Joachim du Bellay Les Antiquités de Rome
Au Roi
Ne
vous pouvant donner ces ouvrages antiques
Pour votre
Saint-Germain ou pour Fontainebleau,
Je vous les donne, Sire, en
ce petit tableau
Peint, le mieux que j'ai pu, de couleurs
poétiques :
Qui mis
sous votre nom devant les yeux publiques,
Si vous le daignez voir
en son jour le plus beau,
Se pourra bien vanter d'avoir hors du
tombeau
Tiré des vieux Romains les poudreuses reliques.
Que vous
puissent les dieux un jour donner tant d'heur,
De rebâtir
en France une telle grandeur
Que je la voudrais bien peindre en
votre langage :
Et
peut-être qu'alors votre grand Majesté,
Repensant à
mes vers, dirait qu'ils ont été
De votre monarchie
un bienheureux présage.
1
Divins esprits, dont la poudreuse cendre
Gît sous
le faix de tant de murs couverts,
Non votre los, qui vif par vos
beaux vers
Ne se verra sous la terre descendre,
Si des
humains la voix se peut étendre
Depuis ici jusqu'au fond
des enfers,
Soient à mon cri les abîmes ouverts
Tant que d'abas vous me puissiez entendre.
Trois fois
cernant sous le voile des cieux
De vos tombeaux le tour
dévotieux,
A haute voix trois fois je vous appelle:
J'invoque
ici votre antique fureur,
En cependant que d'une sainte horreur
Je vais chantant vostre gloire plus belle.
2
Le
Babylonien ses hauts murs vantera,
Et ses vergers en l'air, de
son Ephesienne
La Grèce décrira la fabrique
ancienne,
Et le peuple du Nil ses pointes chantera:
La même
Grèce encor vanteuse publiera
De son grand Jupiter l'image
Olympienne,
Le Mausole sera la gloire Carienne,
Et son vieux
Labyrinth' la Crète n'oubliera.
L'antique
Rhodien élèvera la gloire
De son fameux Colosse, au
temple de Mémoire:
Et si quelque oeuvre encor digne se
peult vanter
De marcher
en ce rang, quelque plus grand faconde
Le dira: quant à
moi, pour tous je veux chanter
Les sept coteaux romains, sept
miracles du monde.
3
Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome
Et rien de Rome
en Rome n'aperçois,
Ces vieux palais, ces vieux arcs que
tu vois,
Et ces vieux murs, c'est ce que Rome on nomme.
Vois quel
orgueil, quelle ruine : et comme
Celle qui mit le monde sous ses
lois,
Pour dompter tout, se dompta quelquefois,
Et devint
proie au temps, qui tout consomme.
Rome de
Rome est le seul monument,
Et Rome Rome a vaincu seulement.
Le
Tibre seul, qui vers la mer s'enfuit,
Reste de
Rome. Ô mondaine inconstance !
Ce qui est ferme, est par le
temps détruit,
Et ce qui fuit, au temps fait résistance.
4
Celle qui de son chef les étoiles passait,
Et d'un
pied sur Thétis, l'autre dessous l'Aurore,
D'une main sur
le Scythe, et l'autre sur le More,
De la terre et du ciel la
rondeur compassait :
Jupiter
ayant peur, si plus elle croissait,
Que l'orgueil des Géants
se relevât encore,
L'accabla sous ces monts, ces sept monts
qui sont ore
Tombeaux de la grandeur qui le ciel menaçait.
Il lui mit
sur le chef la croupe Saturnale,
Puis dessus l'estomac assit la
Quirinale,
Sur le ventre il planta l'antique Palatin,
Mit sur la
dextre main la hauteur Célienne,
Sur la senestre assist
l'échine Exquilienne,
Viminal sur un pied, sur l'autre
l'Aventin.
5
Qui
voudra voir tout ce qu'ont pu nature,
L'art et le ciel, Rome, te
vienne voir :
J'entends s'il peut ta grandeur concevoir
Par
ce qui n'est que ta morte peinture.
Rome n'est
plus : et si l'architecture
Quelque ombre encor de Rome fait
revoir,
C'est comme un corps par magique savoir
Tiré
de nuit hors de sa sepulture.
Le corps
de Rome en cendre est devalé,
Et son esprit rejoindre
s'est allé
Au grand esprit de cette masse ronde.
