Victor Hugo



Bug-Jargal

 

 

 

 

PREFACE DE L'EDITION ORIGINALE

L'épisode qu'on va lire, et dont le fond est emprunté à la révolte des esclaves de Saint-Domingue en 1791, a un air de circonstance qui eût suffi pour empêcher l'auteur de le publier. Cependant une ébauche de cet opuscule ayant été déjà imprimée et distribuée à un nombre restreint d'exemplaires, en 1820, à une époque où la politique du jour s'occupait fort peu d'Haïti, il est évident que si le sujet qu'il traite a pris depuis un nouveau degré d'intérêt, ce n'est pas la faute de l'auteur. Ce sont les événements qui se sont arrangés pour le livre, et non le livre pour les événements.

Quoi qu'il en soit, l'auteur ne songeait pas à tirer cet ouvrage de l'espèce de demi-jour où il était comme enseveli ; mais, averti qu'un libraire de la capitale se proposait de réimprimer son esquisse anonyme, il a cru devoir prévenir cette réimpression en mettant lui-même au jour son travail revu et en quelque sorte refait, précaution qui épargne un ennui à son amour-propre d'auteur, et au libraire susdit une mauvaise spéculation.

Plusieurs personnes distinguées qui, soit comme colons, soit comme fonctionnaires, ont été mêlées aux troubles de Saint-Domingue, ayant appris la prochaine publication de cet épisode. ont bien voulu communiquer spontanément à l'auteur des matériaux d'autant plus précieux qu'ils sont presque tous inédits, l'auteur leur en témoigne ici sa vive reconnaissance. Ces documents lui ont été singulièrement utiles pour rectifier ce que le récit du capitaine d'Auverney présentait d'incomplet sous le rapport de la couleur locale, et d'incertain relativement à la vérité historique.

Enfin, il doit encore prévenir les lecteurs que l'histoire de Bug-Jargal n'est qu'un fragment d'un ouvrage plus étendu, qui devait être composé avec le titre de Contes sous la tente. L'auteur suppose que, pendant les guerres de la révolution, plusieurs officiers français conviennent entre eux d'occuper chacun à leur tour la longueur des nuits du bivouac par le récit de quelqu'une de leurs aventures. L'épisode que l'on publie ici faisait partie de cette série de narrations ; il peut en être détaché sans inconvénient ; et d'ailleurs l'ouvrage dont il devrait faire partie n'est point fini, ne le sera jamais, et ne vaut pas la peine de l'être.

Janvier 1826.

PREFACE DE 1832

En 1818, l'auteur de ce livre avait seize ans ; il paria qu'il écrirait un volume en quinze jours. Il fit Bug-Jargal. Seize ans, c'est l'âge où l'on parie pour tout et où l'on improvise sur tout.

Ce livre a donc été écrit deux ans avant Han d'Islande. Et quoique, sept ans plus tard, en 1825, l'auteur l'ait remanié et récrit en grande partie, il n'en est pas moins, et par le fond et par beaucoup de détails, le premier ouvrage de l'auteur.

Il demande pardon à ses lecteurs de les entretenir de détails si peu importants ; mais il a cru que le petit nombre de personnes qui aiment à classer par rang de taille et par ordre de naissance les oeuvres d'un poète, si obscur qu'il soit, ne lui sauraient pas mauvais gré de leur donner l'âge de Bug-Jargal ; et, quant à lui, comme ces voyageurs qui se retournent au milieu de leur chemin et cherchent à découvrir encore dans les plis brumeux de l'horizon le lieu d'où ils sont partis, il a voulu donner ici un souvenir à cette époque de sérénité, d'audace et de confiance, où il abordait de front un si immense sujet, la révolte des noirs de Saint-Domingue en 1791, lutte de géants, trois mondes intéressés dans la question, l'Europe et l'Afrique pour combattants, l'Amérique pour champ de bataille.

24 mars 1832.

Bug-Jargal

I

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Quand vint le tour du capitaine Léopold d'Auverney, il ouvrit de grands yeux et avoua à ces messieurs qu'il ne connaissait réellement aucun événement de sa vie qui méritât de fixer leur attention.

Mais. capitaine. lui dit le lieutenant Henri, vous avez pourtant, dit-on, voyagé et vu le monde. N'avez-vous pas visité les Antilles. l'Afrique et l'Italie, l'Espagne ? Ah ! capitaine, votre chien boiteux !

D'Auverney tressaillit, laissa tomber son cigare, et se retourna brusquement vers l'entrée de la tente, au moment ou un chien énorme accourait en boitant vers lui.

Le chien écrasa en passant le cigare du capitaine ; le capitaine n'y fit nulle attention.

Le chien lui lécha les pieds, le flatta avec sa queue, jappa, gambada de son mieux, puis vint se coucher devant lui. Le capitaine, ému, oppressé, le caressait machinalement de la main gauche, en détachant de l'autre la mentonnière de son casque, et répétait de temps en temps : - Te voilà. Rask ! te voilà ! -- Enfin il s'écria : - Mais qui donc t'a ramené?

-- Avec votre permission, mon capitaine...

Depuis quelques minutes, le sergent Thadée avait soulevé le rideau de la tente, et se tenait debout, le bras droit enveloppé dans sa redingote, les larmes aux yeux, et contemplant en silence le dénouement de l'odyssée. Il hasarda à la fin ces paroles : Avec votre permission. mon capitaine... D'Auverney leva les yeux.

-- C'est toi, Thad ; et comment diable as-tu pu ?... Pauvre chien ! je le croyais dans le camp anglais. Où donc l'as-tu trouvé ?

-- Dieu merci ! vous m'en voyez, mon capitaine, aussi joyeux que monsieur votre neveu. quand vous lui faisiez décliner cornu, la corne ; cornu, de la corne...

-- Mais dis-moi donc où tu l'as trouvé ?

-- Je ne l'ai pas trouvé, mon capitaine, j'ai bien été le chercher.

Le capitaine se leva, et tendit la main au sergent ; mais la main du sergent resta enveloppée dans sa redingote. Le capitaine n'y prit point garde.

-- C'est que, voyez-vous, mon capitaine, depuis que ce pauvre Rask s'est perdu, je me suis bien aperçu, avec votre permission, s'il vous plaît, qu'il vous manquait quelque chose. Pour tout vous dire, je crois que le soir où il ne vint pas, comme à l'ordinaire, partager mon pain de munition, peu s'en fallut que le deux Thad ne se prît à pleurer comme un enfant. Mais non, Dieu merci, je n'ai pleuré que deux fois dans ma vie : la première, quand... le jour où... - Et le sergent regardait son maître avec inquiétude. - La seconde, lorsqu'il prit l'idée à ce drôle de Balthazar, caporal dans la septième demi-brigade, de me faire éplucher une botte d'oignons.

-- Il me semble, Thadée, s'écria en riant Henri, que vous ne dites pas à quelle occasion vous pleurâtes pour la première fois.

-- C'est sans doute, mon vieux, quand tu reçus l'accolade de La Tour d'Auvergne, premier grenadier de France ? demanda avec affection le capitaine, continuant à caresser le chien.

-- Non, mon capitaine ; si le sergent Thadée a pu pleurer, ce n'a pu être, et vous en conviendrez, que le jour où il a crié feu sur Bug-Jargal, autrement dit Pierrot.

Un nuage se répandit sur tous les traits de d'Auverney. Il s'approcha vivement du sergent, et voulut lui serrer la main ; mais malgré un tel excès d'honneur, le vieux Thadée la retint sous sa capote.

-- Oui, mon capitaine, continua Thadée, en reculant de quelques pas, tandis que d'Auverney fixait sur lui des regards plans d'une expression pénible ; oui. j'ai pleuré cette fois-là ; aussi, vraiment, il le méritait bien ! Il était noir, cela est vrai mais la poudre à canon est noire aussi, et.., et...

Le bon sergent aurait bien voulu achever honorablement sa bizarre comparaison. Il y avait peut-être quelque chose dans ce rapprochement qui plaisait à sa pensée ; mais il essaya inutilement de l'exprimer ; et après avoir plusieurs fois attaqué, pour ainsi dire, son idée dans tous les sens, comme un général d'armée qui échoue contre une place forte, il en leva brusquement le siège, et poursuivit sans prendre garde au sourire des jeunes officiers qui l'écoutaient :

-- Dites, mon capitaine, vous souvient-il de ce pauvre nègre ; quand il arriva tout essoufflé, à l'instant même où ses dix camarades étaient là ? Vraiment, il avait bien fallu les lier. - C'était moi qui commandais. Et quand il les détacha lui- même pour reprendre leur place, quoiqu'ils ne le voulussent pas. Mais il fut inflexible. Oh ! quel homme ! c'était un vrai Gibraltar. Et puis, dites, mon capitaine ? quand il se tenait là, droit comme s'il allait entrer en danse, et son chien, le même Rask qui est ici, qui comprit ce qu'on allait lui faire, et qui me sauta à la gorge...

-- Ordinairement. Thad, interrompit le capitaine, tu ne laissais point passer cet endroit de ton récit sans faire quelques caresses à Rask ; vois comme il te regarde.

-- Vous avez raison, dit Thadée avec embarras ; il me regarde, ce pauvre Rask ; mais... la vieille Malagrida m'a dit que caresser de la main gauche porte malheur.

-- Et pourquoi pas la main droite?, demanda d'Auverney avec surprise, et remarquant pour la première fois la main enveloppée dans la redingote, et la pâleur répandue sur le visage de Thad.

Le trouble du sergent parut redoubler.

-- Avec votre permission, mon capitaine, c'est que... vous avez déjà un chien boiteux, je crains que vous ne finissiez par avoir aussi un sergent manchot.

Le capitaine s'élança de son siège.

-- Comment ? quoi ? que dis-tu, mon vieux Thadée ? manchot ! - Voyons ton bras. Manchot, grand Dieu !

D'Auverney tremblait ; le sergent déroula lentement son manteau, et offrit aux yeux de son chef son bras enveloppé d'un mouchoir ensanglanté.

