit
ESPAGNE
ET ITALIE
I
LA
CELLULE
L'Espagne,
pays classique des
imbroglios, des coups de stylet, des
sérénades et des auto-da-fés.
Extrait
d'une Revue littéraire.
. . . . .
. . . . . Et je n'entendrai plus
Les verrous se fermer sur
l'éternel reclus.
ALFRED DE VIGNY. - La Prison.
Les moines tondus se promènent là-bas, silencieux et méditatifs, un rosaire à la main, et mesurent lentement de piliers en piliers, de tombes en tombes, le pavé du cloître, qu'habite un faible écho.
Toi, sont-ce là de tes loisirs, jeune reclus qui, seul dans ta cellule, t'amuses à tracer des figures diaboliques sur les pages blanches de ton livre d'oraisons, et à farder d'une ocre impie les joues osseuses de cette tête de mort?
Il n'a pas oublié, le jeune reclus, que sa mère est une gitana, que son père est un chef de voleurs; et il aimerait mieux entendre, au point du jour, la trompette sonner le boute-selle pour monter à cheval, que la cloche tinter matines pour courir à l'église!
Il n'a pas oublié qu'il a dansé le boléro sous les rochers de la sierre de Grenade avec une brune aux boucles d'oreilles d'argent, aux castagnettes d'ivoire; et il aimerait mieux faire l'amour dans le camp des bohémiens que prier Dieu dans le couvent.
Une échelle a été tressée en secret de la paille du grabat; deux barreaux ont été sciés sans bruit par la lime sourde; et du couvent à la sierra de Grenade, il y a moins loin que de l'enfer au paradis.
Aussitôt que la nuit aura clos tous les yeux, endormi tous les soupçons, le jeune reclus rallumera sa lampe et s'échappera de sa cellule à pas furtifs, un tromblon sous sa robe.
II
LES
MULETIERS
Celui-ci
n'interrompait sa
longue romance que pour encourager ses
mules en leur donnant le nom de belles
et
valeureuses, ou pour les gourmander,
en les appelant
paresseuses et
obstinées.
CHATEAUBRIAND. - Le
dernier
Abencerage.
Elles égrainent le rosaire ou nattent leurs cheveux, les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules; quelques-uns des arrières chantent le cantique des pèlerins de Saint-Jacques répété par les cent cavernes de la sierra, les autres tirent des coups de carabine contre le soleil.
« Voici la place, dit un des guides, où nous avons enterré la semaine dernière José Matéos, tué d'une balle à la nuque dans une attaque de brigands. La fosse a été fouillée, et le corps a disparu.
- Le corps n'est pas loin, dit un muletier, je l'aperçois qui flotte au fond de la ravine, gonflé d'eau comme une outre.
- Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous! s'écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.
- Quelle est cette hutte à la pointe d'une roche? demanda un hidalgo par la portière de sa chaise. est-ce la cabane des bûcherons qui ont précipité dans le gouffre écumeux du torrent ces gigantesques troncs d'arbres, ou celle des bergers qui paissent leurs chèvres exténuées sur ces pentes stériles?
- C'est, répondit un muletier, la cellule d'un vieil ermite qui a été trouvé mort, cet automne, en son lit de feuilles. Une corde lui serrait le cou, et sa langue lui pendait hors de la bouche.
- Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous! s'écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.
- Ces trois cavaliers cachés dans leurs manteaux, qui, passant près de nous, nous ont si bien observés, ne sont pas des nôtres. Qui sont-ils? demanda un moine à la barbe et à la robe toutes poudreuses.
- Si ce ne sont, répondit un muletier, des alguazils du village de Cienfugos en tournée, ce sont des voleurs qu'aura envoyés à la découverte l'infernal Gil Pueblo, leur capitaine.
- Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous! s'écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.
- Avez-vous entendu ce coup d'espingole qu'on a lâché là-haut parmi les broussailles? demanda un marchand d'encre, si pauvre qu'il cheminait pieds nus. Voyez! la fumée s'évapore dans l'air!
- Ce sont, répondit un muletier, nos gens qui battent les buissons à la ronde, et brûlent des amorces pour amuser les brigands. Senors et senorines, courage, et piquez des deux.
- Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous! s'écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.
Et tous les voyageurs prirent le galop au milieu d'un nuage de poussière qu'enflammait le soleil; les mules défilaient entre d'énormes blocs de granit, le torrent mugissait dans de bouillonnants entonnoirs, les forêts pliaient avec d'immenses craquements; et de ces profondes solitudes que remuait le vent sortaient des voix confusément menaçantes, qui tantôt s'approchaient, tantôt s'éloignaient, comme si une troupe de voleurs rôdait aux environs.
III
LE
MARQUIS D'AROCA
Mets-toi
voleur de grand
chemin, tu gagneras ta vie.
CALDERON.