Mais ses
écrits, qui son los le plus beau
Malgré le temps
arrachent du tombeau,
Font son idole errer parmi le monde.
6
Telle que dans son char la Bérécynthienne
Couronnée de tours, et joyeuse d'avoir
Enfanté
tant de dieux, telle se faisait voir
En ses jours plus heureux
cette ville ancienne :
Cette
ville, qui fut plus que la Phrygienne
Foisonnante en enfants, et
de qui le pouvoir
Fut le pouvoir du monde, et ne se peut revoir
Pareille à sa grandeur, grandeur sinon la sienne.
Rome seule
pouvait à Rome ressembler,
Rome seule pouvait Rome faire
trembler :
Aussi n'avait permis l'ordonnance fatale
Qu'autre
pouvoir humain, tant fût audacieux,
Se vantât
d'égaler celle qui fit égale
Sa puissance à
la terre et son courage aux cieux.
7
Sacrés coteaux, et vous saintes ruines,
Qui le
seul nom de Rome retenez,
Vieux monuments, qui encor soutenez
L'honneur poudreux de tant d'âmes divines :
Arcs
triomphaux, pointes du ciel voisines,
Qui de vous voir le ciel
même étonnez,
Las, peu à peu cendre vous
devenez,
Fable du peuple et publiques rapines!
Et bien
qu'au temps pour un temps fassent guerre
Les bâtiments, si
est-ce que le temps
Oeuvres et noms finablement atterre.
Tristes
désirs, vivez doncques contents :
Car si le temps finit
chose si dure,
Il finira la peine que j'endure.
8
Par
armes et vaisseaux Rome dompta le monde,
Et pouvait-on juger
qu'une seule cité
Avait de sa grandeur le terme limité
Par la même rondeur de la terre et de l'onde.
Et tant
fut la vertu de ce peuple féconde
En vertueux neveux, que
sa postérité,
Surmontant ses aïeux en brave
autorité,
Mesura le haut ciel à la terre profonde :
Afin
qu'ayant rangé tout pouvoir sous sa main,
Rien ne pût
être borne à l'empire romain :
Et que, si bien le
temps détruit les républiques,
Le temps
ne mît si bas la romaine hauteur,
Que le chef déterré
aux fondements antiques,
Qui prirent nom de lui, fut découvert
menteur.
9
Astres cruels, et vous dieux inhumains,
Ciel envieux, et
marâtre nature,
Soit que par ordre ou soit qu'à
l'aventure
Voise le cours des affaires humains,
Pourquoi
jadis ont travaillé vos mains
A façonner ce monde
qui tant dure ?
Ou que ne fut de matière aussi dure
Le
brave front de ces palais romains ?
Je ne dis
plus la sentence commune,
Que toute chose au-dessous de la lune
Est corrompable et sujette à mourir :
Mais bien
je dis (et n'en veuille déplaire
A qui s'efforce enseigner
le contraire)
Que ce grand Tout doit quelquefois périr.
10
Plus qu'aux bords Aetëans le brave fils d'Eson,
Qui
par enchantement conquit la riche laine,
Des dents d'un vieux
serpent ensemençant la plaine
N'engendra de soldats au
champ de la toison,
Cette
ville, qui fut en sa jeune saison
Un hydre de guerriers, se vit
bravement pleine
De braves nourrissons, dont la gloire hautaine
A rempli du Soleil l'une et l'autre maison :
Mais qui
finalement, ne se trouvant au monde
Hercule qui domptât
semence tant féconde,
D'une horrible fureur l'un contre
l'autre armés,
Se
moissonnèrent tous par un soudain orage,
Renouvelant entre
eux la fraternelle rage
Qui aveugla jadis les fiers soldats
semés.
11
Mars, vergogneux d'avoir donné tant d'heur
A ses
neveux que l'impuissance humaine
Enorgueillie en l'audace romaine
Semblait fouler la céleste grandeur,
Refroidissant
cette première ardeur,
Dont le Romain avait l'âme si
pleine,
Souffla son feu, et d'une ardente haleine
Vint
échauffer la gothique froideur.
Ce peuple
adonc, nouveau fils de la Terre,
Dardant partout les foudres de
la guerre,
Ces braves murs accabla sous sa main,
Puis se
perdit dans le sein de sa mère,
Afin que nul, fût-ce
des dieux le père,
Se pût vanter de l'empire romain.
