Hugo Victor L'art d'être grand-père
I
A GUERNESEY
I
L'EXILÉ SATISFAIT
Solitude!
silence! oh! le désert me tente.
L'âme s'apaise là,
sévèrement contente;
Là d'on ne sait quelle
ombre on se sent l'éclaireur.
Je vais dans les forêts
chercher la vague horreur;
La sauvage épaisseur des
branches me procure
Une sorte de joie et d'épouvante
obscure;
Et j'y trouve un oubli presque égal au tombeau.
Mais je ne m'éteins pas; on peut rester flambeau
Dans
l'ombre, et, sous le ciel, sous la crypte sacrée,
Seul,
frissonner au vent profond de l'empyrée.
Rien n'est
diminué dans l'homme pour avoir
Jeté la sonde au
fond ténébreux du devoir.
Qui voit de haut, voit
bien; qui voit de loin, voit juste.
La conscience sait qu'une
croissance auguste
Est possible pour elle, et va sur les hauts
lieux
Rayonner et grandir, loin du monde oublieux.
Donc je
vais au désert, mais sans quitter le monde.
Parce
qu'un songeur vient, dans la forêt profonde
Ou sur
l'escarpement des falaises, s'asseoir
Tranquille et méditant
l'immensité du soir,
Il ne s'isole point de la terre où
nous sommes.
Ne sentez-vous donc pas qu'ayant vu beaucoup
d'hommes
On a besoin de fuir sous les arbres épais,
Et
que toutes les soifs de vérité, de paix,
D'équité,
de raison et de lumière, augmentent
Au fond d'une âme,
après tant de choses qui mentent ?
Mes frères
ont toujours tout mon coeur, et, lointain
Mais présent, je
regarde et juge le destin;
Je tiens, pour compléter l'âme
humaine ébauchée,
L'urne de la pitié sur les
peuples penchée,
Je la vide sans cesse et je l'emplis
toujours.
Mais je prends pour abri l'ombre des grands bois
sourds.
Oh! j'ai vu de si près les foules misérables,
Les cris,
les chocs, l'affront aux têtes vénérables,
Tant
de lâches grandis par les troubles civils,
Des juges qu'on
eût dû juger, des prêtres vils
Servant et
souillant Dieu, prêchant pour, prouvant contre,
J'ai tant
vu la laideur que notre beauté montre,
Dans notre bien le
mal, dans notre vrai le faux,
Et le néant passant sous nos
arcs triomphaux,
J'ai tant vu ce qui mord, ce qui fuit, ce qui
ploie
Que, vieux, faible et vaincu, j'ai désormais pour
joie
De rêver immobile en quelque sombre lieu;
Là,
saignant, je médite; et, lors même qu'un dieu
M'offrirait pour rentrer dans les villes la gloire,
La
jeunesse, l'amour, la force, la victoire,
Je trouve bon d'avoir
un trou dans les forêts,
Car je ne sais pas trop si je
consentirais.
II
Qu'est-ce
que cette terre ? Une tempête d'âmes.
Dans cette
ombre, où, nochers errants, nous n'abordâmes
Jamais
qu'à des écueils, les prenant pour des ports;
Dans
l'orage des cris, des désirs, des transports,
Des amours,
des douleurs, des veux, tas de nuées;
Dans les fuyants
baisers de ces prostituées
Que nous nommons fortune,
ambition, succès;
Devant Job qui, souffrant, dit:
Qu'est-ce que je sais?
Et Pascal qui, tremblant, dit: Qu'est-ce
que je pense ?
Dans cette monstrueuse et féroce dépense
De papes, de césars, de rois, que fait Satan;
En
présence du sort tournant son cabestan
Par qui toujoursde
là l'effroi des philosophes
Sortent des mêmes
flots les mêmes catastrophes;
Dans ce néant qui
mord, dans ce chaos qui ment,
Ce que l'homme finit par voir
distinctement,
C'est, par-dessus nos deuils, nos chutes, nos
descentes,
La souveraineté des choses innocentes.
Étant
donnés le coeur humain, l'esprit humain,
Notre hier
ténébreux, notre obscur lendemain,
Toutes les
guerres, tous les chocs, toutes les haines,
Notre progrès
coupé d'un traînement de chaînes,
Partout
quelque remords, même chez les meilleurs,
Et par les vents
soufflant du fond des cieux en pleurs
La foule des vivants sans
fin bouleversée,
Certe, il est salutaire et bon pour la
pensée,
Sous l'entre-croisement de tant de noirs rameaux,
De contempler parfois, à travers tous nos maux
Qui
sont entre le ciel et nous comme des voiles,
Une profonde paix
toute faite d'étoiles;
C'est à cela que Dieu
songeait quand il a mis
Les poètes auprès des
berceaux endormis.
III
JEANNE FAIT SON ENTRÉE
Jeanne
parle; elle dit des choses qu'elle ignore;
Elle envoie à
la mer qui gronde, au bois sonore,
A la nuée, aux fleurs,
aux nids, au firmament,
A l'immense nature un doux gazouillement,
Tout un discours, profond peut-être, qu'elle achève
Par un sourire où flotte une âme, où tremble
un rêve,
Murmure indistinct, vague, obscur, confus,
brouillé,
Dieu, le bon vieux grand-père, écoute
émerveillé.
IV
VICTOR, SED VICTUS
Je suis,
dans notre temps de chocs et de fureurs,
Belluaire, et j'ai fait
la guerre aux empereurs;
J'ai combattu la foule immonde des
Sodomes,
Des millions de flots et des millions d'hommes
Ont
rugi contre moi sans me faire céder;
Tout le gouffre est
venu m'attaquer et gronder,
Et j'ai livré bataille aux
vagues écumantes,
Et sous l'énorme assaut de
l'ombre et des tourmentes
Je n'ai pas plus courbé la tête
qu'un écueil;
Je ne suis pas de ceux qu'effraie un ciel en
deuil,
Et qui, n'osant sonder les styx et les avernes,
Tremblent
devant la bouche obscure des cavernes;
Quand les tyrans lançaient
sur nous, du haut des airs,
Leur noir tonnerre ayant des crimes
pour éclairs,
J'ai jeté mon vers sombre à
ces passants sinistres;
J'ai traîné tous les rois
avec tous leurs ministres,
Tous les faux dieux avec tous les
principes faux,
Tous les trônes liés à tous
les échafauds,
L'erreur, le glaive infâme et le
sceptre sublime,
J'ai traîné tout cela pêle-mêle
à l'abîme;
J'ai devant les césars, les
princes, les géants
De la force debout sur l'amas des
néants,
Devant tous ceux que l'homme adore, exècre,
encense,
Devant les Jupiters de la toute-puissance,
Été
quarante ans fier, indompté, triomphant;
Et me voilà
vaincu par un petit enfant.
V
L'AUTRE
Viens, mon
George. Ah! les fils de nos fils nous enchantent,
Ce sont de
jeunes voix matinales qui chantent.
Ils sont dans nos logis
lugubres le retour
Des roses, du printemps, de la vie et du jour!
Leur rire nous attire une larme aux paupières
Et de
notre vieux seuil fait tressaillir les pierres;
De la tombe
entr'ouverte et des ans lourds et froids
Leur regard radieux
dissipe les effrois;
Ils ramènent notre âme aux
premières années;
Ils font rouvrir en nous toutes
nos fleurs fanées;
Nous nous retrouvons doux, naïfs,
heureux de rien;
Le coeur serein s'emplit d'un vague aérien;
En les voyant on croit se voir soi-même éclore;
Oui, devenir aïeul, c'est rentrer dans l'aurore.
Le
vieillard gai se mêle aux marmots triomphants.
Nous nous
rapetissons dans les petits enfants.
Et, calmés, nous
voyons s'envoler dans les branches
Notre âme sombre avec
toutes ces âmes blanches.
VI
GEORGES ET JEANNE
Moi qu'un
petit enfant rend tout à fait stupide,
J'en ai deux;
George et Jeanne; et je prends l'un pour guide
Et l'autre pour
lumière, et j'accours à leur voix,
Vu que George a
deux ans et que Jeanne a dix mois.
Leurs essais d'exister sont
divinement gauches;
On croit, dans leur parole où
tremblent des ébauches,
Voir un reste de ciel qui se
dissipe et fuit;
Et moi qui suis le soir, et moi qui suis la
nuit,
Moi dont le destin pâle et froid se décolore,
J'ai l'attendrissement de dire: Ils sont l'aurore.
Leur
dialogue obscur m'ouvre des horizons;
Ils s'entendent entr'eux,
se donnent leurs raisons.
Jugez comme cela disperse mes pensées.
En moi, désirs, projets, les choses insensées,
Les
choses sages, tout, à leur tendre lueur,
Tombe, et je ne
suis plus qu'un bonhomme rêveur.
Je ne sens plus la trouble
et secrète secousse
Du mal qui nous attire et du sort qui
nous pousse.
Les enfants chancelants sont nos meilleurs appuis.
Je les regarde, et puis je les écoute, et puis
Je suis
bon, et mon coeur s'apaise en leur présence;
J'accepte les
conseils sacrés de l'innocence,
Je fus toute ma vie ainsi;
je n'ai jamais
Rien connu, dans les deuils comme sur les sommets,
De plus doux que l'oubli qui nous envahit l'âme
Devant
les êtres purs d'où monte une humble flamme;
Je
contemple, en nos temps souvent noirs et ternis,
Ce point du jour
qui sort des berceaux et des nids.
Le soir je
vais les voir dormir. Sur leurs fronts calmes.
Je distingue
ébloui l'ombre que font les palmes
Et comme une clarté
d'étoile à son lever,
Et je me dis: À quoi
peuvent-ils donc rêver ?
Georges songe aux gâteaux,
aux beaux jouets étranges,
Au chien, au coq, au chat; et
Jeanne pense aux anges.
Puis, au réveil, leurs yeux
s'ouvrent, pleins de rayons.
Ils arrivent, hélas! à l'heure où nous fuyons.
Ils
jasent. Parlent-ils ? Oui, comme la fleur parle
A la source des
bois; comme leur père Charle,
Enfant, parlait jadis à
leur tante Dédé;
Comme je vous parlais, de soleil
inondé,
Ô mes frères, au temps où mon
père, jeune homme,
Nous regardait jouer dans la caserne, à
Rome,
A cheval sur sa grande épée, et tout petits.
Jeanne qui dans les yeux a le myosotis,
Et qui, pour saisir
l'ombre entr'ouvrant ses doigts frêles,
N'a presque pas de
bras ayant encor des ailes,
Jeanne harangue, avec des chants où
flotte un mot,
Georges beau comme un dieu qui serait un marmot.
Ce n'est pas la parole, ô ciel bleu, c'est le verbe;
C'est
la langue infinie, innocente et superbe
Que soupirent les vents,
les forêts et les flots;
Les pilotes Jason, Palinure et
Typhlos
Entendaient la sirène avec cette voix douce
Murmurer l'hymne obscur que l'eau profonde émousse;
C'est
la musique éparse au fond du mois de mai
Qui fait que l'un
dit: J'aime, et l'autre, hélas: J'aimai;
C'est le langage
vague et lumineux des êtres
Nouveau-nés, que la vie
attire à ses fenêtres,
Et qui, devant avril,
éperdus, hésitants,
Bourdonnent à la vitre
immense du printemps.
Ces mots mystérieux que Jeanne dit à
George,
C'est l'idylle du cygne avec le rouge-gorge,
Ce sont
les questions que les abeilles font,
Et que le lys naïf pose
au moineau profond;
C'est ce dessous divin de la vaste harmonie,
Le chuchotement, l'ombre ineffable et bénie
Jasant,
balbutiant des bruits de vision,
Et peut-être donnant une
explication;
Car les petits enfants étaient hier encore
Dans le ciel, et savaient ce que la terre ignore.
Ô
Jeanne! Georges! voix dont j'ai le coeur saisi !
Si les astres
chantaient, ils bégaieraient ainsi.
Leur front tourné
vers nous nous éclaire et nous dore.
Oh ! d'où
venez-vous donc, inconnus qu'on adore ?
Jeanne a l'air étonné;
Georges a les yeux hardis.
Ils trébuchent, encore ivres du
paradis.
VII
Parfois,
je me sens pris d'horreur pour cette terre;
Mon vers semble la
bouche ouverte d'un cratère;
J'ai le farouche émoi
Que donne l'ouragan monstrueux au grand arbre;
Mon coeur
prend feu; je sens tout ce que j'ai de marbre
Devenir lave en
moi;
Quoi! rien
de vrai ! le scribe a pour appui le reître;
Toutes les
robes, juge et vierge, femme et prêtre,
Mentent ou
mentiront;
Le dogme boit du sang, l'autel bénit le crime;
Toutes les vérités, groupe triste et sublime,
Ont
la rougeur au front;
La
sinistre lueur des rois est sur nos têtes;
Le temple est
plein d'enfer; la clarté de nos fêtes
Obscurcit le
ciel bleu;
L'âme a le penchement d'un navire qui sombre;
Et les religions, à tâtons, ont dans l'ombre
Pris
le démon pour Dieu!
Oh ! qui
me donnera des paroles terribles ?
Oh! je déchirerai ces
chartes et ces bibles,
Ces codes, ces korans!
Je pousserai le
cri profond des catastrophes;
Et je vous saisirai, sophistes,
dans mes strophes,
Dans mes ongles, tyrans.
Ainsi,
frémissant, pâle, indigné, je bouillonne;
On
ne sait quel essaim d'aigles noirs tourbillonne
Dans mon ciel
embrasé;
Deuil! guerre ! une euménide en mon âme
est éclose !
Quoi! le mal est partout! Je regarde une rose
Et je suis apaisé.
VIII
LÆTITIA RERUM
Tout est
pris d'un frisson subit.
L'hiver s'enfuit et se dérobe.
L'année ôte son vieil habit;
La terre met sa
belle robe.
Tout est
nouveau, tout est debout;
L'adolescence est dans les plaines;
La
beauté du diable, partout,
Rayonne et se mire aux
fontaines.
L'arbre
est coquet; parmi les fleurs
C'est à qui sera la plus
belle;
Toutes étalent leurs couleurs,
Et les plus
laides ont du zèle.
Le bouquet
jaillit du rocher;
L'air baise les feuilles légères;
Juin rit de voir s'endimancher
Le petit peuple des fougères.
C'est une
fête en vérité,
Fête où vient le
chardon, ce rustre;
Dans le grand palais de l'été
Les astres allument le lustre.
On fait
les foins. Bientôt les blés.
Le faucheur dort sous
la cépée;
Et tous les souffles sont mêlés
D'une senteur d'herbe coupée.
Qui chante
là ? Le rossignol.
Les chrysalides sont parties.
Le
ver de terre a pris son vol
Et jeté le froc aux orties;
L'aragne
sur l'eau fait des ronds;
Ô ciel bleu! l'ombre est sous la
treille;
Le jonc tremble, et les moucherons
Viennent vous
parler à l'oreille;
On voit
rôder l'abeille à jeun,
La guêpe court, le
frelon guette;
A tous ces buveurs de parfum
Le printemps
ouvre sa guinguette.
Le
bourdon, aux excès enclin
Entre en chiffonnant sa chemise;
Un oeillet est un verre plein
Un lys est une nappe mise.
La mouche
boit le vermillon
Et l'or dans les fleurs demi-closes,
Et
l'ivrogne est le papillon,
Et les cabarets sont les roses.
De joie et
d'extase on s'emplit,
L'ivresse, c'est la délivrance;
Sur
aucune fleur on ne lit:
Société de tempérance.
Le faste
providentiel
Partout brille, éclate et s'épanche
Et l'unique livre, le ciel,
Est par l'aube doré sur
tranche.
Enfants,
dans vos yeux éclatants
Je crois voir l'empyrée
éclore;
Vous riez comme le printemps
Et vous pleurez
comme l'aurore.
IX
Je
prendrai par la main les deux petits enfants;
J'aime les bois où
sont les chevreuils et les faons,
Où les cerfs tachetés
suivent les biches blanches
Et se dressent dans l'ombre effrayés
par les branches;
Car les fauves sont pleins d'une telle vapeur
Que le frais tremblement des feuilles leur fait peur.
Les
arbres ont cela de profond qu'ils vous montrent
Que l'éden
seul est vrai, que les coeurs s'y rencontrent,
Et que, hors les
amours et les nids, tout est vain;
Théocrite souvent dans
le hallier divin
Crut entendre marcher doucement la ménade.
C'est là que je ferai ma lente promenade
Avec les deux
marmots. J'entendrai tour à tour
Ce que Georges conseille
à Jeanne, doux amour,
Et ce que Jeanne enseigne à
George. En patriarche
Que mènent les enfants, je réglerai
ma marche
Sur le temps que prendront leurs jeux et leurs repas,
Et sur la petitesse aimable de leurs pas.
Ils cueilleront des
fleurs, ils mangeront des mûres.
Ô vaste apaisement
des forêts! ô murmures!
Avril vient calmer tout,
venant tout embaumer.
Je n'ai point d'autre affaire ici-bas que
d'aimer.
X
PRINTEMPS
Tout
rayonne, tout luit, tout aime, tout est doux;
Les oiseaux
semblent d'air et de lumière fous;
L'âme dans
l'infini croit voir un grand sourire.
À quoi bon exiler,
rois ? à quoi bon proscrire ?
Proscrivez-vous l'été
? m'exilez-vous des fleurs ?
Pouvez-vous empêcher les
souffles, les chaleurs,
Les clartés, d'être là,
sans joug, sans fin, sans nombre,
Et de me faire fête, à
moi banni, dans l'ombre ?
Pouvez-vous m'amoindrir les grands
flots haletants,
L'océan, la joyeuse écume, le
printemps
Jetant les parfums comme un prodigue en démence,
Et m'ôter un rayon de ce soleil immense ?
Non. Et je
vous pardonne. Allez, trônez, vivez,
Et tâchez d'être
rois longtemps, si vous pouvez.
Moi, pendant ce temps-là,
je maraude, et je cueille,
Comme vous un empire, un brin de
chèvrefeuille,
Et je l'emporte, ayant pour conquête
une fleur.
Quand, au-dessus de moi, dans l'arbre, un querelleur,
Un mâle, cherche noise à sa douce femelle,
Ce
n'est pas mon affaire et pourtant je m'en mêle,
Je dis:
Paix là, messieurs les oiseaux, dans les bois !
Je les
réconcilie avec ma grosse voix;
Un peu de peur qu'on fait
aux amants les rapproche.
Je n'ai point de ruisseau, de torrent,
ni de roche;
Mon gazon est étroit, et, tout près de
la mer,
Mon bassin n'est pas grand, mais il n'est pas amer.
Ce
coin de terre est humble et me plaît; car l'espace
Est sur
ma tête, et l'astre y brille, et l'aigle y passe,
Et le
vaste Borée y plane éperdument.
Ce parterre modeste
et ce haut firmament
Sont à moi; ces bouquets, ces
feuillages, cette herbe
M'aiment, et je sens croître en moi
l'oubli superbe.
Je voudrais bien savoir comment je m'y prendrais
Pour me souvenir, moi l'hôte de ces forêts
Qu'il
est quelqu'un, là-bas, au loin, sur cette terre,
Qui
s'amuse à proscrire, et règne, et fait la guerre,
Puisque je suis là seul devant l'immensité,
Et
puisqu'ayant sur moi le profond ciel d'été
Où
le vent souffle avec la douceur d'une lyre,
J'entends dans le
jardin les petits enfants rire.
XI
FENÊTRES OUVERTES
LE MATIN. EN DORMANT
J'entends
des voix. Lueurs à travers ma paupière.
Une cloche
est en branle à l'église Saint-Pierre .
Cris des
baigneurs. Plus près! plus loin ! non, par ici !
Non, par
là! Les oiseaux gazouillent, Jeanne aussi.
Georges
l'appelle. Chant des coqs. Une truelle
Racle un toit. Des chevaux
passent dans la ruelle.
Grincement d'une faulx qui coupe le
gazon.
Chocs. Rumeurs. Des couvreurs marchent sur la maison.
Bruits du port. Sifflement des machines chauffées.
Musique militaire arrivant par bouffées.
Brouhaha sur
le quai. Voix françaises. Merci.
Bonjour. Adieu. Sans
doute il est tard, car voici
Que vient tout près de moi
chanter mon rouge-gorge.
Vacarme de marteaux lointains dans une
forge.
L'eau clapote. On entend haleter un steamer.
Une
mouche entre. Souffle immense de la mer.
XII
UN MANQUE
Pourquoi
donc s'en est-il allé, le doux amour ?
Ils viennent un
moment nous faire un peu de jour,
Puis partent. Ces enfants, que
nous croyons les nôtres,
Sont à quelqu'un qui n'est
pas nous. Mais les deux autres,
Tu ne les vois donc pas,
vieillard ? Oui, je les vois,
Tous les deux. Ils sont deux, ils
pourraient être trois.
Voici l'heure d'aller se promener
dans l'ombre
Des grands bois, pleins d'oiseaux dont Dieu seul
sait le nombre
Et qui s'envoleront aussi dans l'inconnu.
Il a
son chapeau blanc, elle montre un pied nu,
Tous deux sont côte
à côte; on marche à l'aventure,
Et le ciel
brille, et moi je pousse la voiture.
Toute la plaine en fleur a
l'air d'un paradis;
Le lézard court au pied des vieux
saules, tandis
Qu'au bout des branches vient chanter le
rouge-gorge.
Mademoiselle Jeanne a quinze mois, et George
En
a trente; il la garde; il est l'homme complet;
Des filles comme
ça font son bonheur; il est
Dans l'admiration de ces jolis
doigts roses,
Leur compare, en disant toutes sortes de choses,
Ses grosses mains à lui qui vont avoir trois ans,
Et
rit; il montre Jeanne en route aux paysans.
Ah dame ! il marche,
lui; cette mioche se traîne;
Et Jeanne rit de voir Georges
rire; une reine
Sur un trône, c'est là Jeanne dans
son panier;
Elle est belle; et le chêne en parle au
marronnier,
Et l'orme la salue et la montre à l'érable,
Tant sous le ciel profond l'enfance est vénérable.
George a le sentiment de sa grandeur; il rit
Mais il protège,
et Jeanne a foi dans son esprit;
Georges surveille avec un air
assez farouche
Cette enfant qui parfois met un doigt dans sa
bouche;
Les sentiers sont confus et nous nous embrouillons.
Comme tout le bois sombre est plein de papillons,
Courons,
dit Georges. Il veut descendre. Jeanne est gaie.
Avec eux je
chancelle, avec eux je bégaie.
Oh! l'adorable joie, et
comme ils sont charmants!
Quel hymne auguste au fond de leurs
gazouillements!
Jeanne voudrait avoir tous les oiseaux qui
passent;
Georges vide un pantin dont les ressorts se cassent,
Et
médite; et tous deux jasent; leurs cris joyeux
Semblent
faire partout dans l'ombre ouvrir des yeux;
Georges, tout en
mangeant des nèfles et des pommes,
M'apporte son jouet;
moi qui connais les hommes
Mieux que Georges, et qui sait les
secrets du destin,
Je raccommode avec un fil son vieux pantin.
Mon Georges, ne va pas dans l'herbe; elle est trempée.
Et
le vent berce l'arbre, et Jeanne sa poupée.
On sent Dieu
dans ce bois pensif dont la douceur
Se mêle à la
gaîté du frère et de la soeur;
Nous
obéissons, Jeanne et moi, Georges commande;
La nourrice
leur chante une chanson normande,
De celles qu'on entend le soir
sur les chemins,
Et Georges bat du pied, et Jeanne bat des mains.
Et je m'épanouis à leurs divins vacarmes,
Je
ris; mais vous voyez sous mon rire mes larmes,
Vieux arbres,
n'est-ce pas ? et vous n'avez pas cru
Que j'oublierai jamais le
petit disparu.
I
JEANNE ENDORMIE. I
LA SIESTE I
Elle fait
au milieu du jour son petit somme;
Car l'enfant a besoin du rêve
plus que l'homme,
Cette terre est si laide alors qu'on vient du
ciel !
L'enfant cherche à revoir Chérubin, Ariel,
Ses camarades, Puck, Titania, les fées,
Et ses mains
quand il dort sont par Dieu réchauffées.
Oh ! comme
nous serions surpris si nous voyions,
Au fond de ce sommeil
sacré, plein de rayons,
Ces paradis ouverts dans l'ombre,
et ces passages
D'étoiles qui font signe aux enfants
d'être sages,
Ces apparitions, ces éblouissements !
Donc, à l'heure où les feux du soleil sont
calmants,
Quand toute la nature écoute et se recueille,
Vers midi, quand les nids se taisent, quand la feuille
La
plus tremblante oublie un instant de frémir,
Jeanne a
cette habitude aimable de dormir;
Et la mère un moment
respire et se repose,
Car on se lasse, même à servir
une rose.
