Pierre Corneille L'illusion comique
ACTE I
SCENE PREMIERE
DORANTE.
Ce mage, qui d'un mot renverse la nature,
N'a choisi pour
palais que cette grotte obscure.
La nuit qu'il entretient sur cet
affreux séjour,
N'ouvrant son voile épais qu'aux
rayons d'un faux jour,
De leur éclat douteux n'admet en
ces lieux sombres
Que ce qu'en peut souffrir le commerce des
ombres.
N'avancez pas : son art au pied de ce rocher
A mis de
quoi punir qui s'en ose approcher ;
Et cette large bouche est un
mur invisible,
Où l'air en sa faveur devient inaccessible,
Et lui fait un rempart, dont les funestes bords
Sur un peu de
poussière étalent mille morts.
Jaloux de son repos
plus que de sa défense,
Il perd qui l'importune, ainsi que
qui l'offense ;
Malgré l'empressement d'un curieux désir,
Il faut, pour lui parler, attendre son loisir :
Chaque jour
il se montre, et nous touchons à l'heure
Où pour se
divertir il sort de sa demeure.
PRIDAMANT.
J'en attends peu de chose, et brûle de le voir.
J'ai de
l'impatience, et je manque d'espoir.
Ce fils, ce cher objet de
mes inquiétudes,
Qu'ont éloigné de moi des
traitements trop rudes,
Et que depuis dix ans je cherche en tant
de lieux,
A caché pour jamais sa présence à
mes yeux.
Sous ombre qu'il prenait un peu trop de licence,
Contre ses libertés je roidis ma puissance ;
Je
croyais le dompter à force de punir,
Et ma sévérité
ne fit que le bannir.
Mon âme vit l'erreur dont elle était
séduite :
Je l'outrageais présent, et je pleurai sa
fuite ;
Et l'amour paternel me fit bientôt sentir
Il
l'a fallu chercher : j'ai vu dans mon voyage
Le Pô, le
Rhin, la Meuse, et la Seine, et le Tage :
Toujours le même
soin travaille mes esprits ;
Et ces longues erreurs ne m'en ont
rien appris.
Enfin, au désespoir de perdre tant de peine,
Et n'attendant plus rien de la prudence humaine,
Pour trouver
quelque borne à tant de maux soufferts,
J'ai déjà
sur ce point consulté les enfers.
J'ai vu les plus fameux
en la haute science
Dont vous dites qu'Alcandre a tant
d'expérience :
On m'en faisait l'état que vous
faites de lui,
Et pas un d'eux n'a pu soulager mon ennui.
L'enfer devient muet quand il me faut répondre,
Ou ne
me répond rien qu'afin de me confondre.
DORANTE.
Ne traitez pas Alcandre en homme du commun ;
Ce qu'il sait en
son art n'est connu de pas un.
Je ne vous dirai point qu'il
commande au tonnerre,
Qu'il fait enfler les mers, qu'il fait
trembler la terre ;
Que de l'air, qu'il mutine en mille
tourbillons,
Contre ses ennemis il fait des bataillons ;
Que
de ses mots savants les forces inconnues
Transportent les
rochers, font descendre les nues,
Et briller dans la nuit l'éclat
de deux soleils ;
Vous n'avez pas besoin de miracles pareils :
Il suffira pour vous qu'il lit dans les pensées,
Qu'il
connaît l'avenir et les choses passées ;
Rien n'est
secret pour lui dans tout cet univers,
Et pour lui nos destins
sont des livres ouverts.
Moi-même, ainsi que vous, je ne
pouvais le croire :
Mais sitôt qu'il me vit, il me dit mon
histoire ;
Et je fus étonné d'entendre le discours
Des traits les plus cachés de toutes mes amours.
PRIDAMANT.
Vous m'en dites beaucoup.
DORANTE.
J'en ai vu davantage.
PRIDAMANT.
Vous essayez en vain de me donner courage ;
Mes soins et mes
travaux verront, sans aucun fruit,
Clore mes tristes jours d'une
éternelle nuit.
DORANTE.
Depuis que j'ai quitté le séjour de Bretagne
Pour
venir faire ici le noble de campagne,
Et que deux ans d'amour,
par une heureuse fin,
M'ont acquis Sylvérie et ce château
voisin,
De pas un, que je sache, il n'a déçu
l'attente :
Quiconque le consulte en sort l'âme contente.
Croyez-moi, son secours n'est pas à négliger :
D'ailleurs il est ravi quand il peut m'obliger,
Et j'ose me
vanter qu'un peu de mes prières
Vous obtiendra de lui des
faveurs singulières.
PRIDAMANT.
Le sort m'est trop cruel pour devenir si doux.
DORANTE.
Espérez mieux : il sort, et s'avance vers nous.
Regardez-le marcher ; ce visage si grave,
Dont le rare savoir
tient la nature esclave,
N'a sauvé toutefois des ravages
du temps
Qu'un peu d'os et de nerfs qu'ont décharnés
cent ans ;
Son corps, malgré son âge, a les forces
robustes,
Le mouvement facile, et les démarches justes :
Des ressorts inconnus agitent le vieillard,
Et font de tous
ses pas des miracles de l'art.
SCENE
II
DORANTE.
Grand démon du savoir, de qui les doctes veilles
Produisent chaque jour de nouvelles merveilles,
A qui rien
n'est secret dans nos intentions,
Et qui vois, sans nous voir,
toutes nos actions :
Si de ton art divin le pouvoir admirable
Jamais en ma faveur se rendit secourable,
De ce père
affligé soulage les douleurs ;
Une vieille amitié
prend part en ses malheurs.
Rennes ainsi qu'à moi lui
donna la naissance,
Et presque entre ses bras j'ai passé
mon enfance ;
Là son fils, pareil d'âge et de
condition,
S'unissant avec moi d'étroite affection...
ALCANDRE.
Dorante, c'est assez, je sais ce qui l'amène :
Ce fils
est aujourd'hui le sujet de sa peine.
Vieillard, n'est-il pas
vrai que son éloignement
Par un juste remords te gêne
incessamment ?
Qu'une obstination à te montrer sévère
L'a banni de ta vue, et cause ta misère ?
Qu'en vain,
au repentir de ta sévérité,
Tu cherches en
tous lieux ce fils si maltraité ?
PRIDAMANT.
Oracle de nos jours, qui connais toutes choses,
En vain de ma
douleur je cacherais les causes ;
Tu sais trop quelle fut mon
injuste rigueur,
Et vois trop clairement les secrets de mon
coeur.
Il est vrai, j'ai failli ; mais pour mes injustices
Tant
de travaux en vain sont d'assez grands supplices :
Donne enfin
quelque borne à mes regrets cuisants,
Rends-moi l'unique
appui de mes débiles ans.
Je le tiendrai rendu si j'en ai
des nouvelles ;
L'amour pour le trouver me fournira des ailes.
Où fait-il sa retraite ? en quels lieux dois-je aller ?
Fût-il au bout du monde, on m'y verra voler.
ALCANDRE.
Commencez d'espérer : vous saurez par mes charmes
Ce
que le ciel vengeur refusait à vos larmes.
Vous reverrez
ce fils plein de vie et d'honneur :
De son bannissement il tire
son bonheur.
C'est peu de vous le dire : en faveur de Dorante
Je
vous veux faire voir sa fortune éclatante.
Les novices de
l'art, avec tous leurs encens,
Et leurs mots inconnus, qu'ils
feignent tout-puissants,
Leurs herbes, leurs parfums et leurs
cérémonies,
Apportent au métier des
longueurs infinies,
Qui ne sont, après tout, qu'un mystère
pipeur
Pour se faire valoir et pour vous faire peur :
Ma
baguette à la main, j'en ferai davantage.
Jugez de votre
fils par un tel équipage :
Eh bien ! Celui d'un prince
a-t-il plus de splendeur ?
Et pouvez-vous encor douter de sa
grandeur ?
PRIDAMANT.
D'un amour paternel vous flattez les tendresses ;
Mon fils
n'est point de rang à porter ces richesses,
Et sa
condition ne saurait consentir
Que d'une telle pompe il s'ose
revêtir.
ALCANDRE.
Sous un meilleur destin sa fortune rangée,
Et sa
condition avec le temps changée,
Personne maintenant n'a
de quoi murmurer
Qu'en public de la sorte il aime à se
parer.
PRIDAMANT.
A cet espoir si doux j'abandonne mon âme ;
Mais parmi
ces habits je vois ceux d'une femme :
Serait-il marié ?
ALCANDRE.
Je vais de ses amours
Et de tous ses hasards vous faire le
discours.
Toutefois, si votre âme était assez
hardie,
Sous une illusion vous pourriez voir sa vie,
Et tous
ses accidents devant vous exprimés
Par des spectres
pareils à des corps animés :
Il ne leur manquera ni
geste ni parole.
PRIDAMANT.
Ne me soupçonnez point d'une crainte frivole :
Le
portrait de celui que je cherche en tous lieux
Pourrait-il par sa
vue épouvanter mes yeux ?
ALCANDRE.
Mon cavalier, de grâce, il faut faire retraite,
Et
souffrir qu'entre nous l'histoire en soit secrète.
PRIDAMANT.
Pour un si bon ami je n'ai point de secrets.
DORANTE.
Il nous faut sans réplique accepter ses arrêts ;
Je
vous attends chez moi.
ALCANDRE.
Ce soir, si bon lui semble.
Il vous apprendra tout quand vous
serez ensemble.
SCENE
III
ALCANDRE.
Votre fils tout d'un coup ne fut pas grand seigneur ;
Toutes
ses actions ne vous font pas honneur,
Et je serais marri
d'exposer sa misère
En spectacle à des yeux autres
que ceux d'un père.
Il vous prit quelque argent, mais ce
petit butin
A peine lui dura du soir jusqu'au matin ;
Et pour
gagner Paris, il vendit par la plaine
Des brevets à
chasser la fièvre et la migraine,
Dit la bonne aventure,
et s'y rendit ainsi.
Là, comme on vit d'esprit, il en
vécut aussi.
Dedans Saint-Innocent il se fit secrétaire
;
Après, montant d'état, il fut clerc d'un notaire.
Ennuyé de la plume, il la quitta soudain,
Et fit
danser un singe au faubourg Saint-Germain.
Il se mit sur la rime,
et l'essai de sa veine
Enrichit les chanteurs de la Samaritaine.
Son style prit après de plus beaux ornements ;
Il se
hasarda même à faire des romans,
Des chansons pour
Gautier, des pointes pour Guillaume.
Depuis, il trafiqua de
chapelets de baume,
Vendit du mithridate en maître
opérateur,
Revint dans le Palais, et fut solliciteur.
Enfin, jamais Buscon, Lazarille de Tormes,
Sayavèdre,
et Gusman, ne prirent tant de formes :
C'était là
pour Dorante un honnête entretien !
PRIDAMANT.
Que je vous suis tenu de ce qu'il n'en sait rien !
ALCANDRE.
Sans vous faire rien voir, je vous en fais un conte,
Dont le
peu de longueur épargne votre honte.
Las de tant de
métiers sans honneur et sans fruit,
Quelque meilleur
destin à Bordeaux l'a conduit ;
Et là, comme il
pensait au choix d'un exercice,
Un brave du pays l'a pris à
son service.
Ce guerrier amoureux en a fait son agent :
Cette
commission l'a remeublé d'argent ;
Il sait avec adresse,
en portant les paroles,
De la vaillante dupe attraper les
pistoles ;
Même de son agent il s'est fait son rival,
Et
la beauté qu'il sert ne lui veut point de mal.
Lorsque de
ses amours vous aurez vu l'histoire,
Je vous le veux montrer
plein d'éclat et de gloire,
Et la même action qu'il
pratique aujourd'hui.
PRIDAMANT.
Que déjà cet espoir soulage mon ennui !
ALCANDRE.
Il a caché son nom en battant la campagne,
Et s'est
fait de Clindor le sieur de la Montagne :
C'est ainsi que tantôt
vous l'entendrez nommer.
Voyez tout sans rien dire et sans vous
alarmer.
Je tarde un peu beaucoup pour votre impatience ;
N'en
concevez pourtant aucune défiance :
C'est qu'un charme
ordinaire a trop peu de pouvoir
Sur les spectres parlants qu'il
faut vous faire voir.
Entrons dedans ma grotte, afin que j'y
prépare
Quelques charmes nouveaux pour un effet si rare.
ACTE
II
-
SCENE
PREMIERE
ALCANDRE.
Quoi qui s'offre à nos yeux, n'en ayez point d'effroi ;
De ma grotte surtout ne sortez qu'après moi :
Sinon,
vous êtes mort. Voyez déjà paraître
Sous
deux fantômes vains votre fils et son maître.
PRIDAMANT.
O dieux ! je sens mon âme après lui s'envoler.
ALCANDRE.
Faites-lui du silence, et l'écoutez parler.
SCENE
II
CLINDOR.
Quoi ! monsieur, vous rêvez ! et cette âme hautaine,
Après tant de beaux faits, semble être encore en
peine !