Qui n'aime, aux jours de la canicule dans les bois, lorsque les geais criards se disputent la ramée et l'ombre, un lit de mousse et la feuille à l'envers du chêne?
*
*
*
Les deux larrons bâillèrent, demandant l'heure au bohémien qui les poussait du pied comme des pourceaux.
« Debout! répondit celui-ci, debout! Il est l'heure de décamper. Le marquis d'Aroca flaire notre piste avec six alguazils.
- Qui? le marquis d'Aroca, dont j'ai escamoté la montre à la procession des révérends pères dominicains de Santillane! dit l'un.
- Le marquis d'Aroca, dont j'ai enfourché la mule à la foire de Salamanque! dit l'autre.
- Lui-même, répliqua le gitano; hâtons-nous de gagner le couvent des trappistes pour nous y cacher une neuvaine sous le froc!
- Halte-là! un moment! rendez-moi d'abord ma montre et ma mule!
C'était le marquis d'Aroca, à la tête de ses six alguazils, lequel écartait d'une main le feuillage blanc des noisetiers, et de l'autre signait au front les brigands de la pointe de son épée.
IV
HENRIQUEZ
Je le vois
bien, il est dans ma
destinée d'être pendu ou
marié.
LOPE DE VEGA.
« Il y a un an que je vous commande, leur dit le capitaine, qu'un autre me succède. J'épouse une riche veuve de Cordoue, et je renonce au stylet du brigand pour la baguette du corrégidor. »
Il ouvrit le coffre: c'était le trésor à partager, pêle-mêle des vases sacrés, des bijoux, des quadruples, une pluie de perles et une rivière de diamants.
À toi Henriquez, les boucles d'oreilles et la bague du marquis d'Aroca! à toi qui l'a tué d'un coup de carabine dans sa chaise de poste! »
Henriquez coula à son doigt la topaze ensanglantée, et pendit à ses oreilles les améthystes taillées en forme de gouttes de sang.
Tel fut le sort de ces boucles d'oreilles dont s'était parée la duchesse de Médina-Coeli, et qu'Henriquez, un mois plus tard, donna en échange d'un baiser à la fille de geôlier de la prison!
Tel fut le sort de cette bague qu'un hidalgo avait achetée d'un émir au prix d'une blanche cavale, et dont Henriquez paya un verre d'eau-de-vie, quelques minutes avant d'être pendu!
V
LE CLAIR DE LUNE
Ne se
séparant jamais plus de
sa carabine que Dona Inès
de la bague
du bien aimé!
Chanson
espagnole.
La Posada (*), un paon sur son toit, allumait ses vitres à l'incendie lointain du soleil couchant, et le sentier serpentait lumineux dans la montagne. (*) Petite hôtellerie espagnole.
*
*
*
« Chut! n'avez-vous rien entendu, vous autres? demanda un des guérillas, collant son oreille à la fente du volet.
- Ma mule, répondit un arriéro, a fait un pet dans l'écurie.
- Gavache! s'écria le brigand, est-ce pour un pet de ta mule que j'arme cette carabine? Alerte! alerte! Une trompette! voici les dragons jaunes. »
Et soudain, au chocs des pots, aux grincements de la guitare, au rire des servantes, au brouhaha de la foule, succéda un silence à travers lequel eût bourdonné le vol d'une mouche.
Mais ce n'était que la corne d'un vacher. Les arriéros, avant de brider leurs mules pour gagner le large, achevèrent leur outre à moitié bue; et les bandits, qu'agaçaient en vain les grasses Maritornes de la noire hôtellerie, grimpèrent aux soupentes, en bâillant d'ennui, de fatigue et de sommeil.
VI
PADRE
PUGNACCIO
Rome est
une ville où il y a
plus de sbires que de citadins,
plus de
moines que de sbires.
Voyage en Italie.
Rira bien
qui rira le dernier.
Proverbe populaire.
Padre Pugnaccio, le crâne hors du capuce, montait les escaliers du dôme Saint-Pierre, entre deux dévotes enveloppées de mantilles, et l'on entendait les cloches et les anges se quereller dans la nuit.
L'une des dévotes, - c'était la tante, - récitait un ave sur chaque grain de son rosaire; et l'autre, - c'était la nièce, - lorgnait du coin de l'oeil un joli officier des gardes du pape.
Le moine marmottait à la vieille femme: « Dotez mon couvent. » Et l'officier glissait à la jeune fille un billet doux musqué.
La pécheresse essuyait quelques larmes; l'ingénue rougissait de plaisir; le moine calculait mille piastres à douze pour cent d'intérêt, et l'officier retroussait le poil de sa moustache dans un miroir de poche.
Et le diable, tapi dans la grande manche de Padre Pugnaccio, ricana comme Polichinelle!
VII
LA
CHANSON DU MASQUE
Venise au
visage de masque.
LORD BYRON.
Ce n'est point avec le froc et le chapelet, c'est avec le tambour de basque et l'habit de fou que j'entreprends, moi, ce pèlerinage à la mort!