-- Hé ! mon Dieu ! murmura le capitaine en soulevant le linge avec précaution. Mais dis-moi donc, mon ancien ?...

-- Oh ! la chose est toute simple. Je vous ai dit que j'avais remarqué votre chagrin depuis que ces maudits Anglais nous avaient enlevé votre beau chien, ce pauvre Rask, le dogue de Bug... Il suffit. Je résolus aujourd'hui de le ramener, dût-il m'en coûter la vie, afin de souper ce soir de bon appétit. C'est pourquoi. après avoir recommandé à Mathelet, votre soldat, de bien brosser votre grand uniforme, parce que c'est demain jour de bataille. Je me suis esquivé tout doucement du camp, armé seulement de mon sabre ; et j'ai pris à travers les haies pour être plus tôt au camp des Anglais. Je n'étais pas encore aux premiers retranchements quand, avec votre permission, mon capitaine, dans un petit bois sur la gauche, j'ai vu un grand attroupement de soldats rouges. Je me suis avancé pour flairer ce que c'était, et, comme ils ne prenaient pas garde à moi, j'ai aperçu au milieu d'eux Rask attaché à un arbre, tandis que deux milords, nus jusqu'ici comme des païens, ce donnaient sur les os de grands coups de poing qui faisaient autant de bruit que la grosse caisse d'une demi-brigade. C'étaient deux particuliers anglais, s'il vous plaît, qui se battaient en duel pour votre chien. Mais voilà Rask qui me voit, et qui donne un tel coup de collier que la corde casse, et que le drôle est en un clin d'oeil sur mes trousses. Vous pensez bien que toute l'autre bande ne reste pas en arrière. Je m'enfonce dans le bois. Rask me suit. Plusieurs balles sifflent à mes oreilles. Rask aboyait ; mais heureusement ils ne pouvaient l'entendre à cause de leurs cris de French dog! French dog! comme si votre chien n'était pas un beau et bon chien de Saint- Domingue. N'importe, je traverse le hallier, et j'étais près d'en sortir quand deux rouges se présentent devant moi. Mon sabre me débarrasse de l'un, et m'aurait sans doute délivré de l'autre. si son pistolet n'eût été chargé à balle. Vous voyez mon bras droit. - N'importe ! French dog lui a sauté au cou, comme une ancienne connaissance, et je vous réponds que l'embrassement a été rude... l'Anglais est tombé étranglé. - Aussi pourquoi ce diable d'homme s'acharnait- il après moi, comme un pauvre après un séminariste ! Enfin, Thad est de retour au camp, et Rask aussi. Mon seul regret, c'est que le Bon Dieu n'ait pas voulu m'envoyer plutôt cela à la bataille de demain. - Voilà !

Les traits du vieux sergent s'étaient rembrunis à l'idée de n'avoir point eu sa blessure dans une bataille.

-- Thadée !... cria le capitaine d'un ton irrité. Puis il ajouta plus doucement : - Comment es-tu fou à ce point de t'exposer ainsi. - pour un chien ?

-- Ce n'était pas pour un chien, mon capitaine, c'était pour Rask.

Le visage de d'Auverney se radoucit tout à fait. Le sergent continua :

-- Pour Rask, le dogue de Bug...

-- Assez ! assez ! mon vieux Thad. cria le capitaine en mettant la main sur ses yeux. - Allons, ajouta-t-il après un court silence, appuie-toi sur moi, et viens à l'ambulance.

Thadée obéit après une résistance respectueuse. Le chien qui, pendant cette scène, avait à moitié rongé de joie la belle peau d'ours de son maître, se leva et les suivit tous deux.

II

Cet épisode avait vivement excité l'attention et la curiosité des joyeux conteurs. Le capitaine Léopold d'Auverney était un de ces hommes qui, sur quelque échelon que le hasard de la nature et le mouvement de la société les aient placés, inspirent toujours un certain respect mêlé d'intérêt Il n'avait cependant peut-être rien de frappant au premier abord ; ses manières étaient froides, son regard indifférent. Le soleil des tropiques, en brunissant son visage, ne lui avait point donné cette vivacité de geste et de parole qui s'unit chez les créoles à une nonchalance souvent pleine de grâce. D'Auverney parlait peu, écoutait rarement, et se montrait sans cesse prêt à agir. Toujours le premier à cheval et le dernier sous la tente, il semblait chercher dans les fatigues corporelles une distraction à ses pensées. Ces pensées, qui avaient gravé leur triste sévérité dans les rides précoces de son front, n'étaient pas de celles dont on se débarrasse en les communiquant, ni de celles qui, dans une conversation frivole, se mêlent volontiers aux idées d'autrui. Léopold d'Auverney, dont les travaux de la guerre ne pouvaient rompre le corps, paraissait éprouver une fatigue insupportable dans ce que nous appelons les luttes d'esprit. Il fuyait les discussions comme il cherchait les batailles. Si quelquefois il se laissait entraîner à un débat de paroles, il prononçait trois ou quatre mots pleins de sens et de haute raison, puis, au moment de convaincre son adversaire, il s'arrêtait tout court, en disant : A quoi bon ? et sortait pour demander au commandant ce qu'on pourrait faire en attendant l'heure de la charge ou de l'assaut.

Ses camarades excusaient ses habitudes froides, réservées et taciturnes, parce qu'en toute occasion ils le trouvaient brave, bon et bienveillant. Il avait sauvé la vie de plusieurs d'entre eux au risque de la sienne, et l'on savait que s'il ouvrait rarement la bouche, sa bourse du moins n'était jamais fermée. On l'aimait dans l'armée, et on lui pardonnait même de se faire en quelque sorte vénérer.

Cependant il était jeune. On lui eût donné trente ans, et il était loin encore de les avoir. Quoiqu'il combattit déjà depuis un certain temps dans les rangs républicains, on ignorait ses aventures. Le seul être qui, avec Rask, pût lui arracher quelque vive démonstration d'attachement, le bon vieux sergent Thadée, qui était entré avec lui au corps, et ne le quittait pas, contait parfois vaguement quelques circonstances de sa vie. On savait que d'Auverney avait éprouvé de grands malheurs en Amérique ; que, s'étant marié à Saint-Domingue, il avait perdu sa femme et toute sa famille au milieu des massacres qui avaient marqué l'invasion de la révolution dans cette magnifique colonie. A cette époque de notre histoire, les infortunes de ce genre étaient si communes, qu'il s'était formé pour elles une espèce de pitié générale dans laquelle chacun prenait et apportait sa part. On plaignait donc le capitaine d'Auverney, moins pour les pertes qu'il avait souffertes que pour sa manière de les souffrir. C'est qu'en effet, à travers son indifférence glaciale, on voyait quelquefois les tressaillements d'une plaie incurable et intérieure.

Dès qu'une bataille commençait, son front redevenait serein. Il se montrait intrépide dans l'action comme s'il eût cherché à devenir général, et modeste après la victoire comme s'il n'eût voulu être que simple soldat. Ses camarades, en lui voyant ce dédain des honneurs et des grades ne comprenaient pas pourquoi, avant le combat il paraissait espérer quelque chose, et ne devinaient point que d'Auverney, de toutes les chances de la guerre, ne désirait que la mort.

Les représentants du peuple en mission à l'armée le nommèrent un jour chef de brigade sur le champ de bataille ; il refusa, parce qu'en ce séparant de la compagnie il aurait fallu quitter le sergent Thadée. Quelques jours après, il s'offrit pour conduire une expédition hasardeuse, et en revint, contre l'attente générale et contre son espérance. On l'entendit alors regretter le grade qu'il avait refusé : - Car, disait-il, puisque le canon ennemi m'épargne toujours, la guillotine, qui frappe tous ceux qui s'élèvent aurait peut-être voulu de moi.

III

Tel était l'homme sur le compte duquel s'engagea la conversation suivante quand il fut sorti de la tente.

-- Je parierais, s'écria le lieutenant Henri en essuyant sa botte rouge, sur laquelle le chien avait laissé en passant une large tache de boue, je parierais que le capitaine ne donnerait pas la patte cassée de son chien pour ces dix paniers de madère que nous entrevîmes l'autre jour dans le grand fourgon du général.

-- Chut ! chut ! dit gaiement l'aide de camp Paschal, ce serait un mauvais marché. Les paniers sont à présent vides, j'en sais quelque chose ; et, ajouta-t-il d'un air sérieux, trente bouteilles décachetées ne valent certainement pas, vous en conviendrez, lieutenant, la patte de ce pauvre chien, patte dont on pourrait, après tout, faire une poignée de sonnette.

L'assemblée se mit à rire du ton grave dont l'aide de camp prononçait ces dernières paroles. Le jeune officier des hussards basques, Alfred, qui seul n'avait pas ri, prit un air mécontent.

-- Je ne vois pas, messieurs, ce qui peut prêter à la raillerie dans ce qui vient de se passer. Ce chien et ce sergent, que j'ai toujours vus auprès de d'Auverney depuis que je le connais, me semblent plutôt susceptibles de faire naître quelque intérêt. Enfin, cette scène...

Paschal, piqué et du mécontentement d'Alfred et de la bonne humeur des autres, l'interrompit.

-- Cette scène est très sentimentale. Comment donc ! un chien retrouvé et un bras cassé !

-- Capitaine Paschal, vous avez tort, dit Henri en jetant hors de la tente la bouteille qu'il venait de vider, ce Bug, autrement dit Pierrot. pique singulièrement ma curiosité.

Paschal, prêt à se fâcher, s'apaisa en remarquant que son verre, qu'il croyait vide, était plein. D'Auverney rentra ; il alla se rasseoir à sa place sans prononcer une parole. Son air était pensif, mais son visage était plus calme. Il paraissait si préoccupé, qu'il n'entendait rien de ce qui se disait autour de lui. Rask, qui l'avait suivi, se coucha à ses pieds en le regardant d'un air inquiet.

-- Votre verre, capitaine d'Auverney. Goûtez de celui-ci.

-- Oh! grâce à Dieu, dit le capitaine, croyant répondre à la question de Paschal, la blessure n'est pas dangereuse, le bras n'est pas cassé.