N'êtes-vous point lassé d'abattre des
guerriers,
Et vous faut-il encor quelques nouveaux lauriers ?
MATAMORE.
Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre
Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre,
Du grand
sophi de Perse, ou bien du grand mogor.
CLINDOR.
Eh ! de grâce, monsieur, laissez-les vivre encor :
Qu'ajouterait leur perte à votre renommée ?
D'ailleurs quand auriez-vous rassemblé votre armée
?
MATAMORE.
Mon armée ? Ah, poltron ! Ah, traître ! Pour leur
mort
Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ?
Le
seul bruit de mon nom renverse les murailles,
Défait les
escadrons, et gagne les batailles.
Mon courage invaincu contre
les empereurs
N'arme que la moitié de ses moindres fureurs
;
D'un seul commandement que je fais aux trois parques,
Je
dépeuple l'état des plus heureux monarques ;
Le
foudre est mon canon, les destins mes soldats :
Je couche d'un
revers mille ennemis à bas.
D'un souffle je réduis
leurs projets en fumée ;
Et tu m'oses parler cependant
d'une armée !
Tu n'auras plus l'honneur de voir un second
Mars :
Je vais t'assassiner d'un seul de mes regards,
Veillaque.
Toutefois je songe à ma maîtresse :
Ce penser
m'adoucit : va, ma colère cesse,
Et ce petit archer qui
dompte tous les dieux
Vient de chasser la mort qui logeait dans
mes yeux.
Regarde, j'ai quitté cette effroyable mine
Qui
massacre, détruit, brise, brûle, extermine ;
Et,
pensant au bel oeil qui tient ma liberté,
Je ne suis plus
qu'amour, que grâce, que beauté.
CLINDOR.
O dieux ! en un moment que tout vous est possible !
Je vous
vois aussi beau que vous étiez terrible,
Et ne crois point
d'objet si ferme en sa rigueur,
Qu'il puisse constamment vous
refuser son coeur.
MATAMORE.
Je te le dis encor, ne sois plus en alarme :
Quand je veux,
j'épouvante ; et quand je veux, je charme ;
Et, selon
qu'il me plaît, je remplis tour à tour
Les hommes de
terreur, et les femmes d'amour.
Du temps que ma beauté
m'était inséparable,
Leurs persécutions me
rendaient misérable :
Je ne pouvais sortir sans les faire
pâmer.
Mille mouraient par jour à force de m'aimer :
J'avais des rendez-vous de toutes les princesses ;
Les reines
à l'envi mendiaient mes caresses ;
Celle d'Ethiopie, et
celle du Japon,
Dans leurs soupirs d'amour ne mêlaient que
mon nom.
De passion pour moi deux sultanes troublèrent ;
Deux autres, pour me voir, du sérail s'échappèrent
:
J'en fus mal quelque temps avec le grand seigneur.
CLINDOR.
Son mécontentement n'allait qu'à votre honneur.
MATAMORE.
Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre,
Et
pouvaient m'empêcher de conquérir la terre.
D'ailleurs,
j'en devins las ; et pour les arrêter,
J'envoyai le Destin
dire à son Jupiter
Qu'il trouvât un moyen qui fît
cesser les flammes
Et l'importunité dont m'accablaient les
dames :
Qu'autrement ma colère irait dedans les cieux
Le
dégrader soudain de l'empire des dieux,
Et donnerait à
Mars à gouverner sa foudre.
La frayeur qu'il en eut le fit
bientôt résoudre :
Ce que je demandais fut prêt
en un moment ;
Et depuis, je suis beau quand je veux seulement.
CLINDOR.
Que j'aurais, sans cela, de poulets à vous rendre !
MATAMORE.
De quelle que ce soit, garde-toi bien d'en prendre,
Sinon
de... Tu m'entends ? Que dit-elle de moi ?
CLINDOR.
Que vous êtes des coeurs et le charme et l'effroi ;
Et
que si quelque effet peut suivre vos promesses,
Son sort est plus
heureux que celui des déesses.
MATAMORE.
Ecoute, en ce temps-là, dont tantôt je parlais,
Les
déesses aussi se rangeaient sous mes lois ;
Et je te veux
conter une étrange aventure
Qui jeta du désordre en
toute la nature,
Mais désordre aussi grand qu'on en voie
arriver.
Le Soleil fut un jour sans se pouvoir lever,
Et ce
visible dieu, que tant de monde adore,
Pour marcher devant lui ne
trouvait point d'Aurore :
On la cherchait partout, au lit du
vieux Tithon,
Dans les bois de Céphale, au palais de
Memnon ;
Et faute de trouver cette belle fourrière,
Le
jour jusqu'à midi se passa sans lumière.
CLINDOR.
Où pouvait être alors la reine des clartés ?
MATAMORE.
Au milieu de ma chambre, à m'offrir ses beautés.
Elle y perdit son temps, elle y perdit ses larmes ;
Mon coeur
fut insensible à ses plus puissants charmes ;
Et tout ce
qu'elle obtint pour son frivole amour
Fut un ordre précis
d'aller rendre le jour.
CLINDOR.
Cet étrange accident me revient en mémoire ;
J'étais lors en Mexique, où j'en appris l'histoire,
Et j'entendis conter que la Perse en courroux
De l'affront de
son dieu murmurait contre vous.
MATAMORE.
J'en ouis quelque chose, et je l'eusse punie ;
Mais j'étais
engagé dans la Transylvanie,
Où ses ambassadeurs,
qui vinrent l'excuser,
A force de présents me surent
apaiser.
CLINDOR.
Que la clémence est belle en un si grand courage !
MATAMORE.
Contemple, mon ami, contemple ce visage :
Tu vois un abrégé
de toutes les vertus.
D'un monde d'ennemis sous mes pieds
abattus,
Dont la race est périe, et la terre déserte,
Pas un qu'à son orgueil n'a jamais dû sa perte.
Tous ceux qui font hommage à mes perfections
Conservent
leurs états par leurs submissions.
En Europe, où
les rois sont d'une humeur civile,
Je ne leur rase point de
château ni de ville :
Je les souffre régner, mais
chez les Africains,
Partout où j'ai trouvé des rois
un peu trop vains,
J'ai détruit les pays pour punir leurs
monarques,
Et leurs vastes déserts en sont de bonnes
marques :
Ces grands sables qu'à peine on passe sans
horreur
Sont d'assez beaux effets de ma juste fureur.
CLINDOR.
Revenons à l'amour : voici votre maîtresse.
MATAMORE.
Ce diable de rival l'accompagne sans cesse.
CLINDOR.
Où vous retirez-vous ?
MATAMORE.
Ce fat n'est pas vaillant ;
Mais il a quelque humeur qui le
rend insolent.
Peut-être qu'orgueilleux d'être avec
cette belle,
Il serait assez vain pour me faire querelle.
CLINDOR.
Ce serait bien courir lui-même à son malheur.
MATAMORE.
Lorsque j'ai ma beauté, je n'ai point de valeur.
CLINDOR.
Cessez d'être charmant, et faites-vous terrible.
MATAMORE.
Mais tu n'en prévois pas l'accident infaillible ;
Je
ne saurais me faire effroyable à demi :
Je tuerais ma
maîtresse avec mon ennemi.
Attendons en ce coin l'heure qui
les sépare.
CLINDOR.
Comme votre valeur, votre prudence est rare.
SCENE
III
ADRASTE.
Hélas ! s'il est ainsi, quel malheur est le mien !
Je
soupire, j'endure, et je n'avance rien ;
Et malgré les
transports de mon amour extrême,
Vous ne voulez pas croire
encor que je vous aime.
ISABELLE.
Je ne sais pas, monsieur, de quoi vous me blâmez.
Je me
connais aimable, et crois que vous m'aimez :
Dans vos soupirs
ardents j'en vois trop d'apparence ;
Et quand bien de leur part
j'aurais moins d'assurance,
Pour peu qu'un honnête homme
ait vers moi de crédit,
Je lui fais la faveur de croire ce
qu'il dit.
Rendez-moi la pareille ; et puisqu'à votre
flamme
Je ne déguise rien de ce que j'ai dans l'âme,
Faites-moi la faveur de croire sur ce point
Que bien que vous
m'aimiez, je ne vous aime point.
ADRASTE.
Cruelle, est-ce là donc ce que vos injustices
Ont
réservé de prix à de si longs services ?
Et
mon fidèle amour est-il si criminel
Qu'il doive être
puni d'un mépris éternel ?
ISABELLE.
Nous donnons bien souvent de divers noms aux choses :
Des
épines pour moi, vous les nommez des roses ;
Ce que vous
appelez service, affection,
Je l'appelle supplice et persécution.
Chacun dans sa croyance également s'obstine.
Vous
pensez m'obliger d'un feu qui m'assassine ;
Et ce que vous jugez
digne du plus haut prix
Ne mérite, à mon gré,
que haine et que mépris.
ADRASTE.
N'avoir que du mépris pour des flammes si saintes
Dont
j'ai reçu du ciel les premières atteintes !
Oui, le
ciel, au moment qu'il me fit respirer,
Ne me donna de coeur que
pour vous adorer.
Mon âme vint au jour pleine de votre idée
;
Avant que de vous voir vous l'avez possédée ;
Et
quand je me rendis à des regards si doux,
Je ne vous
donnai rien qui ne fût tout à vous,
Rien que l'ordre
du ciel n'eût déjà fait tout vôtre.
ISABELLE.
Le ciel m'eût fait plaisir d'en enrichir une autre ;
Il
vous fit pour m'aimer, et moi pour vous haïr :
Gardons-nous
bien tous deux de lui désobéir.
Vous avez, après
tout, bonne part à sa haine,
Ou d'un crime secret il vous
livre à la peine ;
Car je ne pense pas qu'il soit tourment
égal
Au supplice d'aimer qui vous traite si mal.
ADRASTE.
La grandeur de mes maux vous étant si connue,
Me
refuserez-vous la pitié qui m'est due ?
ISABELLE.
Certes j'en ai beaucoup, et vous plains d'autant plus
Que je
vois ces tourments tout à fait superflus,
Et n'avoir pour
tout fruit d'une longue souffrance
Que l'incommode honneur d'une
triste constance.
ADRASTE.
Un père l'autorise, et mon feu maltraité
Enfin
aura recours à son autorité.
ISABELLE.
Ce n'est pas le moyen de trouver votre conte ;
Et d'un si
beau dessein vous n'aurez que la honte.
ADRASTE.
J'espère voir pourtant, avant la fin du jour,
Ce que
peut son vouloir au défaut de l'amour.
ISABELLE.
Et moi, j'espère voir, avant que le jour passe,
Un
amant accablé de nouvelle disgrâce.
ADRASTE.
Eh quoi ! Cette rigueur ne cessera jamais ?
ISABELLE.
Allez trouver mon père, et me laissez en paix.
ADRASTE.
Votre âme, au repentir de sa froideur passée,
Ne
la veut point quitter sans être un peu forcée :
J'y
vais tout de ce pas, mais avec des serments
Que c'est pour obéir
à vos commandements.
ISABELLE.
Allez continuer une vaine poursuite.
SCENE
IV
MATAMORE.
Eh bien ! Dès qu'il m'a vu, comme a-t-il pris la fuite ?
M'a-t-il bien su quitter la place au même instant ?
ISABELLE.
Ce n'est pas honte à lui, les rois en font autant,
Du
moins si ce grand bruit qui court de vos merveilles
N'a trompé
mon esprit en frappant mes oreilles.
MATAMORE.
Vous le pouvez bien croire, et pour le témoigner,
Choisissez en quels lieux il vous plaît de régner :
Ce bras tout aussitôt vous conquête un empire ;
J'en
jure par lui-même, et cela c'est tout dire.
ISABELLE.
Ne prodiguez pas tant ce bras toujours vainqueur ;
Je ne veux
point régner que dessus votre coeur :
Toute l'ambition que
me donne ma flamme,
C'est d'avoir pour sujets les désirs
de votre âme.
MATAMORE.
Ils vous sont tous acquis, et pour vous faire voir
Que vous
avez sur eux un absolu pouvoir,
Je n'écouterai plus cette
humeur de conquête ;
Et laissant tous les rois leurs
couronnes en tête,
J'en prendrai seulement deux ou trois
pour valets,
Qui viendront à genoux vous rendre mes
poulets.
ISABELLE.
L'éclat de tels suivants attirerait l'envie
Sur le
rare bonheur où je coule ma vie ;
Le commerce discret de
nos affections
N'a besoin que de lui pour ces commissions.
MATAMORE.
Vous avez, Dieu me sauve ! un esprit à ma mode ;
Vous
trouvez, comme moi, la grandeur incommode.
Les sceptres les plus
beaux n'ont rien pour moi d'exquis :
Je les rends aussitôt
que je les ai conquis,
Et me suis vu charmer quantité de
princesses,
Sans que jamais mon coeur les voulût pour
maîtresses.
ISABELLE.
Certes en ce point seul je manque un peu de foi.