Notre troupe bruyante est accourue sur la place St-Marc, de l'hôtellerie du signor Arlecchino, qui nous avait tous conviés à un régal de macarons à l'huile et de polenta à l'ail.
Marions nos mains, toi qui, monarque éphémère, ceins la couronne de papier doré, et vous, ses grotesques sujets, qui lui formez un cortège de vos manteaux de mille pièces, de vos barbes de filasse et de vos épées de bois.
Marions nos mains pour chanter et danser une ronde, oubliés de l'Inquisiteur, à la splendeur magique de girandoles de cette nuit rieuse comme le jour.
Chantons et dansons, nous qui sommes joyeux, tandis que ces mélancoliques descendent le canal sur le banc des gondoliers, et pleurent en voyant pleurer les étoiles.
Dansons et chantons, nous qui n'avons rien à perdre, et tandis que, derrière le rideau où se dessine l'ennui de leurs fronts penchés, nos patriciens jouent d'un coup de cartes palais et maîtresses!
Ici
finit le cinquième
Livre des Fantaisies
De
Gaspard
De la
Nuit
Ici
commence le sixième
Livre des Fantaisies
De
Gaspard
De la
Nuit
SILVES
I
MA
CHAUMIERE
En
automne, les grives
viendraient s'y reposer, attirées
par
les baies au rouge vif du sorbier des
oiseleurs.
Le baron R. MONTHERME
Levant
ensuite les yeux, la
bonne vieille vit comme la bise
tourmentait les arbres et dissipait les
traces des
corneilles qui sautaient sur
la neige autour de la grange.
Le poète allemand VOSS.
- Idylle
XIII.
Ma chaumière aurait, l'été, la feuillée des bois pour parasol, et l'automne, pour jardin, au bord de la fenêtre, quelque mousse qui enchâsse les perles de la pluie, et quelques giroflée qui fleure l'amande.
Mais l'hiver, quel plaisir! quand le matin aurait secoué ses bouquets de givre sur mes vitres gelées, d'apercevoir bien loin, à la lisière de la forêt, un voyageur qui va toujours s'amoindrissant, lui et sa monture, dans la neige et la brume.
Quel plaisir! le soir, de feuilleter sous le manteau de la cheminée flambante et parfumée d'une bourrée de genièvre, les preux et les moines des chroniques, si merveilleusement portraits qu'ils semblent, les uns joûter, les autres prier encore.
Et quel plaisir! la nuit, à l'heure douteuse et pâle qui précède le point du jour, d'entendre mon coq s'égosiller dans le gelinier et le coq d'une ferme lui répondre faiblement, sentinelle juchée aux avant-postes du village endormi.
Ah! si le roi nous lisait dans son Louvre, - ô ma muse inabritée contre les orages de la vie, - le seigneur suzerain de tant de fiefs qu'ils ignore le nombre de ses châteaux, ne nous marchanderait pas une chaumine!
II
JEAN DES
TILLES.
C'est le
tronc du vieux saule
et ses rameaux penchants.
H. DE
LATOUCHE. - Le Roi
des Aulnes.
« Ma bague, ma bague! » Et le cri de la lavandière effraya dans la souche d'un saule, un rat qui filait sa quenouille.
Encore un tour de Jean des Tilles, l'ondin malicieux et espiègle qui ruisselle, se plaint et rit sous les coups redoublés du battoir!
Comme s'il ne lui suffisait pas de cueillir, aux épais massifs de la rive, les nèfles mûres qu'il noie dans le courant.
« Jean le voleur! Jean qui pêche et qui sera pêché! Petit Jean, friture que j'ensevelirai blanc d'un linceul de farine dans l'huile enflammée de la poêle! »
Mais alors des corbeaux, qui se balançaient à la verte flèche des peupliers, croassèrent dans le ciel moite et pluvieux.
Et les lavandières, troussées comme des piqueurs d'ablettes, enjambèrent le gué jonché de cailloux d'écume, d'herbes et de glaïeuls.
III
OCTOBRE
Adieu,
derniers beaux jours!
ALPH. DE LAMARTINE. - L'Automne.
Les petits Savoyards sont de retour, et déjà leur cri interroge l'écho sonore du quartier; comme les hirondelles précèdent le printemps, il précèdent l'hiver.
Octobre, le courrier de l'hiver, heurte à la porte de nos demeures. Une pluie intermittente inonde la vitre offusquée, et le vent jonche des feuilles mortes du platane le perron solitaire.
Voici venir ces veillées de famille, si délicieuses quand tout au dehors est neige, verglas et brouillards, et que les jacinthes fleurissent sur la cheminée à la tiède atmosphère du salon.
Voici venir la Saint-Martin et ses brandons, Noël et ses bougies, le jour de l'an et ses joujoux, les Rois et leur fête, le Carnaval et sa marotte.