12
Tels que l'on vit jadis les enfants de la Terre
Plantés
dessus les monts pour écheller les cieux,
Combattre main à
main la puissance des dieux,
Et Jupiter contre eux, qui ses
foudres desserre :
Puis tout
soudainement renversés du tonnerre
Tomber deçà
delà ces squadrons furieux,
La Terre gémissante, et
le Ciel glorieux
D'avoir à son honneur achevé cette
guerre :
Tel encore
on a vu par-dessus les humains
Le front audacieux des sept
coteaux romains
Lever contre le ciel son orgueilleuse face :
Et tels
ores on voit ces champs déshonorés
Regretter leur
ruine, et les dieux assurés
Ne craindre plus là-haut
si effroyable audace.
13
Ni
la fureur de la flamme enragée,
Ni le tranchant du fer
victorieux,
Ni le dégât du soldat furieux,
Qui
tant de fois, Rome, t'a saccagée,
Ni coup
sur coup ta fortune changée,
Ni le ronger des siècles
envieux,
Ni le dépit des hommes et des dieux,
Ni
contre toi ta puissance rangée,
Ni
l'ébranler des vents impétueux,
Ni le débord
de ce dieu tortueux
Qui tant de fois t'a couvert de son onde,
Ont
tellement ton orgueil abaissé,
Que la grandeur du rien
qu'ils t'ont laissé
Ne fasse encore émerveiller le
monde.
14
Comme on passe en été le torrent sans danger,
Qui soulait en hiver être roi de la plaine,
Et ravir
par les champs d'une fuite hautaine
L'espoir du laboureur et
l'espoir du berger :
Comme on
voit les couards animaux outrager
Le courageux lion gisant dessus
l'arène,
Ensanglanter leurs dents, et d'une audace vaine
Provoquer l'ennemi qui ne se peut venger :
Et comme
devant Troie on vit des Grecs encor
Braver les moins vaillants
autour du corps d'Hector :
Ainsi ceux qui jadis soulaient, à
tête basse,
Du
triomphe romain la gloire accompagner,
Sur ces poudreux tombeaux
exercent leur audace,
Et osent les vaincus les vainqueurs
dédaigner.
15
Pâles esprits, et vous ombres poudreuses,
Qui
jouissant de la clarté du jour
Fîtes sortir cet
orgueilleux séjour,
Dont nous voyons les reliques
cendreuses :
Dites,
esprits (ainsi les ténébreuses
Rives de Styx non
passable au retour,
Vous enlaçant d'un trois fois triple
tout,
N'enferment point vos images ombreuses),
Dites-moi
donc (car quelqu'une de vous
Possible encor se cache ici dessous)
Ne sentez-vous augmenter votre peine,
Quand
quelquefois de ces coteaux romains
Vous contemplez l'ouvrage de
vos mains
N'être plus rien qu'une poudreuse plaine ?
16
Comme l'on voit de loin sur la mer courroucée
Une
montagne d'eau d'un grand branle ondoyant,
Puis traînant
mille flots, d'un gros choc aboyant
Se crever contre un roc, où
le vent l'a poussée :
Comme on
voit la fureur par l'Aquilon chassée
D'un sifflement aigu
l'orage tournoyant,
Puis d'une aile plus large en l'air
s'esbanoyant
Arrêter tout à coup sa carrière
lassée :
Et comme
on voit la flamme ondoyant en cent lieux
Se rassemblant en un,
s'aiguiser vers les cieux,
Puis tomber languissante : ainsi parmi
le monde
Erra la
monarchie : et croissant tout ainsi
Qu'un flot, qu'un vent, qu'un
feu, sa course vagabonde
Par un arrêt fatal s'est venue
perdre ici.
17
Tant que l'oiseau de Jupiter vola,
Portant le feu dont le
ciel nous menace,
Le ciel n'eut peur de l'effroyable audace
Qui
des Géants le courage affola :
Mais
aussitôt que le Soleil brûla
L'aile qui trop se fit
la terre basse,
La terre mit hors de sa lourde masse
L'antique
horreur qui le droit viola.
Alors on
vit la corneille germaine
Se déguisant feindre l'aigle
romaine,
Et vers le ciel s'élever derechef
>
Ces
braves monts autrefois mis en poudre,
Ne voyant plus voler dessus
leur chef
Ce grand oiseau ministre de la foudre.