Que vous
ayez quitté des princesses pour moi !
Que vous leur
refusiez un coeur dont je dispose !
MATAMORE.
Je crois que la Montagne en saura quelque chose.
Viens çà,
lorsqu'en la Chine, en ce fameux tournoi,
Je donnai dans la vue
aux deux filles du roi,
Que te dit-on en cour de cette jalousie
Dont pour moi toutes deux eurent l'âme saisie ?
CLINDOR.
Par vos mépris enfin l'une et l'autre mourut.
J'étais
lors en Egypte, où le bruit en courut ;
Et ce fut en ce
temps que la peur de vos armes
Fit nager le grand Caire en un
fleuve de larmes.
Vous veniez d'assommer dix géants en un
jour ;
Vous aviez désolé les pays d'alentour,
Rasé
quinze châteaux, aplani deux montagnes,
Fait passer par le
feu villes, bourgs et campagnes,
Et défait, vers Damas,
cent mille combattants.
MATAMORE.
Que tu remarques bien et les lieux et les temps !
Je l'avais
oublié.
ISABELLE.
Des faits si pleins de gloire
Vous peuvent-ils ainsi sortir
de la mémoire ?
MATAMORE.
Trop pleine de lauriers remportés sur les rois,
Je ne
la charge point de ces menus exploits.
SCENE
V
PAGE.
Monsieur.
MATAMORE.
Que veux-tu, page ?
PAGE.
Un
courrier vous demande.
MATAMORE.
D'où vient-il ?
PAGE.
De
la part de la reine d'Islande.
MATAMORE.
Ciel ! Qui sais comme quoi j'en suis persécuté,
Un
peu plus de repos avec moins de beauté !
Fais qu'un si
long mépris enfin la désabuse.
CLINDOR.
Voyez ce que pour vous ce grand guerrier refuse.
ISABELLE.
Je n'en puis plus douter.
CLINDOR.
Il vous le disait bien.
MATAMORE.
Elle m'a beau prier : non, je n'en ferai rien.
Et quoi qu'un
fol espoir ose encor lui promettre,
Je lui vais envoyer sa mort
dans une lettre.
Trouvez-le bon, ma reine, et souffrez cependant
Une heure d'entretien de ce cher confident,
Qui, comme de ma
vie il sait toute l'histoire,
Vous fera voir sur qui vous avez la
victoire.
ISABELLE.
Tardez encore moins, et par ce prompt retour
Je jugerai
quelle est envers moi votre amour.
SCENE
VI
CLINDOR.
Jugez plutôt par là l'humeur du personnage :
Ce
page n'est chez lui que pour ce badinage,
Et venir d'heure en
heure avertir sa grandeur
D'un courrier, d'un agent, ou d'un
ambassadeur.
ISABELLE.
Ce message me plaît bien plus qu'il ne lui semble :
Il
me défait d'un fou pour nous laisser ensemble.
CLINDOR.
Ce discours favorable enhardira mes feux
A bien user d'un
temps si propice à mes voeux.
ISABELLE.
Que m'allez-vous conter ?
CLINDOR.
Que j'adore Isabelle,
Que je n'ai plus de coeur ni d'âme
que pour elle,
Que ma vie...
ISABELLE.
Epargnez ces propos superflus ;
Je les sais, je les crois :
que voulez-vous de plus ?
Je néglige à vos yeux
l'offre d'un diadème ;
Je dédaigne un rival : en un
mot, je vous aime.
C'est aux commencements des faibles passions
A s'amuser encore aux protestations :
Il suffit de nous voir
au point où sont les nôtres ;
Un coup d'oeil vaut
pour vous tous les discours des autres.
CLINDOR.
Dieux ! qui l'eût jamais cru, que mon sort rigoureux
Se
rendît si facile à mon coeur amoureux !
Banni de mon
pays par la rigueur d'un père,
Sans support, sans amis,
accablé de misère,
Et réduit à
flatter le caprice arrogant
Et les vaines humeurs d'un maître
extravagant :
Ce pitoyable état de ma triste fortune
N'a
rien qui vous déplaise ou qui vous importune ;
Et d'un
rival puissant les biens et la grandeur
Obtiennent moins sur vous
que ma sincère ardeur.
ISABELLE.
C'est comme il faut choisir, un amour véritable
S'attache
seulement à ce qu'il voit aimable.
Qui regarde les biens
ou la condition
N'a qu'un amour avare, ou plein d'ambition,
Et
souille lâchement par ce mélange infâme
Les
plus nobles désirs qu'enfante une belle âme.
Je sais
bien que mon père a d'autres sentiments,
Et mettra de
l'obstacle à nos contentements ;
Mais l'amour sur mon
coeur a pris trop de puissance
Pour écouter encor les lois
de la naissance.
Mon père peut beaucoup, mais bien moins
que ma foi :
Il a choisi pour lui, je veux choisir pour moi.
CLINDOR.
Confus de voir donner à mon peu de mérite...
ISABELLE.
Voici mon importun, souffrez que je l'évite.
SCENE
VII
ADRASTE.
Que vous êtes heureux, et quel malheur me suit !
Ma
maîtresse vous souffre, et l'ingrate me fuit.
Quelque goût
qu'elle prenne en votre compagnie,
Sitôt que j'ai paru, mon
abord l'a bannie.
CLINDOR.
Sans avoir vu vos pas s'adresser en ce lieu,
Lasse de mes
discours, elle m'a dit adieu.
ADRASTE.
Lasse de vos discours ! votre humeur est trop bonne,
Et votre
esprit trop beau pour ennuyer personne.
Mais que lui contiez-vous
qui pût l'importuner ?
CLINDOR.
Des choses qu'aisément vous pouvez deviner :
Les
amours de mon maître, ou plutôt ses sottises,
Ses
conquêtes en l'air, ses hautes entreprises.
ADRASTE.
Voulez-vous m'obliger ? votre maître, ni vous,
N'êtes
pas gens tous deux à me rendre jaloux ;
Mais si vous ne
pouvez arrêter ses saillies,
Divertissez ailleurs le cours
de ses folies.
CLINDOR.
Que craignez-vous de lui, dont tous les compliments
Ne
parlent que de morts et de saccagements,
Qu'il bat, terrasse,
brise, étrangle, brûle, assomme ?
ADRASTE.
Pour être son valet, je vous trouve honnête homme :
Vous n'êtes point de taille à servir sans dessein
Un fanfaron plus fou que son discours n'est vain.
Quoi qu'il
en soit, depuis que je vous vois chez elle,
Toujours de plus en
plus je l'éprouve cruelle :
Ou vous servez quelque autre,
ou votre qualité
Laisse dans vos projets trop de témérité.
Je vous tiens fort suspect de quelque haute adresse.
Que
votre maître enfin fasse une autre maîtresse ;
Ou
s'il ne peut quitter un entretien si doux,
Qu'il se serve du
moins d'un autre que de vous.
Ce n'est pas qu'après tout
les volontés d'un père,
Qui sait ce que je suis, ne
terminent l'affaire ;
Mais purgez-moi l'esprit de ce petit souci,
Et si vous vous aimez, bannissez-vous d'ici ;
Car si je vous
vois plus regarder cette porte,
Je sais comme traiter les gens de
votre sorte.
CLINDOR.
Me prenez-vous pour homme à nuire à votre feu ?
ADRASTE.
Sans réplique, de grâce, ou nous verrons beau jeu.
Allez : c'est assez dit.
CLINDOR.
Pour un léger ombrage,
C'est trop indignement traiter
un bon courage.
Si le ciel en naissant ne m'a fait grand
seigneur,
Il m'a fait le coeur ferme et sensible à
l'honneur ;
Et je pourrais bien rendre un jour ce qu'on me prête.
ADRASTE.
Quoi ! Vous me menacez !
CLINDOR.
Non, non, je fais retraite.
D'un si cruel affront vous aurez
peu de fruit ;
Mais ce n'est pas ici qu'il faut faire du bruit.
SCENE
VIII
ADRASTE.
Ce bélâtre insolent me fait encor bravade.
LYSE.
A
ce compte, monsieur, votre esprit est malade ?
ADRASTE.
Malade, mon esprit !
LYSE.
Oui, puisqu'il est jaloux
Du malheureux agent de ce prince
des fous.
ADRASTE.
Je sais ce que je suis et ce qu'est Isabelle,
Et crains peu
qu'un valet me supplante auprès d'elle.
Je ne puis
toutefois souffrir sans quelque ennui
Le plaisir qu'elle prend à
causer avec lui.
LYSE.
C'est dénier ensemble et confesser la dette.
ADRASTE.
Nomme, si tu le veux, ma boutade indiscrète,
Et trouve
mes soupçons bien ou mal à propos ;
Je l'ai chassé
d'ici pour me mettre en repos.
En effet, qu'en est-il ?
LYSE.
Si
j'ose vous le dire,
Ce n'est plus que pour lui qu'Isabelle
soupire.
ADRASTE.
Lyse, que me dis-tu ?
LYSE.
Qu'il possède son coeur,
Que jamais feux naissants
n'eurent tant de vigueur,
Qu'ils meurent l'un pour l'autre, et
n'ont qu'une pensée.
ADRASTE.
Trop ingrate beauté, déloyale, insensée,
Tu
m'oses donc ainsi préférer un maraud ?
LYSE.
Ce
rival orgueilleux le porte bien plus haut,
Et je vous en veux
faire entière confidence :
Il se dit gentilhomme, et
riche.
ADRASTE.
Ah ! L'impudence !
LYSE.
D'un père rigoureux fuyant l'autorité,
Il a
couru longtemps d'un et d'autre côté ;
Enfin, manque
d'argent peut-être, ou par caprice,
De notre Fiérabras
il s'est mis au service,
Et sous ombre d'agir pour ses folles
amours,
Il a su pratiquer de si rusés détours,
Et
charmer tellement cette pauvre abusée,
Que vous en avez vu
votre ardeur méprisée ;
Mais parlez à son
père, et bientôt son pouvoir
Remettra son esprit aux
termes du devoir.
ADRASTE.
Je viens tout maintenant d'en tirer assurance
De recevoir les
fruits de ma persévérance,
Et devant qu'il soit peu
nous en verrons l'effet ;
Mais, écoute, il me faut obliger
tout à fait.
LYSE.
Où
je vous puis servir j'ose tout entreprendre.
ADRASTE.
Peux-tu dans leurs amours me les faire surprendre ?
LYSE.
Il
n'est rien plus aisé : peut-être dès ce soir.
ADRASTE.
Adieu donc. Souviens-toi de me les faire voir.
Cependant
prends ceci seulement par avance.
LYSE.
Que
le galant alors soit frotté d'importance !
ADRASTE.
Crois-moi qu'il se verra, pour te mieux contenter,
Chargé
d'autant de bois qu'il en pourra porter.
SCENE
IX
LYSE.
L'arrogant croit déjà tenir ville gagnée ;
Mais il sera puni de m'avoir dédaignée.
Parce
qu'il est aimable, il fait le petit dieu,
Et ne veut s'adresser
qu'aux filles de bon lieu.
Je ne mérite pas l'honneur de
ses caresses :
Vraiment c'est pour son nez, il lui faut des
maîtresses ;
Je ne suis que servante : et qu'est-il que
valet ?
Si son visage est beau, le mien n'est pas trop laid :
Il
se dit riche et noble, et cela me fait rire ;
Si loin de son
pays, qui n'en peut autant dire ?
Qu'il le soit : nous verrons ce
soir, si je le tiens,
Danser sous le cotret sa noblesse et ses
biens.
SCENE
X
ALCANDRE.
Le coeur vous bat un peu.
PRIDAMANT.
Je crains cette menace.
ALCANDRE.
Lyse aime trop Clindor pour causer sa disgrâce.
PRIDAMANT.
Elle en est méprisée, et cherche à se
venger.
ALCANDRE.
Ne craignez point : l'amour la fera bien changer.
ACTE
III
--
SCENE
PREMIERE
GERONTE.
Apaisez vos soupirs et tarissez vos larmes ;
Contre ma
volonté ce sont de faibles armes :
Mon coeur, quoique
sensible à toutes vos douleurs,
Ecoute la raison, et
néglige vos pleurs.
Je sais ce qu'il vous faut beaucoup
mieux que vous-même.
Vous dédaignez Adraste à
cause que je l'aime ;
Et parce qu'il me plaît d'en faire
votre époux,
Votre orgueil n'y voit rien qui soit digne de
vous.
Quoi ! manque-t-il de bien, de coeur ou de noblesse ?
En
est-ce le visage ou l'esprit qui vous blesse ?
Il vous fait trop
d'honneur.
ISABELLE.
Je sais qu'il est parfait,
Et que je réponds mal à
l'honneur qu'il me fait ;
Mais si votre bonté me permet en
ma cause,
Pour me justifier, de dire quelque chose,
Par un
secret instinct, que je ne puis nommer,
J'en fais beaucoup
d'état, et ne le puis aimer.