Et Pâques enfin, Pâques aux hymnes matinales et joyeuses, Pâques dont les jeunes filles reçoivent la blanche hostie et les oeufs rouges!
Alors un peu de cendre aura effacé de nos fronts l'ennui de six mois d'hiver, et les petits Savoyards salueront du haut la colline et le hameau natal.
IV
CHEVREMORTE
(*)
(*) À une demi-lieue de Dijon.
Et moi
aussi j'ai été déchiré
par les
épines de ce désert, et j'y
laisse chaque jour
quelque partie de ma
dépouille.
Les
Martyrs, livre X.
Ce n'est point ici qu'on respire la mousse des chênes et les bourgeons du peuplier, ce n'est point ici que les brises et les eaux murmurent d'amour ensemble.
Aucun baume, le matin après la pluie, le soir aux heures de la rosée; et rien pour charmer l'oreille que le cri du petit oiseau qui quête un brin d'herbe.
Désert qui n'entend plus la voix de Jean-Baptiste! Désert que n'habitent plus ni les hermites ni les colombes!
Ainsi mon âme est une solitude où, sur le bord de l'abîme, une main à la vie et l'autre à la mort, je pousse un sanglot désolé.
Le poète est comme la giroflée qui s'attache, frêle et odorante, au granit, et demande moins de terre que de soleil.
Mais hélas! je n'ai plus de soleil, depuis que se sont fermés les yeux si charmants qui réchauffaient mon génie!
12 Juin 1832.
V
ENCORE
UN PRINTEMPS
Toutes les
pensées, toutes les
passions qui agitent le coeur
mortel
sont les esclaves de l'amour.
COLERIDGE.
Encore un printemps, - encore une goutte de rosée qui se bercera un moment dans mon calice amer, et qui s'en échappera comme une larme.
O ma jeunesse! tes joies ont été glacées par les baisers du temps, mais tes douleurs ont survécu au temps qu'elles ont étouffé sur leur sein.
Et vous qui avez parfilé la soie de ma vie, ô femmes! s'il y a eu dans mon roman d'amour quelqu'un de trompeur, ce n'est pas moi, quelqu'un de trompé, ce n'est pas vous!
O printemps! petit oiseau de passage, notre hôte d'une saison qui chante mélancoliquement dans le coeur du poète et dans la ramée du chêne!
Encore un printemps, - encore un rayon du soleil de mai au front du jeune poète, parmi le monde, au front du vieux chêne, parmi les bois!
Paris, 11 Mai 1836.
VI
LE
DEUXIEME HOMME
Et nunc,
Domine, tolle quaeso,
animam meam a me, quia melior est mihi
mors quam vita.
JONAS, cap. IV, v. 3.
J'en jure
par la mort, dans un monde pareil
Non, je ne voudrais pas
rajeunir d'un soleil.
ALPH. DE LAMARTINE. - Méditations.
Enfer! - Enfer et paradis! - cris de désespoir! cris de joie! - blasphèmes des réprouvés! concerts des élus! - âmes des morts, semblables aux chênes de la montagne déracinés par les démons! âmes des morts, semblables aux fleurs de la vallée cueillies par les anges!
*
*
*
Soleil, firmament, terre et homme, tout avait commencé, tout avait fini. Une voix secoua le néant. - « Soleil? appela cette voix, du seuil de la radieuse Jérusalem. - Soleil? répétèrent les échos de l'inconsolable Josaphat. » - Et le soleil ouvrit ses cils d'or sur le chaos des mondes.
Mais le firmament pendait comme un lambeau d'étendard. - « Firmament? appela cette voix, du seuil de la radieuse Jérusalem. - Firmament? répétèrent les échos de l'inconsolable Josaphat. » Et le firmament déroula aux vents ses plis de pourpre et d'azur.
Mais la terre voguait à la dérive, comme un navire foudroyé qui ne porte dans ses flancs que des cendres et des ossements. « Terre? appela cette voix, du seuil de la radieuse Jérusalem. - Terre? répétèrent les échos de l'inconsolable Josaphat. » - Et la terre ayant jeté l'ancre, la nature s'assit, couronnée de fleurs, sous le porche des montagnes aux cent mille colonnes.
Mais l'homme manquait à la création, et tristes étaient la terre et la nature, l'une de l'absence de son roi, l'autre de l'absence de son époux. - « Homme? appela cette voix, du seuil de la radieuse Jérusalem. - Homme? répétèrent les échos de l'inconsolable Josaphat. » Et l'hymne de délivrance et de grâces ne brisa point le sceau dont la mort avait plombé les lèvres de l'homme endormi pour l'éternité dans le lit du sépulcre.
« Ainsi soit-il! dit cette voix, et le seuil de la radieuse Jérusalem se voila de deux sombres ailes. - Ainsi soit-il! répétèrent les échos, et l'inconsolable Josaphat se remit à pleurer. » Et la trompette de l'archange sonna d'abîme en abîme, tandis que tout croulait avec un fracas et une ruine immense: le firmament, la terre et le soleil, faute de l'homme, cette pierre angulaire de la création.