18
Ces
grands monceaux pierreux, ces vieux murs que tu vois
Furent
premièrement le clos d'un lieu champêtre :
Et ces
braves palais, dont le temps s'est fait maître,
Cassines de
pasteurs ont été quelquefois.
Lors
prirent les bergers les ornements des rois,
Et le dur laboureur
de fer arma sa dextre :
Puis l'annuel pouvoir le plus grand se
vit être,
Et fut encor plus grand le pouvoir de six mois :
Qui, fait
perpétuel, crut en telle puissance,
Que l'aigle impérial
de lui prit sa naissance :
Mais le Ciel, s'opposant à tel
accroissement,
Mit ce
pouvoir ès mains du successeur de Pierre,
Qui sous nom de
pasteur, fatal à cette terre,
Montre que tout retourne à
son commencement.
19
Tout le parfait dont le ciel nous honore,
Tout l'imparfait
qui naît dessous les cieux,
Tout ce qui paît nos
esprits et nos yeux,
Et tout cela qui nos plaisirs dévore
:
Tout le
malheur qui notre âge dédore,
Tout le bonheur des
siècles les plus vieux,
Rome du temps de ses premiers
aïeux
Le tenait clos, ainsi qu'une Pandore.
Mais le
destin, débrouillant ce chaos,
Où tout le bien et
le mal fut enclos,
A fait depuis que les vertus divines
Volant au
ciel ont laissé les péchés,
Qui jusqu'ici se
sont tenus cachés
Sous les monceaux de ces vieilles
ruines.
20
Non
autrement qu'on voit la pluvieuse nue
Des vapeurs de la terre en
l'air se soulever,
Puis se courbant en arc, afin de s'abreuver,
Se plonger dans le sein de Téthys la chenue,
Et montant
derechef d'où elle était venue,
Sous un grand
ventre obscur tout le monde couver,
Tant que finablement on la
voit se crever,
Or en pluie, or en neige, or en grêle menue
:
Cette
ville qui fut l'ouvrage d'un pasteur,
S'élevant peu à
peu, crut en telle hauteur
Que reine elle se vit de la terre et
de l'onde :
Tant que
ne pouvant plus si grand faix soutenir,
Son pouvoir dissipé
s'écarta par le monde,
Montrant que tout en rien doit un
jour devenir.
21
Celle que Pyrrhe et le Mars de Libye
N'ont su dompter,
cette brave cité
Qui d'un courage au mal exercité
Soutint le choc de la commune envie,
Tant que
sa nef par tant d'ondes ravie
Eut contre soi tout le monde
incité,
On n'a point vu le roc d'adversité
Rompre
sa course heureusement suivie :
Mais
défaillant l'objet de sa vertu,
Son pouvoir s'est de
lui-même abattu,
Comme celui que le cruel orage
A
longuement gardé de faire abord,
Si trop grand vent le
chasse sur le port,
Dessus le port se voit faire naufrage.
22
Quand ce brave séjour, honneur du nom Latin,
Qui
borna sa grandeur d'Afrique et de la Bise,
De ce peuple qui tient
les bords de la Tamise,
Et de celui qui voit éclore le
matin,
Anima
contre soi d'un courage mutin
Ses propres nourrissons, sa
dépouille conquise,
Qu'il avait par tant d'ans sur tout le
monde acquise,
Devint soudainement du monde le butin :
Ainsi
quand du grand Tout la fuite retournée,
Ou trente-six
mille ans ont sa course bornée,
Rompra des éléments
le naturel accord,
Les
semences qui sont mères de toutes choses
Retourneront
encore à leur premier discord,
Au ventre du Chaos
éternellement closes.
23
O
que celui était cautement sage,
Qui conseillait, pour ne
laisser moisir
Ses citoyens en paresseux loisir,
De pardonner
aux remparts de Carthage !
Il
prévoyait que le romain courage,
Impatient du languissant
plaisir,
Par le repos se laisserait saisir
A la fureur de la
civile rage.
Aussi
voit-on qu'en un peuple otieux,
Comme l'humeur en un corps
vicieux,
L'ambition facilement s'engendre.
Ce qui
advint, quand l'envieux orgueil
De ne vouloir ni plus grand ni
pareil
Rompit l'accord du beau-père et du gendre.