Ses beaux petits pieds nus dont le pas est peu sûr
Dorment; et son berceau, qu'entoure un vague azur
Ainsi
qu'une auréole entoure une immortelle,
Semble un nuage
fait avec de la dentelle;
On croit, en la voyant dans ce frais
berceau-là,
Voir une lueur rose au fond d'un falbala;
On
la contemple, on rit, on sent fuir la tristesse,
Et c'est un
astre, ayant de plus la petitesse;
L'ombre, amoureuse d'elle, a
l'air de l'adorer;
Le vent retient son souffle et n'ose respirer.
Soudain, dans l'humble et chaste alcôve maternelle,
Versant tout le matin qu'elle a dans sa prunelle,
Elle ouvre
la paupière, étend un bras charmant,
Agite un pied,
puis l'autre, et, si divinement
Que des fronts dans l'azur se
penchent pour l'entendre,
Elle gazouille...Alors, de sa
voix la plus tendre,
Couvrant des yeux l'enfant que Dieu fait
rayonner,
Cherchant le plus doux nom qu'elle puisse donner
À
sa joie, à son ange en fleur, à sa chimère:
Te
voilà réveillée, horreur! lui dit sa mère.
III
LA LUNE
I
Jeanne
songeait, sur l'herbe assise, grave et rose;
Je
m'approchai:Dis-moi si tu veux quelque chose,
Jeanne ?car
j'obéis à ces charmants amours,
Je les guette, et
je cherche à comprendre toujours
Tout ce qui peut passer
par ces divines têtes.
Jeanne m'a répondu:Je
voudrais voir des bêtes.
Alors je lui montrai dans l'herbe
une fourmi.
Vois! Mais Jeanne ne fut contente qu'à
demi.
Non, les bêtes, c'est gros, me dit-elle.
Leur rêve,
C'est le grand. L'Océan les attire à sa grève,
Les berçant de son chant rauque, et les captivant
Par
l'ombre, et par la fuite effrayante du vent;
Ils aiment
l'épouvante, il leur faut le prodige.
Je n'ai pas
d'éléphant sous la main, répondis-je.
Veux-tu
quelque autre chose ? ô Jeanne, on te le doit !
Parle.Alors
Jeanne au ciel leva son petit doigt.
Ça,
dit-elle.C'était l'heure où le soir commence.
Je
vis à l'horizon surgir la lune immense.
II
CHOSES DU SOIR
Le
brouillard est froid, la bruyère est grise;
Les troupeaux
de boeufs vont aux abreuvoirs;
La lune, sortant des nuages noirs,
Semble une clarté qui vient par surprise.
Je ne sais
plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon
soufflait dans son biniou.
Le
voyageur marche et la lande est brune;
Une ombre est derrière,
une ombre est devant;
Blancheur au couchant, lueur au levant;
Ici crépuscule, et là clair de lune.
Je ne sais
plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon
soufflait dans son biniou.
La
sorcière assise allonge sa lippe;
L'araignée
accroche au toit son filet;
Le lutin reluit dans le feu follet
Comme un pistil d'or dans une tulipe.
Je ne sais
plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon
soufflait dans son biniou.
On voit
sur la mer des chasse-marées;
Le naufrage guette un mât
frissonnant;
Le vent dit: demain! l'eau dit: maintenant!
Les
voix qu'on entend sont désespérées.
Je ne sais
plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon
soufflait dans son biniou.
Le coche
qui va d'Avranche à Fougère
Fait claquer son fouet
comme un vif éclair;
Voici le moment où flottent
dans l'air
Tous ces bruits confus que l'ombre exagère.
Je ne sais
plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon
soufflait dans son biniou.
Dans les
bois profonds brillent des flambées;
Un vieux cimetière
est sur un sommet;
Où Dieu trouve-t-il tout ce noir qu'il
met
Dans les coeurs brisés et les nuits tombées ?
Je ne sais
plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon
soufflait dans son biniou.
Des
flaques d'argent tremblent sur les sables;
L'orfraie est au bord
des talus crayeux;
Le pâtre, à travers le vent, suit
des yeux
Le vol monstrueux et vague des diables.
Je ne sais
plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon
soufflait dans son biniou.
Un panache
gris sort des cheminées;
Le bûcheron passe avec son
fardeau;
On entend, parmi le bruit des cours d'eau,
Des
frémissements de branches traînées.
Je ne sais
plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon
soufflait dans son biniou.
La faim
fait rêver les grands loups moroses;
La rivière
court, le nuage fuit;
Derrière la vitre où la lampe
luit,
Les petits enfants ont des têtes roses.
Je ne sais
plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon
soufflait dans son biniou.
III
Ah ! vous
voulez la lune ? Où ? dans le fond du puits ?
Non; dans le
ciel. Eh bien, essayons. Je ne puis.
Et c'est ainsi toujours.
Chers petits, il vous passe
Par l'esprit de vouloir la lune, et
dans l'espace
J'étends mes mains, tâchant de prendre
au vol Phoebé.
L'adorable hasard d'être aïeul
est tombé
Sur ma tête, et m'a fait une douce fêlure.
Je sens en vous voyant que le sort put m'exclure
Du bonheur,
sans m'avoir tout à fait abattu.
Mais causons. Voyez-vous,
vois-tu, Georges, vois-tu,
Jeanne ? Dieu nous connaît, et
sait ce qu'ose faire
Un aïeul, car il est lui-même un
peu grand-père;
Le bon Dieu, qui toujours contre nous se
défend,
Craint ceci: le vieillard qui veut plaire à
l'enfant;
Il sait que c'est ma loi qui sort de votre bouche,
Et
que j'obéirais; il ne veut pas qu'on touche
Aux étoiles,
et c'est pour en être bien sûr
Qu'il les accroche aux
clous les plus hauts de l'azur.
IV
Oh!
comme ils sont goulus! dit la mère parfois.
Il faut leur
donner tout, les cerises des bois,
Les pommes du verger, les
gâteaux de la table;
S'ils entendent la voix des vaches
dans l'étable
Du lait! vite! et leurs cris sont comme une
forêt
De Bondy quand un sac de bonbons apparaît.
Les
voilà maintenant qui réclament la lune!
Pourquoi
pas ? Le néant des géants m'importune;
Moi
j'admire, ébloui, la grandeur des petits.
Ah! l'âme
des enfants a de forts appétits,
Certes, et je suis pensif
devant cette gourmande
Qui voit un univers dans l'ombre, et le
demande.
La lune! Pourquoi pas? vous dis-je. Eh bien, après?
Pardieu! si je l'avais, je la leur donnerais.
C'est
vrai, sans trop savoir ce qu'ils en pourraient faire,
Oui, je
leur donnerais, lune, ta sombre sphère,
Ton ciel, d'où
Swedenborg n'est jamais revenu,
Ton énigme, ton puits sans
fond, ton inconnu!
Oui, je leur donnerais, en disant: Soyez
sages!
Ton masque obscur qui fait le guet dans les nuages,
Tes
cratères tordus par de noirs aquilons,
Tes solitudes
d'ombre et d'oubli, tes vallons,
Peut-être heureux,
peut-être affreux, édens ou bagnes,
Lune, et la
vision de tes pâles montagnes.
Oui, je crois qu'après
tout, des enfants à genoux
Sauraient mieux se servir de la
lune que nous;
Ils y mettraient leurs voeux, leur espoir, leur
prière;
Ils laisseraient mener par cette aventurière
Leurs petits coeurs pensifs vers le grand Dieu profond.
La
nuit, quand l'enfant dort, quand ses rêves s'en vont,
Certes,
ils vont plus loin et plus haut que les nôtres.
Je crois
aux enfants comme on croyait aux apôtres;
Et quand je vois
ces chers petits êtres sans fiel
Et sans peur, désirer
quelque chose du ciel,
Je le leur donnerais, si je l'avais. La
sphère
Que l'enfant veut, doit être à lui,
s'il la préfère.
D'ailleurs, n'avez-vous rien au
delà de vos droits?
Oh! je voudrais bien voir, par
exemple, les rois
S'étonner que des nains puissent avoir
un monde!
Oui, je vous donnerais, anges à tête
blonde,
Si je pouvais, à vous qui régnez par
l'amour,
Ces univers baignés d'un mystérieux jour,
Conduits par des esprits que l'ombre a pour ministres,
Et
l'énorme rondeur des planètes sinistres.
Pourquoi
pas ? Je me fie à vous, car je vous vois,
Et jamais vous
n'avez fait de mal. Oui, parfois,
En songeant à quel point
c'est grand, l'âme innocente,
Quand ma pensée au
fond de l'infini s'absente,
Je me dis, dans l'extase et dans
l'effroi sacré,
Que peut-être, là-haut, il
est, dans l'Ignoré,
Un dieu supérieur aux dieux que
nous rêvâmes,
Capable de donner des astres à
des âmes.
IV
LE
POÈME
DU JARDIN DES PLANTES
I
Le comte
de Buffon fut bonhomme, il créa
Ce jardin imité
d'Évandre et de Rhéa
Et plein d'ours plus savants
que ceux de la Sorbonne,
Afin que Jeanne y puisse aller avec sa
bonne;
Buffon avait prévu Jeanne, et je lui sais gré
De s'être dit qu'un jour Paris un peu tigré,
Complétant ses bourgeois par une variante,
La bête,
enchanterait cette âme souriante;
Les enfants ont des yeux
si profonds, que parfois
Ils cherchent vaguement la vision des
bois;
Et Buffon paternel, c'est ainsi qu'il rachète
Sa
phrase sur laquelle a traîné sa manchette,
Pour les
marmots, de qui les anges sont jaloux,
A fait ce paradis suave,
orné de loups.
J'approuve
ce Buffon. Les enfants, purs visages,
Regardent l'invisible, et
songent, et les sages
Tâchent toujours de plaire à
quelqu'un de rêveur.
L'été
dans ce jardin montre de la ferveur;
C'est un éden où
juin rayonne, où les fleurs luisent,
Où l'ours
bougonne, et Jeanne et Georges m'y conduisent.
C'est du vaste
univers un raccourci complet.
Je vais dans ce jardin parce que
cela plaît
À Jeanne, et que je suis contre elle sans
défense.
J'y vais étudier deux gouffres, Dieu,
l'enfance,
Le tremblant nouveau-né, le créateur
flagrant,
L'infiniment charmant et l'infiniment grand,
La
même chose au fond; car c'est la même flamme
Qui sort
de l'astre immense et de la petite âme.
Je
contemple, au milieu des arbres de Buffon,
Le bison trop bourru,
le babouin trop bouffon,
Des bosses, des laideurs, des formes peu
choisies,
Et j'apprends à passer à Dieu ses
fantaisies.
Dieu, n'en déplaise au prêtre, au bonze,
au caloyer,
Est capable de tout, lui qui fait balayer
Le bon
goût, ce ruisseau, par Nisard, ce concierge,
Livre au singe
excessif la forêt, cette vierge,
Et permet à Dupin
de ressembler aux chiens.
(Pauvres chiens!)Selon l'Inde et
les manichéens,
Dieu doublé du démon
expliquerait l'énigme;
Le paradis ayant l'enfer pour
borborygme,
La Providence un peu servante d'Anankè,
L'infini mal rempli par l'univers manqué,
Le mal
faisant toujours au bien quelque rature,
Telle serait la loi de
l'aveugle nature;
De là les contresens de la création.
Dieu, certe, a des écarts d'imagination;
Il ne sait
pas garder la mesure; il abuse
De son esprit jusqu'à faire
l'oie et la buse;
Il ignore, auteur fauve et sans frein ni
cordeau,
Ce point juste où Laharpe arrête Colardeau;
Il se croit tout permis. Malheur à qui l'imite!
Il n'a
pas de frontière, il n'a pas de limite;
Et fait pousser
l'ivraie au beau milieu du blé,
Sous prétexte qu'il
est l'immense et l'étoilé;
Il a d'affreux vautours
qui nous tombent des nues;
Il nous impose un tas d'inventions
cornues,
Le bouc, l'auroch, l'isard et le colimaçon;
Il
blesse le bon sens, il choque la raison;
Il nous raille; il nous
fait avaler la couleuvre!
Au moment où, contents,
examinant son oeuvre,
Rendant pleine justice à tant de
qualités,
Nous admirons l'oeil d'or des tigres tachetés,
Le cygne, l'antilope à la prunelle bleue,
La
constellation qu'un paon a dans sa queue,
D'une cage insensée
il tire le verrou,
Et voilà qu'il nous jette au nez le
kangourou!
Dieu défait et refait, ride, éborgne,
essorille,
Exagère le nègre, hélas, jusqu'au
gorille,
Fait des taupes et fait des lynx, se contredit,
Mêle
dans les halliers l'histrion au bandit,
Le mandrille au jaguar,
le perroquet à l'aigle,
Lie à la parodie insolente
et sans règle
L'épopée, et les laisse errer
toutes les deux
Sous l'âpre clair-obscur des branchages
hideux;
Si bien qu'on ne sait plus s'il faut trembler ou rire,
Et qu'on croit voir rôder, dans l'ombre que déchire
Tantôt le rayon d'or, tantôt l'éclair d'acier,
Un spectre qui parfois avorte en grimacier.
Moi, je n'exige
pas que Dieu toujours s'observe,
Il faut bien tolérer
quelques excès de verve
Chez un si grand poète, et
ne point se fâcher
Si celui qui nuance une fleur de pêcher
Et courbe l'arc-en-ciel sur l'Océan qu'il dompte,
Après
un colibri nous donne un mastodonte!
C'est son humeur à
lui d'être de mauvais goût,
D'ajouter l'hydre au
gouffre et le ver à l'égout,
D'avoir en toute chose
une stature étrange,
Et d'être un Rabelais d'où
sort un Michel-Ange.
C'est Dieu; moi je l'accepte.
Et quant
aux nouveau-nés,
De même. Les enfants ne nous sont
pas donnés
Pour avoir en naissant les façons du
grand monde;
Les petits en maillot, chez qui la sève
abonde,
Poussent l'impolitesse assez loin quelquefois;
J'en
conviens. Et parmi les cris, les pas, les voix,
Les ours et leurs
cornacs, les marmots et leurs mères,
Dans ces réalités
semblables aux chimères,
Ébahi par le monstre et le
mioche, assourdi
Comme par la rumeur d'une ruche à midi,
Sentant qu'à force d'être aïeul on est apôtre,
Questionné par l'un, escaladé par l'autre,
Pardonnant aux bambins le bruit, la fiente aux nids,
Et le
rugissement aux bêtes, je finis
Par ne plus être, au
fond du grand jardin sonore,
Qu'un bonhomme attendri par
l'enfance et l'aurore,
Aimant ce double feu, s'y plaisant, s'y
chauffant,
Et pas moins indulgent pour Dieu que pour l'enfant.
II
Les bêtes,
cela parle; et Dupont de Nemours
Les comprend, chants et cris,
gaîté, colère, amours.
C'est dans Perrault un
fait, dans Homère un prodige;
Phèdre prend leur
parole au vol et la rédige;
La Fontaine, dans l'herbe
épaisse et le genêt
Rôdait, guettant, rêvant,
et les espionnait;
Ésope, ce songeur bossu comme le Pinde,
Les entendait en Grèce, et Pilpaï dans l'Inde;
Les
clairs étangs le soir offraient leurs noirs jargons
A
monsieur Florian, officier de dragons;
Et l'âpre Ézéchiel,
l'affreux prophète chauve,
Homme fauve, écoutait
parler la bête fauve.
Les animaux naïfs dialoguent
entr'eux.
Et toujours, que ce soit le hibou ténébreux,
L'ours qu'on entend gronder, l'âne qu'on entend braire,
Ou
l'oie apostrophant le dindon, son grand frère,
Ou la guêpe
insultant l'abeille sur l'Hybla,
Leur bêtise à
l'esprit de l'homme ressembla.
CE
QUE DIT LE PUBLIC
CINQ
ANS
Les lions, c'est des loups.
SIX ANS
C'est très méchant, les bêtes.
CINQ ANS
Oui.
SIX ANS
Les petits oiseaux ce sont des malhonnêtes;
Ils sont
des sales.
CINQ ANS
Oui.
SIX ANS,
regardant les serpents.
Les serpents...
CINQ ANS,
les examinant.
C'est en peau.
SIX ANS
Prends garde au singe; il va te prendre ton chapeau.
CINQ ANS,
regardant le tigre.
Encore un loup !
SIX ANS
Viens voir l'ours avant qu'on le couche.
CINQ ANS,
regardant l'ours.
Joli !
SIX ANS
Ça grimpe.
CINQ ANS,
regardant l'éléphant.
Il a des cornes dans
la bouche.
SIX ANS
Moi, j'aime l'éléphant, c'est gros.
SEPT ANS,
survenant et les arrachant à la contemplation de
l'éléphant.
Allons! venez!
Vous voyez bien
qu'il va vous battre avec son nez.
IV
À GEORGES
Mon doux
Georges, viens voir une ménagerie
Quelconque, chez Buffon,
au cirque, n'importe où;
Sans sortir de Lutèce
allons en Assyrie,
Et sans quitter Paris partons pour Tombouctou.
Viens voir
les léopards de Tyr, les gypaètes,
L'ours grondant,
le boa formidable sans bruit,
Le zèbre, le chacal, l'once,
et ces deux poètes,
L'aigle ivre de soleil, le vautour
plein de nuit.
Viens
contempler le lynx sagace, l'amphisbène
À qui Job
comparait son faux ami Sepher,
Et l'obscur tigre noir, dont le
masque d'ébène
A deux trous flamboyants par où
l'on voit l'enfer.
Voir de
près l'oiseau fauve et le frisson des ailes,
C'est
charmant; nous aurons, sous de très sûrs abris,
Le
spectacle des loups, des jaguars, des gazelles,
Et
l'éblouissement divin des colibris.
Sortons du
bruit humain. Viens au jardin des plantes.
Penchons-nous, à
travers l'ombre où nous étouffons
Sur les douleurs
d'en bas, vaguement appelantes,
Et sur les pas confus des
inconnus profonds.
L'animal,
c'est de l'ombre errant dans les ténèbres;
On ne
sait s'il écoute, on ne sait s'il entend;
Il a des cris
hagards, il a des yeux funèbres;
Une affirmation sublime
en sort pourtant.
Nous qui
régnons, combien de choses inutiles
Nous disons, sans
savoir le mal que nous faisons !
Quand la vérité
vient, nous lui sommes hostiles,
Et contre la raison nous avons
des raisons.
Corbière
à la tribune et Frayssinous en chaire
Sont fort inférieurs
à la bête des bois;
L'âme dans la forêt
songe et se laisse faire;
Je doute dans un temple, et sur un mont
je crois.
Dieu par
les voix de l'ombre obscurément se nomme;
Nul Quirinal ne
vaut le fauve Pélion;
Il est bon, quand on vient
d'entendre parler l'homme,
D'aller entendre un peu rugir le grand
lion.
V
ENCORE
DIEU,
MAIS AVEC DES RESTRICTIONS
Quel beau
lieu ! Là le cèdre avec l'orme chuchote,
L'âne
est Iyrique et semble avoir vu Don Quichotte,
Le tigre en cage a
l'air d'un roi dans son palais,
Les pachydermes sont
effroyablement laids;
Et puis c'est littéraire, on rêve
à des idylles
De Viennet en voyant bâiller les
crocodiles.
Là, pendant qu'au babouin la singesse se vend,
Pendant que le baudet contemple le savant,
Et que le vautour
fait au hibou bon visage,
Certes, c'est un emploi du temps digne
d'un sage
De s'en aller songer dans cette ombre, parmi
Ces
arbres pleins de nids, où tout semble endormi
Et veille,
où le refus consent, où l'amour lutte,
Et d'écouter
le vent, ce doux joueur de flûte.
Apprenons,
laissons faire, aimons, les cieux sont grands;
Et devenons
savants, et restons ignorants.
Soyons sous l'infini des auditeurs
honnêtes;
Rien n'est muet ni sourd; voyons le plus de bêtes
Que nous pouvons; tirons partie de leurs lec,ons.
Parce
qu'autour de nous tout rêve, nous pensons.
L'ignorance est
un peu semblable à la prière;
L'homme est grand par
devant et petit par derrière;
C'est, d'Euclide à
Newton, de Job à Réaumur,
Un indiscret qui veut
voir par-dessus le mur,
Et la nature, au fond très
moqueuse, paraphe
Notre science avec le cou de la girafe.
Tâchez
de voir, c'est bien. Épiez. Notre esprit
Pousse notre
science à guetter; Dieu sourit,
Vieux malin.
Je l'ai
dit, Dieu prête à la critique.
Il n'est pas sobre.
Il est débordant, frénétique,
Inconvenant;
ici le nain, là le géant,
Tout à la fois;
énorme; il manque de néant.
Il abuse du gouffre, il
abuse du prisme.
Tout, c'est trop. Son soleil va jusqu'au
gongorisme;
Lumière outrée. Oui, Dieu vraiment est
inégal;
Ici la Sibérie, et là le Sénégal;
Et partout l'antithèse I il faut qu'on s'y résigne;
S'il fait noir le corbeau, c'est qu'il fit blanc le cygne;
Aujourd'hui Dieu nous gèle, hier il nous chauffait.
Comme
à l'académie on lui dirait son fait !
Que nous veut
la comète ? À quoi sert le bolide ?
Quand on est un
pédant sérieux et solide,
Plus on est ébloui,
moins on est satisfait;
La férule à Batteux, le
sabre à Galifet
Ne tolèrent pas Dieu sans quelque
impatience;
Dieu trouble l'ordre; il met sur les dents la
science;
À peine a-t-on fini qu'il faut recommencer;
Il
semble que l'on sent dans la main vous glisser
On ne sait quel
serpent tout écaillé d'aurore.
Dès que vous
avez dit: assez! il dit: encore !
Ce
démagogue donne au pauvre autant de fleurs
Qu'au riche; il
ne sait pas se borner; ses couleurs,
Ses rayons, ses éclairs,
c'est plus qu'on ne souhaite.
Ah! tout cela fait mal aux yeux !
dit la chouette.
Et la chouette, c'est la sagesse.
Il est sûr
Que Dieu taille à son gré le monde en plein azur;
Il mêle l'ironie à son tonnerre épique;
Si
l'on plane il foudroie et si l'on broute il pique.
(Je ne
m'étonne pas que Planche eût l'air piqué.)
Le
vent, voix sans raison, sorte de bruit manqué,
Sans jamais
s'expliquer et sans jamais conclure,
Rabâche, et l'océan
n'est pas exempt d'enflure.
Quant à moi, je serais, j'en
fais ici l'aveu,
Curieux de savoir ce que diraient de Dieu,
Du
monde qu'il régit, du ciel qu'il exagère,
De
l'infini, sinistre et confuse étagère,
De tout ce
que ce Dieu prodigue, des amas
D'étoiles de tout genre et
de tous les formats,
De sa facon d'emplir d'astres le télescope,
Nonotte et Baculard dans le café Procope.
VI
À JEANNE
Je ne te
cache pas que j'aime aussi les bêtes;
Cela t'amuse. et moi
cela m'instruit; je sens
Que ce n'est pas pour rien qu'en oes
farouches têtes
Dieu met le clair-obscur des grands bois
frémissants.
Je suis le
curieux qui, né pour croire et plaindre,
Sonde, en voyant
l'aspic sous des roses rampant,
Les sombres lois qui font que la
femme doit craindre
Le démon, quand la fleur n'a pas peur
du serpent.
Pendant
que nous donnons des ordres à la terre,
Rois copiant le
singe et par lui copiés,
Doutant s'il est notre oeuvre ou
s'il est notre pére,
Tout en bas, dans l'horreur fatale,
sous nos pieds,
On ne sait
quel noir monde étonné nous regarde
Et songe, et
sous un joug, trop souvent odieux,
Nous courbons l'humble monstre
et la brute hagarde
Qui, nous voyant démons, nous prennent
pour des dieux.
Oh ! que
d'étranges lois! quel tragique mélange !
Voit-on le
dernier fait, sait-on le dernier mot,
Quel spectre peut sortir de
Vénus, et quel ange
Peut naître dans le ventre
affreux de Béhémoth ?
Transfiguration
! mystère ! gouffre et cime!
L'âme rejettera le
corps, sombre haillon;
La créature abjecte un jour sera
sublime,
L'être qu'on hait chenille on l'aime papillon.
VII
Tous les
bas âges sont épars sous ces grands arbres.
Certes,
l'alignement des vases et des marbres,
Ce parterre au cordeau, ce
cèdre résigné,
Ce chêne que monsieur
Despréaux eut signé,
Ces barreaux noirs croisés
sur la fleur odorante,
Font honneur à Buffon qui fut l'un
des Quarante
Et mêla, de façon à combler tous
nos voeux,
Le peigne de Lenôtre aux effrayants cheveux
De
Pan, dieu des halliers, des rochers et des plaines;
Cela
n'empêche pas les roses d'être pleines
De parfums, de
désirs, d'amour et de clarté;
Cela n'empêche
pas l'été d'être l'été;
Cela
n'ôte à la vie aucune confiance;
Cela n'empêche
pas l'aurore en conscience
D'apparaitre au zénith qui
semble s'élargir,
Les enfants de jouer, les monstres de
rugir.