Ici
finit le sixième et dernier
Livre des Fantaisies
De
Gaspard
De la
Nuit
À
M. SAINTE-BEUVE.
Je prierai
les lecteurs de ce
mien labeur qu'ils veuillent prendre en
bonne part tout ce que j'y ai écrit.
Mémoires
du SIRE DE
JOINVILLE.
L'homme est un balancier qui frappe une monnaie à son coin. Le quadruple porte l'empreinte de l'empereur, la médaille, du pape, le jeton, du fou.
Je marque mon jeton à ce jeu de la vie où nous perdons coup sur coup et où le diable, pour en finir, rafle joueurs, dés et tapis vert.
L'empereur dicte ses ordres à ses capitaines, le pape adresse des bulles à la chrétienté, et le fou écrit un livre.
Mon livre, le voilà tel que je l'ai fait et tel qu'on doit le lire, avant que les commentateurs ne l'obscurcissent de leurs éclaircissements.
Mais ce ne sont point ces pages souffreteuses, humble labeur ignoré des jours présents, qui ajouteront quelque lustre à le renommée poétique des jours passés.
Et l'églantine du ménestrel sera fanée, que fleurira toujours la giroflée, chaque printemps, aux gothiques fenêtres des châteaux et des monastères.
Paris, 20 septembre 1836.
PIECES
DÉTACHÉES
EXTRAITES
DU PORTEFEUILLE DE L'AUTEUR
LE BEL
ALCADE.
Il me
disait, le bel Alcade:
« Tant que pendra sur la cascade
Le saule aux rameaux chevelus,
Tu seras, vierge qui
console,
Et mon étoile et ma boussole. »
Pourquoi pend donc encor le saule,
Et pourquoi ne
m'aime-t-il plus?
Romance espagnole.
C'est pour te suivre, ô bel Alcade, que je me suis exilée de la terre des parfums, où gémissent de mon absence mes compagnes dans la prairie, mes colombes dans le feuillage des palmiers.
Ma mère, ô bel Alcade, tendit de sa couche de douleurs la main vers moi; cette main retomba glacée, et je ne m'arrêtai pas au seuil pour pleurer ma mère qui n'était plus.
Je n'ai point pleuré, ô bel Alcade, lorsque le soir, seule avec toi et notre barque errant loin du bord, les brises embaumées de ma patrie traversaient les flots pour venir me trouver.
J'étais, disais-tu alors dans tes ravissements, ô bel Alcade, j'étais plus charmante que la lune, sultane de sérail aux mille lampes d'argent.
Tu m'aimais, ô bel Alcade, et j'étais fière et heureuse: depuis que tu me repousses je ne suis plus qu'un humble pécheresse qui confesse en pleurant la faute qu'elle a commise.
Quand donc, ô bel Alcade, sera-t-elle écoulée, ma source de larmes amères? Quand l'eau de la fontaine du roi Alphonse ne sera plus vomie par la gueule des lions.
L'ANGE
ET LA FÉE
Une fée
est cachée en tout ce que tu vois.
VICTOR HUGO.
Une fée parfume la nuit mon sommeil fantastique des plus fraîches, des plus tendres haleines de juillet, - cette même bonne fée qui replante en son chemin le bâton du vieil aveugle égaré, et qui essuie les larmes, guérit la douleur de la petite glaneuse dont une épine a blessé le pied nu.
La voici, me berçant comme un héritier de l'épée ou de la harpe, et écartant de ma couche avec une plume de paon les esprits qui me dérobaient mon âme pour la noyer dans un rayon de la lune ou dans une goutte de rosée.
La voici, me racontant quelqu'une de ses histoires des vallées et des montagnes, soit les amours mélancoliques des fleurs du cimetière, soit les joyeux pèlerinages des oiseaux à Notre-Dame-des-Cornouillers.
*
*
*
Mais tandis qu'elle me veillait endormi, un ange, qui descendait les ailes frémissantes, du temps étoilé, posa un pied sur la rampe du gothique balcon, et heurta de sa palme d'argent aux vitraux peints de la haute fenêtre.
Un séraphin, une fée, qui s'étaient enamourés naguère l'un de l'autre au chevet d'une jeune mourante, qu'elle avait douée à sa naissance de toutes les grâces des vierges, et qu'il porta expirée dans les délices du Paradis!
La main qui berçait mes rêves s'était retirée avec mes rêves eux-mêmes. J'ouvris les yeux. Ma chambre aussi profonde que déserte s'éclairait silencieusement des nébulosités de la lune; et le matin, il ne me reste plus des affections de la bonne fée que cette quenouille: encore ne suis-je pas sûr qu'elle ne soit pas de mon aïeule.
LA
PLUIE
Pauvre
oiseau que le ciel bénit!