Souvent je ne sais quoi que
le ciel nous inspire
Soulève tout le coeur contre ce qu'on
désire,
Et ne nous laisse pas en état d'obéir,
Quand on choisit pour nous ce qu'il nous fait haïr.
Il
attache ici-bas avec des sympathies
Les âmes que son ordre
a là-haut assorties :
On n'en saurait unir sans ses avis
secrets ;
Et cette chaîne manque où manquent ses
décrets.
Aller contre les lois de cette providence,
C'est
le prendre à partie, et blâmer sa prudence,
L'attaquer
en rebelle, et s'exposer aux coups
Des plus âpres malheurs
qui suivent son courroux.
GERONTE.
Insolente, est-ce ainsi que l'on se justifie ?
Quel maître
vous apprend cette philosophie ?
Vous en savez beaucoup ; mais
tout votre savoir
Ne m'empêchera pas d'user de mon pouvoir.
Si le ciel pour mon choix vous donne tant de haine,
Vous
a-t-il mise en feu pour ce grand capitaine ?
Ce guerrier
valeureux vous tient-il dans ses fers ?
Et vous a-t-il domptée
avec tout l'univers ?
Ce fanfaron doit-il relever ma famille ?
ISABELLE.
Eh ! De grâce, monsieur, traitez mieux votre fille !
GERONTE.
Quel sujet donc vous porte à me désobéir ?
ISABELLE.
Mon heur et mon repos, que je ne puis trahir.
Ce que vous
appelez un heureux hyménée
N'est pour moi qu'un
enfer si j'y suis condamnée.
GERONTE.
Ah ! Qu'il en est encor de mieux faites que vous
Qui se
voudraient bien voir dans un enfer si doux !
Après tout,
je le veux ; cédez à ma puissance.
ISABELLE.
Faites un autre essai de mon obéissance.
GERONTE.
Ne me répliquez plus quand j'ai dit : " Je le veux."
Rentrez : c'est désormais trop contesté nous deux.
SCENE
II
GERONTE.
Qu'à présent la jeunesse a d'étranges manies
!
Les règles du devoir lui sont des tyrannies,
Et les
droits les plus saints deviennent impuissants
Contre cette fierté
qui l'attache à son sens.
Telle est l'humeur du sexe : il
aime à contredire,
Rejette obstinément le joug de
notre empire,
Ne suit que son caprice en ses affections,
Et
n'est jamais d'accord de nos élections.
N'espère
pas pourtant, aveugle et sans cervelle,
Que ma prudence cède
à ton esprit rebelle.
Mais ce fou viendra-t-il toujours
m'embarrasser ?
Par force ou par adresse il me le faut chasser.
SCENE
III
MATAMORE.
Ne doit-on pas avoir pitié de ma fortune ?
Le grand
vizir encor de nouveau m'importune ;
Le Tartare, d'ailleurs,
m'appelle à son secours ;
Narsingue et Calicut m'en
pressent tous les jours :
Si je ne les refuse, il me faut mettre
en quatre.
CLINDOR.
Pour moi, je suis d'avis que vous les laissiez battre :
Vous
emploieriez trop mal vos invincibles coups,
Si pour en servir un
vous faisiez trois jaloux.
MATAMORE.
Tu dis bien : c'est assez de telles courtoisies ;
Je ne veux
qu'en amour donner des jalousies.
Ah ! Monsieur, excusez, si,
faute de vous voir,
Bien que si près de vous, je manquais
au devoir.
Mais quelle émotion paraît sur ce visage
?
Où sont vos ennemis, que j'en fasse carnage ?
GERONTE.
Monsieur, grâces aux dieux, je n'ai point d'ennemis.
MATAMORE.
Mais grâces à ce bras qui vous les a soumis.
GERONTE.
C'est une grâce encor que j'avais ignorée.
MATAMORE.
Depuis que ma faveur pour vous s'est déclarée,
Ils
sont tous morts de peur, ou n'ont osé branler.
GERONTE.
C'est ailleurs maintenant qu'il vous faut signaler :
Il fait
beau voir ce bras, plus craint que le tonnerre,
Demeurer si
paisible en un temps plein de guerre ;
Et c'est pour acquérir
un nom bien relevé,
D'être dans une ville à
battre le pavé.
Chacun croit votre gloire à faux
titre usurpée,
Et vous ne passez plus que pour traîneur
d'épée.
MATAMORE.
Ah, ventre ! il est tout vrai que vous avez raison.
Mais le
moyen d'aller, si je suis en prison ?
Isabelle m'arrête, et
ses yeux pleins de charmes
Ont captivé mon coeur et
suspendu mes armes.
GERONTE.
Si rien que son sujet ne vous tient arrêté,
Faites
votre équipage en toute liberté :
Elle n'est pas
pour vous ; n'en soyez point en peine.
MATAMORE.
Ventre ! Que dites-vous ? Je la veux faire reine.
GERONTE.
Je ne suis pas d'humeur à rire tant de fois
Du
grotesque récit de vos rares exploits.
La sottise ne plaît
qu'alors qu'elle est nouvelle :
En un mot, faites reine une autre
qu'Isabelle.
Si pour l'entretenir vous venez plus ici...
MATAMORE.
Il a perdu le sens, de me parler ainsi.
Pauvre homme, sais-tu
bien que mon nom effroyable
Met le grand Turc en fuite, et fait
trembler le diable ;
Que pour t'anéantir je ne veux qu'un
moment ?
GERONTE.
J'ai chez moi des valets à mon commandement,
Qui
n'ayant pas l'esprit de faire des bravades,
Répondraient
de la main à vos rodomontades.
MATAMORE.
Dis-lui ce que j'ai fait en mille et mille lieux.
GERONTE.
Adieu : modérez-vous ; il vous en prendra mieux ;
Bien
que je ne sois pas de ceux qui vous haïssent,
J'ai le sang
un peu chaud, et mes gens m'obéissent.
SCENE
IV
MATAMORE.
Respect de ma maîtresse, incommode vertu,
Tyran de ma
vaillance, à quoi me réduis-tu ?
Que n'ai-je eu
cent rivaux en la place d'un père,
Sur qui, sans
t'offenser, laisser choir ma colère !
Ah ! visible démon,
vieux spectre décharné,
Vrai suppôt de Satan,
médaille de damné,
Tu m'oses donc bannir, et même
avec menaces,
Moi de qui tous les rois briguent les bonnes grâces
?
CLINDOR.
Tandis qu'il est dehors, allez, dès aujourd'hui,
Causer
de vos amours, et vous moquer de lui.
MATAMORE.
Cadédiou ! Ses valets feraient quelque insolence.
CLINDOR.
Ce fer a trop de quoi dompter leur violence.
MATAMORE.
Oui, mais les feux qu'il jette en sortant de prison
Auraient
en un moment embrasé la maison,
Dévoré tout
à l'heure ardoises et gouttières,
Faîtes,
lattes, chevrons, montants, courbes, filières,
Entretoises,
sommiers, colonnes, soliveaux,
Parnes, soles, appuis, jambages,
traveteaux,
Portes, grilles, verrous, serrures, tuiles, pierre,
Plomb, fer, plâtre, ciment, peinture, marbre, verre,
Caves, puits, cours, perrons, salles, chambres, greniers,
Offices, cabinets, terrasses, escaliers.
Juge un peu quel
désordre aux yeux de ma charmeuse ;
Ces feux étoufferaient
son ardeur amoureuse.
Va lui parler pour moi, toi qui n'es pas
vaillant :
Tu puniras à moins un valet insolent.
CLINDOR.
C'est m'exposer...
MATAMORE.
Adieu : je vois ouvrir la porte,
Et crains que sans respect
cette canaille sorte.
SCENE
V
CLINDOR.
Le souverain poltron, à qui pour faire peur
Il ne faut
qu'une feuille, une ombre, une vapeur !
Un vieillard le
maltraite, il fuit pour une fille,
Et tremble à tous
moments de crainte qu'on l'étrille.
Lyse, que ton abord
doit être dangereux !
Il donne l'épouvante à
ce coeur généreux,
Cet unique vaillant, la fleur
des capitaines,
Qui dompte autant de rois qu'il captive de reines
!
LYSE.
Mon
visage est ainsi malheureux en attraits :
D'autres charment de
loin, le mien fait peur de près.
CLINDOR.
S'il fait peur à des fous, il charme les plus sages :
Il
n'est pas quantité de semblables visages.
Si l'on brûle
pour toi, ce n'est pas sans sujet ;
Je ne connus jamais un si
gentil objet ;
L'esprit beau, prompt, accort, l'humeur un peu
railleuse,
L'embonpoint ravissant, la taille avantageuse,
Les
yeux doux, le teint vif, et les traits délicats :
Qui
serait le brutal qui ne t'aimerait pas ?
LYSE.
De
grâce, et depuis quand me trouvez-vous si belle ?
Voyez
bien, je suis Lyse, et non pas Isabelle.
CLINDOR.
Vous partagez vous deux mes inclinations :
J'adore sa
fortune, et tes perfections.
LYSE.
Vous en embrassez trop, c'est assez pour vous d'une,
Et mes
perfections cèdent à sa fortune.
CLINDOR.
Quelque effort que je fasse à lui donner ma foi,
Penses-tu qu'en effet je l'aime plus que toi ?
L'amour et
l'hyménée ont diverse méthode :
L'un court
au plus aimable, et l'autre au plus commode.
Je suis dans la
misère, et tu n'as point de bien :
Un rien s'ajuste mal
avec un autre rien ;
Et malgré les douceurs que l'amour y
déploie,
Deux malheureux ensemble ont toujours courte
joie.
Ainsi j'aspire ailleurs, pour vaincre mon malheur ;
Mais
je ne puis te voir sans un peu de douleur,
Sans qu'un soupir
échappe à ce coeur, qui murmure
De ce qu'à
mes désirs ma raison fait d'injure.
A tes moindres coups
d'oeil je me laisse charmer.
Ah ! que je t'aimerais, s'il ne
fallait qu'aimer,
Et que tu me plairais, s'il ne fallait que
plaire !
LYSE.
Que
vous auriez d'esprit si vous saviez vous taire,
Ou remettre du
moins en quelque autre saison
A montrer tant d'amour avec tant de
raison !
Le grand trésor pour moi qu'un amoureux si sage,
Qui par compassion n'ose me rendre hommage,
Et porte ses
désirs à des partis meilleurs,
De peur de
m'accabler sous nos communs malheurs !
Je n'oublierai jamais de
si rares mérites :
Allez continuer cependant vos visites.
LINDOR.
Que j'aurais avec toi l'esprit bien plus content !
LYSE.
Ma
maîtresse là-haut est seule, et vous attend.
CLINDOR.
Tu me chasses ainsi !
LYSE.
Non, mais je vous envoie
Aux lieux où vous aurez une
plus longue joie.
CLINDOR.
Que même tes dédains me semblent gracieux !
LYSE.
Ah
! Que vous prodiguez un temps si précieux !
Allez.
CLINDOR.
Souviens-toi donc que si j'en aime une autre...
LYSE.
C'est de peur d'ajouter ma misère à la vôtre
:
Je vous l'ai déjà dit, je ne l'oublierai pas.
CLINDOR.
Adieu : ta raillerie a pour moi tant d'appas,
Que mon coeur à
tes yeux de plus en plus s'engage,
Et je t'aimerais trop à
tarder davantage.
SCENE
VI
LYSE.
L'ingrat ! Il trouve enfin mon visage charmant,
Et pour se
divertir il contrefait l'amant !
Qui néglige mes feux
m'aime par raillerie,
Me prend pour le jouet de sa galanterie,
Et par un libre aveu de me voler sa foi,
Me jure qu'il
m'adore, et ne veut point de moi.
Aime en tous lieux, perfide, et
partage ton âme ;
Choisis qui tu voudras pour maîtresse
ou pour femme ;
Donne à tes intérêts à
ménager tes voeux ;
Mais ne crois plus tromper aucune de
nous deux.
Isabelle vaut mieux qu'un amour politique,
Et je
vaux mieux qu'un coeur où cet amour s'applique.
J'ai
raillé comme toi, mais c'était seulement
Pour ne
t'avertir pas de mon ressentiment.
Qu'eût produit son
éclat, que de la défiance ?
Qui cache sa colère
assure sa vengeance ;
Et ma feinte douceur prépare
beaucoup mieux
Ce piège où tu vas choir, et
bientôt, à mes yeux.
Toutefois qu'as-tu fait qui te
rende coupable ?
Pour chercher sa fortune est-on si punissable ?
Tu m'aimes, mais le bien te fait être inconstant :
Au
siècle où nous vivons, qui n'en ferait autant ?
Oublions des mépris où par force il s'excite,
Et
laissons-le jouir du bonheur qu'il mérite.
S'il m'aime, il
se punit en m'osant dédaigner,
Et si je l'aime encor, je
le dois épargner.
Dieux ! à quoi me réduit
ma folle inquiétude,
De vouloir faire grâce à
tant d'ingratitude ?