Un bon
effroi joyeux emplit ces douces têtes.
Écoutez-moi
ces cris charmants. Viens voir les bêtes!
Ils
courent. Quelle extase! On s'arrête devant
Des cages où
l'on voit des oiseaux bleus rêvant
Comme s'ils attendaient
le mois où l'on émigre.
Regarde ce gros
chat.Ce gros chat c'est le tigre.
Les grands font aux
petits vénérer les guenons,
Les pythons, les
chacals, et nomment par leurs noms
Les vieux ours qui, dit-on,
poussent l'humeur maligne
Jusqu'à manger parfois des
soldats de la ligne.
Spectacle
monstrueux! Les gueules, les regards
De dragon, lueur fauve au
fond des bois hagards,
Les écailles, les dards, la griffe
qui s'allonge,
Une apparition d'abîme, l'affreux songe
Réel que l'oeil troublé des prophètes amers
Voit sous la transparence effroyable des mers
Et qui se
traîne épars dans l'horreur inouïe,
L'énorme
bâillement du gouffre qui s'ennuie,
Les mâchoires de
l'hydre ouvertes tristement,
On ne sait quel chaos blême,
obscur, inclément,
Un essai d'exister, une ébauche
de vie
D'où sort le bégaiement furieux de l'envie.
C'est cela l'animal; et c'est ce que l'enfant
Regarde, admire
et craint, vaguement triomphant;
C'est de la nuit qu'il vient
contempler, lui l'aurore.
Ce noir fourmillement mugit, hurle,
dévore;
On est un chérubin rose, frêle et
tremblant;
On va voir celui-ci que l'hiver fait tout blanc,
Cet
autre dont l'oeil jette un éclair du tropique;
Tout cela
gronde, hait, menace, siffle, pique,
Mord; mais par sa nourrice
on se sent protéger;
Comme c'est amusant d'avoir peur sans
danger!
Ce que l'homme contemple, il croit qu'il le découvre.
Voir un roi dans son antre, un tigre dans son Louvre,
Cela
plaît à l'enfance.Il est joliment laid!
Viens
voir!Étrange instinct! Grâce à qui
l'horreur plaît!
On vient chercher surtout ceux qu'il faut
qu'on évite.
Par ici !Non, par là
!Tiens, regarde !Viens vite!
Jette-leur ton
gâteau.Pas tout.Jette toujours.
Moi,
j'aime bien les loups.Moi, j'aime mieux les ours.
Et les
fronts sont riants, et le soleil les dore,
Et ceux qui, nés
d'hier, ne parlent pas encore
Pendant ces brouhahas sous les
branchages verts,
Sont là, mystérieux, les yeux
tout grands ouverts,
Et méditent.
Afrique
aux plis infranchissables,
Ô gouffre d'horizons sinistres,
mer des sables,
Sahara, Dahomey, lac Nagain, Darfour,
Toi,
l'Amérique, et toi, l'Inde, âpre carrefour
Où
Zoroastre fait la rencontre d'Homère,
Paysages de lune où
rôde la chimère,
Où l'orang-outang marche un
bâton à la main,
Où la nature est folle et
n'a plus rien d'humain,
Jungles par les sommeils de la fièvre
rêvées,
Plaines où brusquement on voit des
arrivées
De fleuves tout à coup grossis et
déchaînés,
Où l'on entend rugir les
lions étonnés
Que l'eau montante enferme en des
îles subites,
Déserts dont les gavials sont les
noirs cénobites,
Où le boa, sans souffle et sans
tressaillement,
Semble un tronc d'arbre à terre et dort
affreusement,
Terre des baobabs, des bambous, des lianes,
Songez
que nous avons des Georges et des Jeannes,
Créez des
monstres; lacs, forêts, avec vos monts
Vos noirceurs et vos
bruits, composez des mammons;
Abîmes, condensez en eux
toutes vos gloires,
Donnez-leur vos rochers pour dents et pour
mâchoires,
Pour voix votre ouragan, pour regard votre
horreur;
Donnez-leur des aspects de pape et d'empereur,
Et
faites, par-dessus les halliers, leur étable
Et leur
palais, bondir leur joie épouvantable.
Certes, le casoar
est un bon sénateur,
L'oie a l'air d'un évêque
et plaît par sa hauteur,
Dieu quand il fit le singe a rêvé
Scaramouche,
Le colibri m'enchante et j'aime l'oiseau-mouche;
Mais ce que de ta verve, ô nature, j'attends
Ce sont
les Béhémoths et les Léviathans.
Le
nouveau-né qui sort de l'ombre et du mystère
Ne
serait pas content de ne rien voir sur terre;
Un immense besoin
d'étonnement, voilà
Toute l'enfance, et c'est en
songeant à cela
Que j'applaudis, nature, aux géants
que tu formes;
L'oeil bleu des innocents veut des bêtes
énormes;
Travaillez, dieux affreux! Soyez illimités
Et féconds, nous tenons à vos difformités
Autant qu'à vos parfums, autant qu'à vos dictames,
Ô déserts, attendu que les hippopotames,
Que les
rhinocéros et que les éléphants
Sont
évidemment faits pour les petits enfants.
VIII
C'est une
émotion étrange pour mon âme
De voir
l'enfant, encor dans les bras de la femme,
Fleur ignorant
l'hiver, ange ignorant Satan,
Secouant un hochet devant
Léviathan,
Approcher doucement la nature terrible.
Les
beaux séraphins bleus qui passent dans la bible,
Envolés
d'on ne sait quel ciel mystérieux,
N'ont pas une plus pure
aurore dans les yeux
Et n'ont pas sur le front une plus sainte
flamme
Que l'enfant innocent riant au monstre infâme.
Ciel
noir! Quel vaste cri que le rugissement!
Quand la bête, âme
aveugle et visage écumant,
Lance au loin, n'importe où,
dans l'étendue hostile
Sa voix lugubre, ainsi qu'un sombre
projectile,
C'est tout le gouffre affreux des forces sans clarté
Qui hurle; c'est l'obscène et sauvage Astarté,
C'est la nature abjecte et maudite qui gronde;
C'est Némée,
et Stymphale, et l'Afrique profonde
C'est le féroce Atlas,
c'est l'Athos plus hanté
Par les foudres qu'un lac par les
mouches d'été;
C'est Lerne, Pélion, Ossa,
c'est Érymanthe,
C'est Calydon funeste et noir, qui se
lamente.
*
L'enfant
regarde l'ombre où sont les lions roux.
La bête
grince; à qui s'adresse ce courroux ?
L'enfant jase;
sait-on qui les enfants appellent ?
Les deux voix, la tragique et
la douce se mêlent
L'enfant est l'espérance et la
bête est la faim;
Et tous deux sont l'attente; il gazouille
sans fin
Et chante, et l'animal écume sans relâche;
Ils ont chacun en eux un mystère qui tâche
De
dire ce qu'il sait et d'avoir ce qu'il veut
Leur langue est prise
et cherche à dénouer le noeud.
Se parlent-ils ?
Chacun fait son essai, l'un triste
L'autre charmant; l'enfant
joyeusement existe;
Quoique devant lui l'Être effrayant
soit debout
Il a sa mère, il a sa nourrice, il a tout;
Il
rit.
*
De quelle
nuit sortent ces deux ébauches ?
L'une sort de l'azur;
l'autre de ces débauches,
De ces accouplements du nain et
du géant,
De ce hideux baiser de l'abîme au néant
Qu'un nomme le chaos.
Oui, cette
cave immonde,
Dont le soupirail blême apparaît sous
le monde,
Le chaos, ces chocs noirs, ces danses d'ouragans,
Les
éléments gâtés et devenus brigands
Et
changés en fléaux dans le cloaque immense,
Le rut
universel épousant la démence,
La fécondation
de Tout produisant Rien,
Cet engloutissement du vrai, du beau, du
bien,
Qu'Orphée appelle Hadès, qu'Homère
appelle Érèbe,
Et qui rend fixe l'oeil fatal des
sphinx de Thèbe,
C'est cela, c'est la folle et mauvaise
action
Qu'en faisant le chaos fit la création,
C'est
l'attaque de l'ombre au soleil vénérable,
C'est la
convulsion du gouffre misérable
Essayant d'opposer
l'informe à l'idéal,
C'est Tisiphone offrant son
ventre à Bélial,
C'est cet ensemble obscur de
forces échappées
Où les éclairs font
rage et tirent leurs épées,
Où périrent
Janus, l'âge d'or et Rhéa,
Qui, si nous en croyons
les mages, procréa
L'animal; et la bête affreuse fut
rugie
Et vomie au milieu des nuits par cette orgie.
C'est de là que nous vient le monstre inquiétant.
L'enfant,
lui, pur songeur rassurant et content,
Est l'autre énigme;
il sort de l'obscurité bleue.
Tous les petits oiseaux,
mésange, hochequeue,
Fauvette, passereau, bavards aux
fraîches voix,
Sont ses frères, tandis que ces
marmots des bois
Sentent pousser leur aile, il sent croître
son âme
Des azurs embaumés de myrrhe et de cinname,
Des entre-croisements de fleurs et de rayons,
Ces
éblouissements sacrés que nous voyons
Dans nos
profonds sommeils quand nous sommes des justes,
Un pêle-mêle
obscur de branchages augustes
Dont les anges au vol divin sont
les oiseaux,
Une lueur pareille au clair reflet des eaux
Quand,
le soir, dans l'étang les arbres se renversent,
Des lys
vivants, un ciel qui rit, des chants qui bercent,
Voilà ce
que l'enfant, rose, a derrière lui.
Il s'éveille
ici-bas, vaguement ébloui;
Il vient de voir l'éden
et Dieu; rien ne l'effraie,
Il ne croit pas au mal; ni le loup,
ni l'orfraie,
Ni le tigre, démon taché, ni ce
trompeur,
Le renard, ne le font trembler; il n'a pas peur,
Il
chante; et quoi de plus touchant pour la pensée
Que cette
confiance au paradis, poussée
Jusqu'à venir tout
près sourire au sombre enfer!
Quel ange que l'enfant!
Tout, le mal, sombre mer,
Les hydres qu'en leurs flots roulent
les vils avernes,
Les griffes, ces forêts, les gueules, ces
cavernes,
Les cris, les hurlements, les râles, les abois,
Les rauques visions, la fauve horreur des bois,
Tout, Satan,
et sa morne et féroce puissance,
S'évanouit au fond
du bleu de l'innocence!
C'est beau. Voir Caliban et rester Ariel!
Avoir dans son humble âme un si merveilleux ciel
Que
l'apparition indignée et sauvage
Des êtres de la
nuit n'y fasse aucun ravage,
Et se sentir si plein de lumière
et si doux
Que leur souffle n'éteigne aucune étoile
en vous!
*
Et je
rêve. Et je crois entendre un dialogue
Entre la tragédie
effroyable et l'églogue;
D'un côté
l'épouvante, et de l'autre l'amour;
Dans l'une ni dans
l'autre il ne fait encor jour;
L'enfant semble vouloir expliquer
quelque chose;
La bête gronde, et, monstre incliné
sur la rose,
Écoute...Et qui pourrait comprendre, ô
firmament,
Ce que le bégaiement dit au rugissement ?
Quel que
soit le secret, tout se dresse et médite,
La fleur bénie
ainsi que l'épine maudite;
Tout devient attentif; tout
tressaille; un frisson
Agite l'air, le flot, la branche, le
buisson,
Et dans les clairs-obscurs et dans les crépuscules,
Dans cette ombre où jadis combattaient les Hercules,
Où
les Bellérophons s'envolaient, où planait
L'immense
Amos criant: Un nouveau monde naît!
On sent on ne sait
quelle émotion sacrée,
Et c'est, pour la nature où
l'éternel Dieu crée,
C'est pour tout le mystère
un attendrissement
Comme si l'on voyait l'aube au rayon calmant
S'ébaucher par-dessus d'informes promontoires,
Quand
l'âme blanche vient parler aux âmes noires.
IX
La face de
la bête est terrible; on y sent
L'Ignoré, l'éternel
problème éblouissant
Et ténébreux,
que l'homme appelle la Nature;
On a devant soi l'ombre informe,
l'aventure
Et le joug, l'esclavage et la rébellion,
Quand
on voit le visage effrayant du lion;
Le monstre orageux, rauque,
effréné, n'est pas libre,
Ô stupeur! et quel
est cet étrange équilibre
Composé de
splendeur et d'horreur, l'univers,
Où règne un
Jéhovah dont Satan est l'envers;
Où les astres,
essaim lumineux et livide,
Semblent pris dans un bagne, et fuyant
dans le vide,
Et jetés au hasard comme on jette les dés,
Et toujours à la chaîne et toujours évadés
?
Quelle est cette merveille effroyable et divine
Où,
dans l'éden qu'on voit, c'est l'enfer qu'on devine,
Où
s'éclipse, ô terreur, espoirs évanouis,
L'infini
des soleils sous l'infini des nuits,
Où, dans la brute,
Dieu disparaît et s'efface ?
Quand ils ont devant eux le
monstre face à face,
Les mages, les songeurs vertigineux
des bois,
Les prophètes blêmis à qui parlent
des voix,
Sentent on ne sait quoi d'énorme dans la bête;
Pour eux l'amer rictus de cette obscure tête,
C'est
l'abîme, inquiet d'être trop regardé,
C'est
l'éternel secret qui veut être gardé
Et qui
ne laisse pas entrer dans ses mystères
La curiosité
des pâles solitaires;
Et ces hommes, à qui l'ombre
fait des aveux,
Sentent qu'ici le sphinx s'irrite, et leurs
cheveux
Se dressent, et leur sang dans leurs veines se fige
Devant le froncement de sourcil du prodige.
X
Toutes
sortes d'enfants, blonds, lumineux, vermeils,
Dont le bleu
paradis visite les sommeils
Quand leurs yeux sont fermés
la nuit dans les alcôves,
Sont là, groupés
devant la cage aux bêtes fauves;
Ils regardent.
Ils ont
sous les yeux l'élément,
Le gouffre, le serpent
tordu comme un tourment,
L'affreux dragon, l'onagre inepte, la
panthère,
Le chacal abhorré des spectres, qu'il
déterre,
Le gorille, fantôme et tigre, et ces
bandits,
Les loups, et les grands lynx qui tutoyaient jadis
Les
prophètes sacrés accoudés sur des bibles;
Et,
pendant que ce tas de prisonniers terribles
Gronde, l'un vil
forçat, l'autre arrogant proscrit,
Que fait le groupe rose
et charmant ? Il sourit.
L'abîme est là qui gronde et les enfants sourient.
Ils
admirent. Les voix épouvantables crient
Tandis que cet
essaim de fronts pleins de rayons,
Presque ailé, nous
émeut comme si nous voyions
L'aube s'épanouir dans
une géorgique,
Tandis que ces enfants chantent, un bruit
tragique
Va, chargé de colère et de rébellions
Du cachot des vautours au bagne des lions.
Et le sourire frais des enfants continue.
Devant
cette douceur suprême, humble, ingénue,
Obstinée,
on s'étonne, et l'esprit stupéfait
Songe, comme aux
vieux temps d'Orphée et de Japhet,
Et l'on se sent glisser
dans la spirale obscure
Du vertige, où tombaient Job,
Thalès, Épicure,
Où l'on cherche à
tâtons quelqu'un, ténébreux puits
Où
l'âme dit: Réponds! où Dieu dit: Je ne puis !
Oh! si la
conjecture antique était fondée,
Si le rêve
inquiet des mages de Chaldée,
L'hypothèse qu'Hermès
et Pythagore font,
Si ce songe farouche était le vrai
profond;
La bête parmi nous, si c'était là
Tantale!
Si la réalité redoutable et fatale
C'était ceci: les loups, les boas, les mammons
Masques
sombres, cachant d'invisibles démons!
Oh! ces êtres
affreux dont l'ombre est le repaire,
Ces crânes aplatis de
tigre et de vipère,
Ces vils fronts écrasés
par le talon divin,
L'ours, rêveur noir, le singe,
effroyable sylvain,
Ces rictus convulsifs, ces faces insensées,
Ces stupides instincts menaçant nos pensées,
Ceux-ci pleins de l'horreur nocturne des forêts,
Ceux-là,
fuyants aspects, flottants, confus, secrets,
Sur qui la mer
répand ses moires et ses nacres,
Ces larves, ces passants
des bois, ces simulacres,
Ces vivants dans la tombe animale
engloutis,
Ces fantômes ayant pour loi les appétits,
Ciel bleu! s'il était vrai que c'est là ce qu'on
nomme
Les damnés, expiant d'anciens crimes chez l'homme,
Qui, sortis d'une vie antérieure, ayant
Dans les yeux
la terreur d'un passé foudroyant,
Viennent, balbutiant
d'épouvante et de haine,
Dire au milieu de nous les mots
de la géhenne,
Et qui tâchent en vain d'exprimer
leur tourment
A notre verbe avec le sourd rugissement;
Tas de
forçats qui grince et gronde, aboie et beugle;
Muets
hurlants qu'éclaire un flamboiement aveugle;
Oh! s'ils
étaient là. nus sous le destin de fer,
Méditant
vaguement sur l'éternel enfer;
Si ces mornes vaincus de la
nature immense
Se croyaient à jamais bannis de la
clémence;
S'ils voyaient les soleils s'éteindre par
degrés,
Et s'ils n'étaient plus rien que des
désespérés;
Oh! dans l'accablement sans
fond, quand tout se brise,
Quand tout s'en va, refuse et fuit,
quelle surprise,
Pour ces êtres méchants et
tremblants à la fois,
D'entendre tout à coup venir
ces jeunes voix!
Quelqu'un est là! Qui donc? On parle! ô
noir problème!
Une blancheur paraît sur la muraille
blême
Où chancelle l'obscure et morne vision.
Le
léviathan voit accourir l'alcyon!
Quoi ! le déluge
voit arriver la colombe!
La clarté des berceaux filtre à
travers la tombe
Et pénètre d'un jour clément
les condamnés!
Les spectres ne sont point haïs des
nouveau-nés!
Quoi! l'araignée immense ouvre ses
sombres toiles!
Quel rayon qu'un regard d'enfant, saintes
étoiles!
Mais puisqu'on peut entrer, on peut donc s'en
aller!
Tout n'est donc pas fini ! L'azur vient nous parler!
Le
ciel est plus céleste en ces douces prunelles!
C'est quand
Dieu, pour venir des voûtes éternelles
Jusqu'à
la terre, triste et funeste milieu,
Passe à travers
l'enfant qu'il est tout à fait Dieu!
Quoi ! le plafond
difforme aurait une fenêtre!
On verrait l'impossible
espérance renaître !
Quoi! l'on pourrait ne plus
mordre, ne plus grincer!
Nous représentons-nous ce qui
peut se passer
Dans les craintifs cerveaux des bêtes
formidables ?
De la lumière au bas des gouffres
insondables!
Une intervention de visages divins!
La torsion
du mal dans les brûlants ravins
De l'enfer misérable
est soudain apaisée
Par d'innocents regards purs comme la
rosée!
Quoi! l'on voit des yeux luire et l'on entend des
pas!
Est-ce que nous savons s'ils ne se mettent pas,
Ces
monstres, à songer, sitôt la nuit venue,
S'appelant,
stupéfaits de cette aube inconnue
Qui se lève sur
l'âpre et sévère horizon ?
Du pardon
vénérable ils ont le saint frisson;
Il leur semble
sentir que les chaînes les quittent;
Les échevèlements
des crinières méditent;
L'enfer, cette ruine, est
moins trouble et moins noir;
Et l'oeil presque attendri de ces
captifs croit voir
Dans un pur demi-jour qu'un ciel lointain
azure
Grandir l'ombre d'un temple au seuil de la masure.
Quoi!
l'enfer finirait! l'ombre entendrait raison!
Ô clémence!
ô lueur dans l'énorme prison!
On ne sait quelle
attente émeut ces coeurs étranges.
Quelle promesse au fond du sourire des anges !
v
JEANNE ENDORMIE. II
Elle dort;
ses beaux yeux se rouvriront demain;
Et mon doigt qu'elle tient
dans l'ombre emplit sa main;
Moi, je lis, ayant soin que rien ne
la réveille,
Des journaux pieux; tous m'insultent; l'un
conseille
De mettre à Charenton quiconque lit mes vers;
L'autre voue au bûcher mes ouvrages pervers;
L'autre,
dont une larme humecte les paupières,
Invite les passants
à me jeter des pierres;
Mes écrits sont un tas
lugubre et vénéneux
Où tous les noirs
dragons du mal tordent leurs noeuds;
L'autre croit à
l'enfer et m'en déclare apôtre;
L'un m'appelle
Antechrist, l'autre Satan, et l'autre
Craindrait de me trouver le
soir au coin d'un bois;
L'un me tend la ciguë et l'autre me
dit: Bois!
J'ai démoli le Louvre et tué les otages;
Je fais rêver au peuple on ne sait quels partages;
Paris
en flamme envoie à mon front sa rougeur;
Je suis
incendiaire, assassin, égorgeur,
Avare, et j'eusse été
moins sombre et moins sinistre
Si l'empereur m'avait voulu faire
ministre;
Je suis l'empoisonneur public, le meurtrier;
Ainsi
viennent en foule autour de moi crier
Toutes ces voix jetant
l'affront, sans fin, sans trêve;
Cependant l'enfant dort,
et, comme si son rêve
Me disait:Sois tranquille, ô
père, et sois clément!
Je sens sa main
presser la mienne doucement.
VI
GRAND AGE ET BAS AGE MÊLÉS
I
Mon âme
est faite ainsi que jamais ni l'idée,
Ni l'homme, quels
qu'ils soient, ne l'ont intimidée;
Toujours mon coeur, qui
n'a ni bible ni koran,
Dédaigna le sophiste et brava le
tyran;
Je suis sans épouvante étant sans
convoitise;
La peur ne m'éteint pas et l'honneur seul
m'attise;
J'ai l'ankylose altière et lourde du rocher;
Il
est fort malaisé de me faire marcher
Par désir en
avant ou par crainte en arrière;
Je résiste à
la force et cède à la prière,
Mais les biens
d'ici-bas font sur moi peu d'effet;
Et je déclare, amis,
que je suis satisfait,
Que mon ambition suprême est
assouvie,
Que je me reconnais payé dans cette vie,
Et
que les dieux cléments ont comblé tous mes veux.
Tant
que sur cette terre, où vraiment je ne veux
Ni socle
olympien, ni colonne trajane,
On ne m'ôtera pas le sourire
de Jeanne.
II
CHANT SUR LE BERCEAU
Je veille.
Ne crains rien. J'attends que tu t'endormes.
Les anges sur ton
front viendront poser leurs bouches.
Je ne veux pas sur toi d'un
rêve ayant des formes
Farouches;
Je veux
qu'en te voyant là, ta main dans la mienne,
Le vent change
son bruit d'orage en bruit de lyre.
Et que sur ton sommeil la
sinistre nuit vienne
Sourire.
Le poète
est penché sur les berceaux qui tremblent;
Il leur parle,
il leur dit tout bas de tendres choses,
Il est leur amoureux, et
ses chansons ressemblent
Aux roses.
Il est
plus pur qu'avril embaumant la pelouse
Et que mai dont l'oiseau
vient piller la corbeille;
Sa voix est un frisson d'âme, à
rendre jalouse
L'abeille;
Il adore
ces nids de soie et de dentelles;
Son coeur a des gaîtés
dans la fraîche demeure
Qui font rire aux éclats
avec des douceurs telles
Qu'on pleure;
Il est le
bon semeur des fraîches allégresses;
Il rit. Mais si
les rois et leurs valets sans nombre
Viennent, s'il voit briller
des prunelles tigresses
Dans l'ombre,
S'il voit
du Vatican, de Berlin ou de Vienne
Sortir un guet-apens, une
horde, une bible,
Il se dresse, il n'en faut pas plus pour qu'il
devienne
Terrible.
S'il voit
ce basilic, Rome, ou cette araignée,
Ignace, ou ce
vautour, Bismarck, faire leur crime,
Il gronde, il sent monter
dans sa strophe indignée
L'abîme.
C'est dit.
Plus de chansons. L'avenir qu'il réclame,
Les peuples et
leur droit, les rois et leur bravade,
Sont comme un tourbillon de
tempête où cette âme
S'évade.
Il
accourt. Reviens, France, à ta fierté première!
Délivrance! Et l'on voit cet homme qui se lève
Ayant Dieu dans le coeur et dans l'oeil la lumière
Du
glaive.
Et sa
pensée, errante alors comme les proues
Dans l'onde et les
drapeaux dans les noires mêlées,
Est un immense char
d'aurore avec des roues
Ailées.
III
LA CICATRICE
Une croûte
assez laide est sur la cicatrice.
Jeanne l'arrache, et saigne, et
c'est là son caprice;
Elle arrive, montrant son doigt
presque en lambeau.
J'ai, me dit-elle, ôté la
peau de mon bobo.