Le respect involontaire que le capitaine inspirait à tous ses compagnons d'armes contint seul l'éclat de rire prêt à éclore sur les lèvres de Henri.

-- Puisque vous n'êtes plus aussi inquiet de Thadée, dit-il, et que nous sommes convenus de raconter chacun une de nos aventures pour abréger cette nuit de bivouac, j'espère, mon cher ami, que vous voudrez bien remplir votre engagement, en nous disant l'histoire de votre chien boiteux et de Bug... je ne sais comment, autrement dit Pierrot, ce vrai Gibraltar !

A cette question, faite d'un ton moitié sérieux, moitié plaisant, d'Auverney n'aurait rien répondu, si tous n'eussent joint leurs instances à celles du lieutenant.

Il céda enfin à leurs prières.

-- Je vais vous satisfaire, messieurs ; mais n'attendez que le récit d'une anecdote toute simple, dans laquelle je ne joue qu'un rôle très secondaire. Si l'attachement qui existe entre Thadée, Rask et moi vous a fait espérer quelque chose d'extraordinaire, je vous préviens que vous vous trompez. Je commence.

Alors il se fit un grand silence. Paschal vida d'un trait sa gourde d'eau-de-vie, et Henri s'enveloppa de la peau d'ours à demi rongée, pour se garantir du frais de la nuit, tandis qu'Alfred achevait de fredonner l'air galicien de mata-perros.

D'Auverney resta un moment rêveur, comme pour rappeler à son souvenir des événements depuis longtemps remplacés par d'autres ; enfin il prit la parole, lentement, presque à voix basse et avec des pauses fréquentes.


Quoique né en France, j'ai été envoyé de bonne heure à Saint-Domingue, chez un de mes oncles, colon très riche, dont je devais épouser la fille.

Les habitations de mon oncle étaient voisines du fort Galifet, et ses plantations occupaient la majeure partie des plaines de l'Acul.

Cette malheureuse position, dont le détail vous semble sans doute offrir peu d'intérêt, a été l'une des premières causes des désastres et de la ruine totale de ma famille.

Huit cents nègres cultivaient les immenses domaines de mon oncle. Je vous avouerai que la triste condition des esclaves était encore aggravée par l'insensibilité de leur maître. Mon oncle était du nombre, heureusement assez restreint, de ces planteurs dont une longue habitude de despotisme absolu avait endurci le coeur. Accoutumé à se voir obéi au premier coup d'oeil, la moindre hésitation de la part d'un esclave était punie des plus mauvais traitements, et souvent l'intercession de ses enfants ne servait qu'à accroître sa colère. Nous étions donc le plus souvent obligés de nous borner à soulager en secret des maux que nous ne pouvions prévenir.

-- Comment ! mais voilà des phrases ! dit Henri à demi-voix, en se penchant vers son voisin. Allons, j'espère que le capitaine ne laissera point passer les malheurs des ci-devant noirs sans quelque petite dissertation sur les devoirs qu'impose l'humanité, et caetera. On n'en eût pas été quitte à moins au club Massiac.

[ Nos lecteurs ont sans doute oublié que le club Massiac, dont parle le lieutenant Henri, était une association de négrophiles. Ce club, formé à Paris au commencement de la révolution, avait provoqué la plupart des insurrections qui éclatèrent alors dans les colonies.

On pourra s'étonner aussi de la légèreté un peu hardie avec laquelle le jeune lieutenant raille des philanthropes qui régnaient encore à cette époque par la grâce du bourreau. Mais, il faut se rappeler qu'avant, pendant et après la Terreur, la liberté de penser et de parler s'était réfugiée dans les camps. Ce noble privilège coûtait de temps en temps la tête à un général ; mais il absout de tout reproche la gloire si éclatante de ces soldats que les dénonciateurs de la Convention appelaient « les messieurs de l'armée du Rhin ».]

-- Je vous remercie, Henri, de m'épargner un ridicule, dit froidement d'Auverney, qui l'avait entendu.

Il poursuivit.

-- Entre tous ces esclaves, un seul avait trouvé grâce devant mon oncle. C'était un nain espagnol, griffe

[ Une explication précise sera peut-être nécessaire à l'intelligence de ce mot.

M. Moreau de Saint-Méry, en développant le système de Franklin, a classé dans des espèces génériques les différentes teintes que présentent les mélanges de la population de couleur.

Il suppose que l'homme forme un tout de cent vingt-huit parties, blanches chez les blancs, et noires chez les noirs. Partant de ce principe. il établit que l'on est d'autant plus près ou plus loin de l'une ou de l'autre couleur, qu'on se rapproche ou qu'on s'éloigne davantage du terme soixante-quatre, qui leur sert de moyenne proportionnelle.

D'après ce système, tout homme qui n'a point huit parties de blanc est réputé noir.

Marchant de cette couleur vers le blanc, on distingue neuf souches principales, qui ont encore entre elles des variétés d'après le plus ou le moins de parties qu'elles retiennent de l'une ou de l'autre couleur. Ces neuf espèces sont le sacatra, le griffe, le marabout, le mulâtre, le quarteron, le métis, le mameluco, le quarteronné, le sang-mêlé.

Le sang-mêlé, en continuant son union avec le blanc, finit en quelque sorte par se confondre avec cette couleur. On assure pourtant qu'il conserve toujours sur une certaine partie du corps la trace ineffaçable de son origine.

Le griffe est le résultat de cinq combinaisons, et peut avoir depuis vingt-quatre jusqu'à trente-deux parties blanches et quatre-vingt-seize ou cent quatre noires. ]

de couleur, qui lui avait été donné comme un sapajou par lord Effingham, gouverneur de la Jamaïque. Mon oncle, qui, ayant longtemps résidé au Brésil, y avait contracté les habitudes du faste portugais, aimait à s'environner chez lui d'un appareil qui répondît à sa richesse. De nombreux esclaves, dressés au service comme des domestiques européens, donnaient à sa maison un éclat en quelque sorte seigneurial. Pour que rien n'y manquât, il avait fait de l'esclave de lord Effingham son fou, à l'imitation de ces anciens princes féodaux qui avaient des bouffons dans leurs cours. Il faut dire que le choix était singulièrement heureux, le griffe Habibrah (c'était son nom) était un de ces êtres

dont la conformation physique est si étrange qu'ils paraîtraient des monstres, s'ils ne faisaient rire. Ce nain hideux était gros, court, ventru, et se mouvait avec une rapidité singulière sur deux jambes grêles et fluettes, qui, lorsqu'il s'asseyait, se repliaient sous lui comme les bras d'une araignée. Sa tête énorme. lourdement enfoncée entre ses épaules, hérissée d'une laine rousse et crépue, était accompagnée de deux oreilles si larges, que ses camarades avaient coutume de dire qu'Habibrah s'en servait pour essuyer ses yeux quand il pleurait. Son visage était toujours une grimace, et n'était jamais la même ; bizarre mobilité des traits, qui du moins donnait à sa laideur l'avantage de la variété. Mon oncle l'aimait à cause de sa difformité rare et de sa gaieté inaltérable. Habibrah était son favori. Tandis que les autres esclaves étaient rudement accablés de travail, Habibrah n'avait d'autre soin que de porter derrière le maître un large éventail de plumes d'oiseaux de paradis, pour chasser les moustiques et les bigailles. Mon oncle le faisait manger à ses pieds sur une natte de jonc, et lui donnait toujours sur sa propre assiette quelque reste de son mets de prédilection. Aussi Habibrah se montrait-il reconnaissant de tant de bontés ; il n'usait de ses privilèges de bouffon, de son droit de tout faire et de tout dire, que pour divertir son maître par mille folles paroles entremêlées de contorsions, et au moindre signe de mon oncle il accourait avec l'agilité d'un singe et la soumission d'un chien.

Je n'aimais pas cet esclave. Il y avait quelque chose de trop rampant dans sa servilité ; et si l'esclavage ne déshonore pas, la domesticité avilit. J'éprouvais un sentiment de pitié bienveillante pour ces malheureux nègres que je voyais travailler tout le jour sans que presque aucun vêtement cachât leur chaîne ; mais ce baladin difforme, cet esclave fainéant, avec ses ridicules habits bariolés de galons et semés de grelots, ne m'inspirait que du mépris. D'ailleurs le nain n'usait pas en bon frère du crédit que ses bassesses lui avaient donné sur le patron commun. Jamais il n'avait demandé une grâce à un maître qui infligeait si souvent des châtiments ; et on l'entendit même un jour, se croyant seul avec mon oncle, l'exhorter à redoubler de sévérité envers ces infortunés camarades. Les autres esclaves cependant, qui auraient dû le voir avec défiance et jalousie, ne paraissaient pas le haïr. Il leur inspirait une sorte de crainte respectueuse qui ne ressemblait point à de l'amitié ; et quand ils le voyaient passer au milieu de leurs cases avec son grand bonnet pointu orné de sonnettes, sur lequel il avait tracé des figures bizarres en encre rouge, ils se disaient entre eux à voix basse : C'est un obi [un sorcier] !

Ces détails, sur lesquels j'arrête en ce moment votre attention, messieurs, m'occupaient fort peu alors. Tout entier aux pures émotions d'un amour que rien ne semblait devoir traverser, d'un amour éprouvé et partagé depuis l'enfance par la femme qui m'était destinée, je n'accordais que des regards fort distraits à tout ce qui n'était pas Marie. Accoutumé dès l'âge le plus tendre à considérer comme ma future épouse celle qui était déjà en quelque sorte ma soeur, il s'était formé entre nous une tendresse dont on ne comprendrait pas encore la nature, si je disais que notre amour était un mélange de dévouement fraternel, d'exaltation passionnée et de confiance conjugale. Peu d'hommes ont coulé plus heureusement que moi leurs premières années ; peu d'hommes ont senti leur âme s'épanouir à la vie sous un plus beau ciel, dans un accord plus délicieux de bonheur pour le présent et d'espérance pour l'avenir. Entouré presque en naissant de tous les contentements de la richesse, de tous les privilèges du rang dans un pays où la couleur suffisait pour le donner, passant mes journées près de l'être qui avait tout mon amour, voyant cet amour favorisé de nos parents, qui seuls auraient pu l'entraver, et tout cela dans l'âge où le sang bouillonne, dans une contrée où l'été est éternel, où la nature est admirable ; en fallait-il plus pour me donner une foi aveugle dans mon heureuse étoile ? En faut-il plus pour me donner le droit de dire que peu d'hommes ont coulé plus heureusement que moi leurs premières années ?