Digne soif de vengeance, à quoi
m'exposez-vous,
De laisser affaiblir un si juste courroux ?
Il
m'aime, et de mes yeux je m'en vois méprisée !
Je
l'aime, et ne lui sers que d'objet de risée !
Silence,
amour, silence : il est temps de punir ;
J'en ai donné ma
foi : laisse-moi la tenir.
Puisque ton faux espoir ne fait
qu'aigrir ma peine,
Fais céder tes douceurs à
celles de la haine :
Il est temps qu'en mon coeur elle règne
à son tour,
Et l'amour outragé ne doit plus être
amour.
SCENE
VII
MATAMORE.
Les voilà, sauvons-nous. Non, je ne vois personne.
Avançons hardiment. Tout le corps me frissonne.
Je les
entends, fuyons. Le vent faisait ce bruit.
Marchons sous la
faveur des ombres de la nuit.
Vieux rêveur, malgré
toi j'attends ici ma reine.
Ces diables de valets me mettent bien
en peine.
De deux mille ans et plus, je ne tremblai si fort.
C'est trop me hasarder : s'ils sortent, je suis mort ;
Car
j'aime mieux mourir que leur donner bataille,
Et profaner mon
bras contre cette canaille.
Que le courage expose à
d'étranges dangers !
Toutefois, en tout cas, je suis des
plus légers ;
S'il ne faut que courir, leur attente est
dupée :
J'ai le pied pour le moins aussi bon que l'épée.
Tout de bon, je les vois : c'est fait, il faut mourir ;
J'ai
le corps si glacé, que je ne puis courir.
Destin, qu'à
ma valeur tu te montres contraire !...
C'est ma reine elle-même,
avec mon secrétaire !
Tout mon corps se déglace :
écoutons leurs discours,
Et voyons son adresse à
traiter mes amours.
SCENE
VIII
ISABELLE.
Tout se prépare mal du côté de mon père
;
Je ne le vis jamais d'une humeur si sévère :
Il
ne souffrira plus votre maître ni vous.
Votre rival
d'ailleurs est devenu jaloux :
C'est par cette raison que je vous
fais descendre ;
Dedans mon cabinet ils pourraient nous
surprendre ;
Ici nous parlerons en plus de sûreté :
Vous pourrez vous couler d'un et d'autre côté ;
Et
si quelqu'un survient, ma retraite est ouverte.
CLINDOR.
C'est trop prendre de soin pour empêcher ma perte.
ISABELLE.
Je n'en puis prendre trop pour assurer un bien
Sans qui tous
autres biens à mes yeux ne sont rien :
Un bien qui vaut
pour moi la terre toute entière,
Et pour qui seul enfin
j'aime à voir la lumière.
Un rival par mon père
attaque en vain ma foi ;
Votre amour seul a droit de triompher de
moi :
Des discours de tous deux je suis persécutée
;
Mais pour vous je me plais à me voir maltraitée,
Et des plus grands malheurs je bénirais les coups,
Si
ma fidélité les endurait pour vous.
CLINDOR.
Vous me rendez confus, et mon âme ravie
Ne vous peut,
en revanche, offrir rien que ma vie :
Mon sang est le seul bien
qui me reste en ces lieux,
Trop heureux de le perdre en servant
vos beaux yeux !
Mais si mon astre un jour, changeant son
influence,
Me donne un accès libre aux lieux de ma
naissance,
Vous verrez que ce choix n'est pas fort inégal,
Et que, tout balancé, je vaux bien mon rival.
Mais,
avec ces douceurs, permettez-moi de craindre
Qu'un père et
ce rival ne veuillent vous contraindre.
ISABELLE.
N'en ayez point d'alarme, et croyez qu'en ce cas
L'un aura
moins d'effet que l'autre n'a d'appas.
Je ne vous dirai point où
je suis résolue :
Il suffit que sur moi je me rends
absolue.
Ainsi tous les projets sont des projets en l'air.
Ainsi...
MATAMORE.
Je n'en puis plus : il est temps de parler.
ISABELLE.
Dieux ! On nous écoutait.
CLINDOR.
C'est notre capitaine :
Je vais bien l'apaiser ; n'en soyez
pas en peine.
SCENE
IX
MATAMORE.
Ah ! traître !
CLINDOR.
Parlez bas ; ces valets...
MATAMORE.
Eh bien ! Quoi ?
CLINDOR.
Ils fondront tout à l'heure et sur vous et sur moi.
MATAMORE.
Viens çà. Tu sais ton crime, et qu'à l'objet
que j'aime,
Loin de parler pour moi, tu parlais pour toi-même
?
CLINDOR.
Oui, pour me rendre heureux j'ai fait quelques efforts.
MATAMORE.
Je te donne le choix de trois ou quatre morts :
Je vais, d'un
coup de poing, te briser comme verre,
Ou t'enfoncer tout vif au
centre de la terre,
Ou te fendre en dix parts d'un seul coup de
revers,
Ou te jeter si haut au-dessus des éclairs,
Que
tu sois dévoré des feux élémentaires.
Choisis donc promptement, et pense à tes affaires.
CLINDOR.
Vous-même choisissez.
MATAMORE.
Quel choix proposes-tu ?
CLINDOR.
De fuir en diligence, ou d'être bien battu.
MATAMORE.
Me menacer encore ! ah, ventre ! quelle audace !
Au lieu
d'être à genoux, et d'implorer ma grâce !...
Il
a donné le mot, ces valets vont sortir...
Je m'en vais
commander aux mers de t'engloutir.
CLINDOR.
Sans vous chercher si loin un si grand cimetière,
Je
vous vais, de ce pas, jeter dans la rivière.
MATAMORE.
Ils sont d'intelligence. Ah, tête !
CLINDOR.
Point de bruit :
J'ai déjà massacré dix
hommes cette nuit ;
Et si vous me fâchez, vous en croîtrez
le nombre.
MATAMORE.
Cadédiou ! ce coquin a marché dans mon ombre ;
Il
s'est fait tout vaillant d'avoir suivi mes pas :
S'il avait du
respect, j'en voudrais faire cas.
Ecoute : je suis bon, et ce
serait dommage
De priver l'univers d'un homme de courage.
Demande-moi pardon, et cesse par tes feux
De profaner l'objet
digne seul de mes voeux ;
Tu connais ma valeur, éprouve ma
clémence.
CLINDOR.
Plutôt, si votre amour a tant de véhémence,
Faisons deux coups d'épée au nom de sa beauté.
MATAMORE.
Parbieu, tu me ravis de générosité.
Va,
pour la conquérir n'use plus d'artifices ;
Je te la veux
donner pour prix de tes services :
Plains-toi dorénavant
d'avoir un maître ingrat !
CLINDOR.
A ce rare présent, d'aise le coeur me bat.
Protecteur
des grands rois, guerrier trop magnanime,
Puisse tout l'univers
bruire de votre estime !
SCENE
X
ISABELLE.
Je rends grâces au ciel de ce qu'il a permis
Qu'à
la fin, sans combat, je vous vois bons amis.
MATAMORE.
Ne pensez plus, ma reine, à l'honneur que ma flamme
Vous
devait faire un jour de vous prendre pour femme ;
Pour quelque
occasion j'ai changé de dessein :
Mais je vous veux donner
un homme de ma main ;
Faites-en de l'état ; il est
vaillant lui-même ;
Il commandait sous moi.
ISABELLE.
Pour vous plaire, je l'aime.
CLINDOR.
Mais il faut du silence à notre affection.
MATAMORE.
Je vous promets silence, et ma protection.
Avouez-vous de moi
par tous les coins du monde :
Je suis craint à l'égal
sur la terre et sur l'onde.
Allez, vivez contents sous une même
loi.
ISABELLE.
Pour vous mieux obéir, je lui donne ma foi.
CLINDOR.
Commandez que sa foi de quelque effet suivie...
SCENE XI
ADRASTE.
Cet insolent discours te coûtera la vie,
Suborneur.
MATAMORE.
Ils ont pris mon courage en défaut :
Cette porte est
ouverte ; allons gagner le haut.
CLINDOR.
Traître ! Qui te fais fort d'une troupe brigande,
Je te
choisirai bien au milieu de la bande.
GERONTE.
Dieux ! Adraste est blessé, courez au médecin.
Vous autres, cependant, arrêtez l'assassin.
CLINDOR.
Ah, ciel ! Je cède au nombre. Adieu, chère Isabelle
:
Je tombe au précipice où mon destin m'appelle.
GERONTE.
C'en est fait, emportez ce corps à la maison ;
Et
vous, conduisez tôt ce traître à la prison.
SCENE XII
PRIDAMANT.
Hélas ! Mon fils est mort.
ALCANDRE.
Que vous avez d'alarmes !
PRIDAMANT.
Ne lui refusez point le secours de vos charmes.
ALCANDRE.
Un peu de patience, et sans un tel secours
Vous le verrez
bientôt heureux en ses amours.
ACTE
IV
-
SCENE
PREMIERE
ISABELLE.
Enfin le terme approche : un jugement inique
Doit abuser
demain d'un pouvoir tyrannique,
A son propre assassin immoler mon
amant,
Et faire une vengeance au lieu d'un châtiment.
Par
un décret injuste autant comme sévère,
Demain
doit triompher la haine de mon père,
La faveur du pays, la
qualité du mort,
Le malheur d'Isabelle, et la rigueur du
sort.
Hélas ! que d'ennemis, et de quelle puissance,
Contre le faible appui que donne l'innocence,
Contre un
pauvre inconnu, de qui tout le forfait
Est de m'avoir aimée,
et d'être trop parfait !
Oui, Clindor, tes vertus et ton
feu légitime,
T'ayant acquis mon coeur, ont fait aussi ton
crime.
Mais en vain après toi l'on me laisse le jour ;
Je
veux perdre la vie en perdant mon amour :
Prononçant ton
arrêt, c'est de moi qu'on dispose ;
Je veux suivre ta mort,
puisque j'en suis la cause,
Et le même moment verra par
deux trépas
Nos esprits amoureux se rejoindre là-bas.
Ainsi, père inhumain, ta cruauté déçue
De nos saintes ardeurs verra l'heureuse issue ;
Et si ma
perte alors fait naître tes douleurs,
Auprès de mon
amant je rirai de tes pleurs.
Ce qu'un remords cuisant te coûtera
de larmes
D'un si doux entretien augmentera les charmes ;
Ou
s'il n'a pas assez de quoi te tourmenter,
Mon ombre chaque jour
viendra t'épouvanter,
S'attacher à tes pas dans
l'horreur des ténèbres,
Présenter à
tes yeux mille images funèbres,
Jeter dans ton esprit un
éternel effroi,
Te reprocher ma mort, t'appeler après
moi,
Accabler de malheurs ta languissante vie,
Et te réduire
au point de me porter envie.
Enfin...
SCENE
II
LYSE.
Quoi ! Chacun dort, et vous êtes ici ?
Je vous jure,
monsieur en est en grand souci.
ISABELLE.
Quand on n'a plus d'espoir, Lyse, on n'a plus de crainte.
Je
trouve des douceurs à faire ici ma plainte :
Ici je vis
Clindor pour la dernière fois ;
Ce lieu me redit mieux les
accents de sa voix,
Et remet plus avant en mon âme éperdue
L'aimable souvenir d'une si chère vue.
LYSE.
Que
vous prenez de peine à grossir vos ennuis !
ISABELLE.
Que veux-tu que je fasse en l'état où je suis ?
LYSE.
De
deux amants parfaits dont vous étiez servie,
L'un doit
mourir demain, l'autre est déjà sans vie :
Sans
perdre plus de temps à soupirer pour eux,
Il en faut
trouver un qui les vaille tous deux.
ISABELLE.
De quel front oses-tu me tenir ces paroles ?
LYSE.
Quel fruit espérez-vous de vos douleurs frivoles ?
Pensez-vous, pour pleurer et ternir vos appas,
Rappeler votre
amant des portes du trépas ?
Songez plutôt à
faire une illustre conquête ;
Je sais pour vos liens une
âme toute prête,
Un homme incomparable.
ISABELLE.
Ote-toi de mes yeux.
LYSE.
Le
meilleur jugement ne choisirait pas mieux.
ISABELLE.
Pour croître mes douleurs faut-il que je te voie ?
LYSE.
Et
faut-il qu'à vos yeux je déguise ma joie ?
ISABELLE.
D'où te vient cette joie ainsi hors de saison ?
LYSE.
Quand je vous l'aurai dit, jugez si j'ai raison.
ISABELLE.
Ah ! Ne me conte rien.
LYSE.
Mais l'affaire vous touche.
ISABELLE.
Parle-moi de Clindor, ou n'ouvre point la bouche.
LYSE.
Ma
belle humeur, qui rit au milieu des malheurs,
Fait plus en un
moment qu'un siècle de vos pleurs :
Elle a sauvé
Clindor.
ISABELLE.
Sauvé Clindor ?
LYSE.
Lui-même :
Jugez après cela comme quoi je vous
aime.
ISABELLE.