Je la gronde, elle pleure, et, la voyant
en larmes,
Je deviens plat.Faisons la paix, je rends les
armes,
Jeanne, à condition que tu me souriras.
Alors la douce enfant s'est jetée en mes bras,
Et m'a
dit, de son air indulgent et suprême:
Je ne me ferai
plus de mal, puisque je t'aime.
Et nous voilà
contents, en ce tendre abandon,
Elle de ma clémence et moi
de son pardon.
IV
UNE TAPE
la petite
main sort une grosse tape.
Grand-père, grondez-la!
Quoi! c'est vous qu'elle frappe!
Vous semblez avec plus d'amour
la regarder!
Grondez donc! L'aïeul dit: Je ne
puis plus gronder!
Que voulez-vous ? Je n'ai gardé que le
sourire.
Quand on a vu Judas trahir, Néron proscrire,
Satan vaincre, et régner les fourbes ténébreux,
Et quand on a vidé son coeur profond sur eux;
Quand on
a dépensé la sinistre colère;
Quand, devant
les forfaits que l'église tolère,
Que la chaire
salue et que le prêtre admet,
On a rugi, debout sur quelque
âpre sommet;
Quand sur l'invasion monstrueuse du parthe,
Quand sur les noirs serments vomis par Bonaparte,
Quand sur
l'assassinat des lois et des vertus,
Sur Paris sans Barbès,
sur Rome sans Brutus,
Sur le tyran qui flotte et sur l'état
qui sombre,
Triste, on a fait planer l'immense strophe sombre;
Quand on a remué le plafond du cachot;
Lorsqu'on a
fait sortir tout le bruit de là-haut,
Les imprécations,
les éclairs, les huées
De la caverne affreuse et
sainte des nuées;
Lorsqu'on a, dans des jours semblables à
des nuits,
Roulé toutes les voix du gouffre, les ennuis
Et les cris, et les pleurs pour la France trahie,
Et l'ombre,
et Juvénal, augmenté d'Isaïe,
Et des
écroulements d'iambes furieux
Ainsi que des rochers de
haine dans les cieux;
Quand on a châtié jusqu'aux
morts dans leurs tombes;
Lorsqu'on a puni l'aigle à cause
des colombes,
Et souffleté Nemrod, César, Napoléon,
Qu'on a questionné même le Panthéon,
Et
fait trembler parfois cette haute bâtisse;
Quand on a fait
sur terre et sous terre justice,
Et qu'on a nettoyé de
miasmes l'horizon,
Dame! on rentre un peu las, c'est vrai, dans
sa maison;
On ne se fâche pas des mouches familières;
Les légers coups de bec qui sortent des volières,
Le doux rire moqueur des nids mélodieux,
Tous ces
petits démons et tous ces petits dieux
Qu'on appelle
marmots et bambins, vous enchantent;
Même quand on les sent
vous mordre, on croit qu'ils chantent.
Le pardon, quel repos!
Soyez Dante et Caton
Pour les puissants, mais non pour les
petits. Va-t-on
Faire la grosse voix contre ce frais murmure ?
Va-t-on pour les moineaux endosser son armure ?
Bah ! contre
de l'aurore est-ce qu'on se défend ?
Le tonnerre chez lui
doit être bon enfant.
V
Ma Jeanne,
dont je suis doucement insensé,
Étant femme, se
sent reine; tout l'A B C
Des femmes, c'est d'avoir des bras
blancs, d'être belles,
De courber d'un regard les fronts
les plus rebelles,
De savoir avec rien, des bouquets, des
chiffons,
Un sourire, éblouir les coeurs les plus
profonds,
D'être, à côté de l'homme
ingrat, triste et morose,
Douces plus que l'azur, roses plus que
la rose;
Jeanne le sait; elle a trois ans, c'est l'âge mûr;
Rien ne lui manque; elle est la fleur de mon vieux mur,
Ma
contemplation, mon parfum, mon ivresse;
Ma strophe, qui près
d'elle a l'air d'une pauvresse,
L'implore, et reçoit
d'elle un rayon; et l'enfant
Sait déjà se parer
d'un chapeau triomphant,
De beaux souliers vermeils, d'une robe
étonnante;
Elle a des mouvements de mouche frissonnante;
Elle est femme, montrant ses rubans bleus ou verts,
Et sa
fraîche toilette, et son âme au travers;
Elle est de
droit céleste et par devoir jolie;
Et son commencement de
règne est ma folie.
VI
Jeanne
était au pain sec dans le cabinet noir,
Pour un crime
quelconque, et, manquant au devoir,
J'allai voir la proscrite en
pleine forfaiture,
Et lui glissai dans l'ombre un pot de
confiture
Contraire aux lois. Tous ceux sur qui, dans ma cité,
Repose le salut de la société
S'indignèrent,
et Jeanne a dit d'une voix douce:
Je ne toucherai plus mon
nez avec mon pouce;
Je ne me ferai plus griffer par le minet.
Mais on s'est recrié:Cette enfant vous connaît;
Elle sait à quel point vous êtes faible et lâche.
Elle vous voit toujours rire quand on se fâche.
Pas de
gouvernement possible. A chaque instant
L'ordre est troublé
par vous; le pouvoir se détend;
Plus de règle.
L'enfant n'a plus rien qui l'arrête.
Vous démolissez
tout.Et j'ai baissé la tête,
Et j'ai dit:Je
n'ai rien à répondre à cela,
J'ai tort. Oui,
c'est avec ces indulgences-là
Qu'on a toujours conduit les
peuples à leur perte.
Qu'on me mette au pain sec.Vous
le méritez, certe,
On vous y mettra.Jeanne alors,
dans son coin noir,
M'a dit tout bas, levant ses yeux si beaux à
voir,
Pleins de l'autorité des douces créatures:
Eh bien' moi, je t'irai porter des confitures.
VII
CHANSON
POUR FAIRE DANSER EN ROND
LES PETITS ENFANTS
Grand bal
sous le tamarin.
On danse et l'on tambourine.
Tout bas
parlent, sans chagrin,
Mathurin à Mathurine,
Mathurine
à Mathurin.
C'est le
soir, quel joyeux train !
Chantons à pleine poitrine
Au
bal plutôt qu'au lutrin.
Mathurin a Mathurine,
Mathurine
a Mathurin.
Découpé
comme au burin,
L'arbre, au bord de l'eau marine,
Est noir
sur le ciel serein.
Mathurin a Mathurine,
Mathurine a
Mathurin.
Dans le
bois rôde Isengrin.
Le magister endoctrine
Un moineau
pillant le grain.
Mathurin a Mathurine,
Mathurine a Mathurin.
Broutant
l'herbe brin à brin,
Le lièvre a dans la narine
L'appétit du romarin,
Mathurin a Mathurine,
Mathurine
a Mathurin.
Sous
l'ormeau le pèlerin
Demande à la pèlerine
Un baiser pour un quatrain.
Mathurin a Mathurine,
Mathurine
a Mathurin.
Derrière
un pli de terrain,
Nous entendons la clarine
Du cheval d'un
voiturin.
Mathurin a Mathurine,
Mathurine a Mathurin.
VIII
LE POT CASSÉ
Ô
ciel! toute la Chine est par terre en morceaux!
Ce vase pâle
et doux comme un reflet des eaux,
Couverts d'oiseaux, de fleurs,
de fruits, et des mensonges
De ce vague idéal qui sort du
bleu des songes,
De ce vase unique, étrange, impossible,
engourdi,
Gardant sur lui le clair de lune en plein midi,
Qui
paraissait vivant, où luisait une flamme,
Qui semblait
presque un monstre et semblait presque une âme,
Mariette,
en faisant la chambre, l'a poussé
Du coude par mégarde,
et le voilà brisé !
Beau vase! Sa rondeur était
de rêves pleine,
Des boeufs d'or y broutaient des prés
de porcelaine.
Je l'aimais, je l'avais acheté sur les
quais,
Et parfois aux marmots pensifs je l'expliquais.
Voici
l'Yak; voici le singe quadrumane;
Ceci c'est un docteur
peut-être, ou bien un âne;
Il dit la messe, à
moins qu'il ne dise hi-han;
Ça c'est un mandarin qu'on
nomme aussi kohan;
Il faut qu'il soit savant, puisqu'il a ce gros
ventre.
Attention, ceci, c'est le tigre en son antre,
Le
hibou dans son trou, le roi dans son palais,
Le diable en son
enfer; voyez comme ils sont laids !
Les monstres, c'est charmant,
et les enfants le sentent.
Des merveilles qui sont des bêtes
les enchantent.
Donc, je tenais beaucoup à ce vase. Il est
mort.
J'arrivai furieux, terrible, et tout d'abord:
Qui
donc a fait cela ? criai-je. Sombre entrée!
Jeanne alors,
remarquant Mariette effarée,
Et voyant ma colère et
voyant son effroi,
M'a regardé d'un air d'ange, et m'a
dit:C'est moi.
IX
Et Jeanne
à Mariette a dit:Je savais bien
Qu'en répondant
c'est moi, papa ne dirait rien.
Je n'ai pas peur de lui puisqu'il
est mon grand-père.
Vois-tu, papa n'a pas le temps d'être
en colère,
Il n'est jamais beaucoup fâché,
parce qu'il faut
Qu'il regarde les fleurs, et quand il fait bien
chaud
Il nous dit: N'allez pas au grand soleil nu-tête,
Et
ne vous laissez pas piquer par une bête,
Courez, ne tirez
pas le chien par son collier,
Prenez garde aux faux pas dans le
grand escalier,
Et ne vous cognez pas contre les coins des
marbres.
Jouez. Et puis après il s'en va dans les arbres.
X
Tout
pardonner, c'est trop; tout donner, c'est beaucoup !
Eh bien, je
donne tout et je pardonne tout
Aux petits; et votre oeil sévère
me contemple.
Toute cette clémence est de mauvais exemple.
Faire de l'amnistie en chambre est périlleux.
Absoudre
des forfaits commis par des yeux bleus
Et par des doigts vermeils
et purs, c'est effroyable.
Si cela devenait contagieux, que
diable!
Il faut un peu songer à la société.
La férocité sied à la paternité;
Le
sceptre doit avoir la trique pour compagne;
L'idéal, c'est
un Louvre appuyé sur un bagne;
Le bien doit être
fait par une main de fer.
Quoi! si vous étiez Dieu, vous
n'auriez pas d'enfer?
Presque pas. Vous croyez que je serais bien
aise
De voir mes enfants cuire au fond d'une fournaise ?
Eh
bien ! non. Ma foi non! J'en fais mea-culpa;
Plutôt que
Sabaoth je serais Grand-papa.
Plus de religion alors ? Comme vous
dites.
Plus de société ? Retour aux troglodytes,
Aux sauvages, aux gens vêtus de peaux de loups ?
Non,
retour au vrai Dieu, distinct du Dieu jaloux,
Retour à la
sublime innocence première,
Retour à la raison,
retour à la lumière !
Alors, vous êtes fou,
grand-père. J'y consens.
Tenez, messieurs les forts et
messieurs les puissants,
Défiez-vous de moi, je manque de
vengeance.
Qui suis-je ? Le premier venu, plein d'indulgence,
Préférant la jeune aube à l'hiver pluvieux,
Homme ayant fait des lois, mais repentant et vieux,
Qui blâme
quelquefois, mais qui jamais ne damne,
Autorité foulée
aux petits pieds de Jeanne,
Pas sûr de tout savoir, en
doutant même un peu,
Toujours tenté d'offrir aux
gens sans feu ni lieu
Un coin du toit, un coin du foyer, moins
sévère
Aux péchés qu'on honnit qu'aux
forfaits qu'on révère,
Capable d'avouer les êtres
sans aveu.
Ah ! ne m'élevez pas au grade de bon Dieu!
Voyez-vous, je ferais toutes sortes de choses
Bizarres; je
rirais; j'aurais pitié des roses,
Des femmes, des vaincus,
des faibles, des tremblants;
Mes rayons seraient doux comme des
cheveux blancs;
J'aurais un arrosoir assez vaste pour faire
Naître des millions de fleurs dans toute sphère,
Partout, et pour éteindre au loin le triste enfer:
Lorsque je donnerais un ordre, il serait clair;
Je cacherais
le cerf aux chiens flairant sa piste;
Qu'un tyran pût
jamais se nommer mon copiste,
Je ne le voudrais pas; je dirais:
Joie à tous!
Mes miracles seraient ceci:Les hommes
doux.
Jamais de guerre.Aucun fléau.Pas
de déluge .
Un croyant dans le prêtre, un
juste dans le juge. -
Je serais bien coiffé de brouillard,
étant Dieu,
C'est convenable; mais je me fâcherais
peu,
Et je ne mettrais point de travers mon nuage
Pour un
petit enfant qui ne serait pas sage;
Quand j'offrirais le ciel à
vous, fils de Japhet,
On verrait que je sais comment le ciel est
fait;
Je n'annoncerais point que les nocturnes toiles
Laisseraient pêle-mêle un jour choir les étoiles,
Parce que j'aurais peur, si je vous disais ça,
De voir
Newton pousser le coude à Spinosa;
Je ferais à
Veuillot le tour épouvantable
D'inviter Jésus-Christ
et Voltaire à ma table.
Et de faire verser mon meilleur
vin, hélas,
Par l'ami de Lazare à l'ami de Calas;
J'aurais dans mon éden, jardin à large porte,
Un
doux water-closet mystérieux, de sorte
Qu'on puisse au
paradis mettre le Syllabus;
Je dirais aux rois: Rois, vous êtes
des abus,
Disparaissez J'irais, clignant de la paupière,
Rendre aux pauvres leurs sous sans le dire à Saint-Pierre,
Et, sournois, je ferais des trous à son panier
Sous
l'énorme tas d'or qu'il nomme son denier;
Je dirais à
l'abbé Dupanloup: Moins de zèle!
Vous voulez à
la Vierge ajouter la Pucelle,
C'est cumuler, monsieur l'évêque;
apaisez-vous.
Un Jéhovah trouvant que le peuple à
genoux
Ne vaut pas l'homme droit et debout, tête haute,
Ce
serait moi. J'aurais un pardon pour la faute,
Mais je dirais:
Tâchez de rester innocents.
Et je demanderais aux prêtres,
non l'encens,
Mais la vertu. J'aurais de la raison. En somme,
Si
j'étais le bon Dieu, je serais un bon homme.
VII
L'IMMACULÉE CONCEPTION
L'IMMACULÉE CONCEPTION
Ô
Vierge sainte, conçue sans péché!
(Prière
chrétienne.)
L'enfant
partout. Ceci se passe aux Tuileries.
Plusieurs Georges,
plusieurs Jeannes, plusieurs Maries;
Un qui tette un qui dort;
dans l'arbre un rossignol;
Un grand déjà rêveur
qui voudrait voir Guignol;
Une fille essayant ses dents dans une
pomme;
Toute la matinée adorable de l'homme;
L'aube et
polichinelle; on court, on jase, on rit;
On parle à sa
poupée, elle a beaucoup d'esprit;
On mange des gâteaux
et l'on saute à la corde.
On me demande un sou pour un
pauvre; j'accorde
Un franc; merci, grand-père ! et l'on
retourne au jeu,
Et l'on grimpe, et l'on danse, et l'on chante. Ô
ciel bleu!
C'est toi le cheval. Bien. Tu traînes la
charrette,
Moi je suis le cocher. A gauche; à droite;
arrête.
Jouons aux quatre coins. Non; à
colin-maillard.
Leur clarté sur son banc réchauffe
le vieillard.
Les bouches des petits sont de murmures pleines,
Ils sont vermeils, ils ont plus de fraîches haleines
Que
n'en ont les rosiers de mai dans les ravins,
Et l'aurore
frissonne en leurs cheveux divins.
Tout cela c'est charmant.Tout
cela c'est horrible!
C'est le péché !
Lisez nos
missels, notre bible,
L'abbé Pluche, saint Paul, par
Trublet annoté,
Veuillot, tout ce qui fait sur terre
autorité.
Une conception seule est immaculée;
Tous
les berceaux sont noirs, hors la crèche étoilée;
Ce grand lit de l'abîme, hyménée, est taché.
Où l'homme dit Amour! le ciel répond Péché!
Tout est souillure, et qui le nie est un athée.
Toute
femme est la honte, une seule exceptée.
Ainsi ce
tas d'enfants est un tas de forfaits!
Oiseau qui fais ton nid,
c'est le mal que tu fais.
Ainsi l'ombre sourit d'une façon
maligne
Sur la douce couvée. Ainsi le bon Dieu cligne
Des
yeux avec le diable et dit: Prends-moi cela!
Et c'est mon crime,
ô ciel, l'innocent que voilà!
Ainsi ce tourbillon de
lumière et de joie,
L'enfance, ainsi l'essaim d'âmes
que nous envoie
L'amour mystérieux qu'avril épanouit,
Ces constellations d'anges dans notre nuit,
Ainsi la bouche
rose, ainsi la tête blonde,
Ainsi cette prunelle aussi
claire que l'onde,
Ainsi ces petits pieds courant dans le gazon,
Cette cohue aimable emplissant l'horizon
Et dont le grand
soleil qui rit semble être l'hôte,
C'est le
fourmillement monstrueux de la faute!
Péché ! Péché
! Le mal est dans les nouveau-nés.
Oh ! quel sinistre
affront! Prêtres infortunés!
Au milieu
de la vaste aurore ils sont funèbres;
Derrière eux
vient la chute informe des ténèbres.
Dans les plis
de leur dogme ils ont la sombre nuit.
Le couple a tort, le fruit
est vil, le germe nuit.
De l'enfant qui la souille une mère
est suivie.
Ils sont les justiciers de ce crime, la vie.
Malheur! pas un hymen, non, pas même le leur,
Pas même
leur autel n'est pur. Malheur ! malheur!
Ô femmes, sur vos
fronts ils mettent d'affreux doutes.
Le couronnement d'une est
l'outrage de toutes.
Démence! ce sont eux les
désobéissants.
On ne sait quel crachat se mêle
à leur encens.
Ô la profonde insulte! ils jettent
l'anathème
Sur l'oeil qui dit: je vois! sur le coeur qui
dit: j'aime!
Sur l'âme en fête et l'arbre en fleur et
l'aube en feu,
Et sur l'immense joie éternelle de Dieu
Criant: Je suis le père! et sans borne et sans voile
Semant l'enfant sur terre et dans le ciel l'étoile!
VIII
LES GRIFFONNAGES DE L'ÉCOLIER
LES GRIFFONNAGES DE L'ÉCOLIER
Charle a
fait des dessins sur son livre de classe.
Le thème est
fatigant au point, qu'étant très lasse,
La plume de
l'enfant n'a pu se reposer
Qu'en faisant ce travail énorme:
improviser
Dans un livre, partout, en haut, en bas, des fresques,
Comme on en voit aux murs des alhambras moresques,
Des taches
d'encre, ayant des aspects d'animaux,
Qui dévorent la
phrase et qui rongent les mots,
Et, le texte mangé,
viennent mordre les marges.
Le nez du maître flotte au
milieu de ces charges.
Troublant le clair-obscur du vieux latin
toscan,
Dans la grande satire où Rome est au carcan,
Sur
César, sur Brutus. sur les hautes mémoires,
Charle
a tranquillement dispersé ses grimoires.
Ce chevreau, le
caprice, a grimpé sur les vers.
Le livre, c'est l'endroit;
l'écolier, c'est l'envers.
Sa gaîté s'est
mêlée, espiègle, aux stigmates
Du vengeur qui
voulait s'enfuir chez les Sarmates.
Les barbouillages sont
étranges, profonds, drus.
Les monstres! Les voilà
perchés, l'un sur Codrus,
L'autre sur Néron.
L'autre égratigne un dactyle.
Un pâté fait
son nid dans les branches du style.
Un âne, qui ressemble à
monsieur Nisard, brait,
Et s'achève en hibou dans
l'obscure forêt;
L'encrier sur lui coule, et, la tête
inondée
De cette pluie, il tient dans sa patte un spondée.
Partout la main du rêve a tracé le dessin;
Et
c'est ainsi qu'au gré de l'écolier, l'essaim
Des
griffonnages, horde hostile aux belles-lettres,
S'est envolé
parmi les sombres hexamètres.
Jeu! songe ! on ne sait quoi
d'enfantin, s'enlaçant
Au poème, lui donne un
ineffable accent,
Commente le chef-d'oeuvre, et l'on sent
l'harmonie
D'une naïveté complétant un génie.
C'est un géant ayant sur l'épaule un marmot.
Charle invente une fleur qu'il fait sortir d'un mot,
Ou lâche
un farfadet ailé dans la broussaille
Du rythme effarouché
qui s'écarte et tressaille.
Un rond couvre une page.
Est-ce un dôme ? est-ce un oeuf ?
Une belette en sort qui
peut-être est un boeuf.
Le gribouillage règne, et
sur chaque vers pose
Les végétations de la
métamorphose.
Charle a sur ce latin fait pousser un
hallier.
Grâce à lui, ce vieux texte est un lieu
singulier
Où le hasard, l'ennui, le lazzi, la rature
Dressent au second plan leur vague architecture.
Son encre a
fait la nuit sur le livre étoilé.
Et pourtant, par
instants, ce noir réseau brouillé,
A travers ses
rameaux, ses porches, ses pilastres,
Laisse passer l'idée
et laisse voir les astres.
C'est de
cette façon que Charle a travaillé
Au dur
chef-d'oeuvre antique, et qu'au bronze rouillé
Il a plaqué
le lierre, et dérangé la masse
Du masque énorme
avec une folle grimace.
Il s'est bien amusé. Quel bonheur
d'écolier!
Traiter un fier génie en monstre
familier!
Être avec ce lion comme avec un caniche !
Aux
pédants, groupe triste et laid, faire une niche!
Rendre
agréable aux yeux, réjouissant, malin,
Un livre
estampillé par monsieur Delalain!
Gai, bondir à
pieds joints par-dessus un poème!
Charle est très
satisfait de son oeuvre, et lui-même
L'oiseau voit le
miroir et ne voit pas la glu
Il s'admire.
Un
guetteur survient, homme absolu.
Dans son oeil terne luit le
pensum insalubre,
Sa lèvre aux coins baissés porte
en son pli lugubre
Le rudiment, la loi, le refus des congés,
Et l'auguste fureur des textes outragés.
L'enfance
veut des fleurs; on lui donne la roche.
Hélas ! c'est le
censeur du collège. Il approche,
Jette au livre un regard
funeste, et dit, hautain:
Fort bien. Vous copierez mille
vers ce matin
Pour manque de respect à vos livres
d'étude.
Et ce geôlier s'en va, laissant là
ce Latude.
Or c'est précisément la récréation.
Être à neuf ans Tantale, Encelade, Ixion !
Voir
autrui jouer! Être un banni, qu'on excepte !
Tourner du
châtiment la manivelle inepte!
Soupirer sous l'ennui,
devant les cieux ouverts,
Et sous cette montagne affreuse, mille
vers!
Charles sanglote, et dit:Ne pas jouer aux barres!
Copier du latin! Je suis chez les barbares.
C'est midi;
le moment où sur l'herbe on s'assied,
L'heure sainte où
l'on doit sauter à cloche-pied;
L'air est chaud, les
taillis sont verts, et la fauvette
S'y débarbouille, ayant
la source pour cuvette;
La cigale est là-bas qui chante
dans le blé.
L'enfant a droit aux champs. Charles songe
accablé
Devant le livre, hélas, tout noirci par ses
crimes.
Il croit confusément ou r gronder les rimes
D'un
Boileau, qui s'entr'ouvre et bâille à ses côtés;
Tous ces bouquins lui font l'effet d'être irrités.
Aucun remords pourtant. Il a la tête haute.
Ne sentant
pas de honte, il ne voit pas de faute.
Suis-je donc en
prison ? Suis-je donc le vassal
De Noël, lâchement
aggravé par Chapsal ?
Qu'est-ce donc que j'ai
fait?Triste, il voit passer l'heure
De la joie. Il est
seul. Tout l'abandonne. Il pleure.
Il regarde, éperdu, sa
feuille de papier.
Mille vers! Copier! Copier! Copier!
Copier!
Ô pédant, c'est là ce que tu tires
Du bois où
l'on entend la flûte des satyres,
Tyran dont le sourcil,
sitôt qu'on te répond,
Se fronce comme l'onde aux
arches d'un vieux pont!
L'enfance a dès longtemps inventé
dans sa rage
La charrue à trois socs pour ce dur
labourage.
Allons! dit-il, trichons les pions déloyaux!
Et, farouche, il saisit sa plume à trois tuyaux.
Soudain
du livre immense une ombre, une âme, un homme
Sort, et
dit:Nois, pour ton sequin, blanc ou jaune,
Vil sou que tu
crois précieux,
Dieu t'offre une étoile des cieux
Dans la main tendue à l'aumône.
IV
A
PROPOS DE LA LOI
DITE LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT
Prêtres,
vous complotez de nous sauver, à l'aide
Des ténèbres,
qui sont en effet le remède
Contre l'astre et le jour;
Vous faites l'homme libre au moyen d'une chaîne;
Vous
avez découvert cette vertu, la haine,
Le crime étant
l'amour.