Le capitaine s'arrêta un moment, comme si la voix lui eût manqué pour ces souvenirs de bonheur. Puis il poursuivit avec un accent profondément triste :

-- II est vrai que j'ai maintenant de plus le droit d'ajouter que nul ne coulera plus déplorablement ses derniers jours.

Et comme s'il eût repris de la force dans le sentiment de son malheur, il continua d'une voix assurée.

V

C'est au milieu de ces illusions et de ces espérances aveugles que j'atteignais ma vingtième année. Elle devait être accomplie au mois d'août 1791, et mon oncle avait fixé cette époque pour mon union avec Marie. Vous comprenez aisément que la pensée d'un honneur si prochain absorbait toutes mes facultés, et combien doit être vague le souvenir qui me reste des débats politiques dont à cette époque la colonie était déjà agitée depuis deux ans. Je ne vous entretiendrai donc ni du comte de Peinier, ni de M. de Blanchelande, ni de ce malheureux colonel de Mauduit dont la fin fut si tragique.

Je ne vous peindrai point les rivalités de l'assemblée provinciale du nord, et de cette assemblée coloniale qui prit le titre d'assemblée générale, trouvant que le mot coloniale sentait l'esclavage. Ces misères, qui ont bouleversé alors tous les esprits, n'offrent plus maintenant d'intérêt que par les désastres qu'elles ont produits. Pour moi, dans cette jalousie mutuelle qui divisait le Cap et le Port-au-Prince, si j'avais une opinion, ce devait être nécessairement en faveur du Cap, dont nous habitions le territoire, et de l'assemblée provinciale, dont mon oncle était membre.

Il m'arriva une seule fois de prendre une part un peu vive à un débat sur les affaires du jour. C'était à l'occasion de ce désastreux décret du 15 mai 1791, par lequel l'Assemblée nationale de France admettait les hommes de couleur libres à l'égal partage des droits politiques avec les blancs. Dans un bal donné à la ville du Cap par le gouverneur, plusieurs jeunes colons parlaient avec véhémence sur cette loi, qui blessait si cruellement l'amour-propre, peut-être fondé, des blancs. Je ne m'étais point encore mêlé à la conversation, lorsque je vis s'approcher du groupe un riche planteur que les blancs admettaient difficilement parmi eux, et dont la couleur équivoque faisait suspecter l'origine. Je m'avançai brusquement vers cet homme en lui disant à voix haute : - Passez outre, monsieur ; il se dit ici des choses désagréables pour vous, qui avez du sang mêlé dans les veines. - Cette imputation l'irrita au point qu'il m'appela en duel. Nous fûmes tous deux blessés. J'avais eu tort, je l'avoue, de le provoquer ; mais il est probable que ce qu'on appelle le préjugé de la couleur n'eût pas suffi seul pour m'y pousser ; cet homme avait depuis quelque temps l'audace de lever les yeux jusqu'à ma cousine, et au moment où je l'humiliai d'une manière si inattendue, il venait de danser avec elle.

Quoi qu'il en fût, je voyais s'avancer avec ivresse le moment où je posséderais Marie, et je demeurais étranger à l'effervescence toujours croissante qui faisait bouillonner toutes les têtes autour de moi.

Les yeux fixés sur mon bonheur qui s'approchait, je n'apercevais pas le nuage effrayant qui déjà couvrait presque tous les points de notre horizon politique, et qui devait, en éclatant, déraciner toutes les existences. Ce n'est pas que les esprits même les plus prompts à s'alarmer, s'attendissent sérieusement dès lors à la révolte des esclaves, on méprisait trop cette classe pour la craindre ; mais il existait seulement entre les blancs et les mulâtres libres assez de haine pour que ce volcan si longtemps comprimé bouleversât toute la colonie au moment redouté où il se déchirerait.

Dans les premiers jours de ce mois d'août, si ardemment appelé de tous mes voeux, un incident étrange vint mêler une inquiétude imprévue à mes tranquilles espérances.

VI

Mon oncle avait fait construire, sur les bords d'une jolie rivière qui baignait ses plantations, un petit pavillon de branchages, entouré d'un massif d'arbres épais, où Marie venait tous les jours respirer la douceur de ces brises de mer qui, pendant les mois les plus brûlants de l'année, soufflent régulièrement à Saint-Domingue, depuis le matin jusqu'au soir, et dont la fraîcheur augmente ou diminue avec la chaleur même du jour.

J'avais soin d'orner moi-même tous les matins cette retraite des plus belles fleurs que je pouvais cueillir.

Un jour Marie accourt à moi tout effrayée. Elle était entrée comme de coutume dans son cabinet de verdure, et là elle avait vu, avec une surprise mêlée de terreur, toutes les fleurs dont je l'avais tapissé le matin arrachées et foulées aux pieds ; un bouquet de soucis sauvages fraîchement cueillis était déposé à la place où elle avait coutume de s'asseoir. Elle n'était pas encore revenue de sa stupeur, qu'elle avait entendu les sons d'une guitare sortir du milieu du taillis même qui environnait le pavillon ; puis une voix, qui n'était pas la mienne, avait commencé à chanter doucement une chanson qui lui avait paru espagnole, et dans laquelle son trouble, et sans doute aussi quelque pudeur de vierge, l'avaient empêchée de comprendre autre chose que son nom, fréquemment répété. Alors elle avait eu recours à une fuite précipitée, à laquelle heureusement il n'avait point été mis d'obstacle.

Ce récit me transporta d'indignation et de jalousie. Mes premières conjectures s'arrêtèrent sur le sang-mêlé libre avec qui j'avais eu récemment une altercation ; mais, dans la perplexité où j'étais jeté, je résolus de ne rien faire légèrement. Je rassurai la pauvre Marie, et je me promis de veiller sans relâche sur elle, jusqu'au moment prochain où il me serait permis de la protéger encore de plus près.

Présumant bien que l'audacieux dont l'insolence avait si fort épouvanté Marie ne se bornerait pas à cette première tentative pour lui faire connaître ce que je devinais être son amour, je me mis dès le même soir en embuscade autour du corps de bâtiment où reposait ma fiancée, après que tout le monde fut endormi dans la plantation. Caché dans l'épaisseur des hautes cannes à sucre, armé de mon poignard, j'attendais. Je n'attendis pas en vain. Vers le milieu de la nuit, un prélude mélancolique et grave, s'élevant dans le silence à quelques pas de moi, éveilla brusquement mon attention. Ce bruit fut pour moi comme une secousse ; c'était une guitare ; c'était sous la fenêtre même de Marie ! Furieux, brandissant mon poignard, je m'élançais vers le point d'où ces sons partaient, brisant sous mes pas les tiges cassantes des cannes à sucre. Tout à coup je me sentis saisir et renverser avec une force qui me parut prodigieuse ; mon poignard me fut violemment arraché, et je le vis briller au-dessus de ma tête. En même temps, deux yeux ardents étincelaient dans l'ombre tout près des miens, et une double rangée de dents blanches, que j'entrevoyais dans les ténèbres, s'ouvrait pour laisser passer ces mots, prononcés avec l'accent de la rage : Te tengo ! te tengo ! [ Je te tiens ! je te tiens ! ]

Plus étonné encore qu'effrayé, je me débattais vainement contre mon formidable adversaire, et déjà la pointe de l'acier se faisait jour à travers mes vêtements, lorsque Marie, que la guitare et ce tumulte de pas et de paroles avaient réveillée, parut subitement à sa fenêtre. Elle reconnut ma voix, vit briller un poignard, et poussa un cri d'angoisse et de terreur. Ce cri déchirant paralysa en quelque sorte la main de mon antagoniste victorieux ; il s'arrêta, comme pétrifié par un enchantement ; promena encore quelques instants avec indécision le poignard sur ma poitrine, puis le jetant tout à coup : - Non ! dit-il, cette fois en français, non ! elle pleurerait trop ! - En achevant ces paroles bizarres, il disparut dans les touffes de roseaux ; et avant que je me fusse relevé, meurtri par cette lutte inégale et singulière, nul bruit, nul vestige ne restait de sa présence et de son passage.

Il me serait fort difficile de dire ce qui se passa en moi au moment où je revins de ma première stupeur entre les bras de ma douce Marie, à laquelle j'étais si étrangement conservé par celui-là même qui paraissait prétendre à me la disputer. J'étais plus que jamais indigné contre ce rival inattendu, et honteux de lui devoir la vie. - Au fond, me disait mon amour-propre, c'est à Marie que je la dois, puisque c'est le son de sa voix qui a fait seul tomber le poignard. - Cependant je ne pouvais me dissimuler qu'il y avait bien quelque générosité dans le sentiment qui avait décidé mon rival inconnu à m'épargner. Mais ce rival, quel était-il donc ? Je me confondais en soupçons, qui tous se détruisaient les uns les autres. Ce ne pouvait être le planteur sang-mêlé, que ma jalousie s'était d'abord désigné. Il était loin d'avoir cette force extraordinaire, et d'ailleurs ce n'était point sa voix. L'individu avec qui j'avais lutté m'avait paru nu jusqu'à la ceinture. Les esclaves seuls dans la colonie étaient ainsi à demi vêtus. Mais ce ne pouvait être un esclave ; des sentiments comme celui qui lui avait fait jeter le poignard ne me semblaient pas pouvoir appartenir à un esclave ; et d'ailleurs tout en moi se refusait à la révoltante supposition d'avoir un esclave pour rival. Quel était-il donc? Je résolus d'attendre et d'épier.