Il écoute les vents
bruire,
Chante, et voit des gouttes d'eau luire
Comme
des perles dans son nid!
VICTOR HUGO.
Et cependant que ruisselle la pluie, les petits charbonniers de la Forêt-Noire entendent, de leur lit de fougère parfumée, hurler au dehors la bise comme un loup.
Ils plaignent la biche fugitive que relancent les fanfares de l'orage, et l'écureuil tapi au creux d'un chêne, qui s'épouvante de l'éclair comme de la lampe du chasseur des mines.
Ils plaignent la famille des oiseaux, la bergeronnette qui n'a que son aile pour abriter sa couvée, et le rouge-gorge dont la rose, ses amours, s'effeuille au vent.
Ils plaignent jusqu'au vers luisant qu'une goutte de pluie précipite dans des océans d'un rameau de mousse.
Ils plaignent le pèlerin attardé qui rencontre le roi Pialus et la reine Wilberta, car c'est l'heure où le roi mène boire son palefroi de vapeurs au Rhin.
Mais ils plaignent surtout les enfants fourvoyés qui se seraient engagés dans l'étroit sentier frayé par une troupe de voleurs, ou qui se dirigeraient vers la lumière lointaine de l'ogresse.
Et le lendemain, au point du jours, les petits charbonniers trouvèrent leur cabane de ramée, d'où ils pipaient les grives, couchée sur le gazon et leurs gluaux noyés dans la fontaine.
LES
DEUX ANGES
Ces deux
êtres qu'ici, la nuit, un saint mystère...
VICTOR
HUGO.
« Planons, lui disais-je, sur les bois que parfument les roses; jouons-nous dans la lumière et l'azur des cieux, oiseaux de l'air, et accompagnons le printemps voyageur. »
La mort me la ravit échevelée et livrée au sommeil d'un évanouissement, tandis que, retombé dans la vie, je tendais en vain les bras à l'ange qui s'envolait.
Oh! si la mort eût tinté sur notre couche les noces du cercueil, cette soeur des anges m'eût fait monter aux cieux avec elle, ou je l'eusse entraînée avec moi aux enfers!
Délirantes joies du départ pour l'ineffable bonheur de deux âmes qui, heureuses et s'oubliant partout où elles ne sont plus ensemble, ne songent plus au retour.
Mystérieux voyage de deux anges qu'on eût vus, au point du jour, traverser les espaces et recevoir sur leurs blanches ailes la fraîche rosée du matin!
Et dans le vallon, triste de notre absence, notre couche fût demeurée vide au mois des fleurs, nid abandonné dans le feuillage.
LE
SOIR SUR L'EAU
Bords
où Venise est reine de la mer.
ANDRÉ CHÉNIER.
La noire gondole se glissait le long des palais de marbre, comme un bravo qui court à quelque aventure de nuit, un stylet et une lanterne sous sa cape,
Un cavalier et une dame y causaient d'amour: - « Les orangers si parfumés, et vous si indifférente! Ah! signora, vous êtes une statue dans un jardin!
- Ce baiser est-il d'une statue, mon Georgio? pourquoi boudez-vous? - Vous m'aimez donc? - Il n'est pas au ciel une étoile qui ne le sache, et tu ne le sais pas?
- Quel est ce bruit? - Rien, sans doute le clapotement des flots qui monte et descend une marche des escaliers de la Giudecca.
- Au secours! au secours! - Ah! mère du sauveur, quelqu'un qui se noie! - Écartez-vous; il est confessé », dit un moine qui parut sur la terrasse.
Et la noire gondole força de rames, se glissant le long des palais de marbre comme un bravo qui revient de quelque aventure de nuit, un stylet et une lanterne sous sa cape.
MADAME
DE MONTBAZON
Mme de
Montbazon était une fort
belle créature qui
mourut d'amour, cela
pris à la lettre, l'autre siècle,
pour
le chevalier de la Rüe qui ne l'aimait
point.
Mémoires de SAINT-SIMON.
La suivante rangea sur la table un vase de fleurs et les flambeaux de cire, dont les reflets moiraient de rouge et de jaune les rideaux de soie bleue au chevet du lit de la malade.
« Crois-tu, Mariette, qu'il viendra? - Oh! dormez, dormez un peu, Madame! - Oui, je dormirai bientôt pour rêver à lui toute l'éternité. »
On entendit quelqu'un monter l'escalier. « Ah! si c'était lui! » murmura la mourante, en souriant, le papillon des tombeaux déjà sur les lèvres.
C'était un petit page qui apportait de la part de la reine, à Madame la duchesse, des confitures, des biscuits et des élixirs sur un plateau d'argent.
« Ah! il ne vient pas, dit-elle d'une voix défaillante, il ne viendra pas! Mariette, donne-moi une de ces fleurs que je la respire et la baise pour l'amour de lui! »
Alors Madame de Montbazon, fermant les yeux, demeura immobile. Elle était morte d'amour, rendant son âme dans le parfum d'une jacinthe.