24
Si
l'aveugle fureur, qui cause les batailles,
Des pareils animaux
n'a les coeurs allumés,
Soit ceux qui vont courant ou soit
les emplumés,
Ceux-là qui vont rampant ou les armés
d'écailles :
Quelle
ardente Erinnys de ses rouges tenailles
Vous pincetait les coeurs
de rage envenimés,
Quand si cruellement l'un sur l'autre
animés
Vous détrempiez le fer en vos propres
entrailles ?
Etait-ce
point, Romains, votre cruel destin,
Ou quelque vieux péché
qui d'un discord mutin
Exerçait contre vous sa vengeance
éternelle ?
Ne
permettant des dieux le juste jugement,
Vos murs ensanglantés
par la main fraternelle
Se pouvoir assurer d'un ferme fondement.
25
Que
n'ai-je encor la harpe thracienne,
Pour réveiller de
l'enfer paresseux
Ces vieux Césars, et les ombres de ceux
Qui ont bâti cette ville ancienne ?
Ou que je
n'ai celle amphionienne,
Pour animer d'un accord plus heureux
De
ces vieux murs les ossements pierreux,
Et restaurer la gloire
ausonienne ?
Pussé-je
au moins d'un pinceau plus agile
Sur le patron de quelque grand
Virgile
De ces palais les portraits façonner :
J'entreprendrais,
vu l'ardeur qui m'allume,
De rebâtir au compas de la plume
Ce que les mains ne peuvent maçonner.
26
Qui
voudrait figurer la romaine grandeur
En ses dimensions, il ne lui
faudrait querre
A la ligne et au plomb, au compas, à
l'équerre,
Sa longueur et largeur, hautesse et profondeur
:
Il lui
faudrait cerner d'une égale rondeur
Tout ce que l'océan
de ses longs bras enserre,
Soit où l'astre annuel échauffe
plus la terre,
Soit où souffle Aquilon sa plus grande
froideur.
Rome fut
tout le monde, et tout le monde est Rome.
Et si par mêmes
noms mêmes choses on nomme,
Comme du nom de Rome on se
pourrait passer,
La nommant
par le nom de la terre et de l'onde :
Ainsi le monde on peut sur
Rome compasser,
Puisque le plan de Rome est la carte du monde.
27
Toi
qui de Rome émerveillé contemples
L'antique
orgueil, qui menaçait les cieux,
Ces vieux palais, ces
monts audacieux,
Ces murs, ces arcs, ces thermes et ces temples,
Juge, en
voyant ces ruines si amples,
Ce qu'a rongé le temps
injurieux,
Puisqu'aux ouvriers les plus industrieux
Ces vieux
fragments encor servent d'exemples.
Regarde
après, comme de jour en jour
Rome, fouillant son antique
séjour,
Se rebâtit de tant d'oeuvres divines :
Tu jugeras
que le démon romain
S'efforce encor d'une fatale main
Ressusciter ces poudreuses ruines.
28
Qui
a vu quelquefois un grand chêne asséché,
Qui
pour son ornement quelque trophée porte,
Lever encore au
ciel sa vieille tête morte,
Dont le pied fermement n'est en
terre fiché,
Mais qui
dessus le champ plus qu'à demi penché
Montre ses
bras tout nus et sa racine torte,
Et sans feuille ombrageux, de
son poids se supporte
Sur un tronc nouailleux en cent lieux
ébranché :
Et bien
qu'au premier vent il doive sa ruine,
Et maint jeune à
l'entour ait ferme la racine,
Du dévot populaire être
seul révéré :
Qui tel
chêne a pu voir, qu'il imagine encore
Comme entre les
cités, qui plus florissent ore,
Ce vieil honneur poudreux
est le plus honoré.
29
Tout ce qu'Egypte en pointe façonna,
Tout ce que
Grèce à la corinthienne,
A l'ionique, attique ou
dorienne,
Pour l'ornement des temples maçonna :
Tout ce
que l'art de Lysippe donna,
La main d'Apelle ou la main
phidienne,
Soulait orner cette ville ancienne,
Dont la
grandeur le ciel même étonna :
Tout ce
qu'Athène eut onques de sagesse,
Tout ce qu'Asie eut
onques de richesse,
Tout ce qu'Afrique eut onques de nouveau,
S'est vu
ici. O merveille profonde !