VII

Marie avait éveillé la vieille nourrice qui lui tenait lieu de la mère qu'elle avait perdue au berceau. Je passai le reste de la nuit auprès d'elle, et, dès que le jour fut venu, nous informâmes mon oncle de ces inexplicables événements. Sa surprise en fut extrême ; mais son orgueil, comme le mien, ne s'arrêta pas à l'idée que l'amoureux inconnu de sa fille pouvait être un esclave. La nourrice reçut ordre de ne plus quitter Marie ; et comme les séances de l'assemblée provinciale, les soins que donnait aux principaux colons l'attitude de plus en plus menaçante des affaires coloniales, et les travaux des plantations, ne laissaient à mon oncle aucun loisir, il m'autorisa à accompagner sa fille dans toutes ses promenades jusqu'au jour de mon mariage, qui était fixé au 22 août. En même temps, présumant que le nouveau soupirant n'avait pu venir que du dehors, il ordonna que l'enceinte de ses domaines fût désormais gardée nuit et jour plus sévèrement que jamais.

Ces précautions prises, de concert avec mon oncle, je voulus tenter une épreuve. J'allai au pavillon de la rivière, et, réparant le désordre de la veille, je lui rendis la parure de fleurs dont j'avais coutume de l'embellir pour Marie.

Quand l'heure où elle s'y retirait habituellement fut venue. je m'armai de ma carabine, chargée à balle, et je proposai à ma cousine de l'accompagner à son pavillon. La vieille nourrice nous suivit.

Marie, à qui je n'avais point dit que j'avais fait disparaître les traces qui l'avaient effrayée la veille, entra la première dans le cabinet de feuillage.

-- Vois, Léopold, me dit-elle, mon berceau est bien dans le même état de désordre où je l'ai laissé hier ; voilà bien ton ouvrage gâté, tes fleurs arrachées, flétries ; ce qui m'étonne, ajouta-t-elle en prenant un bouquet de soucis sauvages, déposé sur le banc de gazon, ce qui m'étonne, c'est que ce vilain bouquet ne se soit pas fané depuis hier. Vois, cher ami, il a l'air d'être tout fraîchement cueilli.

J'étais immobile d'étonnement et de colère. En effet, mon ouvrage du matin même était déjà détruit, et ces tristes fleurs, dont la fraîcheur étonnait ma pauvre Marie, avaient repris insolemment la place des roses que j'avais semées.

-- Calme-toi, me dit Marie, qui vit mon agitation, calme-toi ; c'est une chose passée, cet insolent n'y reviendra sans doute plus ; mettons tout cela sous nos pieds, comme cet odieux bouquet.

Je me gardai bien de la détromper, de peur de l'alarmer ; et sans lui dire que celui qui devait, selon elle, n'y plus revenir, était déjà revenu, je la laissai fouler les soucis aux pieds, pleine d'une innocente indignation. Puis, espérant que l'heure était venue de connaître mon mystérieux rival, je la fis asseoir en silence entre sa nourrice et moi.

A peine avions-nous pris place, que Marie mit son doigt sur ma bouche ; quelques sons. affaiblis par le vent et par le bruissement de l'eau, venaient de frapper son oreille. J'écoutai ; c'était le même prélude triste et lent qui la nuit précédente avait éveillé ma fureur. Je voulus m'élancer de mon siège, un geste de Marie me retint.

-- Léopold, me dit-elle à voix basse, contiens-toi, il va peut-être chanter, et sans doute ce qu'il dira nous apprendra qui il est.

En effet, une voix dont l'harmonie avait quelque chose de mâle et de plaintif à la fois sortit un moment après du fond du bois, et mêla aux notes graves de la guitare une romance espagnole, dont chaque parole retentit assez profondément dans mon oreille pour que ma mémoire puisse encore aujourd'hui en retrouver presque toutes les expressions.

« Pourquoi me fuis-tu, Maria ? [ On a jugé inutile de reproduire ici en entier les paroles du chant espagnol : Porque me huyes, Maria ? etc ] pourquoi me fuis-tu, jeune fille ? pourquoi cette terreur qui glace ton âme quand tu m'entends ? Je suis en effet bien formidable ! je ne sais qu'aimer, souffrir et chanter !

« Lorsque, à travers les tiges élancées des cocotiers de la rivière, je vois glisser ta forme légère et pure, un éblouissement trouble ma vue, ô Maria ! et je crois voir passer un esprit !

« Et si j'entends, ô Maria ! les accents enchantés qui s'échappent de ta bouche comme une mélodie, il me semble que mon coeur vient palpiter dans mon oreille et mêle un bourdonnement plaintif à ta voix harmonieuse.

« Hélas ! ta voix est plus douce pour moi que le chant même des jeunes oiseaux qui battent de l'aile dans le ciel, et qui viennent du côté de ma patrie ;

« De ma patrie où j'étais roi, de ma patrie où j'étais libre !

« Libre et toi, jeune fille ! j'oublierais tout cela pour toi ; j'oublierais tout, royaume, famille, devoirs, vengeance, oui, jusqu'à la vengeance ! quoique le moment soit bientôt venu de cueillir ce fruit amer et délicieux, qui mûrit si tard ! »

La voix avait chanté les stances précédentes avec des pauses fréquentes et douloureuses ; mais en achevant ces derniers mots, elle avait pris un accent terrible.

« O Maria ! tu ressembles au beau palmier, svelte et doucement balancé sur sa tige, et tu te mires dans l'oeil de ton jeune amant, comme le palmier dans l'eau transparente de la fontaine.

« Mais, ne le sais-tu pas ? il y a quelquefois au fond du désert un ouragan jaloux du bonheur de la fontaine aimée ; il accourt, et l'air et le sable se mêlent sous le vol de ses lourdes ailes ; il enveloppe l'arbre et la source d'un tourbillon de feu ; et la fontaine se dessèche, et le palmier sent se crisper sous l'haleine de mort le cercle vert de ses feuilles qui avait la majesté d'une couronne et la grâce d'une chevelure.

« Tremble, ô blanche fille d'Hispaniola ! [ Nos lecteurs n'ignorent pas sans doute que c'est le premier nom donné à Saint-Domingue par Christophe Colomb, à l'époque de la découverte, en décembre 1492. ] tremble que tout ne soit bientôt plus autour de toi qu'un ouragan et qu'un désert ! Alors tu regretteras l'amour qui eût pu te conduire vers moi, comme le joyeux katha, l'oiseau de salut, guide à travers les sables d'Afrique le voyageur à la citerne.

« Et pourquoi repousserais-tu mon amour, Maria ? Je suis roi, et mon front s'élève au-dessus de tous les fronts humains. Tu es blanche, et je suis noir ; mais le jour a besoin de s'unir à la nuit pour enfanter l'aurore et le couchant qui sont plus beaux que lui ! »

VIII

Un long soupir, prolongé sur les cordes frémissantes de la guitare, accompagna ces dernières paroles. J'étais hors de moi. « Roi ! noir ! esclave ! » Mille idées incohérentes, éveillées par l'inexplicable chant que je venais d'entendre, tourbillonnaient dans mon cerveau. Un violent besoin d'en finir avec l'être inconnu qui osait ainsi associer le nom de Marie à des chants d'amour et de menace s'empara de moi. Je saisis convulsivement ma carabine, et me précipitai hors du pavillon. Marie, effrayée, tendait encore les bras pour me retenir, que déjà je m'étais enfoncé dans le taillis du côté d'où la voix était venue. Je fouillai le bois dans tous les sens, je plongeai le canon de mon mousqueton dans l'épaisseur de toutes les broussailles, je fis le tour de tous les gros arbres, je remuai toutes les hautes herbes. Rien ! rien, et toujours rien ! Cette recherche inutile, jointe à d'inutiles réflexions sur la romance que je venais d'entendre, mêla de la confusion à ma colère. Cet insolent rival échapperait donc toujours à mon bras comme à mon esprit ! Je ne pourrais donc ni le deviner, ni le rencontrer !

En ce moment, un bruit de sonnettes vint me distraire de ma rêverie. Je me retournai. Le nain Habibrah était à côté de moi.

-- Bonjour, maître, me dit-il, et il s'inclina avec respect ; mais son louche regard, obliquement relevé vers moi, paraissait remarquer avec une expression indéfinissable de malice et de triomphe l'anxiété peinte sur mon front.

-- Parle ! lui criai-je brusquement, as-tu vu quelqu'un dans ce bois ?

-- Nul autre que vous, señor mio, me répondit-il avec tranquillité.

-- Est-ce que tu n'as pas entendu une voix ? repris-je.

L'esclave resta un moment comme cherchant ce qu'il pouvait me répondre. Je bouillais.

-- Vite, lui dis-je, réponds vite, malheureux ! as-tu entendu ici une voix ?

Il fixa hardiment sur mes yeux ses deux yeux ronds comme ceux d'un chat-tigre.

-- Que querre decir usted ?[Que voulez-vous dire ? ] par une voix, maître ? Il y a des voix partout et pour tout ; il y a la voix des oiseaux, il y a la voix de l'eau, il y a la voix du vent dans les feuilles...

Je l'interrompis en le secouant rudement.

-- Misérable bouffon ! cesse de me prendre pour ton jouet, ou je te fais écouter de près la voix qui sort d'un canon de carabine. Réponds en quatre mots. As-tu entendu dans ce bois un homme qui chantait un air espagnol ?

-- Oui, señor, me répliqua-t-il sans paraître ému, et des paroles sur l'air... Tenez, maître, je vais vous conter la chose. Je me promenais sur la lisière de ce bosquet, en écoutant ce que les grelots d'argent de ma gorra [ Le petit griffe espagnol désigne par ce mot son bonnet ] me disaient à l'oreille. Tout à coup, le vent est venu joindre à ce concert quelque mots d'une langue que vous appelez l'espagnol, la première que j'aie bégayée, lorsque mon âge se comptait par mois et non par années, et que ma mère me suspendait sur son dos à des bandelettes de laine rouge et jaune. J'aime cette langue ; elle me rappelle le temps où je n'étais que petit et pas encore nain, qu'un enfant et pas encore un fou ; je me suis rapproché de la voix, et j'ai entendu la fin de la chanson.

-- Eh bien, est-ce là tout ? repris-je impatienté.