Vous êtes
l'innombrable attaquant le sublime;
L'esprit humain, colosse, a
pour tête la cime
Des hautes vérités;
Fatalement ce front qui se dresse dans l'ombre
Attire à
sa clarté le fourmillement sombre
Des dogmes irrités.
En vain le
grand lion rugit, gronde, extermine;
L'insecte vil s'acharne; et
toujours la vermine
Fit tout ce qu'elle put;
Nous méprisons
l'immonde essaim qui tourbillonne;
Nous vous laissons bruire, et
contre Babylone
Insurger Lilliput.
Pas plus
qu'on ne verrait sous l'assaut des cloportes
Et l'effort des
cirons tomber Thèbe aux cent portes
Et Ninive aux cent
tours,
Pas plus qu'on ne verrait se dissiper le Pinde,
Ou
l'Olympe, ou l'immense Himalaya de l'Inde
Sous un vol de vautour,
On ne
verra crouler sous vos battements d'ailes
Voltaire et Diderot,
ces fermes citadelles,
Platon qu'Horace aimait,
Et ce vieux
Dante ouvert, au fond des cieux qu'il dore,
Sur le noir passé,
comme une porte d'aurore
Sur un sombre sommet.
Ce rocher,
ce granit, ce mont, la pyramide,
Debout dans l'ouragan sur le
sable numide,
Hanté par les esprits,
S'aperçoit-il
qu'il est, lui l'âpre hiéroglyphe,
Insulté
par la fiente ou rayé par la griffe
De la chauve-souris ?
Non,
l'avenir ne peut mourir de vos morsures.
Les flèches du
matin sont divines et sûres;
Nous vaincrons, nous voyons!
Erreurs, le vrai vous tue; ô nuit, le jour te vise;
Et
nous ne craignons pas que jamais l'aube épuise
Son
carquois de rayons.
Donc,
soyez dédaignés sous la voûte éternelle.
L'idéal n'aura pas moins d'aube en sa prunelle
Parce
que vous vivrez.
La réalité rit et pardonne au
mensonge.
Quant à moi, je serai satisfait, moi qui songe
Devant les cieux sacrés,
Tant que
Jeanne sera mon guide sur la terre,
Tant que Dieu permettra que
j'aie, ô pur mystère!
En mon âpre chemin,
Ces
deux bonheurs où tient tout l'idéal possible,
Dans
l'âme un astre immense, et dans ma main paisible
Une petite
main.
v
LES ENFANTS PAUVRES
Prenez
garde à ce petit être;
Il est bien grand, il
contient Dieu.
Les enfants sont, avant de naître,
Des
lumières dans le ciel bleu.
Dieu nous
les offre en sa largesse;
Ils viennent; Dieu nous en fait don;
Dans leur rire il met sa sagesse
Et dans leur baiser son
pardon.
Leur douce
clarté nous effleure.
Hélas, le bonheur est leur
droit.
S'ils ont faim, le paradis pleure.
Et le ciel tremble,
s'ils ont froid.
La misère
de l'innocence
Accuse l'homme vicieux.
L'homme tient l'ange
en sa puissance.
Oh! quel tonnerre au fond des cieux,
Quand
Dieu, cherchant ces êtres frêles
Que dans l'ombre où
nous sommeillons
Il nous envoie avec des ailes,
Les retrouve
avec des haillons!
VI
AUX CHAMPS
Je me
penche attendri sur les bois et les eaux,
Rêveur,
grand-père aussi des fleurs et des oiseaux;
J'empêche
les enfants de maltraiter les roses;
Je dis: N'effarez point la
plante et l'animal;
Riez sans faire peur, jouez sans faire mal.
Jeanne et Georges, fronts purs, prunelles éblouies,
Rayonnent au milieu des fleurs épanouies;
J'erre, sans
le troubler, dans tout ce paradis;
Je les entends chanter, je
songe, et je me dis
Qu'ils sont inattentifs, dans leurs charmants
tapages,
Au bruit sombre que font en se tournant les pages
Du
mystérieux livre où le sort est écrit,
Et
qu'ils sont loin du prêtre et près de Jésus-Christ.
VII
ENCORE L'IMMACULÉE CONCEPTION
Attendez.
Je regarde une petite fille.
Je ne la connais pas; mais cela
chante et brille;
C'est du rire, du ciel, du jour, de la beauté,
Et je ne puis passer froidement à côté.
Elle
n'a pas trois ans. C'est l'aube qu'on rencontre.
Peut-être
elle devrait cacher ce qu'elle montre,
Mais elle n'en sait rien,
et d'ailleurs c'est charmant.
Cela, certes, ressemble au divin
firmament
Plus que la face auguste et jaune d'un évêque.
Le babil des marmots est ma bibliothèque;
J'ouvre
chacun des mots qu'ils disent, comme on prend
Un livre, et j'y
découvre un sens profond et grand,
Sévère
quelquefois. Donc j'écoute cet ange;
Et ce gazouillement
me rassure, me venge,
M'aide à rire du mal qu'on veut me
faire, éteint
Ma colère, et vraiment m'empêche
d'être atteint
Par l'ombre du hideux sombrero de Basile.
Cette enfant est un coeur, une fête, un asile,
Et Dieu
met dans son souffle et Dieu mêle à sa voix
Toutes
les fleurs des champs, tous les oiseaux des bois;
Ma Jeanne, qui
pourrait être sa soeur jumelle,
Traînait, l'été
dernier, un chariot comme elle,
L'emplissait, le vidait, riait
d'un rire fou,
Courait. Tous les enfants ont le même
joujou;
Tous les hommes aussi. C'est bien, va, sois ravie,
Et
traîne ta charrette, en attendant la vie.
Louange à
Dieu! Toujours un enfant m'apaisa.
Doux être ! voyez-moi
les mains que ça vous a!
Allons, remettez donc vos bas,
mademoiselle.
Elle est pieds nus, elle est barbouillée,
elle est belle;
Sa charrette est cassée, et, comme nous,
ma foi,
Elle se fait un char avec n'importe quoi.
Tout est
char de triomphe à l'enfant comme à l'homme.
L'enfant
aussi veut être un peu bête de somme
Comme nous; il
se fouette, il s'impose une loi;
Il traîne son hochet comme
nous notre roi;
Seulement l'enfant brille où le peuple se
vautre.
Bon, voici maintenant qu'on en amène une autre;
Une d'un an, sa soeur sans doute; un grand chapeau,
Une
petite tête, et des yeux! une peau !
Un sourire ! oh !
qu'elle est tremblante et délicate!
Chef-d'oeuvre,
montrez-moi votre petite patte.
Elle allonge le pied et chante...
c'est divin.
Quand je songe, et Veuillot n'a pu le dire en vain,
Qu'elles ont toutes deux la tache originelle!
La Chute est
leur vrai nom. Chacune porte en elle
L'affreux venin d'Adam (bon
style Patouillet);
Elles sont, sous le ciel qu'Eve jadis
souillait,
D'horribles péchés, faits d'une façon
charmante;
La beauté qui s'ajoute à la faute
l'augmente;
Leur grâce est un remords de plus pour le
pécheur,
Et leur mère apparaît, noire de leur
blancheur;
Ces enfants que l'aube aime et que la fleur encense,
C'est la honte portant ce masque, l'innocence;
Dans ces yeux
purs, Trablet l'affirme en son sermon,
Brille l'incognito
sinistre du démon;
C'est le mal, c'est l'enfer, cela sort
des abîmes!
Soit. Laissez-moi donner des gâteaux à
ces crimes.
VIII
MARIÉE ET MÈRE
Voir la
Jeanne de Jeanne! oh ! ce serait mon rêve!
Il est dans
l'ombre sainte un ciel vierge où se lève
Pour on ne
sait quels yeux on ne sait quel soleil;
Les âmes à
venir sont là; l'azur vermeil
Les berce, et Dieu les
garde, en attendant la vie;
Car, pour l'âme aux destins
ignorés asservie,
Il est deux horizons d'attente, sans
combats,
L'un avant, l'autre après le passage ici-bas;
Le
berceau cache l'un, la tombe cache l'autre.
Je pense à
cette sphère inconnue à la nôtre
Où,
comme un pâle essaim confusément joyeux,
Des flots
d'âmes en foule ouvrent leurs vagues yeux;
Puis, je regarde
Jeanne, ange que Dieu pénètre,
Et les petits
garçons jouant sous ma fenêtre,
Toute cette gaîté
de l'âge sans douleur,
Tous ces amours dans l'oeuf, tous
ces époux en fleur;
Et je médite; et Jeanne entre,
sort, court, appelle,
Traîne son petit char, tient sa
petite pelle,
Fouille dans mes papiers, creuse dans le gazon,
Saute et jase, et remplit de clarté la maison;
Son
rire est le rayon, ses pleurs sont la rosée.
Et dans vingt
ans d'ici je jette ma pensée,
Et de ce qui sera je me fais
le témoin,
Comme on jette une pierre avec la fronde au
loin.
Une aurore n'est pas faite pour rester seule.
Mon âme
de cette âme enfantine est l'aïeule,
Et dans son jeune
sort mon coeur pensif descend.
Un jour,
un frais matin quelconque, éblouissant,
Épousera
cette aube encor pleine d'étoiles;
Et quelque âme, à
cette heure errante sous les voiles
Où l'on sent l'avenir
en Dieu se reposer,
Profitera pour naître ici-bas d'un
baiser
Que se donneront l'une à l'autre ces aurores.
Ô
tendre oiseau des bois qui dans ton nid pérores,
Voix
éparse au milieu des arbres palpitants
Qui chantes la
chanson sonore du printemps
Ô mésange, ô
fauvette, ô tourterelle blanche,
Sorte de rêve ailé
fuyant de branche en branche,
Doux murmure envolé dans les
champs embaumés,
Je t'écoute et je suis plein de
songes. Aimez,
Vous qui vivrez! Hymen ! chaste hymen! O nature!
Jeanne aura devant elle alors son aventure,
L'être en
qui notre sort s'accroît et s'interrompt;
Elle sera la mère
au jeune et grave front;
La gardienne d'une aube à qui la
vie est due,
Épouse responsable et nourrice éperdue,
La tendre âme sévère, et ce sera son tour
De
se pencher, avec un inquiet amour,
Sur le frêle berceau,
céleste et diaphane;
Ma Jeanne, ô rêve ! azur!
contemplera sa Jeanne;
Elle l'empêchera de pleurer, de
crier,
Et lui joindra les mains, et la fera prier,
Et sentira
sa vie à ce souffle mêlée.
Elle redoutera
pour elle une gelée,
Le vent, tout, rien. O fleur fragile
du pêcher!
Et, quand le doux petit ange pourra marcher,
Elle le mènera jouer aux Tuileries;
Beaucoup d'enfants
courront sous les branches fleuries,
Mêlant l'avril de
l'homme au grand avril de Dieu;
D'autres femmes, gaîment,
sous le même ciel bleu,
Seront là comme Jeanne,
heureuses, réjouies
Par cette éclosion d'âmes
épanouies;
Et, sur cette jeunesse inclinant leur beau
front,
Toutes ces mères, soeurs devant Dieu, souriront
Dans l'éblouissement de ces roses sans nombre.
Moi je ne serai plus qu'un oeil profond dans l'ombre.
IX
Que
voulez-vous? L'enfant me tient en sa puissance;
Je finis par ne
plus aimer que l'innocence;
Tous les hommes sont cuivre et plomb,
l'enfance est or.
J'adore Astyanax et je gourmande Hector.
Es-tu
sûr d'avoir fait ton devoir envers Troie ?
Mon ciel est un
azur, qui, par instants, foudroie.
Bonté, fureur, c'est là
mon flux et mon reflux,
Et je ne suis borné d'aucun côté,
pas plus
Quand ma bouche sourit que lorsque ma voix gronde;
Je
me sens plein d'une âme étoilée et profonde;
Mon
coeur est sans frontière, et je n'ai pas d'endroit
Où
finisse l'amour des petits, et le droit
Des faibles, et l'appui
qu'on doit aux misérables;
Si c'est un mal, il faut me
mettre aux Incurables.
Je ne vois pas qu'allant du ciel au genre
humain,
Un rayon de soleil s'arrête à mi-chemin;
La
modération du vrai m'est inconnue;
Je veux le rire franc,
je veux l'étoile nue.
Je suis vieux, vous passez, et moi,
triste ou content,
J'ai la paternité du siècle sur
l'instant.
Trouvez-moi quelque chose, et quoi que ce puisse être
D'extrême, appartenant à mon emploi d'ancêtre,
Blâme aux uns ou secours aux autres, je le fais.
Un
jour, je fus parmi les vainqueurs, j'étouffais;
Je sentais
à quel point vaincre est impitoyable;
Je pris la fuite. Un
roc, une plage de sable
M'accueillirent. La Mort vint me parler.
" Proscrit,
Me dit-elle, salut! " Et quelqu'un me
sourit,
Quelqu'un de grand qui rêve en moi, ma conscience.
Et j'aimai les enfants, ne voyant que l'enfance,
Ô ciel
mystérieux, qui valût mieux que moi.
L'enfant, c'est
de l'amour et de la bonne foi.
Le seul être qui soit dans
cette sombre vie
Petit avec grandeur puisqu'il l'est sans envie,
C'est l'enfant.
C'est pourquoi j'aime ces passereaux.
*
Pourtant,
ces myrmidons je les rêve héros.
France, j'attends
qu'ils soient au devoir saisissables.
Dès que nos fils
sont grands, je les sens responsables;
Je cesse de sourire; et je
me dis qu'il faut
Livrer une bataille immense à
l'échafaud,
Au trône, au sceptre, au glaive, aux
Louvres, aux repaires.
Je suis tendre aux petits, mais rude pour
les pères.
C'est ma façon d'aimer les hommes faits;
je veux
Qu'on pense à la patrie, empoignée aux
cheveux
Et par les pieds traînée autour du camp
vandale;
Lorsqu'à Rome, à Berlin, la bête
féodale
Renaît et rouvre, affront pour le soleil
levant,
Deux gueules qui d'ailleurs s'entremordent souvent,
Je
m'indigne. Je sens, ô suprême souffrance,
La
diminution tragique de la France,
Et j'accuse quiconque a la
barbe au menton;
Quoi ! ce grand imbécile a l'âge de
Danton!
Quoi! ce drôle est Jocrisse et pourrait être
Hoche!
Alors l'aube à mes yeux surgit comme un reproche,
Tout s'éclipse, et je suis de la tombe envieux.
Morne,
je me souviens de ce qu'ont fait les vieux;
Je songe à
l'océan assiégeant les falaises,
Au vaste
écroulement qui suit les Marseillaises,
Aux portes de la
nuit, aux Hydres, aux dragons,
A tout ce que ces preux ont jeté
hors des gonds!
Je les revois mêlant aux éclairs
leur bannière;
Je songe à la joyeuse et farouche
manière
Dont ils tordaient l'Europe entre leurs poings
d'airain;
Oh! ces soldats du Nil, de l'Argonne et du Rhin,
Ces
lutteurs, ces vengeurs, je veux qu'on les imite!
Je vous le dis,
je suis un aïeul sans limite;
Après l'ange je veux
l'archange au firmament;
Moi grand-père indulgent, mais
ancêtre inclément,
Aussi doux d'un côté
que sévère de l'autre,
J'aime la gloire énorme
et je veux qu'on s'y vautre
Quand cette gloire est sainte et
sauve mon pays!
Dans les Herculanums et dans les Pompéïs
Je ne veux pas qu'on puisse un jour compter nos villes;
Je ne
vois pas pourquoi les âmes seraient viles;
Je ne vois pas
pourquoi l'on n'égalerait pas
Dans l'audace, l'effort,
l'espoir, dans le trépas,
Les hommes d'Iéna, d'Ulm
et des Pyramides;
Les vaillants ont-ils donc engendré les
timides ?
Non, vous avez du sang aux veines, jeunes gens!
Nos
aïeux ont été des héros outrageants
Pour
le vieux monde infâme; il reste de la place
Dans l'avenir;
soyez peuple et non populace;
Soyez comme eux géants! Je
n'ai pas de raisons
Pour ne point souhaiter les mêmes
horizons,
Les mêmes nations en chantant délivrées,
Le même arrachement des fers et des livrées,
Et
la même grandeur sans tache et sans remords
À nos
enfants vivants qu'à nos ancêtres morts!
XVI
DEUX CHANSONS
I
CHANSON DE GRAND-PÈRE
Dansez,
les petites filles,
Toutes en rond.
En vous voyant si
gentilles,
Les bois riront.
Dansez,
les petites reines,
Toutes en rond.
Les amoureux sous les
frênes
S'embrasseront.
Dansez,
les petites belles,
Toutes en rond.
Les bouquins dans les
écoles
Bougonneront.
Dansez,
les petites belles,
Toutes en rond.
Les oiseaux avec leurs
ailes
Applaudiront.
Dansez,
les petites fées,
Toutes en rond.
Dansez, de bleuets
coiffées,
L'aurore au front.
Dansez,
les petites femmes,
Toutes en rond.
Les messieurs diront aux
dames
Ce qu'ils voudront.
II
CHANSON D'ANCÊTRE
Parlons de
nos aïeux sous la verte feuillée.
Parlons de nos
pères, fils!Ils ont rompu leurs fers,
Et vaincu;
leur armure est aujourd'hui rouillée.
Comme il tombe de
l'eau d'une éponge mouillée,
De leur âme dans
l'ombre il tombait des éclairs,
Comme si dans la foudre on
les avait trempées.
Frappez, écoliers,
Avec les
épées
Sur les boucliers.
Ils
craignaient le vin sombre et les pâles ménades;
Ils
étaient indignés, ces vieux fils de Brennus,
De
voir les rois passer fiers sous les colonnades,
Les cortèges
des rois étant des promenades
De prêtres, de
soldats, de femmes aux seins nus,
D'hymnes et d'encensoirs, et de
têtes coupées.
Frappez, écoliers,
Avec
les épées
Sur les boucliers.
Ils ont
voulu, couvé, créé la délivrance;
Ils
étaient les titans, nous sommes les fourmis;
Ils savaient
que la Gaule enfanterait la France;
Quand on a la hauteur, on a
la confiance;
Les montagnes, à qui le rayon est promis,
Songent, et ne sont point par l'aurore trompées.
Frappez,
écoliers,
Avec les épées
Sur les
boucliers.
Quand une
ligue était par les princes construite,
Ils grondaient,
et, pour peu que la chose en valût
La peine, et que leur
chef leur criât: Tout de suite !
Ils accouraient; alors les
rois prenaient la fuite
En hâte, et les chansons d'un vil
joueur de luth
Ne sont pas dans les airs plus vite dissipées.
Frappez, écoliers,
Avec les épées
Sur
les boucliers.
Lutteurs
du gouffre, ils ont découronné le crime,
Brisé
les autels noirs, détruit les dieux brigands;
C'est
pourquoi, moi vieillard, penché sur leur abîme,
Je
les déclare grands, car rien n'est plus sublime
Que
l'océan avec ses profonds ouragans,
Si ce n'est l'homme
avec ses sombres épopées.
Frappez, écoliers,
Avec les épées
Sur les boucliers.
Hélas!
sur leur flambeau, nous leurs fils, nous soufflâmes.
Fiers
aïeux! ils disaient au faux prêtre: Va-t'en !
Du
bûcher misérable ils éteignaient les flammes,
Et
c'est par leur secours que plusieurs grandes âmes,
Mises
injustement au bagne par Satan,
Tu le sais, Dieu! se sont de
l'enfer échappées.
Frappez, écoliers,
Avec
les épées
Sur les boucliers.
Levez vos
fronts; voyez oe pur sommet, la gloire,
Ils étaient là;
voyez cette cime, l'honneur,
Ils étaient là; voyez
ce hautain promontoire,
La liberté; mourir libres fut leur
victoire;
Il faudra, car l'orgie est un lâche bonheur,
Se
remettre à gravir ces pentes escarpées.
Frappez,
chevaliers,
Avec les épées
Sur les boucliers.
XVII
JEANNE ENDORMIE.IV
L'oiseau chante; je suis au fond des rêveries.
Rose, elle
est là qui dort sous les branches fleuries,
Dans son
berceau tremblant comme un nid d'alcyon,
Douce, les yeux fermés,
sans faire attention
Au glissement de l'ombre et du soleil sur
elle.
Elle est toute petite, elle est surnaturelle.
Ô
suprême beauté de l'enfant innocent!
Moi je pense,
elle rêve; et sur son front descend
Un entrelacement de
visions sereines;
Des femmes de l'azur qu'on prendrait pour des
reines,
Des anges, des lions ayant des airs benins,
De
pauvres bons géants protégés par des nains,
Des
triomphes de fleurs dans les bois, des trophées
D'arbres
célestes, pleins de la lueur des fées,
Un nuage où
l'éden apparaît à demi,
Voilà ce qui
s'abat sur l'enfant endormi.
Le berceau des enfants est le palais
des songes;
Dieu se met à leur faire un tas de doux
mensonges;
De là leur frais sourire et leur profonde paix.
Plus d'un dira plus tard: Bon Dieu, tu me trompais.
Mais le
bon Dieu répond dans la profondeur sombre:
Non. Ton
rêve est le ciel. Je t'en ai donné l'ombre.
Mais ce
ciel, tu l'auras. Attends l'autre berceau;
La tombe.
Ainsi
je songe. Ô printemps! Chante, oiseau!
XVIII
QUE
LES PETITS LIRONT
QUAND ILS SERONT GRANDS
I
PATRIE
Ô
France, ton malheur m'indigne et m'est sacré.
Je l'ai dit,
et jamais je ne me lasserai
De le redire, et c'est le grand cri
de mon âme,
Quiconque fait du mal à ma mère
est infâme.
En quelque lieu qu'il soit caché, tous
mes souhaits
Le menacent; sur terre ou là-haut, je le
hais.
César, je le flétris; destin, je le secoue.
Je questionne l'ombre et je fouille la boue;
L'empereur, ce
brigand, le hasard, ce bandit,
Eveillent ma colère; et ma
strophe maudit
Avec des pleurs sanglants, avec des cris funèbres,
Le sort, ce mauvais drôle errant dans les ténèbres;
Je rappelle la nuit, le gouffre, le ciel noir,
Et les
événements farouches, au devoir.
Je n'admets pas
qu'il soit permis aux sombres causes
Qui mêlent aux droits
vrais l'aveuglement des choses
De faire rebrousser chemin à
la raison;
Je dénonce un revers qui vient par trahison;
Quand la gloire et l'honneur tombent dans une embûche,
J'affirme que c'est Dieu lui-même qui trébuche;
J'interpelle les faits tortueux et rampants,
La victoire,
l'hiver, l'ombre et ses guet-apens;
Je dis à ces passants
quelconques de l'abîme
Que je les vois, qu'ils sont en
train de faire un crime,
Que nous ne sommes point des femmes à
genoux,
Que nous réfléchissons, qu'ils prennent
garde à nous,
Que ce n'est pas ainsi qu'on doit traiter la
France,
Et que, même tombée au fond de la
souffrance,
Même dans le sépulcre, elle a l'étoile
au front.
Je voudrais bien savoir ce qu'ils me répondront.
Je suis un curieux, et je gênerai, certe,
Le destin
qu'un regard sévère déconcerte,
Car on est
responsable au ciel plus qu'on ne croit.
Quand le progrès
devient boiteux, quand Dieu décroît
En apparence,
ayant sur lui la nuit barbare,
Quand l'homme est un esquif dont
Satan prend la barre,
Il est certain que l'âme humaine est
au cachot,
Et qu'on a dérangé quelque chose
là-haut.
C'est pourquoi je demande à l'ombre la
parole.
Je ne suis pas de ceux dont la fierté s'envole,
Et qui, pour avoir vu régner des ruffians
Et des
gueux, cessent d'être à leur droit confiants;
Je
lave ma sandale et je poursuis ma route;
Personne n'a jamais vu
mon âme en déroute;
Je ne me trouble point parce
qu'en ses reflux
Le vil destin sur nous jette un Rosbach de plus;
La défaite me fait songer à la victoire;
J'ai
l'obstination de l'altière mémoire;
Notre linceul
toujours eut la vie en ses plis;
Quand je lis Waterloo, je
prononce Austerlitz.
Le deuil donne un peu plus de hauteur à
ma tête.
Mais ce n'est pas assez, je veux qu'on soit
honnête
Là-haut, et je veux voir ce que les destins
font
Chez eux, dans la forêt du mystère profond,
Car ce qu'ils font chez eux, c'est chez nous qu'on le souffre.
Je prétends regarder face à face le gouffre.
Je
sais que l'ombre doit rendre compte aux esprits.