Rome vivant fut l'ornement du monde,
Et morte elle est du monde le tombeau.
30
Comme le champ semé en verdure foisonne,
De
verdure se hausse en tuyau verdissant,
Du tuyau se hérisse
en épi florissant,
D'épi jaunit en grain, que le
chaud assaisonne :
Et comme
en la saison le rustique moissonne
Les ondoyants cheveux du
sillon blondissant,
Les met d'ordre en javelle, et du blé
jaunissant
Sur le champ dépouillé mille gerbes façonne :
Ainsi de
peu à peu crût l'empire Romain,
Tant qu'il fut
dépouillé par la barbare main,
Qui ne laissa de lui
que ces marques antiques
Que chacun
va pillant : comme on voit le glaneur
Cheminant pas à pas
recueillir les reliques
De ce qui va tombant après le
moissonneur.
31
De
ce qu'on ne voit plus qu'une vague campagne
Où tout
l'orgueil du monde on a vu quelquefois,
Tu n'en es pas coupable,
ô quiconque tu sois
Que le Tigre et le Nil, Gange et
Euphrate baigne :
Coupables
n'en sont pas l'Afrique ni l'Espagne,
Ni ce peuple qui tient les
rivages anglais,
Ni ce brave soldat qui boit le Rhin gaulois,
Ni
cet autre guerrier, nourrisson d'Allemagne.
Tu en es
seule cause, ô civile fureur,
Qui semant par les champs
l'émathienne horreur,
Armas le propre gendre encontre son
beau-père :
Afin
qu'étant venue à son degré plus haut,
La
Romaine grandeur, trop longuement prospère,
Se vît
ruer à bas d'un plus horrible saut.
32
Espérez-vous que la postérité
Doive,
mes vers, pour tout jamais vous lire?
Espérez-vous que
l'oeuvre d'une lyre
Puisse acquérir telle immortalité?
Si sous le
ciel fût quelque éternité,
Les monuments que
je vous ai fait dire,
Non en papier, mais en marbre et porphyre,
Eussent gardé leur vive antiquité.
Ne laisse
pas toutefois de sonner,
Luth, qu'Apollon m'a bien daigné
donner :
Car si le temps ta gloire ne dérobe,
Vanter te
peux, quelque bas que tu sois,
D'avoir chanté, le premier
des François,
L'antique honneur du peuple à longue
robe.
SONGE
I
C'était alors que le présent des dieux
Plus doucement s'écoule aux yeux de l'homme,
Faisant
noyer dedans l'oubli du somme
Tout le souci du jour laborieux;
Quand un
démon apparut à mes yeux
Dessus le bord du grand
fleuve de Rome,
Qui, m'appelant du nom dont je me nomme,
Me
commanda regarder vers les cieux :
Puis
m'écria : Vois, dit-il, et contemple
Tout ce qui est
compris sous ce grand temple,
Vois comme tout n'est rien que
vanité.
Lors,
connaissant la mondaine inconstance,
Puisque Dieu seul au temps
fait résistance,
N'espère rien qu'en la divinité.
II
Sur
la croupe d'un mont je vis une fabrique
De cent brasses de haut :
cent colonnes d'un rond
Toutes de diamant ornaient le brave front
:
Et la façon de l'oeuvre était à la
dorique.
La
muraille n'était de marbre ni de brique
Mais d'un luisant
cristal, qui du sommet au fond
Elançait mille rais de son
ventre profond
Sur cent degrés dorés du plus fin or
d'Afrique.
D'or était
le lambris, et le sommet encor
Reluisait écaillé de
grandes lames d'or :
Le pavé fut de jaspe et d'émeraude
fine.
O vanité
du monde! un soudain tremblement
Faisant crouler du mont la plus
basse racine,
Renversa ce beau lieu depuis le fondement.
III
Puis m'apparut une pointe aiguisée
D'un diamant de
dix pieds en carré,
A sa hauteur justement mesuré,
Tant qu'un archer pourrait prendre visée.
Sur cette
pointe une urne fut posée
De ce métal sur tous plus
honoré :
Et reposait en ce vase doré
D'un grand
César la cendre composée.
Aux quatre
coins étaient couchés encor
Pour piédestal
quatre grands lions d'or,
Digne tombeau d'une si digne cendre.