-- Oui, maître hermoso, mais, si vous voulez, je vous dirai ce que c'est que l'homme qui chantait.

Je crus que j'aillais embrasser le pauvre bouffon.

-- Oh ! parle, m'écriai-je, parle, voici ma bourse, Habibrah ! et dix bourses meilleures sont à toi si tu me dit quel est cet homme.

Il prit la bourse, l'ouvrit, et sourit.

-- Diez bolsas meilleures que celle-ci! mais demonio ! cela ferait une pleine fanega de bons écus à l'image del rey Luis quince, autant qu'il en aurait fallu pour ensemencer le champ du magicien grenadin Altornino, lequel savait l'art d'y faire pousser de buenos doblones ; mais, ne vous fâchez pas, jeune maître, je viens au fait. Rappelez-vous, señor, les derniers mots de la chanson : « Tu es blanche, et je suis noir ; mais le jour a besoin de s'unir à la nuit pour enfanter l'aurore et le couchant, qui sont plus beaux que lui. » Or, si cette chanson dit vrai, le griffe Habibrah, votre humble esclave, né d'une négresse et d'un blanc, est plus beau que vous, si señorito de amor, je suis le produit de l'union du jour et de la nuit, je suis l'aurore ou le couchant dont parle la chanson espagnole, et vous n'êtes que le jour. Donc je suis plus beau que vous, si usted quiere, plus beau qu'un blanc.

Le nain entremêlait cette divagation bizarre de longs éclats de rire. Je l'interrompis encore.

-- Où donc en veux-tu venir avec tes extravagances ? Tout cela me dira-t-il ce que c'est que l'homme qui chantait dans ce bois ?

-- Précisément, maître, repartit le bouffon avec un regard malicieux. Il est évident que el hombre qui a pu chanter de telles extravagances, comme vous les appelez, ne peut être et n'est qu'un fou pareil à moi ! J'ai gagné las diez bolsas !

Ma main se levait pour châtier l'insolente plaisanterie de l'esclave émancipé, lorsqu'un cri affreux retentit tout à coup dans le bosquet, du côté du pavillon de la rivière. C'était la voix de Marie. - Je m'élance, je cours, je vole, m'interrogeant d'avance avec terreur sur le nouveau malheur que je pouvais avoir à redouter. J'arrive haletant au cabinet de verdure. Un spectacle effrayant m'y attendait. Un crocodile monstrueux, dont le corps était à demi caché sous les roseaux et les mangles de la rivière, avait passé sa tête énorme à travers l'une des arcades de verdure qui soutenaient le toit du pavillon. Sa gueule entrouverte et hideuse menaçait un jeune noir, d'une stature colossale, qui d'un bras soutenait la jeune fille épouvantée, de l'autre plongeait hardiment le fer d'une bisaiguë entre les mâchoires acérées du monstre. Le crocodile luttait furieusement contre cette main audacieuse et puissante qui le tenait en respect. Au moment où je me présentai devant le seuil du cabinet, Marie poussa un cri de joie, s'arracha des bras du nègre, et vint tomber dans les miens en s'écriant :

-- Je suis sauvée !

A ce mouvement, à cette parole de Marie, le nègre se retourne brusquement, croise ses bras sur sa poitrine gonflée, et, attachant sur ma fiancée un regard douloureux, demeure immobile, sans paraître s'apercevoir que le crocodile est là, près de lui, qu'il s'est débarrassé de la bisaiguë, et qu'il va le dévorer. C'en était fait du courageux noir, si, déposant rapidement Marie sur les genoux de sa nourrice, toujours assise sur un banc et plus morte que vive, je ne me fusse approché du monstre, et je n'eusse déchargé à bout portant dans sa gueule la charge de ma carabine. L'animal, foudroyé, ouvrit et ferma encore deux ou trois fois sa gueule sanglante et ses yeux éteints, mais ce n'était plus qu'un mouvement convulsif, et tout à coup il se renversa à grand bruit sur le dos en roidissant ses deux pattes larges et écaillées. Il était mort.

Le nègre que je venais de sauver si heureusement détourna la tête, et vit les derniers tressaillements du monstre ; alors il fixa ses yeux sur la terre, et les relevant lentement vers Marie, qui était revenue achever de se rassurer sur mon coeur, il me dit, et l'accent de sa voix exprimait plus que le désespoir, il me dit :
/P> -- Porque le has matado ? [Pourquoi l'as-tu tué ? ]

Puis il s'éloigna à grands pas sans attendre ma réponse, et rentra dans le bosquet, où il disparut.

IX

Cette scène terrible, ce dénouement singulier, les émotions de tout genre qui avaient précédé, accompagné et suivi mes vaines recherches dans le bois, jetèrent un chaos dans ma tête. Marie était encore toute pensive de sa terreur, et il s'écoula un temps assez long avant que nous puissions nous communiquer nos pensées incohérentes autrement que par des regards et des serrements de main. Enfin je rompis le silence.

-- Viens, dis-je à Marie, sortons d'ici ! ce lieu a quelque chose de funeste !

Elle se leva avec empressement, comme si elle n'eût attendu que ma permission, appuya son bras sur le mien, et nous sortîmes.

Je lui demandai alors comment lui était advenu le secours miraculeux de ce noir au moment du danger horrible qu'elle venait de courir, et si elle savait qui était cet esclave, car le grossier caleçon qui voilait à peine sa nudité montrait assez qu'il appartenait à la dernière classe des habitants de l'île.

- Cet homme, me dit Marie, est sans doute un des nègres de mon père, qui était à travailler aux environs de la rivière à l'instant où l'apparition du crocodile m'a fait pousser le cri qui t'a averti de mon péril. Tout ce que je puis te dire, c'est qu'au moment même il s'est élancé hors du bois pour voler à mon secours.

-- De quel côté est-il venu ? lui demandai-je.

-- Du côté opposé à celui d'où partait la voix l'instant d'auparavant, et par lequel tu venais de pénétrer dans le bosquet.

Cet incident dérangea le rapprochement que mon esprit n'avait pu s'empêcher de faire entre les mots espagnols que m'avait adressés le nègre en se retirant, et la romance qu'avait chantée dans la même langue mon rival inconnu. D'autres rapports d'ailleurs s'étaient déjà présentés à moi. Ce nègre, d'une taille presque gigantesque, d'une force prodigieuse, pouvait bien être le rude adversaire contre lequel j'avais lutté la nuit précédente. La circonstance de la nudité devenait d'ailleurs un indice frappant. Le chanteur du bosquet avait dit : - Je suis noir. - Similitude de plus. Il s'était déclaré roi, et celui-ci n'était qu'un esclave, mais je me rappelais, non sans étonnement, l'air de rudesse et de majesté empreint sur son visage au milieu des signes caractéristiques de la race africaine, l'éclat de ses yeux, la blancheur de ses dents sur le noir éclatant de sa peau, la largeur de son front, surprenante surtout chez un nègre, le gonflement dédaigneux qui donnait à l'épaisseur de ses lèvres et de ses narines quelque chose de si fier et de si puissant, la noblesse de son port, la beauté de ses formes, qui, quoique maigries et dégradées par la fatigue d'un travail journalier, avaient encore un développement pour ainsi dire herculéen ; je me représentais dans son ensemble l'aspect imposant de cet esclave, et je me disais qu'il aurait bien pu convenir à un roi. Alors, calculant une foule d'autres incidents, mes conjectures s'arrêtaient avec un frémissement de colère sur ce nègre insolent ; je voulais le faire rechercher et châtier... Et puis toutes mes indécisions me revenaient. En réalité, où était le fondement de tant de soupçons ? L'île de Saint-Domingue étant en grande partie possédée par l'Espagne, il résultait de là que beaucoup de nègres, soit qu'ils eussent primitivement appartenu à des colons de Santo-Domingo, soit qu'ils y fussent nés, mêlaient la langue espagnole à leur jargon. Et parce que cet esclave m'avait adressé quelques mots en espagnol, était-ce une raison pour le supposer auteur d'une romance en cette langue, qui annonçait nécessairement un degré de culture d'esprit selon mes idées tout à fait inconnu aux nègres ? Quant à ce reproche singulier qu'il m'avait adressé d'avoir tué le crocodile, il annonçait chez l'esclave un dégoût de la vie que sa position expliquait d'elle-même, sans qu'il fût besoin, certes, d'avoir recours à l'hypothèse d'un amour impossible pour la fille de son maître. Sa présence dans le bosquet du pavillon pouvait bien n'être que fortuite ; sa force et sa taille étaient loin de suffire pour constater son identité avec mon antagoniste nocturne. Etait-ce sur d'aussi frêles indices que je pouvais charger d'une accusation terrible devant mon oncle et livrer à la vengeance implacable de son orgueil un pauvre esclave qui avait montré tant de courage pour secourir Marie ?

Au moment où ces idées se soulevaient contre ma colère, Marie la dissipa entièrement en me disant avec sa douce voix :

-- Mon Léopold, nous devons de la reconnaissance à ce brave nègre ; sans lui, j'étais perdue ! Tu serais arrivé trop tard.

Ce peu de mots eut un effet décisif. Il ne changea pas mon intention de faire rechercher l'esclave qui avait sauvé Marie, mais il changea le but de cette recherche. C'était pour une punition ; ce fut pour une récompense.

Mon oncle apprit de moi qu'il devait la vie de sa fille à l'un de ses esclaves, et me promit sa liberté ; si je pouvais le retrouver dans la foule de ces infortunés.

X

Jusqu'à ce jour, la disposition naturelle de mon esprit m'avait tenu éloigné des plantations où les noirs travaillaient. Il m'était trop pénible de voir souffrir des êtres que je ne pouvais soulager. Mais, dès le lendemain, mon oncle m'ayant proposé de l'accompagner dans sa ronde de surveillance, j'acceptai avec empressement, espérant rencontrer parmi les travailleurs le sauveur de ma bien-aimée Marie.