Je désire
savoir pourquoi l'on nous a pris
Nos villes, notre armée,
et notre force utile;
Et pourquoi l'on filoute et pourquoi l'on
mutile
L'immense peuple aimant d'où sortent les clartés;
Je veux savoir le fond de nos calamités,
Voir le
dedans du sort misérable, et connaître
Ces recoins
où trop peu de lumière pénètre;
Pourquoi
l'assassinat du Midi par le Nord,
Pourquoi Paris vivant vaincu
par Berlin mort,
Pourquoi le bagne à l'ange et le trône
au squelette;
Ô France, je prétends mettre sur la
sellette
La guerre, les combats, nos affronts, nos malheurs,
Et
je ferai vider leur poche à ces voleurs,
Car juger le
hasard, c'est le droit du prophète.
J'affirme que la loi
morale n'est pas faite
Pour qu'on souffle dessus là-haut,
dans la hauteur,
Et qu'un événement peut être
un malfaiteur.
J'avertis l'inconnu que je perds patience;
Et
c'est là la grandeur de notre conscience
Que, seule et
triste, ayant pour appui le berceau,
L'innocence, le droit des
faibles, le roseau,
Elle est terrible; elle a, par ce seul mot:
Justice,
Entrée au ciel; et, si la comète au
solstice
S'égare, elle pourrait lui montrer son chemin;
Elle requiert Dieu même au nom du genre humain;
Elle
est la vérité, blanche, pâle, immortelle;
Pas
une force n'est la force devant elle;
Les lois qu'on ne voit pas
penchent de son côté;
Oui, c'est là la
puissance et c'est là la beauté
De notre
conscience,écoute ceci, prêtre,
Qu'elle
ne comprend pas qu'un attentat puisse être
Par quelqu'un
qui serait juste, prémédité;
Oui, sans
armes, n'ayant que cette nudité,
Le vrai, quand un éclair
tombe mal sur la terre,
Quand un des coups obscurs qui sortent du
mystère
Frappe à tâtons, et met les peuples
en danger,
S'il lui plaisait d'aller là-haut l'interroger
Au milieu de cette ombre énorme qu'on vénère,
Tranquille, elle ferait bégayer le tonnerre.
II
PERSÉVÉRANCE
N'importe.
Allons au but, continuons. Les choses,
Quand l'homme tient la
clef, ne sont pas longtemps closes.
Peut-être qu'elle-même,
ouvrant ses pâles yeux,
La nuit, lasse du mal, ne demande
pas mieux
Que de trouver celui qui saura la convaincre.
Le
devoir de l'obstacle est de se laisser vaincre.
L'obscurité
nous craint et recule en grondant
Regardons les penseurs de l'âge
précédent,
Ces héros, ces géants
qu'une même âme anime,
Détachés par la
mort de leur travail sublime,
Passer, les pieds poudreux et le
front étoilé;
Saluons la sueur du relais dételé;
Et marchons. Nous aussi, nous avons notre étape.
Le
pied de l'avenir sur notre pavé frappe;
En route!
Poursuivons le chemin commencé;
Augmentons l'épaisseur
de l'ombre du passé;
Laissons derrière nous, et le
plus loin possible,
Toute l'antique horreur de moins en moins
visible.
Déjà le précurseur dans ces brumes
brilla;
Platon vint jusqu'ici, Luther a monté là;
Voyez, de grands rayons marquent de grands passages;
L'ombre
est pleine partout du flamboiement des sages;
Voici l'endroit
profond où Pascal s'est penché.
Criant: gouffre!
Jean-Jacque où je marche a marché;
C'est là
que, s'envolant lui-même aux cieux, Voltaire,
Se sentant
devenir sublime, a perdu terre,
Disant: Je vois! ainsi qu'un
prophète ébloui.
Luttons, comme eux; luttons, le
front épanoui;
Marchons! un pas qu'on fait, c'est un champ
révèle;
Déchiffrons dans les temps nouveaux
la loi nouvelle;
Le coeur n'est jamais sourd, l'esprit n'est
jamais las,
Et la route est ouverte aux fiers apostolats.
Ô
tous ! vivez, marchez, croyez! soyez tranquilles.
Mais
quoi! le râle sourd des discordes civiles,
Ces siècles
de douleurs, de pleurs, d'adversités,
Hélas! tous
ces souffrants, tous ces déshérités,
Tous
ces proscrits, le deuil, la haine universelle,
Tout ce qui dans
le fond des âmes s'amoncelle,
Cela ne va-t-il pas éclater
tout à coup ?
La colère est partout, la fureur est
partout;
Les cieux sont noirs; voyez, regardez; il éclaire
!
Qu'est-ce que la fureur ? qu'importe la colère ?
La vengeance sera surprise de son fruit;
Dieu nous
transforme; il a pour tâche en notre nuit
L'auguste
avortement de la foudre en aurore.
Dieu prend
dans notre coeur la haine et la dévore;
Il se jette sur
nous des profondeurs du jour,
Et nous arrache tout de l'âme,
hors l'amour;
Avec ce bec d'acier, la conscience, il plonge
Jusqu'à notre pensée et jusqu'à notre songe,
Fouille notre poitrine et, quoi que nous fassions,
Jusqu'aux
vils intestins qu'on nomme passions;
Il pille nos instincts
mauvais, il nous dépouille
De ce qui nous tourmente et de
ce qui nous souille;
Et, quand il nous a faits pareils au ciel
béni,
Bons et purs, il s'envole, et rentre à
l'infini;
Et, lorsqu'il a passé sur nous, l'âme plus
grande
Sent qu'elle ne hait plus, et rend grâce, et
demande:
Qui donc m'a prise ainsi dans ses serres de feu ?
Et
croit que c'est un aigle, et comprend que c'est Dieu.
III
PROGRÈS
En avant,
grande marche humaine!
Peuple, change de région.
Ô
larve, deviens phénomène;
Ô troupeau, deviens
légion.
Cours, aigle, où tu vois l'aube éclore.
L'acceptation de l'aurore
N'est interdite qu'aux hiboux.
Dans le soleil Dieu se devine;
Le rayon a l'âme divine
Et l'âme humaine à ses deux bouts.
Il vient
de l'une et vole à l'autre;
Il est pensée, étant
clarté;
En haut archange, en bas apôtre,
En haut
flamme, en bas liberté.
Il crée Horace ainsi que
Dante,
Dore la rose au vent pendante,
Et le chaos où
nous voguons;
De la même émeraude il touche
L'humble plume de l'oiseau-mouche
Et l'âpre écaille
des dragons48.
Prenez les routes lumineuses,
Prenez les
chemins étoilés.
Esprits semeurs, âmes
glaneuses,
Allez, allez, allez, allez!
Esclaves d'hier,
tristes hommes,
Hors des bagnes, hors des sodomes,
Marchez,
soyez vaillants, montez;
Ayez pour triomphe la gloire
Où
vous entrez, ô foule noire,
Et l'opprobre dont vous sortez!
Homme,
franchis les mers. Secoue
Dans l'écume tout le passé;
Allume en étoupe à ta proue
Le chanvre du gibet
brisé.
Gravis les montagnes. Écrase
Tous les
vieux monstres dans la vase;
Ressemble aux anciens Apollons;
Quand l'épée est juste, elle est pure;
Va donc!
car l'homme a pour parure
Le sang de l'hydre à ses talons.
IV
FRATERNITÉ
Je rêve
l'équité, la vérité profonde,
L'amour
qui veut, l'espoir qui luit, la foi qui fonde,
Et le peuple
éclairé plutôt que châtié.
Je
rêve la douceur, la bonté, la pitié,
Et le
vaste pardon. De là ma solitude.
*
La vieille
barbarie humaine a l'habitude
De s'absoudre, et de croire, hélas,
que ce qu'on veut,
Prêtre ou juge, on a droit de le faire,
et qu'on peut
Ôter sa conscience en mettant une robe.
Elle
prend l'équité céleste, elle y dérobe
Ce
qui la gêne, y met ce qui lui plaît; biffant
Tout ce
qu'on doit au faible, à la femme, à l'enfant,
Elle
change le chiffre, elle change la somme,
Et du droit selon Dieu
fait la loi selon l'homme.
De là les hommes-dieux, de là
les rois-soleils;
De là sur les pavés tant de
ruisseaux vermeils;
De là les Laffemas, les Vouglans, les
Bâvilles;
De là l'effroi des champs et la terreur
des villes,
Les lapidations, les deuils, les cruautés,
Et
le front sérieux des sages insultés.
*
Jésus
paraît; qui donc s'écrie: Il faut qu'il meure!
C'est
le prêtre. Ô douleur! À jamais, à demeure,
Et quoi que nous disions, et quoi que nous songions,
Les
euménides sont dans les religions;
Mégère
est catholique; Alecton est chrétienne;
Clotho, nonne
sanglante, accompagnait l'antienne
D'Arbuez, et l'on entend dans
l'église sa voix;
Ces bacchantes du meurtre encourageaient
Louvois;
Et les monts étaient pleins du cri de ces ménades
Quand Bossuet poussait Boufflers aux dragonnades.
*
Ne vous
figurez pas, si Dieu lui-même accourt,
Que l'antique fureur
de l'homme reste court,
Et recule devant la lumière
céleste.
Au plus pur vent d'en haut elle mêle sa
peste,
Elle mêle sa rage aux plus doux chants d'amour,
S'enfuit avec la nuit, mais rentre avec le jour.
Le progrès
le plus vrai, le plus beau, le plus sage,
Le plus juste, subit
son monstrueux passage.
L'aube ne peut chasser l'affreux spectre
importun.
Cromwell frappe un tyran, Charles; il en reste un,
Cromwell. L'atroce meurt, l'atrocité subsiste.
Le bon
sens, souriant et sévère exorciste,
Attaque ce
vampire et n'en a pas raison.
Comme une sombre aïeule
habitant la maison,
La barbarie a fait de nos coeurs ses
repaires,
Et tient les fils après avoir tenu les pères.
L'idéal un jour naît sur l'ancien continent,
Tout
un peuple ébloui se lève rayonnant,
Le quatorze
juillet jette au vent les bastilles,
Les révolutions, ô
Liberté, tes filles,
Se dressent sur les monts et sur les
océans,
Et gagnent la bataille énorme des géants,
Toute la terre assiste à la fuite inouïe
Du
passé, néant, nuit, larve, ombre évanouie !
L'inepte barbarie attente à ce laurier,
Et perd
Torquemada, mais retrouve Carrier.
Elle se trouble peu de toute
cette aurore.
La vaste ruche humaine, éveillée et
sonore,
S'envole dans l'azur, travaille aux jours meilleurs,
Chante, et fait tous les miels avec toutes les fleurs;
La
vieille âme du vieux Caïn, l'antique Haine
Est là,
voit notre éden et songe à sa géhenne,
Ne
veut pas s'interrompre et ne veut pas finir,
Rattache au vil
passé l'éclatant avenir,
Et remplace, s'il manque
un chaînon à sa chaîne,
Le père
Letellier par le Père Duchêne;
De sorte que Satan
peut, avec les maudits,
Rire de notre essai manqué de
paradis.
Eh bien, moi, je dis: Non! tu n'es pas en démence,
Mon coeur, pour vouloir l'homme indulgent, bon, immense;
Pour
crier: Sois clément! sois clément! sois clément!
Et parce que ta voix n'a pas d'autre enrouement!
*
Tu n'es
pas furieux parce que tu souhaites
Plus d'aube au cygne et moins
de nuit pour les chouettes;
Parce que tu gémis sur tous
les opprimés;
Non, ce n'est pas un fou celui qui dit:
Aimez!
Non, ce n'est pas errer et rêver que de croire
Que
l'homme ne naît point avec une âme noire,
Que le bon
est latent dans le pire, et qu'au fond
Peu de fautes vraiment
sont de ceux qui les font.
L'homme est au mal ce qu'est à
l'air le baromètre;
Il marque les degrés du froid,
sans rien omettre,
Mais sans rien ajouter, et, s'il monte ou
descend,
Hélas! la faute en est au vent, ce noir passant.
L'homme est le vain drapeau d'un sinistre édifice;
Tout
souffle qui frémit, flotte, serpente, glisse
Et passe, il
le subit, et le pardon est dû
À ce haillon vivant
dans les cieux éperdu.
Hommes, pardonnez-vous. Ô mes
frères, vous êtes
Dans le vent, dans le gouffre
obscur, dans les tempêtes;
Pardonnez-vous. Les coeurs
saignent, les ans sont courts;
Ah ! donnez-vous les uns aux
autres ce secours!
Oui, même quand j'ai fait le mal, quand
je trébuche
Et tombe, l'ombre étant la cause de
l'embûche,
La nuit faisant l'erreur, l'hiver faisant le
froid,
Être absous, pardonné, plaint, aimé,
c'est mon droit.
Un jour,
je vis passer une femme inconnue.
Cette femme semblait descendre
de la nue;
Elle avait sur le dos des ailes, et du miel
Sur sa
bouche entr'ouverte, et dans ses yeux le ciel.
À des
voyageurs las, à des errants sans nombre,
Elle montrait du
doigt une route dans l'ombre,
Et semblait dire: On peut se
tromper de chemin.
Son regard faisait grâce à tout
le genre humain;
Elle était radieuse et douce; et,
derrière elle,
Des monstres attendris venaient, baisant
son aile,
Des lions graciés, des tigres repentants,
Nemrod sauvé, Néron en pleurs; et par instants
À
force d'être bonne elle paraissait folle.
Et, tombant à
genoux, sans dire une parole,
Je l'adorai, croyant deviner qui
c'était.
Mais elle,devant l'ange en vain l'homme se
tait,
Vit ma pensée, et dit: Faut-il qu'on
t'avertisse ?
Tu me crois la pitié; fils, je suis la
justice.
V
L'ÂME À LA POURSUITE DU VRAI
I
Je m'en
irai dans les chars sombres
Du songe et de la vision;
Dans la
blême cité des ombres
Je passerai comme un rayon;
J'entendrai leurs vagues huées;
Je semblerai dans les
nuées
Le grand échevelé de l'air;
J'aurai
sous mes pieds le vertige,
Et dans les yeux plus de prodige
Que
le météore et l'éclair.
Je
rentrerai dans ma demeure,
Dans le noir monde illimité.
Jetant à l'éternité l'heure
Et la terre
à l'immensité,
Repoussant du pied nos misères,
Je prendrai le vrai dans mes serres
Et je me transfigurerai,
Et l'on ne verra plus qu'à peine
Un reste de lueur
humaine
Trembler sous mon sourcil sacré.
Car je ne
serai plus un homme;
Je serai l'esprit ébloui
À
qui le sépulcre se nomme,
À qui l'énigme
répond: Oui.
L'ombre aura beau se faire horrible;
Je
m'épanouirai terrible,
Comme Élie à
Gethsémani,
Comme le vieux Thalès de Grèce,
Dans la formidable allégresse
De l'abîme et de
l'infini.
Je
questionnerai le gouffre
Sur le secret universel,
Et le
volcan, l'urne de soufre,
Et l'océan, l'urne de sel;
Tout
ce que les profondeurs savent,
Tout ce que les tourmentes lavent,
Je sonderai tout; et j'irai
Jusqu'à ce que, dans les
ténèbres,
Je heurte mes ailes funèbres
À
quelqu'un de démesuré.
Parfois
m'envolant jusqu'au faîte,
Parfois tombant de tout mon
poids,
J'entendrai crier sur ma tête
Tous les cris de
l'ombre à la fois,
Tous les noirs oiseaux de l'abîme,
L'orage, la foudre sublime,
L'âpre aquilon séditieux,
Tous les effrois qui, pêle-mêle,
Tourbillonnent,
battant de l'aile,
Dans le précipice des cieux.
La Nuit
pâle, immense fantôme
Dans l'espace insondable épars,
Du haut du redoutable dôme,
Se penchera de toutes
parts;
Je la verrai lugubre et vaine,
Telle que la vit
Antisthène
Qui demandait aux vents: Pourquoi ?
Telle
que la vit Épicure,
Avec des plis de robe obscure
Flottant dans l'ombre autour de moi.
Homme!
la démence t'emporte,
Dira le nuage irrité.
Prends-tu la nuit pour une porte ?
Murmurera
l'obscurité.
L'espace dira:Qui t'égare ?
Passeras-tu, barde, où Pindare
Et David ne sont point
passés ?
C'est ici, criera la tempête,
Qu'Hésiode a dit: Je m'arrête!
Qu'Ézéchiel
a dit: Assez !
Mais tous
les efforts des ténèbres
Sur mon essor s'épuiseront
Sans faire fléchir mes vertèbres
Et sans faire
pâlir mon front;
Au sphinx, au prodige, au problème,
J'apparaîtrai, monstre moi-même,
Être pour
deux destins construit,
Ayant, dans la céleste sphère,
Trop de l'homme pour la lumière,
Et trop de l'ange
pour la nuit.
II
L'ombre
dit au poète:Imite
Ceux que retient l'effroi divin;
N'enfreins pas l'étrange limite
Que nul n'a violée
en vain;
Ne franchis pas l'obscure grève
Où la
nuit, la tombe et le rêve
Mêlent leurs souffles
inouïs,
Où l'abîme sans fond, sans forme,
Rapporte dans sa houle énorme
Les prophètes
évanouis.
Tous les
essais que tu peux faire
Sont inutiles et perdus.
Prends un
culte; choisis; préfère;
Tes voeux ne sont pas
entendus;
Jamais le mystère ne s'ouvre;
La tranquille
immensité couvre
Celui qui devant Dieu s'enfuit
Et
celui qui vers Dieu s'élance
D'une égalité
de silence
Et d'une égalité de nuit.
Va sur
l'Olympe où Stésichore,
Cherchant Jupiter, le
trouva;
Va sur l'Horeb qui fume encore
Du passage de Jéhovah;
Ô songeur, ce sont là des cimes,
De grands buts,
des courses sublimes...
On en revient désespéré,
Honteux, au fond de l'ombre noire,
D'avoir abdiqué
jusqu'à croire!
Indigné d'avoir adoré!
L'Olympien
est de la brume;
Le Sinaïque est de la nuit.
Nulle part
l'astre ne s'allume,
Nulle part l'ombre ne bleuit.
Que
l'homme vive et s'en contente;
Qu'il reste l'homme; qu'il ne
tente
Ni l'obscurité, ni l'éther;
Sa flamme à
la fange est unie,
L'homme est pour le ciel un génie,
Mais l'homme est pour la terre un ver.
L'homme a
Dante, Shakspeare, Homère;
Ses arts sont un trépied
fumant;
Mais prétend-il de sa chimère
Illuminer
le firmament ?
C'est toujours quelque ancienne idée
De
l'Élide ou de la Chaldée
Que l'âge nouveau
rajeunit.
Parce que tu luis dans ta sphère,
Esprit
humain, crois-tu donc faire
De la flamme jusqu'au Zénith!
Après
Socrate et le Portique,
Sans t'en douter, tu mets le feu
À
la même chimère antique
Dont l'Inde ou Rome ont fait
un dieu;
Comme cet Éson de la fable,
Tu retrempes dans
l'ineffable,
Dans l'absolu, dans l'infini,
Quelque Ammon
d'Égypte ou de Grèce,
Ce qu'avant toi maudit
Lucrèce,
Ce qu'avant toi Job a béni.
Tu prends
quelque être imaginaire,
Vieux songe de l'humanité,
Et tu lui donnes le tonnerre,
L'auréole, l'éternité.
Tu le fais, tu le renouvelles;
Puis, tremblant, tu te le
révèles,
Et tu frémis en le créant;
Et, lui prêtant vie, abondance,
Sagesse, bonté,
providence,
Tu te chauffes à ce néant!
Sous
quelque mythe qu'il s'enferme,
Songeur, il n'est point de Baal
Qui ne contienne en lui le germe
D'un éblouissant
idéal;
De même qu'il n'est pas d'épine,
Pas
d'arbre mort dans la ruine.
Pas d'impur chardon dans l'égout,
Qui, si l'étincelle le touche,
Ne puisse, dans l'âtre
farouche,
Faire une aurore tout à coup!
Vois dans
les forêts la broussaille,
Culture abjecte du hasard;
Déguenillée, elle tressaille
Au glissement
froid du lézard;
Jette un charbon, ce houx sordide
Va
s'épanouir plus splendide
Que la tunique d'or des rois;
L'éclair sort de la ronce infâme;
Toutes les
pourpres de la flamme
Dorment dans ce haillon des bois.
Comme un
enfant qui s'émerveille
De tirer, à travers son
jeu,
Une splendeur gaie et vermeille
Du vil sarment qu'il
jette au feu,
Tu concentres toute la flamme
De ce que peut
rêver ton âme
Sur le premier venu des dieux,
Puis
tu t'étonnes, ô poussière,
De voir sortir une
lumière
De cet Irmensul monstrueux.
À
la vague étincelle obscure
Que tu tires d'un Dieu pervers,
Tu crois raviver la nature,
Tu crois réchauffer
l'univers;
Ô nain, ton orgueil s'imagine
Avoir retrouvé
l'origine,
Que tous vont s'aimer désormais,
Qu'on va
vaincre les nuits immondes,
Et tu dis: La lueur des mondes
Va
flamboyer sur les sommets!
Tu crois
voir une aube agrandie
S'élargir sous le firmament
Parce
que ton rêve incendie
Un Dieu, qui rayonne un moment.
Non.
Tout est froid. L'horreur t'enlace.
Tout est l'affreux temple de
glace,
Morne à Delphes, sombre à Béthel.
Tu
fais à peine, esprit frivole,
En brûlant le bois de
l'idole,
Tiédir la pierre de l'autel.
III
Je laisse
ces paroles sombres
Passer sur moi sans m'émouvoir
Comme
on laisse dans les décombres
Frissonner les branches le
soir;
J'irai, moi le curieux triste;
J'ai la volonté
qui persiste;
L'énigme traître a beau gronder;
Je
serai, dans les brumes louches,
Dans les crépuscules
farouches,
La face qui vient regarder.
Vie et
mort! ô gouffre! Est-ce un piège
La fleur qui
s'ouvre et se flétrit,
L'atome qui se désagrège,
Le néant qui se repétrit ?
Quoi! rien ne marche
! rien n'avance!
Pas de moi ! Pas de survivance !
Pas de
lien! Pas d'avenir!
C'est pour rien, ô tombes ouvertes,
Qu'on entend vers les découvertes
Les chevaux du rêve
hennir !
Est-ce que
la nature enferme
Pour des avortements bâtards
L'élément,
l'atome, le germe,
Dans le cercle des avatars ?
Que serait
donc ce monde immense,
S'il n'avait pas la conscience
Pour
lumière et pour attribut ?
Épouvantable échelle
noire
De renaissances sans mémoire
Dans une ascension
sans but!
La larve
du spectre suivie,
Ce serait tout! Quoi donc! ô sort,
J'aurais un devoir dans la vie
Sans avoir un droit dans la
mort!
Depuis la pierre jusqu'à l'ange,
Qu'est-ce alors
que ce vain mélange
D'êtres dans l'obscur tourbillon
?
L'aube est-elle sincère ou fausse ?
Naître,
est-ce vivre ? En quoi la fosse
Diffère-t-elle du sillon ?
Mange
le pain, je mange l'homme,
Dit Tibère. A-t-il donc raison
?
Satan la femme, Ève la pomme,
Est-ce donc la même
moisson ?
Nemrod souffle comme la bise;
Gengis le sabre au
poing, Cambyse
Avec un flot d'hommes démons,
Tue,
extermine, écrase, opprime,
Et ne commet pas plus de crime
Qu'un roc roulant du haut des monts!
Oh non! la
vie au noir registre,
Parmi le genre humain troublé,
Passe, inexplicable et sinistre,
Ainsi qu'un espion voilé;
Grands et petits, les fous, les sages,
S'en vont, nommés
dans les messages
Qu'elle jette au ciel triste ou bleu;
Malheur
aux méchants! et la tombe
Est la bouche de bronze où
tombe
Tout ce qu'elle dénonce à Dieu.
Mais
ce Dieu même, je le nie;
Car il aurait, ô vain
croyant,
Créé sa propre calomnie
En créant
ce monde effrayant.
Ainsi parle, calme et funèbre,
Le doute appuyé sur l'algèbre;
Et moi qui sens
frémir mes os,
Allant des langes aux suaires,
Je
regarde les ossuaires
Et je regarde les berceaux.
Mort et
vie ! énigmes austères!
Dessous est la réalité.
C'est là que les Kants, les Voltaires,
Les Euclides
ont hésité.
Eh bien! j'irai, moi qui contemple,
Jusqu'à ce que, perçant le temple,
Et le dogme,
ce double mur,
Mon esprit découvre et dévoile
Derrière Jupiter l'étoile,
Derrière
Jéhovah l'azur!
Car il
faut qu'enfin on rencontre
L'indestructible vérité,
Et qu'un front de splendeur se montre
Sous ces masques
d'obscurité;
La nuit tâche, en sa noire envie,
D'étouffer le germe de vie,
De toute-puissance et de
jour,
Mais moi, le croyant de l'aurore,
Je forcerai bien Dieu
d'éclore
À force de joie et d'amour!