Las, rien
ne dure au monde que tourment!
Je vis du ciel la tempête
descendre,
Et foudroyer ce brave monument.
IV
Je
vis haut élevé sur colonnes d'ivoire,
Dont les
bases étaient du plus riche métal,
A chapiteaux
d'albâtre et frises de cristal,
Le double front d'un arc
dressé pour la mémoire.
A chaque
face était portraite une victoire,
Portant ailes au dos,
avec habit nymphal,
Et haut assise y fut sur un char triomphal
Des empereurs romains la plus antique gloire.
L'ouvrage
ne montrait un artifice humain,
Mais semblait être fait de
cette propre main
Qui forge en aiguisant la paternelle foudre.
Las, je ne
veux plus voir rien de beau sous les cieux,
Puisqu'un oeuvre si
beau j'ai vu devant mes yeux
D'une soudaine chute être
réduit en poudre.
V
Et
puis je vis l'arbre dodonien
Sur sept coteaux épandre son
ombrage,
Et les vainqueurs ornés de son feuillage
Dessus
le bord du fleuve ausonien.
Là
fut dressé maint trophée ancien,
Mainte dépouille,
et maint beau témoignage
De la grandeur de ce brave
lignage
Qui descendit du sang dardanien.
J'étais
ravi de voir chose si rare,
Quand de paysans une troupe barbare
Vint outrager l'honneur de ces rameaux.
J'ouïs
le tronc gémir sous la cognée,
Et vis depuis la
souche dédaignée
Se reverdir en deux arbres
jumeaux.
VI
Une
louve je vis sous l'antre d'un rocher
Allaitant deux bessons : je
vis à sa mamelle
Mignardement jouer cette couple jumelle,
Et d'un col allongé la louve les lécher.
Je la vis
hors de là sa pâture chercher,
Et courant par les
champs, d'une fureur nouvelle
Ensanglanter la dent et la patte
cruelle
Sur les menus troupeaux pour sa soif étancher.
Je vis
mille veneurs descendre des montagnes
Qui bornent d'un côté
les lombardes campagnes,
Et vis de cent épieux lui donner
dans le flanc.
Je la vis
de son long sur la plaine étendue,
Poussant mille
sanglots, se vautrer en son sang,
Et dessus un vieux tronc la
dépouille pendue.
VII
Je
vis l'oiseau qui le soleil contemple
D'un faible vol au ciel
s'aventurer,
Et peu à peu ses ailes assurer,
Suivant
encor le maternel exemple.
Je le vis
croître, et d'un voler plus ample
Des plus hauts monts la
hauteur mesurer,
Percer la nue, et ses ailes tirer
Jusqu'au
lieu où des dieux est le temple.
Là
se perdit : puis soudain je l'ai vu
Rouant par l'air en
tourbillon de feu,
Tout enflammé sur la plaine descendre.
Je vis son
corps en poudre tout réduit,
Et vis l'oiseau, qui la
lumière fuit,
Comme un vermet renaître de sa cendre.
VIII
Je vis un fier torrent, dont les flots écumeux
Rongeaient les fondements d'une vieille ruine :
Je le vis
tout couvert d'une obscure bruine,
Qui s'élevait par l'air
en tourbillons fumeux :
Dont se
formait un corps à sept chefs merveilleux,
Qui villes et
châteaux couvait sous sa poitrine,
Et semblait dévorer
d'une égale rapine
Les plus doux animaux et les plus
orgueilleux.
J'étais
émerveillé de voir ce monstre énorme
Changer
en cent façons son effroyable forme,
Lorsque je vis sortir
d'un antre scythien
Ce vent
impétueux, qui souffle la froidure,
Dissiper ces nuaux, et
en si peu que rien
S'évanouir par l'air cette horrible
figure.
IX
Tout effrayé de ce monstre nocturne,
Je vis
un corps hideusement nerveux,
A longue barbe, à longs
flottants cheveux,
A front ridé et face de Saturne :
Qui
s'accoudant sur le ventre d'une urne,
Versait une eau, dont le
cours fluctueux
Allait baignant tout ce bord sinueux
Où
le Troyen combattit contre Turne.
Dessous
ses pieds une louve allaitait
Deux enfançons : sa main
dextre portait
L'arbre de paix, l'autre la palme forte :
Son chef
était couronné de laurier.