J'eus lieu de voir dans cette promenade combien le regard d'un maître est puissant sur des esclaves, mais en même temps combien cette puissance s'achète cher. Les nègres, tremblants en présence de mon oncle, redoublaient, sur son passage, d'efforts et d'activité ; mais qu'il y avait de haine dans cette terreur ! Irascible par habitude, mon oncle était prêt à se fâcher de n'en avoir pas sujet, quand son bouffon Habibrah, qui le suivait toujours, lui fit remarquer tout à coup un noir qui, accablé de lassitude, s'était endormi sous un bosquet de dattiers. Mon oncle court à ce malheureux, le réveille rudement, et lui ordonne de se remettre à l'ouvrage. Le nègre, effrayé, se lève, et découvre en se levant un jeune rosier du Bengale sur lequel il s'était couché par mégarde, et que mon oncle se plaisait à élever. L'arbuste était perdu. Le maître, déjà irrité de ce qu'il appelait la paresse de l'esclave, devient furieux a cette vue. Hors de lui, il détache de sa ceinture le fouet armé de lanières ferrées qu'il portait dans ses promenades, et lève le bras pour en frapper le nègre tombé à genoux. Le fouet ne retomba pas. Je n'oublierai jamais ce moment. Une main puissante arrêta subitement la main du colon. Un noir (c'était celui-là même que je cherchais !) lui cria en français :

-- Punis-moi, car je viens de t'offenser ; mais ne fais rien à mon frère, qui n'a touché qu'à ton rosier !

Cette intervention inattendue de l'homme à qui je devais le salut de Marie, son geste, son regard, l'accent impérieux de sa voix, me frappèrent de stupeur. Mais sa généreuse imprudence, loin de faire rougir mon oncle, n'avait fait que redoubler la rage du maître et la détourner du patient à son défenseur. Mon oncle, exaspéré, se dégagea des bras du grand nègre, en l'accablant de menaces, et leva de nouveau son fouet pour l'en frapper à son tour. Cette fois le fouet lui fut arraché de la main. Le noir en brisa le manche garni de clous comme on brise une paille, et foula sous ses pieds ce honteux instrument de vengeance. J'étais immobile de surprise, mon oncle de fureur ; c'était une chose inouïe pour lui que de voir son autorité ainsi outragée. Ses yeux s'agitaient comme prêts à sortir de leur orbite ; ses lèvres bleues tremblaient. L'esclave le considéra un instant d'un air calme ; puis tout à coup, lui présentant avec dignité une cognée qu'il tenait à la main :

-- Blanc, dit-il, si tu veux me frapper, prends au moins cette hache.

Mon oncle, qui ne se connaissait plus, aurait certainement exaucé son voeu, et se précipitait sur la hache, quand j'intervins à mon tour. Je m'emparai lestement de la cognée et je la jetai dans le puits d'une noria, qui était voisine.

-- Que fais-tu ? me dit mon oncle avec emportement.

-- Je vous sauve, lui répondis-je, du malheur de frapper le défenseur de votre fille. C'est à cet esclave que vous devez Marie ; c'est le nègre dont vous m'avez promis la liberté.

Le moment était mal choisi pour invoquer cette promesse. Mes paroles effleurèrent à peine l'esprit ulcéré du colon.

-- Sa liberté ! me répliqua-t-il d'un air sombre. Oui, il a mérité la fin de son esclavage. Sa liberté ! nous verrons de quelle nature sera celle que lui donneront les juges de la cour martiale.

Ces paroles sinistres me glacèrent. Marie et moi le suppliâmes inutilement. Le nègre dont la négligence avait causé cette scène fut puni de la bastonnade, et l'on plongea son défenseur dans les cachots du fort Galifet, comme coupable d'avoir porté la main sur un blanc. De l'esclave au maître, c'était un crime capital.

XI

Vous jugez, messieurs, à quel point toutes ces circonstances avaient dû éveiller mon intérêt et ma curiosité. Je pris des renseignements sur le compte du prisonnier. On me révéla des particularités singulières. On m'apprit que ses compagnons semblaient avoir le plus profond respect pour ce jeune nègre. Esclave comme eux, il lui suffisait d'un signe pour s'en faire obéir. Il n'était point né dans les cases ; on ne lui connaissait ni père ni mère ; il y avait même peu d'années, disait-on, qu'un vaisseau négrier l'avait jeté à Saint-Domingue. Cette circonstance rendait plus remarquable encore l'empire qu'il exerçait sur tous ses compagnons, sans même en excepter les noirs créoles, qui, vous ne l'ignorez sans doute pas, messieurs, professaient ordinairement le plus profond mépris pour les nègres congos ; expression impropre, et trop générale, par laquelle on désignait dans la colonie tous les esclaves amenés d'Afrique.

Quoiqu'il parut absorbé dans une noire mélancolie, sa force extraordinaire, jointe à une adresse merveilleuse, en faisait on sujet du plus grand prix pour la culture des plantations. Il tournait plus vite et plus longtemps que ne l'aurait fait le meilleur cheval les roues des norias. Il lui arrivait souvent de faire en un jour l'ouvrage de dix de ses camarades pour les soustraire aux châtiments réservés à la négligence ou à la fatigue. Aussi était-il adoré des esclaves ; mais la vénération qu'ils lui portaient, toute différente de la terreur superstitieuse dont ils environnaient le fou Habibrah, semblait avoir aussi quelque cause cachée ; c'était une espèce de culte.

Ce qu'il y avait d'étrange, reprenait-on, c'était de le voir aussi doux, aussi simple avec ses égaux, qui se faisaient gloire de lui obéir, que fier et hautain vis-à-vis de nos commandeurs. Il est juste de dire que ces esclaves privilégiés, anneaux intermédiaires qui liaient en quelque sorte la chaîne de la servitude à celle du despotisme, joignant à la bassesse de leur condition l'insolence de leur autorité, trouvaient un malin plaisir à l'accabler de travail et de vexations.

Il parait néanmoins qu'ils ne pouvaient s'empêcher de respecter le sentiment de fierté qui l'avait porté à outrager mon oncle. Aucun d'eux n'avait jamais osé lui infliger de punitions humiliantes. S'il leur arrivait de l'y condamner, vingt nègres se levaient pour les subir à sa place ; et lui, immobile, assistait gravement à leur exécution, comme s'ils n'eussent fait que remplir un devoir. Cet homme bizarre était connu dans les cases sous le nom de Pierrot.

XII

Tous ces détails exaltèrent ma jeune imagination. Marie, pleine de reconnaissance et de compassion, applaudit à mon enthousiasme, et Pierrot s'empara si vivement de notre intérêt, que je résolus de le voir et de le servir. Je rêvais aux moyens de lui parler.

Quoique fort jeune, comme neveu de l'un des plus riches colons du Cap, j'étais capitaine des milices de la paroisse de l'Acul. Le fort Galifet était confié à leur garde, et à un détachement des dragons jaunes, dont le chef, qui était pour l'ordinaire un sous-officier de cette compagnie, avait le commandement du fort. Il se trouvait justement à cette époque que ce commandant était le frère d'un pauvre colon auquel j'avais eu le bonheur de rendre de très grands services, et qui m'était entièrement dévoué...

Ici tout l'auditoire interrompit d'Auverney en nommant Thadée.

-- Vous l'avez deviné, messieurs, reprit le capitaine. Vous comprenez sans peine qu'il ne me fut pas difficile d'obtenir de lui l'entrée du cachot du nègre. J'avais le droit de visiter le fort, comme capitaine des milices. Cependant, pour ne pas inspirer de soupçons à mon oncle, dont la colère était encore toute flagrante, j'eus soin de ne m'y rendre qu'à l'heure où il faisait sa méridienne. Tous les soldats, excepté ceux de garde, étaient endormis. Guidé par Thadée, j'arrivai à la porte du cachot ; Thadée l'ouvrit et se retira. J'entrai.

Le noir était assis, car il ne pouvait se tenir debout à cause de sa haute taille. Il n'était pas seul ; un dogue énorme se leva en grondant et s'avança vers moi. - Rask ! cria le noir. Le jeune dogue se tut, et revint se coucher aux pieds de son maître, où il acheva de dévorer quelques misérables aliments.

J'étais en uniforme ; la lumière que répandait le soupirail dans cet étroit cachot était si faible que Pierrot ne pouvait distinguer qui j'étais.

-- Je suis prêt, me dit-il d'un ton calme.

En achevant ces paroles, il se leva à demi.

-- Je suis prêt, répéta-t-il encore.

-- Je croyais, lui dis-je, surpris de la liberté de ses mouvements, je croyais que vous aviez des fers.

L'émotion faisait trembler ma voix. Le prisonnier ne parut pas la reconnaître.

Il poussa du pied quelques débris qui retentirent.

-- Des fers ! je les ai brisés.

Il y avait dans l'accent dont il prononça ces dernières paroles quelque chose qui semblait dire : Je ne suis pas fait pour porter des fers. Je repris :

-- L'on ne m'avait pas dit qu'on vous eût laissé un chien.

-- C'est moi qui l'ai fait entrer.

J'étais de plus en plus étonné. La porte du cachot était fermée en dehors d'un triple verrou. Le soupirail avait à peine six pouces de largeur, et était garni de deux barreaux de fer. Il paraît qu'il comprit le sens de mes réflexions ; il se leva autant que la voûte trop basse le lui permettait, détacha sans effort une pierre énorme placée au-dessous du soupirail, enleva les deux barreaux scellés en dehors de cette pierre, et pratiqua ainsi une ouverture où deux hommes auraient pu facilement passer. Cette ouverture donnait de plain-pied sur le bois de bananiers et de cocotiers qui couvre le morne auquel le fort était adossé.

Le chien, voyant l'issue ouverte, crut que son maître voulait qu'il sortit. Il se dressa prêt à partir ; un geste du noir le renvoya à sa place.

La surprise me rendait muet ; tout à coup un rayon du jour éclaira vivement mon visage. Le prisonnier se redressa comme s'il eût mis par mégarde le pied sur un serpent, et son front heurta les pierres de la voûte. Un mélange indéfinissable de mille sentiments opposés, une étrange expression de haine, de bienveillance et d'étonnement douloureux, passa rapidement dans ses yeux. Mais, reprenant un subit empire sur ses pensées, sa physionomie en moins d'un instant redevint calme et froide ; et il fixa avec indifférence son regard sur le mien. Il me regardait en face comme un inconnu.