L'AIR
MAGIQUE DE JEHAN DE VITTEAUX
C'est sans
doute un des
coqueluchiers des cornards d'Évreux, ou
un de la confrérie des Enfants
Sans-Souci de
la ville de Paris, ou
bien un ménétrier qui
chante la langue
d'oc.
FERDINAND LANGLE. - Fabel
de
la Dame de la belle sagesse.
La feuillée verte et touffue: un clerc du gai savoir qui voyage avec sa gourde et son rebec, et un chevalier armé d'une énorme épée à couper en deux la tour de Montlhéry.
LE CHEVALIER: - « Halte-là! ta gargoulette, vassal; j'ai trois grains de sable dans le gosier.
LE MUSICIEN: - À votre plaisir, mais n'y buvez qu'un petit coup, d'autant que le vin est cher cette année.
LE CHEVALIER (faisant la grimace après avoir tout bu): - Il est aigre ton vin; tu mériterais, vassal, que je te brisasse ta gourde sur les oreilles. »
Le clerc du gai savoir approcha, sans mot dire, l'archet de son rebec et joua l'air magique de Jehan de Vitteaux.
Cet air eût délié les jambes d'un paralytique. Or voilà que le chevalier dansait sur la pelouse, son épée appuyée contre l'épaule comme un hallebardier qui va-t-en guerre.
« Merci! nécromant » cria-t-il bientôt, hors d'haleine. Et il giguait toujours.
« Oui-dà! payez-moi d'abord mon vin, ricana le musicien. Vos agneaux d'or, s'il vous plaît, ou je vous mène, ainsi dansant, par les vallées et les bourgs, au pas d'arme de Marsannay!
- « Tiens », - dit le chevalier, après avoir fouillé son escarcelle, et détachant son cheval dont les rênes étaient passées au rameau d'un chène - « tiens! et que m'étrangle le diable si je bois jamais à la calebasse d'un vilain! »
LA
NUIT D'APRES UNE BATAILLE
Et les
corbeaux vont commencer.
VICTOR HUGO.
I
Une sentinelle, le mousquet au bras et enveloppée dans son manteau, se promène le long du rempart. Elle se penche entre les noirs créneaux de moment en moment, et observe d'un oeil attentif l'ennemi dans son camp.
II
Il allume les feux au bord des fossés pleins d'eau; le ciel est noir; la forêt est pleine de bruits; le vent chasse la fumée vers le fleuve et se plaint en murmurant dans les plis des étendards.
III
Aucune trompette ne trouble l'écho; aucun chant de guerre n'est répété autour de la pierre du foyer; des lampes sont allumées dans les tentes au chevet des capitaines morts l'épée à la main.
IV
Mais voici que la pluie ruisselle sur les pavillons; le vent qui glace la sentinelle engourdie, les hurlements des loups qui s'emparent du champ de bataille, tout annonce ce qui se passe d'étrange sur la terre et dans le ciel.
V
Toi qui reposes paisiblement au lit de la tente, souviens-toi toujours qu'il ne s'en est fallu peut-être aujourd'hui que d'un pouce de lame pour percer ton coeur.
VI
Tes compagnons d'armes, tombés avec courage au premier rang, ont acheté de leur vie la gloire et le salut de ceux qui bientôt les auront oubliés.
VII
Une sanglante bataille a été livrée; perdue ou gagnée, tout sommeille maintenant; mais combien de braves ne s'éveilleront plus ou ne se réveilleront demain que dans le ciel!
LA
CITADELLE DE WOLGAST.
- Où
allez-vous? qui êtes-vous?
- Je suis porteur d'une
lettre
pour le lord général.
Woodstock.
- WALTER SCOTT.
Comme elle est calme et majestueuse la citadelle blanche, sur l'Oder, tandis que de toutes les embrasures les canons aboient contre la ville et le camp, et les couleuvrines dardent en sifflant leurs langues sur les eaux couleur de cuivre.
Les soldats du roi de Prusse sont maîtres de Wolgast, de ses faubourgs et de l'une et de l'autre rive du fleuve; mais l'aigle à deux têtes de l'empereur d'Allemagne berce encore ses ailerons dans les plis du drapeau de la citadelle.
Tout à coup, avec la nuit, la citadelle éteint ses soixante bouches à feu. Des torches s'allument dans les casemates, courent sur les bastions, illuminent les tours et les eaux, et une trompette gémit dans les créneaux comme la trompette du jugement.
Cependant la poterne de fer s'ouvre, un soldat s'élance dans une barque et rame vers le camp; il aborde: « Le capitaine Beaudoin, dit-il, a été tué; nous demandons qu'on nous permette d'envoyer son corps à sa femme qui habite Oderberg sur la frontière; lorsqu'il y aura trois jours que le corps voguera sur l'eau, nous signerons la capitulation. »
Le lendemain, à midi, sortit de la triple enceinte de pieux qui hérisse la citadelle une barque, longue comme un cercueil, que la ville et la citadelle saluèrent de sept coups de canon.