Eh ! De grâce, où faut-il que je l'aille trouver ?
LYSE.
Je
n'ai que commencé : c'est à vous d'achever.
ISABELLE.
Ah ! Lyse !
LYSE.
Tout de bon, seriez-vous pour le suivre ?
ISABELLE.
Si je suivrais celui sans qui je ne puis vivre ?
Lyse, si ton
esprit ne le tire des fers,
Je l'accompagnerai jusque dans les
enfers.
Va, ne demande plus si je suivrais sa fuite.
LYSE.
Puisqu'à ce beau dessein l'amour vous a réduite,
Ecoutez où j'en suis, et secondez mes coups :
Si votre
amant n'échappe, il ne tiendra qu'à vous.
La prison
est tout proche.
ISABELLE.
Eh bien ?
LYSE.
Ce
voisinage
Au frère du concierge a fait voir mon visage ;
Et comme c'est tout un que me voir et m'aimer,
Le pauvre
malheureux s'en est laissé charmer.
ISABELLE.
Je n'en avais rien su !
LYSE.
J'en avais tant de honte
Que je mourais de peur qu'on vous en
fît le conte ;
Mais depuis quatre jours votre amant arrêté
A fait que l'allant voir je l'ai mieux écouté.
Des
yeux et du discours flattant son espérance,
D'un mutuel
amour j'ai formé l'apparence.
Quand on aime une fois, et
qu'on se croit aimé,
On fait tout pour l'objet dont on est
enflammé.
Par là j'ai sur son âme assuré
mon empire,
Et l'ai mis en état de ne m'oser dédire.
Quand il n'a plus douté de mon affection,
J'ai fondé
mes refus sur sa condition ;
Et lui, pour m'obliger, jurait de
s'y déplaire,
Mais que malaisément il s'en pouvait
défaire ;
Que les clefs des prisons qu'il gardait
aujourd'hui
Etaient le plus grand bien de son frère et de
lui.
Moi de dire soudain que sa bonne fortune
Ne lui pouvait
offrir d'heure plus opportune ;
Que, pour se faire riche et pour
me posséder,
Il n'avait seulement qu'à s'en
accommoder ;
Qu'il tenait dans les fers un seigneur de Bretagne
Déguisé sous le nom du sieur de la Montagne ;
Qu'il fallait le sauver et le suivre chez lui ;
Qu'il nous
ferait du bien et serait notre appui.
Il demeure étonné
; je le presse, il s'excuse ;
Il me parle d'amour, et moi je le
refuse ;
Je le quitte en colère, il me suit tout confus,
Me fait nouvelle excuse, et moi nouveau refus.
ISABELLE.
Mais enfin ?
LYSE.
J'y
retourne, et le trouve fort triste ;
Je le juge ébranlé
; je l'attaque : il résiste.
Ce matin : " En un mot,
le péril est pressant,
Ai-je dit ; tu peux tout, et ton
frère est absent.
-- mais il faut de l'argent pour un si
long voyage,
M'a-t-il dit ; il en faut pour faire l'équipage
:
Ce cavalier en manque."
ISABELLE.
Ah ! Lyse, tu devais
Lui faire offre aussitôt de tout
ce que j'avais :
Perles, bagues, habits.
LYSE.
J'ai bien fait davantage :
J'ai dit qu'à vos beautés
ce captif rend hommage,
Que vous l'aimez de même et fuirez
avec nous,
Ce mot me l'a rendu si traitable et si doux,
Que
j'ai bien reconnu qu'un peu de jalousie
Touchant votre Clindor
brouillait sa fantaisie,
Et que tous ces détours
provenaient seulement
D'une vaine frayeur qu'il ne fût mon
amant.
Il est parti soudain après votre amour sue,
A
trouvé tout aisé, m'en a promis l'issue,
Et vous
mande par moi qu'environ à minuit
Vous soyez toute prête
à déloger sans bruit.
ISABELLE.
Que tu me rends heureuse !
LYSE.
Ajoutez-y, de grâce,
Qu'accepter un mari pour qui je
suis de glace,
C'est me sacrifier à vos contentements.
ISABELLE.
Aussi...
LYSE.
Je
ne veux point de vos remerciements.
Allez ployer bagage, et pour
grossir la somme,
Joignez à vos bijoux les écus du
bonhomme.
Je vous vends ses trésors, mais à fort
bon marché ;
J'ai dérobé ses clefs depuis
qu'il est couché :
Je vous les livre.
ISABELLE.
Allons y travailler ensemble.
LYSE.
Passez-vous de mon aide.
ISABELLE.
Eh quoi ! Le coeur te tremble ?
LYSE.
Non, mais c'est un secret tout propre à l'éveiller
:
Nous ne nous garderions jamais de babiller.
ISABELLE.
Folle, tu ris toujours.
LYSE.
De
peur d'une surprise,
Je dois attendre ici le chef de l'entreprise
;
S'il tardait à la rue, il serait reconnu ;
Nous vous
irons trouver dès qu'il sera venu.
C'est là sans
raillerie.
ISABELLE.
Adieu donc : je te laisse,
Et consens que tu sois aujourd'hui
la maîtresse.
LYSE.
C'est du moins.
ISABELLE.
Fais bon guet.
LYSE.
Vous, faites bon butin.
SCENE
III
LYSE.
Ainsi, Clindor, je fais moi seule ton destin ;
Des fers où
je t'ai mis c'est moi qui te délivre,
Et te puis, à
mon choix, faire mourir ou vivre.
On me vengeait de toi par delà
mes désirs :
Je n'avais de dessein que contre tes
plaisirs.
Ton sort trop rigoureux m'a fait changer d'envie ;
Je
te veux assurer tes plaisirs et ta vie ;
Et mon amour éteint,
te voyant en danger,
Renaît pour m'avertir que c'est trop
me venger.
J'espère aussi, Clindor, que pour
reconnaissance,
De ton ingrat amour étouffant la
licence...
SCENE
IV
ISABELLE.
Quoi ! Chez nous, et de nuit !
MATAMORE.
L'autre jour...
ISABELLE.
Qu'est-ce-ci : "L'autre jour ?"
Est-il temps que je
vous trouve ici ?
LYSE.
C'est ce grand capitaine. Où s'est-il laissé
prendre ?
ISABELLE.
En montant l'escalier je l'en ai vu descendre.
MATAMORE.
L'autre jour, au défaut de mon affection,
J'assurai
vos appas de ma protection.
ISABELLE.
Après ?
MATAMORE.
On vint ici faire une brouillerie ;
Vous rentrâtes
voyant cette forfanterie ;
Et pour vous protéger, je vous
suivis soudain.
ISABELLE.
Votre valeur prit lors un généreux dessein.
Depuis
?
MATAMORE.
Pour conserver une dame si belle,
Au plus haut du logis j'ai
fait la sentinelle.
ISABELLE.
Sans sortir ?
MATAMORE.
Sans sortir.
LYSE.
C'est-à-dire, en deux mots,
Que la peur l'enfermait
dans la chambre aux fagots.
MATAMORE.
La peur ?
LYSE.
Oui, vous tremblez : la vôtre est sans égale.
MATAMORE.
Parce qu'elle a bon pas, j'en fais mon Bucéphale ;
Lorsque je la domptai, je lui fis cette loi ;
Et depuis,
quand je marche, elle tremble sous moi.
LYSE.
Votre caprice est rare à choisir des montures.
MATAMORE.
C'est pour aller plus vite aux grandes aventures.
ISABELLE.
Vous en exploitez bien. Mais changeons de discours :
Vous
avez demeuré là dedans quatre jours ?
MATAMORE.
Quatre jours.
ISABELLE.
Et vécu ?
MATAMORE.
De nectar, d'ambrosie.
LYSE.
Je
crois que cette viande aisément rassasie ?
MATAMORE.
Aucunement.
ISABELLE.
Enfin vous étiez descendu...
MATAMORE.
Pour faire qu'un amant en vos bras fût rendu,
Pour
rompre sa prison, en fracasser les portes,
Et briser en morceaux
ses chaînes les plus fortes.
LYSE.
Avouez franchement que, pressé de la faim,
Vous veniez
bien plutôt faire la guerre au pain.
MATAMORE.
L'un et l'autre, parbieu ! cette ambrosie est fade :
J'en eus
au bout d'un jour l'estomac tout malade.
C'est un mets délicat,
et de peu de soutien :
A moins que d'être un dieu l'on n'en
vivrait pas bien ;
Il cause mille maux, et dès l'heure
qu'il entre,
Il allonge les dents, et rétrécit le
ventre.
LYSE.
Enfin c'est un ragoût qui ne vous plaisait pas ?
MATAMORE.
Quitte pour chaque nuit faire deux tours en bas,
Et là,
m'accommodant des reliefs de cuisine,
Mêler la viande
humaine avecque la divine.
ISABELLE.
Vous aviez, après tout, dessein de nous voler.
MATAMORE.
Vous-mêmes, après tout, m'osez-vous quereller ?
Si
je laisse une fois échapper ma colère...
ISABELLE.
Lyse, fais-moi sortir les valets de mon père.
MATAMORE.
Un sot les attendrait.
SCENE
V
LYSE.
Vous ne le tenez pas.
ISABELLE.
Il nous avait bien dit que la peur a bon pas.
LYSE.
Vous n'avez cependant rien fait, ou peu de chose.
ISABELLE.
Rien du tout. Que veux-tu ? sa rencontre en est cause.
LYSE.
Mais vous n'aviez alors qu'à le laisser aller.
ISABELLE.
Mais il m'a reconnue, et m'est venu parler.
Moi qui, seule et
de nuit, craignais son insolence,
Et beaucoup plus encor de
troubler le silence,
J'ai cru, pour m'en défaire et m'ôter
de souci,
Que le meilleur était de l'amener ici.
Vois,
quand j'ai ton secours, que je me tiens vaillante,
Puisque j'ose
affronter cette humeur violente.
LYSE.
J'en ai ri comme vous, mais non sans murmurer :
C'est bien du
temps perdu.
ISABELLE.
Je vais le réparer.
LYSE.
Voici le conducteur de notre intelligence ;
Sachez auparavant
toute sa diligence.
SCENE
VI
ISABELLE.
Eh bien ! mon grand ami, braverons-nous le sort ?
Et viens-tu
m'apporter ou la vie ou la mort ?
Ce n'est plus qu'en toi seul
que mon espoir se fonde.
Le geôlier.
Bannissez vos
frayeurs : tout va le mieux du monde ;
Il ne faut que partir,
j'ai des chevaux tous prêts,
Et vous pourrez bientôt
vous moquer des arrêts.
ISABELLE.
Je te dois regarder comme un dieu tutélaire,
Et ne
sais point pour toi d'assez digne salaire.
Le geôlier.
Voici le prix unique où tout mon coeur prétend.
ISABELLE.
Lyse, il faut te résoudre à le rendre content.
LYSE.
Oui, mais tout son apprêt nous est fort inutile :
Comment
ouvrirons-nous les portes de la ville ?
Le geôlier.
On
nous tient des chevaux en main sûre aux faubourgs ;
Et je
sais un vieux mur qui tombe tous les jours :
Nous pourrons
aisément sortir par ses ruines.
ISABELLE.
Ah ! que je me trouvais sur d'étranges épines !
Le
geôlier.
Mais il faut se hâter.
ISABELLE.
Nous partirons soudain.
Viens nous aider là-haut à
faire notre main.
SCENE
VII
CLINDOR.
Aimables souvenirs de mes chères délices,
Qu'on
va bientôt changer en d'infâmes supplices,
Que malgré
les horreurs de ce mortel effroi,
Vos charmants entretiens ont de
douceurs pour moi !
Ne m'abandonnez point, soyez-moi plus fidèles
Que les rigueurs du sort ne se montrent cruelles ;
Et lorsque
du trépas les plus noires couleurs
Viendront à mon
esprit figurer mes malheurs,
Figurez aussitôt à mon
âme interdite
Combien je fus heureux par delà mon
mérite.
Lorsque je me plaindrai de leur sévérité,
Redites-moi l'excès de ma témérité :
Que d'un si haut dessein ma fortune incapable
Rendait ma
flamme injuste, et mon espoir coupable ;
Que je fus criminel
quand je devins amant,
Et que ma mort en est le juste châtiment.
Quel bonheur m'accompagne à la fin de ma vie !
Isabelle,
je meurs pour vous avoir servie ;
Et de quelque tranchant que je
souffre les coups,
Je meurs trop glorieux, puisque je meurs pour
vous.
Hélas ! que je me flatte, et que j'ai d'artifice
A
me dissimuler la honte d'un supplice !
En est-il de plus grand
que de quitter ces yeux
Dont le fatal amour me rend si glorieux ?
L'ombre d'un meurtrier creuse ici ma ruine :
Il succomba
vivant, et mort il m'assassine ;
Son nom fait contre moi ce que
n'a pu son bras ;
Mille assassins nouveaux naissent de son trépas
;
Et je vois de son sang, fécond en perfidies,
S'élever
contre moi des âmes plus hardies,
De qui les passions,
s'armant d'autorité,
Font un meurtre public avec impunité.