Est-ce que
vous croyez que l'ombre
A quelque chose à refuser
Au
dompteur du temps et du nombre,
À celui qui veut tout
oser,
Au poète qu'emporte l'âme,
Qui combat dans
leur culte infâme
Les payens comme les hébreux,
Et
qui, la tête la première,
Plonge, éperdu,
dans la lumière,
À travers leur dieu téne
crains rien, mon enfant. Je me nomme
Juvénal. Je suis bon.
Je ne fais peur qu'aux grands.
Charles lève ses yeux
pleins de pleurs transparents,
Et dit:Je n'ai pas
peur.L'homme, pareil aux marbres,
Reprend, tandis qu'au
loin on entend sous les arbres
Jouer les écoliers, gais et
de bonne foi:
Enfant, je fus jadis exilé comme toi,
Pour avoir comme toi barbouillé des figures.
Comme toi
les pédants, j'ai fâché les augures.
Élève
de Jauffret que jalouse Massin,
Voyons ton livre.Il dit, et
regarde un dessin
Qui n'a pas trop de queue et pas beaucoup de
tête.
Qu'est-ce que c'est que ça!Monsieur,
c'est une bête.
Ah! tu mets dans mes vers des bêtes!
Après tout,
Pourquoi pas ? puisque Dieu, qui dans l'ombre
est debout,
En met dans les grands bois et dans les mers sacrées.
Il tourne une autre page, et se penche:Tu crées.
Qu'est ceci ? Ca m'a l'air fort beau, quoique tortu.
Monsieur,
c'est un bonhomme.Un bonhomme, dis-tu ?
Eh bien, il en
manquait justement un. Mon livre
Est rempli de méchants.
Voir un bonhomme vivre
Parmi tous ces gens-là me plaît.
Césars bouffis,
Rangez-vous! ce bonhomme est dieu. Merci,
mon fils.
Et, d'un doigt souverain, le voilà qui
feuillette
Nisard, l'âne, le nez du maître, la
belette
Qui peut-être est un boeuf, les dragons, les
griffons,
Les pâtés d'encre ailés, mêlés
aux vers profonds,
Toute cette gaîté sur son
courroux éparse,
Et Juvénal s'écrie
ébloui:C'est très farce!
Ainsi, la
grande soeur et la petite soeur,
Ces deux âmes, sont là,
jasant; et le censeur,
Obscur comme minuit et froid comme
décembre, serait
bien étonné, s'il entrait
dans la chambre,
De voir sous le plafond du collège
étouffant,
Le vieux poète rire avec le doux enfant.
IX
LES
FREDAINES
DU GRAND-PÈRE ENFANT
(1811)
PEPITA
Comme elle
avait la résille,
D'abord la rime hésita.
Ce
devait être Inésille...
Mais non, c'était
Pepita.
Seize ans.
Belle et grande fille...
(Ici la rime insista:
Rimeur,
c'était Inésille.
Rime, c'était Pepita.)
Pepita...Je
me rappelle!
Oh! le doux passé vainqueur,
Tout le
passé, pêle-mêle
Revient à flots dans
mon coeur;
Mer, ton
flux roule et rapporte
Les varechs et les galets.
Mon père
avait une escorte;
Nous habitions un palais;
Dans cette
Espagne que j'aime,
Au point du jour, au printemps,
Quand je
n'existais pas même,
Pepitaj'avais huit ans
Me
disait:Fils, je me nomme
Pepa; mon père est
marquis.
Moi, je me croyais un homme,
Étant en
pays conquis.
Dans sa
résille de soie
Pepa mettait des doublons;
De la
flamme et de la joie
Sortaient de ses cheveux blonds.
Tout cela,
jupe de moire,
Veste de toréador,
Velours bleu,
dentelle noire,
Dansait dans un rayon d'or.
Et c'était
presque une femme
Que Pepita mes amours.
L'indolente avait
mon âme
Sous son coude de velours.
Je
palpitais dans sa chambre
Comme un nid près du faucon,
Elle avait un collier d'ambre,
Un rosier sur son balcon.
Tous les
jours un vieux qui pleure
Venait demander un sou;
Un dragon à
la même heure
Arrivait je ne sais d'où.
Il
piaffait sous la croisée,
Tandis que le vieux râlait
De sa vieille voix brisée:
La charité, s'il
vous plaît !
Et la
belle au collier jaune,
Se penchant sur son rosier,
Faisait
au pauvre l'aumône
Pour la faire à l'officier.
L'un plus
fier, l'autre moins sombre,
Ils partaient, le vieux hagard
Emportant un sou dans l'ombre,
Et le dragon un regard.
J'étais
près de la fenêtre,
Tremblant, trop petit pour voir,
Amoureux sans m'y connaître,
Et bête sans le
savoir.
Elle
disait avec charme:
Marions-nous! choisissant
Pour amoureux
le gendarme
Et pour mari l'innocent.
Je disais
quelque sottise;
Pepa répondait: Plus bas!
M'éteignant
comme on attise;
Et, pendant ces doux ébats,
Les
soldats buvaient des pintes
Et jouaient au domino
Dans les
grandes chambres peintes
Du palais Masserano.
x
ENFANTS, OISEAUX ET FLEURS
I
J'aime un
groupe d'enfants qui rit et qui s'assemble;
J'ai remarqué
qu'ils sont presque tous blonds, il semble
Qu'un doux soleil
levant leur dore les cheveux.
Lorsque Roland, rempli de projets
et de voeux,
Était petit, après l'escrime et les
parades,
Il jouait dans les champs avec ses camarades
Raymond
le paresseux et Jean de Pau; tous trois
Joyeux; un moine un jour,
passant avec sa croix,
Leur demanda, c'était l'abbé
de la contrée:
Quelle est la chose, enfants, qui
vous plaît déchirée ?
La chair d'un
boeuf saignant, répondit Jean de Pau.
Un livre, dit
Raymond.Roland dit: Un drapeau.
II
Je suis
des bois l'hôte fidèle,
Le jardinier des sauvageons.
Quand l'automne vient, l'hirondelle
Me dit tout bas:
Déménageons.
Après
frimaire, après nivôse,
Je vais voir si les
bourgeons frais
N'ont pas besoin de quelque chose
Et si rien
ne manque aux forêts.
Je dis aux
ronces: Croissez, vierges !
Je dis: Embaume! au serpolet;
Je
dis aux fleurs bordant les berges:
Faites avec soin votre ourlet.
Je
surveille, entr'ouvrant la porte,
Le vent soufflant sur la
hauteur;
Car tromper sur ce qu'il apporte
C'est l'usage de ce
menteur.
Je viens
dès l'aube, en diligence,
Voir si rien ne fait dévier
Toutes les mesures d'urgence
Que prend avril contre janvier.
Tout
finit, mais tout recommence,
Je m'intéresse au procédé
De rajeunissement immense,
Vainement par l'ombre éludé.
J'aime la
broussaille mouvante,
Le lierre, le lichen vermeil,
Toutes
les coiffures qu'invente
Pour les ruines le soleil.
Quand mai
fleuri met des panaches
Aux sombres donjons mécontents,
Je crie à ces vieilles ganaches:
Laissez donc faire le
printemps!
III
DANS LE JARDIN
Jeanne et
Georges sont là. Le noir ciel orageux
Devient rose, et
répand l'aurore sur leurs jeux;
Ô beaux jours! Le
printemps auprès de moi s'empresse;
Tout verdit; la forêt
est une enchanteresse;
L'horizon change, ainsi qu'un décor
d'opéra;
Appelez ce doux mois du nom qu'il vous plaira,
C'est mai, c'est floréal; c'est l'hyménée
auguste
De la chose tremblante et de la chose juste,
Du nid
et de l'azur, du brin d'herbe et du ciel;
C'est l'heure où
tout se sent vaguement éternel;
C'est l'éblouissement,
c'est l'espoir, c'est l'ivresse;
La plante est une femme, et mon
vers la caresse;
C'est, grâce aux frais glaïeuls,
grâce aux purs liserons,
La vengeance que nous poètes
nous tirons
De cet affreux janvier, si laid; c'est la revanche
Qu'avril contre l'hiver prend avec la pervenche;
Courage,
avril! Courage, ô mois de mai! Ciel bleu,
Réchauffe,
resplendis, sois beau ! Bravo, bon Dieu !
Ah! jamais la saison ne
nous fait banqueroute.
L'aube passe en semant des roses sur sa
route.
Flamme! ombre! tout est plein de ténèbres et
d'yeux;
Tout est mystérieux et tout est radieux;
Qu'est-ce que l'alcyon cherche dans les tempêtes ?
L'amour; l'antre et le nid ayant les mêmes fêtes,
Je
ne vois pas pourquoi l'homme serait honteux
De ce que les lions
pensifs ont devant eux,
De l'amour, de l'hymen sacré, de
toi, nature!
Tout cachot aboutit à la même
ouverture,
La vie; et toute chaîne, à travers nos
douleurs,
Commence par l'airain et finit par les fleurs.
C'est
pourquoi nous avons d'abord la haine infâme,
La guerre, les
tourments, les fléaux, puis la femme,
La nuit n'ayant pour
but que d'amener le jour.
Dieu n'a fait l'univers que pour faire
l'amour.
Toujours, comme un poète aime, comme les sages
N'ont pas deux vérités et n'ont pas deux visages,
J'ai laissé la beauté, fier et suprême
attrait,
Vaincre, et faire de moi tout ce qu'elle voudrait;
Je
n'ai pas plus caché devant la femme nue
Mes transports,
que devant l'étoile sous la nue
Et devant la blancheur du
cygne sur les eaux.
Car dans l'azur sans fond les plus profonds
oiseaux
Chantent le même chant, et ce chant, c'est la vie.
Sois puissant, je te plains; sois aimé, je t'envie.
IV
LE TROUBLE-FÊTE
Les belles
filles sont en fuite
Et ne savent où se cacher.
Brune
et blonde, grande et petite,
Elles dansaient près du
clocher;
Une
chantait, pour la cadence;
Les garçons aux fraîches
couleurs
Accouraient au bruit de la danse,
Mettant à
leurs chapeaux des fleurs;
En
revenant de la fontaine,
Elles dansaient près du clocher.
J'aime Toinon, disait le chêne;
Moi, Suzon, disait le
rocher.
Mais
l'homme noir du clocher sombre
Leur a crié:Laides!
fuyez!
Et son souffle brusque a dans l'ombre
Éparpillé
ces petits pieds.
Toute la
danse s'est enfuie,
Les yeux noirs avec les yeux bleus,
Comme
s'envole sous la pluie
Une troupe d'oiseaux frileux.
Et cette
déroute a fait taire
Les grands arbres tout soucieux,
Car
les filles dansant sur terre
Font chanter les nids dans les
cieux.
Qu'a
donc l'homme noir ? disent-elles.
Plus de chants; car le
noir témoin
A fait bien loin enfuir les belles,
Et les
chansons encor plus loin.
Qu'a donc
l'homme noir ?Je l'ignore,
Répond le moineau, gai
bandit;
Elles pleurent comme l'aurore.
Mais un myosotis leur
dit:
Je
vais vous expliquer ces choses.
Vous n'avez point pour lui
d'appas;
Les papillons aiment les roses,
Les hiboux ne les
aiment pas.
V
ORA, AMA
Le long des berges court la perdrix au pied leste.
Comme pour
l'entraîner dans leur danse céleste,
Les nuages ont
pris la lune au milieu d'eux.
Petit Georges, veux-tu ? nous
allons tous les deux
Nous en aller jouer là-bas sous le
vieux saule.
La nuit
tombe; on se baigne; et, la faulx sur l'épaule,
Le
faucheur rentre au gîte, essuyant sa sueur.
Le crépuscule
jette une vague lueur
Sur des formes qu'on voit rire dans la
rivière.
Monsieur
le curé passe et ferme son bréviaire;
Il est trop
tard pour lire, et ce reste de jour
Conseille la prière à
qui n'a plus l'amour.
Aimer, prier, c'est l'aube et c'est le soir
de l'âme.
Et c'est
la même chose au fond; aimer la femme,
C'est prier Dieu;
pour elle on s'agenouille aussi.
Un jour tu seras homme et tu
liras ceci.
En attendant, tes yeux sont grands, et je te parle,
Mon
Georges, comme si je parlais à mon Charle.
Quand l'aile
rose meurt, l'aile bleue a son tour.
La prière a la même
audace que l'amour,
Et l'amour a le même effroi que la
prière.
Il fait
presque grand jour encor dans la clairière.
L'angélus
sonne au fond de l'horizon bruni.
Ô ciel sublime ! sombre
édifice infini!
Muraille inexprimable, obscure et
rayonnante!
Oh !
comment pénétrer dans la maison tonnante ?
Le jeune
homme est pensif, le vieillard est troublé,
Et devant
l'inconnu, vaguement étoilé,
Le soir tremblant
ressemble à l'aube frissonnante.
La prière est la porte et l'amour est la clé.
VI
LA MISE EN LIBERTÉ
Après
ce rude hiver, un seul oiseau restait
Dans la cage où
jadis tout un monde chantait.
Le vide s'était fait dans la
grande volière.
Une douce mésange, autrefois
familière,
Était là seule avec ses souvenirs
d'oiseau.
N'être jamais sans grain, sans biscuit et sans
eau,
Voir entrer quelquefois dans sa cage une mouche,
C'était
tout son bonheur. Elle en était farouche.
Rien, pas même
un serin, et pas même un pierrot.
La cage, c'est beaucoup;
mais le désert, c'est trop.
Triste oiseau! dormir seul,
et, quand l'aube s'allume,
Être seul à fouiller de
son bec sous sa plume!
Le pauvre petit être était
redevenu
Sauvage, à faire ainsi tourner ce perchoir nu.
Il semblait par moments s'être donné la tâche
De grimper d'un bâton à l'autre sans relâche;
Son vol paraissait fou; puis soudain le reclus
Se taisait,
et, caché, morne, ne bougeait plus.
À voir son
gonflement lugubre, sa prunelle,
Et sa tête ployée
en plein jour sous son aile,
On devinait son deuil, son veuvage,
et l'ennui
Du joyeux chant de tous dans l'ombre évanoui.
Ce matin j'ai poussé la porte de la cage.
J'y suis
entré.
Deux mâts,
une grotte, un bocage,
Meublent cette prison où frissonne
un jet d'eau;
Et l'hiver on la couvre avec un grand rideau.
Le pauvre
oiseau, voyant entrer ce géant sombre,
A pris la fuite en
haut, puis en bas, cherchant l'ombre,
Dans une anxiété
d'inexprimable horreur;
L'effroi du faible est plein
d'impuissante fureur;
Il voletait devant ma main épouvantable.
Je suis, pour le saisir, monté sur une table.
Alors,
terrifié, vaincu, jetant des cris,
Il est allé
tomber dans un coin; je l'ai pris.
Contre le monstre immense,
hélas, que peut l'atome ?
À quoi bon résister
quand l'énorme fantôme
Vous tient, captif hagard,
fragile et désarmé ?
Il était dans mes
doigts inerte, l'oeil fermé,
Le bec ouvert, laissant
pendre son cou débile,
L'aile morte, muet, sans regard,
immobile,
Et je sentais bondir son petit coeur tremblant.
Avril est
de l'aurore un frère ressemblant;
Il est éblouissant
ainsi qu'elle est vermeille.
Il a l'air de quelqu'un qui rit et
qui s'éveille.
Or, nous sommes au mois d'avril, et mon
gazon,
Mon jardin, les jardins d'à côté,
l'horizon,
Tout, du ciel à la terre, est plein de cette
joie
Qui dans la fleur embaume et dans l'astre flamboie:
Les
ajoncs sont en fête, et dorent les ravins
Où les
abeilles font des murmures divins;
Penché sur les
cressons, le myosotis goûte
À la source, tombant
dans les fleurs goutte à goutte;
Le brin d'herbe est
heureux; l'âcre hiver se dissout;
La nature parait contente
d'avoir tout,
Parfums, chansons, rayons, et d'être
hospitalière.
L'espace aime.
Je suis
sorti de la volière,
Tenant toujours l'oiseau; je me suis
approché
Du vieux balcon de bois par le lierre caché;
Ô renouveau! Soleil ! tout palpite, tout vibre,
Tout
rayonne; et j'ai dit, ouvrant la main: Sois libre!
L'oiseau
s'est évadé dans les rameaux flottants,
Et dans
l'immensité splendide du printemps;
Et j'ai vu s'en aller
au loin la petite âme
Dans cette clarté rose où
se mêle une flamme,
Dans l'air profond, parmi les arbres
infinis,
Volant au vague appel des amours et des nids,
Planant
éperdument vers d'autres ailes blanches,
Ne sachant quel
palais choisir, courant aux branches,
Aux fleurs, aux flots, aux
bois fraîchement reverdis,
Avec l'effarement d'entrer au
paradis.
Alors,
dans la lumière et dans la transparence,
Regardant cette
faite et cette délivrance,
Et ce pauvre être, ainsi
disparu dans le port,
Pensif, je me suis dit: Je viens d'être
la mort.
XI
JEANNE LAPIDÉE
BRUXELLES. NUIT DU 27 MAI
Je regardai.
Je vis,
tout près de la croisée,
Celui par qui la pierre
avait été lancée;
Il était jeune;
encor presque un enfant, déjà
Un meurtrier.
Jeune
homme, un dieu te protégea,
Car tu pouvais tuer cette
pauvre petite!
Comme les sentiments humains s'écroulent
vite
Dans les coeurs gouvernés par le prêtre qui
ment,
Et comme un imbécile est féroce aisément!
Loyola sait changer Jocrisse en Schinderhanne,
Car un tigre
est toujours possible dans un âne.
Mais Dieu n'a pas
permis, sombre enfant, que ta main
Fit cet assassinat catholique
et romain;
Le coup a manqué. Va, triste spectre éphémère,
Deviens de l'ombre. Fuis! Moi, je songe à ta mère.
Ô
femme, ne sois pas maudite! Je reçois
Du ciel juste un
rayon clément. Qui que tu sois,
Mère, hélas
! quel que soit ton enfant, sois bénie!
N'en sois pas
responsable et n'en sois pas punie!
Je lui pardonne au nom de mon
ange innocent!
Lui-même il fut jadis l'être humble en
qui descend
L'immense paradis, sans pleurs, sans deuils, sans
voiles,
Avec tout son sourire et toutes ses étoiles.
Quand il naquit, de joie et d'amour tu vibras.
Il dormait sur
ton sein comme Jeanne en mes bras;
Il était de ton toit le
mystérieux hôte;
C'était un ange alors, et ce
n'est pas ta faute,
Ni la sienne, s'il est un bandit maintenant.
Le prêtre, infortuné lui-même, et frissonnant,
À qui nous confions la croissance future,
Imposteur, a
rempli cette âme d'imposture;
L'aveugle a dans ce coeur
vidé l'aveuglement.
À ce lugubre élève,
à ce maître inclément
Je pardonne; le mal a
des pièges sans nombre;
Je les plains; et j'implore
au-dessus de nous l'ombre.
Pauvre mère, ton fils ne sait
pas ce qu'il fait.
Quand Dieu germait en lui, le prêtre
l'étouffait.
Aujourd'hui le voilà dans cette
Forêt-noire,
Le dogme! Ignace ordonne; il est prêt à
tout boire,
Le faux, le vrai, le bien, le mal, l'erreur, le sang!
Tout! Frappe ! il obéit. Assassine! il consent.
Hélas
! comment veut-on que je lui sois sévère ?
Le
sommet qui fait grâce au gouffre est le Calvaire.
Mornes
bourreaux, à nous martyrs vous vous fiez;
Et nous, les
lapidés et les crucifiés,
Nous absolvons le vil
caillou, le clou stupide;
Nous pardonnons. C'est juste. Ah! ton
fils me lapide,
Mère, et je te bénis. Et je fais
mon devoir.
Un jour tu mourras, femme, et puisses-tu le voir
Se
frapper la poitrine, à genoux sur ta fosse!
Puisse-t-il
voir s'éteindre en lui la clarté fausse,
Et sentir
dans son coeur s'allumer le vrai feu,
Et croire moins au prêtre
et croire plus à Dieu!
XII
JEANNE ENDORMIE. III
Jeanne
dort; elle laisse, ô pauvre ange banni,
Sa douce petite âme
aller dans l'infini;
Ainsi le passereau fuit dans la cerisaie;
Elle regarde ailleurs que sur terre, elle essaie,
Hélas,
avant de boire à nos coupes de fiel,
De renouer un peu
dans l'ombre avec le ciel.
Apaisement sacré! ses cheveux,
son haleine,
Son teint, plus transparent qu'une aile de phalène,
Ses gestes indistincts, son calme, c'est exquis.
Le vieux
grand-père, esclave heureux, pays conquis,
La contemple.
Cet être
est ici-bas le moindre
Et le plus grand; on voit sur cette bouche
poindre
Un rire vague et pur qui vient on ne sait d'où;
Comme elle est belle! Elle a des plis de graisse au cou;
On
la respire ainsi qu'un parfum d'asphodèle;
Une poupée
aux yeux étonnés est près d'elle,
Et
l'enfant par moments la presse sur son coeur.
Figurez-vous cet
ange obscur, tremblant, vainqueur,
L'espérance étoilée
autour de ce visage,
Ce pied nu, ce sommeil d'une grâce en
bas âge.
Oh! quel profond sourire, et compris de lui seul,
Elle rapportera de l'ombre à son aïeul!
Car l'âme
de l'enfant, pas encor dédorée,
Semble être
une lueur du lointain empyrée,
Et l'attendrissement des
vieillards, c'est de voir
Que le matin veut bien se mêler à
leur soir.
Ne la
réveillez pas. Cela dort, une rose.
Jeanne au fond du
sommeil médite et se compose
Je ne sais quoi de plus
céleste que le ciel.
De lys en lys, de rêve en rêve,
on fait son miel,
Et l'âme de l'enfant travaille, humble et
vermeille,
Dans les songes ainsi que dans les fleurs l'abeille.
XIII
L'ÉPOPÉE DU LION
L'ÉPOPÉE DU LION
I
LE PALADIN
Un lion
avait pris un enfant dans sa gueule,
Et, sans lui faire mal, dans
la forêt, aïeule
Des sources et des nids, il l'avait
emporté.
Il l'avait, comme on cueille une fleur en été,
Saisi sans trop savoir pourquoi, n'ayant pas même
Mordu
dedans, mépris fier ou pardon suprême;
Les lions
sont ainsi, sombres et généreux.
Le pauvre petit
prince était fort malheureux;
Dans l'antre, qu'emplissait
la grande voix bourrue,
Blotti, tremblant, nourri d'herbe et de
viande crue.
Il vivait, presque mort et d'horreur hébété.
C'était un frais garçon, fils du roi d'à
côté;
Tout jeune, ayant dix ans, âge tendre où
l'oeil brille;
Et le roi n'avait plus qu'une petite fille
Nouvelle-née, ayant deux ans à peine; aussi
Le
roi qui vieillissait n'avait-il qu'un souci,
Son héritier
en proie au monstre; et la province
Qui craignait le lion plus
encor que le prince
Était fort effarée.
Un héros
qui passait
Dans le pays fit halte, et dit: Qu'est-ce que c'est ?
On lui dit l'aventure; il s'en alla vers l'antre.
*
Un creux
où le soleil lui-même est pâle, et n'entre
Qu'avec précaution, c'était l'antre où
vivait
L'énorme bête, ayant le rocher pour chevet.
Le bois
avait, dans l'ombre et sur un marécage,
Plus de rameaux
que n'a de barreaux une cage;
Cette forêt était
digne de ce consul ;
Un menhir s'y dressait en l'honneur
d'Irmensul;
La forêt ressemblait aux halliers de Bretagne;
Elle avait pour limite une rude montagne,
Un de ces durs
sommets où l'horizon finit;
Et la caverne était
taillée en plein granit,
Avec un entourage orageux de
grands chênes;
Les antres, aux cités rendant haines
pour haines,
Contiennent on ne sait quel sombre talion.
Les
chênes murmuraient: Respectez le lion!
*
Le héros
pénétra dans ce palais sauvage;
L'antre avait ce
grand air de meurtre et de ravage
Qui sied à la maison des
puissants, de l'effroi,
De l'ombre, et l'on sentait qu'on était
chez un roi;
Des ossements à terre indiquaient que le
maître
Ne se laissait manquer de rien; une fenêtre
Faite par quelque coup de tonnerre au plafond
L'éclairait;
une brume où la lueur se fond,
Qui semble aurore à
l'aigle et nuit à la chouette,
C'est toute la clarté
qu'un conquérant souhaite;
Du reste c'était haut et
fier; on comprenait
Que l'être altier couchait sur un lit
de genêt
Et n'avait pas besoin de rideaux de guipure,
Et
qu'il buvait du sang, mais aussi de l'eau pure,
Simplement, sans
valet, sans coupe et sans hanap.
Le chevalier était armé
de pied en cap.
Il entra.
*
Tout de
suite il vit dans la tanière
Un des plus grands seigneurs
couronnés de crinière
Qu'on pût voir, et
c'était la bête; elle pensait;
Et son regard était
profond, car nul ne sait
Si les monstres des bois n'en sont pas
les pontifes;
Et ce lion était un maître aux larges
griffes,
Sinistre, point facile à décontenancer.