Les cloches de la ville étaient en branle, on était accouru à ce triste spectacle de tous les villages voisins, et les ailes des moulins à vent demeuraient immobiles sur les collines qui bordent l'Oder.
LE
CHEVAL MORT.
Le
fossoyeur: - Je vous vendrai
de l'os pour fabriquer des
boutons.
Le pialey: - Je vous vendrai de
l'os pour
garnir le manche de vos
poignards.
La Boutique de
l'Armurier.
La voirie! et à gauche, sous un gazon de trèfle et de luzerne, les sépultures d'un cimetière; à droite, un gibet suspendu qui demande aux passants l'aumône comme un manchot.
*
*
*
Celui-là, tué d'hier, les loups lui on déchiqueté la chair sur le col en si longues aiguillettes qu'on le dirait paré encore pour la cavalcade d'une touffe de rubans rouges.
Chaque nuit, dès que la lumière blémira le ciel, cette carcasse s'envolera, enfourchée par une sorcière qui l'éperonnera de l'os pointu de son talon, la bise soufflant dans l'orgue de ses flancs caverneux.
Et s'il était à cette heure taciturne un oeil sans sommeil, ouvert dans quelque fosse du champ de repos, il se fermerait soudain, de peur de voir un spectre dans les étoiles.
Déjà la lune elle-même, clignant un oeil, ne luit plus de l'autre que pour éclairer comme une chandelle flottante ce chien, maigre vagabond, qui lape l'eau d'un étang.
LE
GIBET.
Que
vois-je remuer autour de ce gibet?
FAUST.
Ah! ce que j'entends, serait-ce la bise nocturne qui glapit, ou le pendu qui pousse un soupir sur la fourche patibulaire?
Serait-ce quelque grillon qui chante tapi dans la mousse et le lierre stérile dont par pitié se chausse le bois?
Serait-ce quelque mouche en chasse sonnant du cor autour de ces oreilles sourdes à la fanfare des hallalis?
Serait-ce quelque escarbot qui cueille en son vol inégal un cheveu sanglant à son crâne chauve?
Ou bien serait-ce quelque araignée qui brode une demi-aune de mousseline pour cravate à ce col étranglé?
C'est la cloche qui tinte aux murs d'une ville, sous l'horizon, et la carcasse d'un pendu que rougit le soleil couchant.
SCARBO.
Il regarda
sous le lit, dans la
cheminée, dans le bahut; -
personne. Il
ne put comprendre par où il s'était
introduit, par où il s'était évadé.
HOFFMANN. - Contes nocturnes.
Oh! que de fois je l'ai entendu et vu, Scarbo, lorsqu'à minuit la lune brille dans le ciel comme un écu d'argent sur une bannière d'azur semée d'abeilles d'or!
Que de fois j'ai entendu bourdonner son rire dans l'ombre de mon alcôve, et grincer son ongle sur la soie des courtines de mon lit!
Que de fois je l'ai vu descendre du plancher, pirouetter sur un pied et rouler par la chambre comme le fuseau tombé de la quenouille d'une sorcière.
Le croyais-je alors évanoui? le nain grandissait entre la lune et moi, comme le clocher d'une cathédrale gothique, un grelot d'or en branle à son bonnet pointu!
Mais bientôt son corps bleuissait, diaphane comme la cire d'une bougie, son visage blémissait comme la cire d'un lumignon, - et soudain il s'éteignait.
A M.
DAVID, STATUAIRE.
Le talent
rampe et meurt s'il
n'a des ailes d'or.
GILBERT.
Non, Dieu, éclair qui flamboie dans le triangle symbolique, n'est point le chiffre tracé sur les lèvres de la sagesse humaine!
Non, l'amour, sentiment naïf et chaste qui se voile de pudeur et de fierté au sanctuaire du coeur, n'est point cette tendresse cavalière qui répand les larmes de la coquetterie par les yeux du masque de l'innocence!
Non, la gloire, noblesse dont les armoiries ne se vendirent jamais, n'est pas la savonnette à vilain qui s'achète, au prix du tarif, dans la boutique d'un journaliste!
Et j'ai prié, et j'ai aimé, et j'ai chanté, poète pauvre et souffrant! Et c'est en vain que mon coeur déborde de foi, d'amour et de génie!
C'est que je naquis aiglon avorté! L'oeuf de mes destinées, que n'ont point couvé les chaudes ailes de la prospérité, est aussi creux, aussi vide que la noix dorée de l'Égyptien.
Ah! l'homme, dis-le-moi, si tu le sais, l'homme, frêle jouet, gambadant suspendu aux fils des passions, ne serait-il qu'un pantin qu'use la vie et que brise la mort?