Demain de mon courage on doit faire un grand crime,
Donner au
déloyal ma tête pour victime ;
Et tous pour le pays
prennent tant d'intérêt,
Qu'il ne m'est pas permis
de douter de l'arrêt.
Ainsi de tous côtés ma
perte était certaine :
J'ai repoussé la mort, je la
reçois pour peine.
D'un péril évité
je tombe en un nouveau,
Et des mains d'un rival en celles d'un
bourreau.
Je frémis à penser à ma triste
aventure ;
Dans le sein du repos je suis à la torture :
Au milieu de la nuit, et du temps du sommeil,
Je vois de mon
trépas le honteux appareil ;
J'en ai devant les yeux les
funestes ministres ;
On me lit du sénat les mandements
sinistres ;
Je sors les fers aux pieds ; j'entends déjà
le bruit
De l'amas insolent d'un peuple qui me suit ;
Je vois
le lieu fatal où ma mort se prépare :
Là mon
esprit se trouble, et ma raison s'égare ;
Je ne découvre
rien qui m'ose secourir,
Et la peur de la mort me fait déjà
mourir.
Isabelle, toi seule, en réveillant ma flamme,
Dissipes ces terreurs et rassures mon âme ;
Et sitôt
que je pense à tes divins attraits,
Je vois évanouir
ces infâmes portraits.
Quelques rudes assauts que le
malheur me livre,
Garde mon souvenir, et je croirai revivre.
Mais d'où vient que de nuit on ouvre ma prison ?
Ami,
que viens-tu faire ici hors de saison ?
SCENE
VIII
Le
geôlier.
Les juges assemblés pour punir votre
audace,
Mus de compassion, enfin vous ont fait grâce.
CLINDOR.
M'ont fait grâce, bons dieux !
Le
geôlier.
Oui, vous mourrez de nuit.
CLINDOR.
De leur compassion est-ce là tout le fruit ?
Le
geôlier.
Que de cette faveur vous tenez peu de conte !
D'un supplice public c'est vous sauver la honte.
CLINDOR.
Quels encens puis-je offrir aux maîtres de mon sort,
Dont
l'arrêt me fait grâce, et m'envoie à la mort ?
Le
geôlier.
Il la faut recevoir avec meilleur visage.
CLINDOR.
Fais ton office, ami, sans causer davantage.
Le
geôlier.
Une troupe d'archers là dehors vous attend
;
Peut-être en les voyant serez-vous plus content.
SCENE
IX
ISABELLE.
Lyse, nous l'allons voir.
LYSE.
Que
vous êtes ravie !
ISABELLE.
Ne le serais-je point de recevoir la vie ?
Son destin et le
mien prennent un même cours,
Et je mourrais du coup qui
trancherait ses jours.
Le
geôlier.
Monsieur, connaissez-vous beaucoup d'archers
semblables ?
CLINDOR.
Ah ! Madame, est-ce vous ? Surprises adorables !
Trompeur
trop obligeant, tu disais bien vraiment
Que je mourrais de nuit,
mais de contentement.
ISABELLE.
Clindor !
Le
geôlier.
Ne perdons point le temps à ces caresses :
Nous aurons tout loisir de flatter nos maîtresses.
CLINDOR.
Quoi ! Lyse est donc la sienne ?
ISABELLE.
Ecoutez le discours
De votre liberté qu'ont produit
leurs amours.
Le
geôlier.
En lieu de sûreté le babil est de
mise ;
Mais ici ne songeons qu'à nous ôter de prise
;
ISABELLE.
Sauvons-nous : mais avant, promettez-nous tous deux
Jusqu'au
jour d'un hymen de modérer vos feux :
Autrement, nous
rentrons.
CLINDOR.
Que cela ne vous tienne :
Je vous donne ma foi.
Le
geôlier.
Lyse, reçois la mienne.
ISABELLE.
Sur un gage si beau j'ose tout hasarder.
Le
geôlier.
Nous nous amusons trop, il est temps d'évader.
SCENE
X
ALCANDRE.
Ne craignez plus pour eux ni périls ni disgrâces.
Beaucoup les poursuivront, mais sans trouver leurs traces.
PRIDAMANT.
A la fin je respire.
ALCANDRE.
Après un tel bonheur,
Deux ans les ont montés
en haut degré d'honneur.
Je ne vous dirai point le cours
de leurs voyages,
S'ils ont trouvé le calme, ou vaincu les
orages,
Ni par quel art non plus ils se sont élevés
:
Il suffit d'avoir vu comme ils se sont sauvés,
Et
que, sans vous en faire une histoire importune,
Je vous les vais
montrer en leur haute fortune.
Mais puisqu'il faut passer à
des effets plus beaux,
Rentrons pour évoquer des fantômes
nouveaux.
Ceux que vous avez vus représenter de suite
A
vos yeux étonnés leur amour et leur fuite,
N'étant
pas destinés aux hautes fonctions,
N'ont point assez
d'éclat pour leurs conditions.
ACTE
V
SCENE
PREMIERE
PRIDAMANT.
Qu'Isabelle est changée et qu'elle est éclatante !
ALCANDRE.
Lyse marche après elle, et lui sert de suivante ;
Mais
derechef surtout n'ayez aucun effroi,
Et de ce lieu fatal ne
sortez qu'après moi :
Je vous le dis encore, il y va de la
vie.
PRIDAMANT.
Cette condition m'en ôte assez l'envie.
SCENE
II
LYSE.
Ce divertissement n'aura-t-il point de fin ?
Et voulez-vous
passer la nuit dans ce jardin ?
ISABELLE.
Je ne puis plus cacher le sujet qui m'amène :
C'est
grossir mes douleurs que de taire ma peine.
Le prince
Florilame...
LYSE.
Eh
bien ! Il est absent.
ISABELLE.
C'est la source des maux que mon âme ressent ;
Nous
sommes ses voisins, et l'amour qu'il nous porte
Dedans son grand
jardin nous permet cette porte.
La princesse Rosine, et mon
perfide époux,
Durant qu'il est absent en font leur
rendez-vous :
Je l'attends au passage, et lui ferai connaître
Que je ne suis pas femme à rien souffrir d'un traître.
LYSE.
Madame, croyez-moi, loin de le quereller,
Vous ferez beaucoup
mieux de tout dissimuler :
Il nous vient peu de fruit de telles
jalousies ;
Un homme en court plus tôt après ses
fantaisies ;
Il est toujours le maître, et tout notre
discours,
Par un contraire effet, l'obstine en ses amours.
ISABELLE.
Je dissimulerai son adultère flamme !
Une autre aura
son coeur, et moi le nom de femme !
Sans crime, d'un hymen
peut-il rompre la loi ?
Et ne rougit-il point d'avoir si peu de
foi ?
LYSE.
Cela fut bon jadis ; mais au temps où nous sommes,
Ni
l'hymen ni la foi n'obligent plus les hommes :
Leur gloire a son
brillant et ses règles à part ;
Où la nôtre
se perd, la leur est sans hasard ;
Elle croît aux dépens
de nos lâches faiblesses ;
L'honneur d'un galant homme est
d'avoir des maîtresses.
ISABELLE.
Ote-moi cet honneur et cette vanité,
De se mettre en
crédit par l'infidélité.
Si pour haïr
le change et vivre sans amie
Un homme tel que lui tombe dans
l'infamie,
Je le tiens glorieux d'être infâme à
ce prix ;
S'il en est méprisé, j'estime ce mépris.
Le blâme qu'on reçoit d'aimer trop une femme
Aux
maris vertueux est un illustre blâme.
LYSE.
Madame, il vient d'entrer ; la porte a fait du bruit.
ISABELLE.
Retirons-nous, qu'il passe.
LYSE.
Il
vous voit et vous suit.
SCENE
III
CLINDOR.
Vous fuyez, ma princesse, et cherchez des remises :
Sont-ce
là les douceurs que vous m'aviez promises ?
Est-ce ainsi
que l'amour ménage un entretien ?
Ne fuyez plus, madame,
et n'appréhendez rien :
Florilame est absent, ma jalouse
endormie.
ISABELLE.
En êtes-vous bien sûr ?
CLINDOR.
Ah ! Fortune ennemie !
ISABELLE.
Je veille, déloyal : ne crois plus m'aveugler ;
Au
milieu de la nuit je ne vois que trop clair :
Je vois tous mes
soupçons passer en certitudes,
Et ne puis plus douter de
tes ingratitudes :
Toi-même, par ta bouche, as trahi ton
secret.
O l'esprit avisé pour un amant discret !
Et
que c'est en amour une haute prudence
D'en faire avec sa femme
entière confidence !
Où sont tant de serments de
n'aimer rien que moi ?
Qu'as-tu fait de ton coeur ? qu'as-tu fait
de ta foi ?
Lorsque je la reçus, ingrat, qu'il te
souvienne
De combien différaient ta fortune et la mienne,
De combien de rivaux je dédaignai les voeux ;
Ce qu'un
simple soldat pouvait être auprès d'eux :
Quelle
tendre amitié je recevais d'un père !
Je le quittai
pourtant pour suivre ta misère ;
Et je tendis les bras à
mon enlèvement,
Pour soustraire ma main à son
commandement.
En quelle extrémité depuis ne m'ont
réduite
Les hasards dont le sort a traversé ta
fuite !
Et que n'ai-je souffert avant que le bonheur
Elevât
ta bassesse à ce haut rang d'honneur !
Si pour te voir
heureux ta foi s'est relâchée,
Remets-moi dans le
sein dont tu m'as arrachée.
L'amour que j'ai pour toi m'a
fait tout hasarder,
Non pas pour des grandeurs, mais pour te
posséder.
CLINDOR.
Ne me reproche plus ta fuite ni ta flamme :
Que ne fait point
l'amour quand il possède une âme ?
Son pouvoir à
ma vue attachait tes plaisirs,
Et tu me suivais moins que tes
propres désirs.
J'étais lors peu de chose : oui,
mais qu'il te souvienne
Que ta fuite égala ta fortune à
la mienne,
Et que pour t'enlever c'était un faible appas
Que l'éclat de tes biens qui ne te suivaient pas.
Je
n'eus, de mon côté, que l'épée en partage,
Et ta flamme, du tien, fut mon seul avantage :
Celle-là
m'a fait grand en ces bords étrangers ;
L'autre exposa ma
tête à cent et cent dangers.
Regrette maintenant ton
père et ses richesses ;
Fâche-toi de marcher à
côté des princesses ;
Retourne en ton pays chercher
avec tes biens
L'honneur d'un rang pareil à celui que tu
tiens.
De quel manque, après tout, as-tu lieu de te
plaindre ?
En quelle occasion m'as-tu vu te contraindre ?
As-tu
reçu de moi ni froideurs, ni mépris ?
Les femmes, à
vrai dire, ont d'étranges esprits !
Qu'un mari les adore,
et qu'un amour extrême
A leur bizarre humeur le soumette
lui-même,
Qu'il les comble d'honneurs et de bons
traitements,
Qu'il ne refuse rien à leurs contentements :
S'il fait la moindre brèche à la foi conjugale,
Il
n'est point à leur gré de crime qui l'égale ;
C'est vol, c'est perfidie, assassinat, poison,
C'est
massacrer son père et brûler sa maison :
Et jadis
des titans l'effroyable supplice
Tomba sur Encelade avec moins de
justice.
ISABELLE.
Je te l'ai déjà dit, que toute ta grandeur
Ne
fut jamais l'objet de ma sincère ardeur.
Je ne suivais que
toi, quand je quittai mon père ;
Mais puisque ces
grandeurs t'ont fait l'âme légère,
Laisse mon
intérêt : songe à qui tu les dois.
Florilame
lui seul t'a mis où tu te vois :
A peine il te connut
qu'il te tira de peine ;
De soldat vagabond il te fit capitaine ;
Et le rare bonheur qui suivit cet emploi
Joignit à ses
faveurs les faveurs de son roi.
Quelle forte amitié
n'a-t-il point fait paraître
A cultiver depuis ce qu'il
avait fait naître ?
Par ses soins redoublés n'es-tu
pas aujourd'hui
Un peu moindre de rang, mais plus puissant que
lui ?
Il eût gagné par là l'esprit le plus
farouche,
Et pour remerciement tu veux souiller sa couche !
Dans
ta brutalité trouve quelques raisons,
Et contre ses
faveurs défends tes trahisons.
Il t'a comblé de
biens, tu lui voles son âme !
Il t'a fait grand seigneur,
et tu le rends infâme !
Ingrat, c'est donc ainsi que tu
rends les bienfaits ?
Et ta reconnaissance a produit ces effets ?
CLINDOR.
Mon âme (car encor ce beau nom te demeure,
Et te
demeurera jusqu'à tant que je meure),
Crois-tu qu'aucun
respect ou crainte du trépas
Puisse obtenir sur moi ce que
tu n'obtiens pas ?