Le héros approcha, mais sans trop avancer.
Son pas
était sonore, et sa plume était rouge.
Il ne fit
remuer rien dans l'auguste bouge.
La bête était
plongée en ses réflexions.
Thésée
entrant au gouffre où sont les Ixions
Et les Sisyphes nus
et les flots de l'Averne,
Vit à peu près la même
implacable caverne.
Le paladin, à qui le devoir disait:
va!
Tira l'épée. Alors le lion souleva
Sa tête
doucement d'une façon terrible.
Et le
chevalier dit:Salut, ô bête terrible!
Tu caches
dans les trous de ton antre un enfant;
J'ai beau fouiller des
yeux ton repaire étouffant,
Je ne l'aperçois pas.
Or, je viens le reprendre.
Nous serons bons amis si tu veux me le
rendre;
Sinon, je suis lion aussi, moi, tu mourras;
Et le
père étreindra son enfant dans ses bras,
Pendant
qu'ici ton sang fumera, tiède encore;
Et c'est ce que
verra demain la blonde aurore.
Et le lion pensif lui dit:Je ne crois pas.
*
Sur quoi
le chevalier farouche fit un pas,
Brandit sa grande épée,
et dit: Prends garde, sire!
On vit le lion, chose effrayante,
sourire.
Ne faites pas sourire un lion. Le duel
S'engagea,
comme il sied entre géants, cruel,
Tel que ceux qui de
l'Inde ensanglantent les jungles.
L'homme allongea son glaive et
la bête ses ongles;
On se prit corps à corps, et le
monstre écumant
Se mit à manier l'homme
effroyablement;
L'un était le vaillant et l'autre le
vorace;
Le lion étreignit la chair sous la cuirasse,
Et,
fauve, et sous sa griffe ardente pétrissant
Ce fer et cet
acier, il fit jaillir le sang
Du sombre écrasement de
toute cette armure,
Comme un enfant rougit ses doigts dans une
mûre;
Et puis l'un après l'autre il ôta les
morceaux
Du casque et des brassards, et mit à nu les os.
Et le grand chevalier n'était plus qu'une espèce
De boue et de limon sous la cuirasse épaisse;
Et le
lion mangea le héros. Puis il mit
Sa tête sur le roc
sinistre et s'endormit.
II
L'ERMITE
Alors vint un ermite.
Il
s'avança vers l'antre;
Grave et tremblant, sa croix au
poing, sa corde au ventre,
Il entra. Le héros tout rongé
gisait là
Informe, et le lion, se réveillant,
bâilla.
Le monstre ouvrit les yeux, entendit une haleine,
Et, voyant une corde autour d'un froc de laine,
Un grand
capuchon noir, un homme là dedans,
Acheva de bâiller,
montrant toutes ses dents;
Puis, auguste, et parlant comme une
porte grince,
Il dit:Que veux-tu, toi ?Mon roi.Quel
roi ? Mon prince.
Qui ?L'enfant.C'est
cela que tu nommes un roi!
L'ermite salua le lion.Roi,
pourquoi
As-tu pris cet enfant ?Parce que je m'ennuie.
Il
me tient compagnie ici les jours de pluie.
Rends-le-moi.Non.
Je l'ai.Qu'en veux-tu faire enfin ?
Le veux-tu donc
manger?Dame ! si j'avais faim !
Songe au père,
à son deuil, à sa douleur amère.
Les
hommes m'ont tué la lionne, ma mère.
Le père
est roi, seigneur, comme toi.Pas autant.
S'il parle, c'est
un homme, et moi, quand on m'entend,
C'est le lion.S'il
perd ce fils...Il a sa fille.
Une fille, c'est peu
pour un roi.Ma famille
A moi, c'est l'âpre roche et
la fauve forêt,
Et l'éclair qui parfois sur ma tête
apparaît;
Je m'en contente.Sois clément pour
une altesse.
La clémence n'est pas; tout est de la
tristesse.
Veux-tu le paradis? Je t'offre le blanc-seing
Du bon Dieu.Va-t'en, vieil imbécile de saint!
L'ermite s'en alla.
LA CHASSE ET LA NUIT
Le lion
solitaire,
Plein de l'immense oubli qu'ont les monstres sur
terre,
Se rendormit, laissant l'intègre nuit venir.
La
lune parut, fit un spectre du menhir,
De l'étang un
linceul, du sentier un mensonge,
Et du noir paysage inexprimable
un songe;
Et rien ne bougea plus dans la grotte, et, pendant
Que
les astres sacrés marchaient vers l'occident
Et que
l'herbe abritait la taupe et la cigale,
La respiration du grand
lion, égale
Et calme, rassurait les bêtes dans les
bois.
Tout à
coup des clameurs, des cors et des abois.
Un de ces bruits de
meute et d'hommes et de cuivres,
Qui font que brusquement les
forêts semblent ivres,
Et que la nymphe écoute en
tremblant dans son lit,
La rumeur d'une chasse épouvantable
emplit
Toute cette ombre, lac, montagne, bois, prairie,
Et
troubla cette vaste et fauve rêverie.
Le hallier
s'empourpra de tous les sombres jeux
D'une lueur mêlée
à des cris orageux.
On entendait hurler les chiens
chercheurs de proies;
Et des ombres couraient parmi les
claires-voies.
Cette altière rumeur d'avance triomphait.
On eût dit une armée; et c'était en effet
Des soldats envoyés par le roi, par le père,
Pour
délivrer le prince et forcer le repaire,
Et rapporter la
peau sanglante du lion.
De quel côté de l'ombre est
la rébellion,
Du côté de la bête ou du
côté de l'homme ?
Dieu seul le sait; tout est le
chiffre, il est la somme.
Les
soldats avaient fait un repas copieux,
Étaient en bon
état, armés d'arcs et d'épieux,
En grand
nombre, et conduits par un fier capitaine.
Quelques-uns
revenaient d'une guerre lointaine,
Et tous étaient des
gens éprouvés et vaillants.
Le lion entendait tous
ces bruits malveillants,
Car il avait ouvert sa tragique
paupière;
Mais sa tête restait paisible sur la
pierre,
Et seulement sa queue énorme remuait.
*
Au dehors,
tout autour du grand antre muet,
Hurlait le brouhaha de la foule
indignée;
Comme un essaim bourdonne autour d'une araignée,
Comme une ruche autour d'un ours pris au lacet,
Toute la
légion des chasseurs frémissait;
Elle s'était
rangée en ordre de bataille.
On savait que le monstre
était de haute taille,
Qu'il mangeait un héros
comme un singe une noix,
Qu'il était plus hautain qu'un
tigre n'est sournois,
Que son regard faisait baisser les yeux à
l'aigle;
Aussi lui faisait-on l'honneur d'un siège en
règle.
La troupe à coups de hache abattait les
fourrés;
Les soldats avançaient l'un sur l'autre
serrés,
Et les arbres tendaient sur la corde les flèches.
On fit silence, afin que sur les feuilles sèches
On
entendît les pas du lion, s'il venait.
Et les chiens, qui
selon le moment où l'on est
Savent se taire, allaient
devant eux, gueule ouverte,
Mais sans bruit. Les flambeaux dans
la bruyère verte
Rôdaient, et leur lumière
allongée en avant
Éclairait ce chaos d'arbres
tremblant au vent;
C'est ainsi qu'une chasse habile se gouverne.
On voyait à travers les branches la caverne,
Sorte de
masse informe au fond du bois épais,
Béante, mais
muette, ayant un air de paix
Et de rêve, et semblant
ignorer cette armée.
D'un âtre où le feu
couve il sort de la fumée,
D'une ville assiégée
on entend le beffroi;
Ici rien de pareil; avec un vague effroi,
Tous observaient, le poing sur l'arc ou sur la pique,
Cette
tranquillité sombre de l'antre épique;
Les dogues
chuchotaient entre eux je ne sais quoi;
De l'horreur qui dans
l'ombre obscure se tient coi,
C'est plus inquiétant qu'un
fracas de tempête.
Cependant on était venu pour
cette bête,
On avançait, les yeux fixés sur
la forêt,
Et non sans redouter ce que l'on désirait;
Les éclaireurs guettaient, élevant leur lanterne;
On regardait le seuil béant de la caverne;
Les arbres
frissonnaient, silencieux témoins;
On marchait en bon
ordre, on était mille au moins...
Tout à coup
apparut la face formidable.
*
On vit le
lion.
Tout devint inabordable
Sur-le-champ, et les bois
parurent agrandis;
Ce fut un tremblement parmi les plus hardis;
Mais, fût-ce en frémissant, de vaillants archers
tirent,
Et sur le grand lion les flèches s'abattirent,
Un
tourbillon de dards le cribla. Le lion,
Pas plus que sous l'orage
Ossa ni Pélion
Ne s'émeuvent, fronça son
poil, et grave, austère,
Secoua la plupart des flèches
sur la terre;
D'autres, sur qui ces dards se seraient enfoncés,
Auraient certes trouvé qu'il en restait assez,
Ou se
seraient enfuis; le sang rayait sa croupe;
Mais il n'y prit point
garde, et regarda la troupe;
Et ces hommes, troublés
d'être en un pareil lieu,
Doutaient s'il était
monstre ou bien s'il était dieu.
Les chiens muets
cherchaient l'abri des fers de lance.
Alors le fier lion poussa,
dans ce silence,
A travers les grands bois et les marais
dormants,
Un de ces monstrueux et noirs rugissements
Qui sont
plus effrayants que tout ce qu'on vénère,
Et qui
font qu'à demi réveillé, le tonnerre
Dit
dans le ciel profond: Qui donc tonne là-bas ?
Tout fut
fini. La fuite emporte les combats
Comme le vent la brume, et
toute cette armée,
Dissoute, aux quatre coins de l'horizon
semée,
S'évanouit devant l'horrible grondement.
Tous, chefs, soldats, ce fut l'affaire d'un moment,
Croyant
être en des lieux surhumains où se forme
On ne sait
quel courroux de la nature énorme,
Disparurent,
tremblants, rampants, perdus, cachés.
Et le monstre
cria:Monts et forêts, sachez
Qu'un lion libre est
plus que mille hommes esclaves.
*
Les bêtes
ont le cri comme un volcan les laves;
Et cette éruption
qui monte au firmament
D'ordinaire suffit à leur
apaisement;
Les lions sont sereins plus que les dieux peut-être;
Jadis, quand l'éclatant Olympe était le maître,
Les Hercules disaient:Si nous étranglions
A la
fin, une fois pour toutes, les lions ?
Et les lions
disaient:Faisons grâce aux Hercules.
Pourtant
ce lion-ci, fils des noirs crépuscules,
Resta sinistre,
obscur, sombre; il était de ceux
Qui sont à se
calmer rétifs et paresseux,
Et sa colère était
d'une espèce farouche.
La bête veut dormir quand le
soleil se couche;
Il lui déplaît d'avoir affaire aux
chiens rampants;
Ce lion venait d'être en butte aux
guet-apens;
On venait d'insulter la forêt magnanime;
Il
monta sur le mont, se dressa sur la cime,
Et reprit la parole,
et, comme le semeur
Jette sa graine au loin, prolongea sa clameur
De façon que le roi l'entendit dans sa ville:
Roi!
tu m'as attaqué d'une manière vile!
Je n'ai point
jusqu'ici fait mal à ton garçon;
Mais, roi, je
t'avertis, par-dessus l'horizon
Que j'entrerai demain dans ta
ville à l'aurore,
Que je t'apporterai l'enfant vivant
encore,
Que j'invite à me voir entrer tous tes valets,
Et
que je mangerai ton fils dans ton palais.
La nuit
passa, laissant les ruisseaux fuir sous l'herbe
Et la nuée
errer au fond du ciel superbe.
Le lendemain on vit dans la ville ceci:
L'aurore;
le désert; des gens criant merci,
Fuyant, faces d'effroi
bien vite disparues;
Et le vaste lion qui marchait dans les rues.
IV
L'AURORE
Le blême
peuple était dans les caves épars.
A quoi bon
résister ? Pas un homme aux remparts;
Les portes de la
ville étaient grandes ouvertes.
Ces bêtes à
demi divines sont couvertes
D'une telle épouvante et d'un
doute si noir,
Leur antre est un si morne et si puissant manoir,
Qu'il est décidément presque impie et peu sage,
Quand il leur plaît d'errer, d'être sur leur passage.
Vers le palais chargé d'un dôme d'or massif
Le
lion à pas lents s'acheminait pensif,
Encor tout hérissé
des flèches dédaignées;
Une écorce de
chêne a des coups de cognées,
Mais l'arbre n'en
meurt pas; et, sans voir un archer,
Grave, il continuait d'aller
et de marcher;
Et le peuple tremblait, laissant la bête
seule.
Le lion avançait, tranquille, et dans sa gueule
Effroyable il avait l'enfant évanoui.
Un petit
prince est-il un petit homme ? Oui.
Et la sainte pitié
pleurait dans les ténèbres.
Le doux captif, livide
entre ces crocs funèbres,
Était des deux côtés
de la gueule pendant,
Pâle, mais n'avait pas encore un coup
de dent;
Et, cette proie étant un bâillon dans sa
bouche,
Le lion ne pouvait rugir, ennui farouche
Pour un
monstre, et son calme était très furieux;
Son
silence augmentait la flamme de ses yeux;
Aucun arc ne brillait
dans aucune embrasure;
Peut-être craignait-on qu'une flèche
peu sûre,
Tremblante, mal lancée au monstre
triomphant,
Ne manquât le lion et ne tuât l'enfant.
*
Comme il
l'avait promis par-dessus la montagne,
Le monstre, méprisant
la ville comme un bagne,
Alla droit au palais, las de voir tout
trembler,
Espérant trouver là quelqu'un à
qui parler,
La porte ouverte, ainsi qu'au vent le jonc frissonne,
Vacillait. Il entra dans le palais. Personne.
Tout en
pleurant son fils, le roi s'était enfui
Et caché
comme tous, voulant vivre aussi lui,
S'estimant au bonheur des
peuples nécessaire.
Une bête féroce est un
être sincère
Et n'aime point la peur; le lion se
sentit
Honteux d'être si grand, l'homme étant si
petit;
Il se dit, dans la nuit qu'un lion a pour âme:
C'est bien, je mangerai le fils. Quel père infâme!
Terrible, après la cour prenant le corridor,
Il se mit
à rôder sous les hauts plafonds d'or;
Il vit le
trône, et rien dedans; des chambres vertes,
Jaunes, rouges,
aux seuils vides, toutes désertes;
Le monstre allait de
salle en salle, pas à pas,
Affreux, cherchant un lieu
commode à son repas;
Il avait faim. Soudain l'effrayant
marcheur fauve
S'arrêta.
*
Près
du parc en fleur, dans une alcôve,
Un pauvre être,
oublié dans la fuite, bercé
Par l'immense humble
rêve à l'enfance versé,
Inondé de
soleil à travers la charmille,
Se réveillait.
C'était une petite fille;
L'autre enfant du roi. Seule et
nue, elle chantait.
Car l'enfant chante même alors que tout
se tait.
Une
ineffable voix, plus tendre qu'une lyre,
Une petite bouche avec
un grand sourire,
Un ange dans un tas de joujoux, un berceau,
Crèche pour un Jésus ou nid pour un oiseau,
Deux
profonds yeux bleus, pleins de clartés inconnues,
Col nu,
pieds nus, bras nus, ventre nu, jambes nues,
Une brassière
blanche allant jusqu'au nombril.
Un astre dans l'azur, un rayon
en avril,
Un lys du ciel daignant sur cette terre éclore,
Telle était cette enfant plus douce que l'aurore;
Et
le lion venait d'apercevoir cela.
Il entra dans la chambre, et le plancher trembla.
Par-dessus
les jouets qui couvraient une table,
Le lion avança sa
tête épouvantable,
Sombre en sa majesté de
monstre et d'empereur,
Et sa proie en sa gueule augmentait son
horreur.
L'enfant le vit, l'enfant cria:Frère! mon
frère !
Ah! mon frère!et debout, rose dans la
lumière
Qui la divinisait et qui la réchauffait,
Regarda ce géant des bois, dont l'oeil eût fait
Reculer les Typhons et fuir les Briarées.
Qui sait ce
qui se passe en ces têtes sacrées ?
Elle se dressa
droite au bord du lit étroit,
Et menaça le monstre
avec son petit doigt.
Alors, près du berceau de soie et de
dentelle,
Le grand lion posa son frère devant elle,
Comme
eût fait une mère en abaissant les bras,
Et lui
dit:Le voici. Là ! ne te fâche pas!
XIV
À DES ÂMES ENVOLÉES
Ces âmes
que tu rappelles,
Mon coeur, ne reviennent pas.
Pourquoi donc
s'obstinent-elles,
Hélas ! à rester là-bas ?
Dans les
sphères éclatantes,
Dans l'azur et les rayons,
Sont-elles donc plus contentes
Qu'avec nous qui les aimions?
Nous
avions sous les tonnelles
Une maison près Saint-Leu.
Comme les fleurs étaient belles!
Comme le ciel était
bleu!
Parmi les
feuilles tombées,
Nous courions au bois vermeil;
Nous
cherchions des scarabées
Sur les vieux murs au soleil;
On riait
de ce bon rire
Qu'Éden jadis entendit,
Ayant toujours
à se dire
Ce qu'on s'était déjà dit;
Je contais
la Mère l'Oie;
On était heureux, Dieu sait!
On
poussait des cris de joie
Pour un oiseau qui passait.
XV
LAUS PUERO
I
LES ENFANTS GÂTÉS
En me
voyant si peu redoutable aux enfants,
Et si rêveur devant
les marmots triomphants,
Les hommes sérieux froncent leurs
sourcils mornes.
Un grand-père échappé
passant toutes les bornes,
C'est moi. Triste, infini dans la
paternité,
Je ne suis rien qu'un bon vieux sourire entêté.
Ces chers petits! Je suis grand-père sans mesure;
Je
suis l'ancêtre aimant ces nains que l'aube azure,
Et
regardant parfois la lune avec ennui,
Et la voulant pour eux, et
même un peu pour lui;
Pas raisonnable enfin. C'est
terrible. Je règne
Mal, et je ne veux pas que mon peuple
me craigne;
Or, mon peuple, c'est Jeanne et George; et moi,
barbon,
Aïeul sans frein, ayant cette rage, être bon,
Je leur fais enjamber toutes les lois, et j'ose
Pousser aux
attentats leur république rose;
La popularité
malsaine me séduit;
Certe, on passe au vieillard,
qu'attend la froide nuit,
Son amour pour la grâce et le
rire et l'aurore;
Mais des petits, qui n'ont pas fait de crime
encore,
Je vous demande un peu si le grand-père doit
Etre
anarchique, au point de leur montrer du doigt,
Comme pouvant dans
l'ombre avoir des aventures,
L'auguste armoire où sont les
pots de confitures !
Oui, j'ai pour eux, parfois,ménagères,
pleurez!
Consommé le viol de ces vases sacrés.
Je suis affreux. Pour eux je grimpe sur des chaises!
Si je
vois dans un coin une assiette de fraises
Réservée
au dessert de nous autres, je dis:
Ô chers petits
oiseaux goulus du paradis,
C'est à vous! Voyez-vous, en
bas, sous la fenêtre,
Ces enfants pauvres, l'un vient à
peine de naître,
Ils ont faim. Faites-les monter, et
partagez.
Jetons le
masque. Eh bien! je tiens pour préjugés,
Oui, je
tiens pour erreurs stupides les maximes
Qui veulent interdire aux
grands aigles les cimes,
L'amour aux seins d'albâtre et la
joie aux enfants.
Je nous trouve ennuyeux, assommants,
étouffants.
Je ris quand nous enflons notre colère
d'homme
Pour empêcher l'enfant de cueillir une pomme,
Et
quand nous permettons un faux serment aux rois.
Défends
moins tes pommiers et défends mieux tes droits,
Paysan.
Quand l'opprobre est une mer qui monte,
Quand je vois le
bourgeois voter oui pour sa honte;
Quand Scapin est évêque
et Basile banquier;
Quand, ainsi qu'on remue un pion sur
l'échiquier,
Un aventurier pose un forfait sur la France,
Et le joue, impassible et sombre, avec la chance
D'être
forçat s'il perd et s'il gagne empereur;
Quand on le
laisse faire, et qu'on voit sans fureur
Régner la trahison
abrutie en orgie,
Alors dans les berceaux moi je me réfugie,
Je m'enfuis dans la douce aurore, et j'aime mieux
Cet essaim
d'innocents, petits démons joyeux
Faisant tout ce qui peut
leur passer par la tête,
Que la foule acceptant le crime en
pleine fête
Et tout ce bas-empire infâme dans Paris;
Et les enfants gâtés que les pères pourris.
II
LE SYLLABUS
Tout en
mangeant d'un air effaré vos oranges,
Vous semblez
aujourd'hui, mes tremblants petits anges,
Me redouter un peu;
Pourquoi ? c'est ma bonté qu'il faut toujours attendre,
Jeanne, et c'est le devoir de l'aïeul d'être tendre
Et du ciel d'être bleu.
N'ayez pas
peur. C'est vrai, j'ai l'air fâché, je gronde,
Non
contre vous. Hélas, enfants, dans ce vil monde,
Le prêtre
hait et ment;
Et, voyez-vous, j'entends jusqu'en nos verts asiles
Un sombre brouhaha de choses imbéciles
Qui passe en ce
moment.
Les
prêtres font de l'ombre. Ah! je veux m'y soustraire.
La
plaine resplendit; viens, Jeanne, avec ton frère,
Viens,
George, avec ta soeur;
Un rayon sort du lac, l'aube est dans la
chaumière;
Ce qui monte de tout vers Dieu, c'est la
lumière;
Et d'eux, c'est la noirceur.
J'aime une
petitesse et je déteste l'autre;
Je hais leur bégaiement
et j'adore le vôtre;
Enfants, quand vous parlez,
Je me
penche, écoutant ce que dit l'âme pure,
Et je crois
entrevoir une vague ouverture
Des grands cieux étoilés.
Car vous
étiez hier, ô doux parleurs étranges,
Les
interlocuteurs des astres et des anges;
En vous rien n'est
mauvais;
Vous m'apportez, à moi sur qui gronde la nue,
On
ne sait quel rayon de l'aurore inconnue;
Vous en venez, j'y vais.
Ce que
vous dites sort du firmament austère;
Quelque chose de
plus que l'homme et que la terre
Est dans vos jeunes yeux;
Et
votre voix où rien n'insulte, où rien ne blâme,
Où rien ne mord, s'ajoute au vaste épithalame
Des
bois mystérieux.
Ce doux
balbutiement me plaît, je le préfère;
Car j'y
sens l'idéal; j'ai l'air de ne rien faire
Dans les fauves
forêts.
Et pourtant Dieu sait bien que tout le jour
j'écoute
L'eau tomber d'un plafond de rochers goutte à
goutte
Au fond des antres frais.
Ce qu'on
appelle mort et ce qu'on nomme vie
Parle la même langue à
l'âme inassouvie;
En bas nous étouffons;
Mais
rêver, c'est planer dans les apothéoses,
C'est
comprendre; et les nids disent les mêmes choses
Que les
tombeaux profonds.
Les
prêtres vont criant: Anathème ! anathème!
Mais
la nature dit de toutes parts: Je t'aime!
Venez, enfants; le jour
Est partout, et partout on voit la joie éclore;
Et
l'infini n'a pas plus d'azur et d'aurore
Que l'âme n'a
d'amour.
J'ai fait
la grosse voix contre ces noirs pygmées;
Mais ne me
craignez pas; les fleurs sont embaumées,
Les bois sont
triomphants;
Le printemps est la fête immense, et nous en
sommes;
Venez, j'ai quelquefois fait peur aux petits hommes,
Non
aux petits enfants.
III
ENVELOPPE
D'UNE PIÈCE DE MONNAIE
DANS UNE QUÊTE FAITE PAR
JEANNE
Mes amis,
qui veut de la joie ?
Moi, toi, vous. Eh bien, donnons tous.
Donnons aux pauvres à genoux;
Le soir, de peur qu'on
ne nous voie.
Le pauvre,
en pleurs sur le chemin,
Nu sur son grabat misérable,
Affamé, tremblant, incurable,
Est l'essayeur du coeur
humain.
Qui le
repousse en est plus morne;
Qui l'assiste s'en va content.
Ce
vieux homme humble et grelottant,
Ce spectre du coin de la borne,
Cet
infirme aux pas alourdis,
Peut faire, en notre âme
troublée,
Descendre la joie étoilée
Des
profondeurs du paradis.
Êtes-vous
sombre ? Oui, vous l'êtes;
Eh bien, donnez; donnez encor.
Riche, en échange d'un peu d'or
Ou d'un peu d'argent
que tu jettes,
Indifférent,
parfois moqueur,
A l'indigent dans sa chaumière,
Dieu
te donne de la lumière
Dont tu peux te remplir le coeur!
Vébreux!