Adonc lui chut la palme
et l'olivier,
Et du laurier la branche devint morte.
X
Sur
la rive d'un fleuve une nymphe éplorée,
Croisant
les bras au ciel avec mille sanglots,
Accordait cette plainte au
murmure des flots,
Outrageant son beau teint et sa tresse dorée
:
Las, où
est maintenant cette face honorée,
Où est cette
grandeur et cet antique los,
Où tout l'heur et l'honneur
du monde fut enclos,
Quand des hommes j'étais et des dieux
adorée?
N'était-ce
pas assez que le discord mutin
M'eût fait de tout le monde
un publique butin,
Si cet hydre nouveau, digne de cent Hercules,
Foisonnant
en sept chefs de vices monstrueux
Ne m'engendrait encore à
ces bords tortueux
Tant de cruels Nérons et tant de
Caligules?
XI
Dessus un mont une flamme allumée
A triple pointe
ondoyait vers les cieux,
Qui de l'encens d'un cèdre
précieux
Parfumait l'air d'une odeur embaumée.
D'un blanc
oiseau l'aile bien emplumée
Semblait voter jusqu'au séjour
des dieux,
Et dégoisant un chant mélodieux
Montait
au ciel avecques la fumée.
De ce beau
feu les rayons écartés
Lançaient partout
mille et mille clartés,
Quand le dégout d'une pluie
dorée
Le vint
éteindre. O triste changement!
Ce qui sentait si bon
premièrement
Fut corrompu d'une odeur sulfurée.
XII
Je
vis sourdre d'un roc une vive fontaine,
Claire comme cristal aux
rayons du soleil,
Et jaunissant au fond d'un sablon tout pareil
A celui que Pactol roule parmi la plaine.
Là
semblait que nature et l'art eussent pris peine
D'assembler en un
lieu tous les plaisirs de l'oeil :
Et là s'oyait un bruit
incitant au sommeil,
De cent accords plus doux que ceux d'une
sirène.
Les sièges
et relais luisaient d'ivoire blanc,
Et cent nymphes autour se
tenaient flanc à flanc,
Quand des monts plus prochains de
faunes une suite
En
effroyables cris sur le lieu s'assembla,
Qui de ses vilains pieds
la belle onde troubla,
Mit les sièges par terre et les
nymphes en fuite.
XIII
Plus riche assez que ne se montrait celle
Qui apparut au
triste Florentin,
Jetant ma vue au rivage latin,
Je vis de
loin surgir une nacelle :
Mais tout
soudain la tempête cruelle,
Portant envie à si riche
butin,
Vint assaillir d'un aquilon mutin
La belle nef des
autres la plus belle.
Finalement
l'orage impétueux
Fit abîmer d'un gouffre tortueux
La grand richesse à nulle autre seconde.
Je vis
sous l'eau perdre le beau trésor,
La belle nef, et les
roches encor,
Puis vis la nef se ressourdre sur l'onde.
XIV
Ayant tant de malheurs gémi profondément,
Je vis une cité quasi semblable à celle
Que vit
le messager de la bonne nouvelle,
Mais bâti sur le sable
était son fondement.
Il
semblait que son chef touchât au firmament,
Et sa forme
n'était moins superbe que belle :
Digne, s'il en fut onc,
digne d'être immortelle,
Si rien dessous le ciel se fondait
fermement.
J'étais
émerveillé de voir si bel ouvrage,
Quand du côté
du nord vint le cruel orage,
Qui soufflant la fureur de son coeur
dépité
Sur tout
ce qui s'oppose encontre sa venue,
Renversa sur-le-champ, d'une
poudreuse nue,
Les faibles fondements de la grande cité.
XV
Finalement sur le point que Morphée
Plus véritable
apparaît à nos yeux,
Fâché de voir
l'inconstance des cieux,
Je vois venir la soeur du grand Typhée
:
Qui
bravement d'un morion coiffée
En majesté semblait
égale aux dieux,
Et sur le bord d'un fleuve audacieux
De
tout le monde érigeait un trophée.
Cent rois
vaincus gémissaient à ses pieds,
Les bras aux dos
honteusement liés :
Lors effrayé de voir telle
merveille;
Le ciel
encor je lui vois guerroyer,
Puis tout à coup je la vois
foudroyer,
Et du grand bruit en sursaut je m'éveille.