Dis que je suis ingrat, appelle-moi parjure ;
Mais à nos feux sacrés ne fais plus tant d'injure :
Ils conservent encor leur première vigueur ;
Et si le
fol amour qui m'a surpris le coeur
Avait pu s'étouffer au
point de sa naissance,
Celui que je te porte eût eu cette
puissance ;
Mais en vain mon devoir tâche à lui
résister :
Toi-même as éprouvé qu'on
ne le peut dompter.
Ce dieu qui te força d'abandonner ton
père,
Ton pays et tes biens, pour suivre ma misère,
Ce dieu même aujourd'hui force tous mes désirs
A
te faire un larcin de deux ou trois soupirs.
A mon égarement
souffre cette échappée,
Sans craindre que ta place
en demeure usurpée.
L'amour dont la vertu n'est point le
fondement
Se détruit de soi-même, et passe en un
moment ;
Mais celui qui nous joint est un amour solide,
Où
l'honneur a son lustre, où la vertu préside :
Sa
durée a toujours quelques nouveaux appas,
Et ses fermes
liens durent jusqu'au trépas.
Mon âme, derechef
pardonne à la surprise
Que ce tyran des coeurs a faite à
ma franchise ;
Souffre une folle ardeur qui ne vivra qu'un jour,
Et qui n'affaiblit point le conjugal amour.
ISABELLE.
Hélas ! Que j'aide bien à m'abuser moi-même !
Je vois qu'on me trahit, et veux croire qu'on m'aime ;
Je me
laisse charmer à ce discours flatteur,
Et j'excuse un
forfait dont j'adore l'auteur.
Pardonne, cher époux, au
peu de retenue
Où d'un premier transport la chaleur est
venue :
C'est en ces accidents manquer d'affection
Que de les
voir sans trouble et sans émotion.
Puisque mon teint se
fane et ma beauté se passe,
Il est bien juste aussi que
ton amour se lasse ;
Et même je croirai que ce feu passager
En l'amour conjugal ne pourra rien changer :
Songe un peu
toutefois à qui ce feu s'adresse,
En quel péril te
jette une telle maîtresse.
Dissimule, déguise, et
sois amant discret.
Les grands en leur amour n'ont jamais de
secret ;
Ce grand train qu'à leurs pas leur grandeur
propre attache
N'est qu'un grand corps tout d'yeux à qui
rien ne se cache,
Et dont il n'est pas un qui ne fît son
effort
A se mettre en faveur par un mauvais rapport.
Tôt
ou tard Florilame apprendra tes pratiques,
Ou de sa défiance,
ou de ses domestiques ;
Et lors (à ce penser je frissonne
d'horreur)
A quelle extrémité n'ira point sa fureur
!
Puisqu'à ces passe-temps ton humeur te convie,
Cours
après tes plaisirs, mais assure ta vie.
Sans aucun
sentiment je te verrai changer,
Lorsque tu changeras sans te
mettre en danger.
CLINDOR.
Encore une fois donc tu veux que je te die
Qu'auprès
de mon amour je méprise ma vie ?
Mon âme est trop
atteinte, et mon coeur trop blessé,
Pour craindre les
périls dont je suis menacé.
Ma passion m'aveugle,
et pour cette conquête
Croit hasarder trop peu de hasarder
ma tête :
C'est un feu que le temps pourra seul modérer
:
C'est un torrent qui passe et ne saurait durer.
ISABELLE.
Eh bien ! Cours au trépas, puisqu'il a tant de charmes,
Et néglige ta vie aussi bien que mes larmes.
Penses-tu
que ce prince, après un tel forfait,
Par ta punition se
tienne satisfait ?
Qui sera mon appui lorsque ta mort infâme
A sa juste vengeance exposera ta femme,
Et que sur la moitié
d'un perfide étranger
Une seconde fois il croira se venger
?
Non, je n'attendrai pas que ta perte certaine
Puisse
attirer sur moi les restes de ta peine,
Et que de mon honneur,
gardé si chèrement,
Il fasse un sacrifice à
son ressentiment.
Je préviendrai la honte où ton
malheur me livre,
Et saurai bien mourir, si tu ne veux pas vivre.
Ce corps, dont mon amour t'a fait le possesseur,
Ne craindra
plus bientôt l'effort d'un ravisseur.
J'ai vécu pour
t'aimer, mais non pour l'infamie
De servir au mari de ton
illustre amie.
Adieu : je vais du moins, en mourant avant toi,
Diminuer ton crime, et dégager ta foi.
CLINDOR.
Ne meurs pas, chère épouse, et dans un second
change
Vois l'effet merveilleux où ta vertu me range.
M'aimer malgré mon crime, et vouloir par ta mort
Eviter
le hasard de quelque indigne effort !
Je ne sais qui je dois
admirer davantage,
Ou de ce grand amour, ou de ce grand courage ;
Tous les deux m'ont vaincu : je reviens sous tes lois,
Et ma
brutale ardeur va rendre les abois ;
C'en est fait, elle expire,
et mon âme plus saine
Vient de rompre les noeuds de sa
honteuse chaîne.
Mon coeur, quand il fut pris, s'était
mal défendu :
Perds-en le souvenir.
ISABELLE.
Je l'ai déjà perdu.
CLINDOR.
Que les plus beaux objets qui soient dessus la terre
Conspirent
désormais à me faire la guerre ;
Ce coeur,
inexpugnable aux assauts de leurs yeux,
N'aura plus que les tiens
pour maîtres et pour dieux.
LYSE.
Madame, quelqu'un vient.
SCENE
IV
ERASTE.
Reçois, traître, avec joie
Les faveurs que par
nous ta maîtresse t'envoie.
PRIDAMANT.
On l'assassine, ô dieux ! Daignez le secourir.
ERASTE.
Puissent les suborneurs ainsi toujours périr !
ISABELLE.
Qu'avez-vous fait, bourreaux ?
ERASTE.
Un juste et grand exemple,
Qu'il faut qu'avec effroi tout
l'avenir contemple,
Pour apprendre aux ingrats, aux dépens
de son sang,
A n'attaquer jamais l'honneur d'un si haut rang.
Notre main a vengé le prince Florilame,
La princesse
outragée, et vous-même, madame,
Immolant à
tous trois un déloyal époux,
Qui ne méritait
pas la gloire d'être à vous.
D'un si lâche
attentat souffrez le prompt supplice,
Et ne vous plaignez point
quand on vous rend justice.
Adieu.
ISABELLE.
Vous ne l'avez massacré qu'à demi :
Il vit
encore en moi ; soûlez son ennemi ;
Achevez, assassins, de
m'arracher la vie.
Cher époux, en mes bras on te l'a donc
ravie !
Et de mon coeur jaloux les secrets mouvements
N'ont
pu rompre ce coup par leurs pressentiments !
O clarté trop
fidèle, hélas ! et trop tardive,
Qui ne fait voir
le mal qu'au moment qu'il arrive !
Fallait-il... mais j'étouffe,
et, dans un tel malheur,
Mes forces et ma voix cèdent à
ma douleur ;
Son vif excès me tue ensemble et me console,
Et puisqu'il nous rejoint...
LYSE.
Elle perd la parole.
Madame... Elle se meurt ; épargnons
les discours,
Et courons au logis appeler du secours.
SCENE
V
ALCANDRE.
Ainsi de notre espoir la fortune se joue :
Tout s'élève
ou s'abaisse au branle de sa roue ;
Et son ordre inégal,
qui régit l'univers,
Au milieu du bonheur a ses plus
grands revers.
PRIDAMANT.
Cette réflexion, mal propre pour un père,
Consolerait peut-être une douleur légère ;
Mais après avoir vu mon fils assassiné,
Mes
plaisirs foudroyés, mon espoir ruiné,
J'aurais d'un
si grand coup l'âme bien peu blessée,
Si de pareils
discours m'entraient dans la pensée.
Hélas ! dans
sa misère il ne pouvait périr ;
Et son bonheur
fatal lui seul l'a fait mourir.
N'attendez pas de moi des
plaintes davantage :
La douleur qui se plaint cherche qu'on la
soulage ;
La mienne court après son déplorable
sort.
Adieu ; je vais mourir, puisque mon fils est mort.
ALCANDRE.
D'un juste désespoir l'effort est légitime,
Et
de le détourner je croirais faire un crime.
Oui, suivez ce
cher fils sans attendre à demain ;
Mais épargnez du
moins ce coup à votre main ;
Laissez faire aux douleurs
qui rongent vos entrailles,
Et pour les redoubler voyez ses
funérailles.
PRIDAMANT.
Que vois-je ? Chez les morts compte-t-on de l'argent ?
ALCANDRE.
Voyez si pas un d'eux s'y montre négligent.
PRIDAMANT.
Je vois Clindor ! Ah dieux ! Quelle étrange surprise !
Je
vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse !
Quel charme en un
moment étouffe leurs discords,
Pour assembler ainsi les
vivants et les morts ?
ALCANDRE.
Ainsi tous les acteurs d'une troupe comique,
Leur poëme
récité, partagent leur pratique :
L'un tue, et
l'autre meurt, l'autre vous fait pitié ;
Mais la scène
préside à leur inimitié.
Leurs vers font
leurs combats, leur mort suit leurs paroles,
Et, sans prendre
intérêt en pas un de leurs rôles,
Le traître
et le trahi, le mort et le vivant,
Se trouvent à la fin
amis comme devant.
Votre fils et son train ont bien su, par leur
fuite,
D'un père et d'un prévôt éviter
la poursuite ;
Mais tombant dans les mains de la nécessité,
Ils ont pris le théâtre en cette extrémité.
PRIDAMANT.
Mon fils comédien !
ALCANDRE.
D'un art si difficile
Tous les quatre, au besoin, ont fait un
doux asile ;
Et depuis sa prison, ce que vous avez vu,
Son
adultère amour, son trépas imprévu,
N'est
que la triste fin d'une pièce tragique
Qu'il expose
aujourd'hui sur la scène publique,
Par où ses
compagnons en ce noble métier
Ravissent à Paris un
peuple tout entier.
Le gain leur en demeure, et ce grand
équipage,
Dont je vous ai fait voir le superbe étalage,
Est bien à votre fils, mais non pour s'en parer
Qu'alors
que sur la scène il se fait admirer.
PRIDAMANT.
J'ai pris sa mort pour vraie, et ce n'était que feinte ;
Mais je trouve partout mêmes sujets de plainte.
Est-ce
là cette gloire, et ce haut rang d'honneur
Où le
devait monter l'excès de son bonheur ?
ALCANDRE.
Cessez de vous en plaindre. A présent le théâtre
Est en un point si haut que chacun l'idolâtre,
Et ce
que votre temps voyait avec mépris
Est aujourd'hui l'amour
de tous les bons esprits,
L'entretien de Paris, le souhait des
provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les
délices du peuple, et le plaisir des grands :
Il tient le
premier rang parmi leurs passe-temps ;
Et ceux dont nous voyons
la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le
monde,
Trouvent dans les douceurs d'un spectacle si beau
De
quoi se délasser d'un si pesant fardeau.
Même notre
grand roi, ce foudre de la guerre,
Dont le nom se fait craindre
aux deux bouts de la terre,
Le front ceint de lauriers, daigne
bien quelquefois
Prêter l'oeil et l'oreille au
théâtre-François :
C'est là que le
Parnasse étale ses merveilles ;
Les plus rares esprits lui
consacrent leurs veilles ;
Et tous ceux qu'Apollon voit d'un
meilleur regard
De leurs doctes travaux lui donnent quelque part.
D'ailleurs, si par les biens on prise les personnes,
Le
théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ;
Et
votre fils rencontre en un métier si doux
Plus
d'accommodement qu'il n'eût trouvé chez vous.
Défaites-vous enfin de cette erreur commune,
Et ne
vous plaignez plus de sa bonne fortune.
PRIDAMANT.
Je n'ose plus m'en plaindre, et vois trop de combien
Le
métier qu'il a pris est meilleur que le mien.
Il est vrai
que d'abord mon âme s'est émue :
J'ai cru la comédie
au point où je l'ai vue ;
J'en ignorais l'éclat,
l'utilité, l'appas,
Et la blâmais ainsi, ne la
connaissant pas ;
Mais depuis vos discours mon coeur plein
d'allégresse
A banni cette erreur avecque sa tristesse.
Clindor a trop bien fait.
ALCANDRE.
N'en croyez que vos yeux.
PRIDAMANT.
Demain, pour ce sujet, j'abandonne ces lieux ;
Je vole vers
Paris. Cependant, grand Alcandre,
Quelles grâces ici ne
vous dois-je point rendre ?
ALCANDRE.
Servir les gens d'honneur est mon plus grand désir :
J'ai
pris ma récompense en vous faisant plaisir.
Adieu : je
suis content, puisque je vous vois l'être.
PRIDAMANT.
Un si rare bienfait ne se peut reconnaître :
Mais,
grand mage, du moins croyez qu'à l'avenir
Mon âme en
gardera l'éternel souvenir.