-- Je puis encore vivre deux jours sans manger, dit-il.

Je fis un geste d'horreur ; je remarquai alors la maigreur de l'infortuné.

Il ajouta :

-- Mon chien ne peut manger que de ma main ; si je n'avais pu élargir le soupirail, le pauvre Rask serait mort de faim. Il vaut mieux que ce soit moi que lui, puisqu'il faut toujours que je meure.

-- Non, m'écriai-je, non, vous ne mourrez pas de faim !

Il ne me comprit pas.

-- Sans doute, reprit-il en souriant amèrement, j'aurais pu vivre encore deux jours sans manger ; mais je suis prêt, monsieur l'officier ; aujourd'hui vaut encore mieux que demain ; ne faites pas de mal à Rask.

Je sentis alors ce que voulait dire son je suis prêt. Accusé d'un crime qui était puni de mort, il croyait que je venais pour le mener au supplice ; et cet homme doué de forces colossales, quand tous les moyens de fuir lui étaient ouverts, doux et tranquille, répétait à un enfant : Je suis prêt !

-- Ne faites pas de mal à Rask, répéta-t-il encore.

Je ne pus me contenir.

-- Quoi ! lui dis-je, non seulement vous me prenez pour votre bourreau, mais encore vous doutez de mon humanité envers ce pauvre chien qui ne m'a rien fait !

Il s'attendrit, sa voix s'altéra.

-- Blanc, dit-il en me tendant la main, blanc, pardonne, j'aime mon chien ; et, ajouta-t-il après un court silence, les tiens m'ont fait bien du mal.

Je l'embrassai, je lui serrai la main, je le détrompai.

-- Ne me connaissiez-vous pas ? lui dis-je.

-- Je savais que tu étais un blanc, et pour les blancs, quelque bons qu'ils soient, un noir est si peu de chose ! D'ailleurs, j'ai aussi à me plaindre de toi.

-- Et de quoi ? repris-je étonné.

-- Ne m'as-tu pas conservé deux fois la vie ?

Cette inculpation étrange me fit sourire. Il s'en aperçut, et poursuivit avec amertume :

-- Oui, je devrais t'en vouloir. Tu m'as sauvé d'un crocodile et d'un colon ; et, ce qui est pis encore, tu m'as enlevé le droit de te haïr. Je suis bien malheureux !

La singularité de son langage et de ses idées ne me surprenait presque plus. Elle était en harmonie avec lui-même.

-- Je vous dois bien plus que vous ne me devez, lui dis-je. Je vous dois la vie de ma fiancée, de Marie.

Il éprouva comme une commotion électrique.

-- Maria! dit-il d'une voix étouffée ; et sa tête tomba sur ses mains, qui se crispaient violemment, tandis que de pénibles soupirs soulevaient les larges parois de sa poitrine.

J'avoue que mes soupçons assoupis se réveillèrent, mais sans colère et sans jalousie. J'étais trop près du bonheur, et lui trop près de la mort, pour qu'un pareil rival, s'il l'était en effet, pût exciter en moi d'autres sentiments que la bienveillance et la pitié.

Il releva enfin sa tête.

-- Va ! me dit-il, ne me remercie pas !

Il ajouta, après une pause :

-- Je ne suis pourtant pas d'un rang inférieur au tien !

Cette parole paraissait révéler un ordre d'idées qui piquait vivement ma curiosité ; je le pressai de me dire qui il était et ce qu'il avait souffert. Il garda un sombre silence.

Ma démarche l'avait touché ; mes offres de service, mes prières parurent vaincre son dégoût de la vie. Il sortit, et rapporta quelques bananes et une énorme noix de coco. Puis il referma l'ouverture et se mit à manger. En causant avec lui, je remarquai qu'il parlait avec facilité le français et l'espagnol, et que son esprit ne paraissait pas dénué de culture ; il savait des romances espagnoles qu'il chantait avec expression. Cet homme était si inexplicable, sous tant d'autres rapports, que jusqu'alors la pureté de son langage ne m'avait pas frappé. J'essayai de nouveau d'en savoir la cause ; il se tut. Enfin je le quittai, ordonnant à mon fidèle Thadée d'avoir pour lui tous les égards et tous les soins possibles.

XIII

Je le voyais tous les jours à la même heure. Son affaire m'inquiétait ; malgré mes prières, mon oncle s'obstinait à le poursuivre. Je ne cachais pas mes craintes à Pierrot ; il m'écoutait avec indifférence.

Souvent Rask arrivait tandis que nous étions ensemble, portant une large feuille de palmier autour de son cou. Le noir la détachait, lisait des caractères inconnus qui y étaient tracés, puis la déchirait. J'étais habitué à ne pas lui faire de questions.

Un jour j'entrai sans qu'il parût prendre garde à moi. Il tournait le dos à la porte de son cachot, et chantait d'un ton mélancolique l'air espagnol : Yo que soy contrabandista [ Moi qui suis contrebandier. ]. Quand il eut fini, il se tourna brusquement vers moi, et me cria :

-- Frère, promets, si jamais tu doutes de moi, d'écarter tous tes soupçons quand tu m'entendras chanter cet air.

Son regard était imposant ; je lui promis ce qu'il désirait, sans trop savoir ce qu'il entendait par ces mots : Si jamais tu doutes de moi... Il prit l'écorce profonde de la noix qu'il avait cueillie le jour de ma première visite, et conservée depuis, la remplit de vin de palmier, m'engagea à y porter les lèvres, et la vida d'un trait. A compter de ce jour, il ne m'appela plus que son frère.

Cependant je commençais à concevoir quelque espérance. Mon oncle n'était plus aussi irrité. Les réjouissances de mon prochain mariage avec sa fille avaient tourné son esprit vers de plus douces idées. Marie suppliait avec moi. Je lui représentais chaque jour que Pierrot n'avait point voulu l'offenser, mais seulement l'empêcher de commettre un acte de sévérité peut-être excessive ; que ce noir avait, par son audacieuse lutte avec le crocodile, préservé Marie d'une mort certaine ; que nous lui devions, lui sa fille, moi ma fiancée ; que, d'ailleurs, Pierrot était le plus vigoureux de ses esclaves (car je ne songeais plus à obtenir sa liberté, il ne s'agissait que de sa vie) ; qu'il faisait à lui seul l'ouvrage de dix autres, et qu'il suffisait de son bras pour mettre en mouvement les cylindres d'un moulin à sucre. Il m'écoutait, et me faisait entendre qu'il ne donnerait peut-être pas suite à l'accusation. Je ne disais rien au noir du changement de mon oncle, voulant jouir du plaisir de lui annoncer sa liberté tout entière, si je l'obtenais. Ce qui m'étonnait, c'était de voir que, se croyant voué à la mort, il ne profitait d'aucun des moyens de fuir qui étaient en son pouvoir. Je lui en parlai.

-- Je dois rester, me répondit-il froidement ; on penserait que j'ai eu peur.

XIV

Un matin, Marie vint à moi. Elle était rayonnante, et il y avait sur sa douce figure quelque chose de plus angélique encore que la joie d'un pur amour. C'était la pensée d'une bonne action.

-- Ecoute, me dit-elle, c'est dans trois jours le 22 août, et notre noce. Nous allons bientôt...

Je l'interrompis.

-- Marie, ne dis pas bientôt, puisqu'il y a encore trois jours !

Elle sourit et rougit.

-- Ne me trouble pas, Léopold, reprit-elle ; il m'est venu une idée qui te rendra content. Tu sais que je suis allée hier à la ville avec mon père pour acheter les parures de notre mariage. Ce n'est pas que je tienne à ces bijoux, à ces diamants, qui ne me rendront pas plus belle à tes yeux. Je donnerais toutes les perles du monde pour l'une de ces fleurs que m'a fanées le vilain homme au bouquet de soucis ; mais n'importe. Mon père veut me combler de toutes ces choses-là, et j'ai l'air d'en avoir envie pour lui faire plaisir. Il y avait hier une basquina de satin chinois à grandes fleurs, qui était enfermée dans un coffre de bois de senteur, et que j'ai beaucoup regardée. Cela est bien cher, mais cela est bien singulier. Mon père a remarqué que cette robe frappait mon attention. En rentrant, je l'ai prié de me promettre l'octroi d'un don à la manière des anciens chevaliers ; tu sais qu'il aime qu'on le compare aux anciens chevaliers. Il m'a juré sur son honneur qu'il m'accorderait la chose que je lui demanderais quelle qu'elle fût. Il croit que c'est la basquina de satin chinois ; point du tout, c'est la vie de Pierrot. Ce sera mon cadeau de noces.

Je ne pus m'empêcher de serrer cet ange dans mes bras. La parole de mon oncle était sacrée ; et tandis que Marie allait près de lui en réclamer l'exécution, je courus au fort Galifet annoncer a Pierrot son salut, désormais certain.

-- Frère ! lui criai-je en entrant, frère ! réjouis toi ! ta vie est sauvée, Marie l'a demandée à son père pour son présent de noces !

L'esclave tressaillit. .

-- Marie ! noces ! ma vie ! Comment tout cela peut-il aller ensemble ?

-- Cela est tout simple, repris-je. Marie, à qui tu as sauvé la vie, se marie.

-- Avec qui ? s'écria l'esclave ; et son regard était égaré et terrible.

-- Ne le sais-tu pas? répondis-je doucement ; avec moi.

Son visage formidable redevint bienveillant et résigné.

-- Ah ! c'est vrai, me dit-il, c'est avec toi ! Et quel est le jour ?

-- C'est le 22 août.

-- Le 22 août ! es-tu fou? reprit-il avec une expression d'angoisse et d'effroi.

Il s'arrêta. Je le regardais, étonné. Après un silence, il me serra vivement la main.

-- Frère, je te dois tant qu'il faut que ma bouche te donne un avis. Crois-moi, va au Cap, et marie-toi avant le 22 août.

Je voulus en vain connaître le sens de ces paroles énigmatiques.

-- Adieu, me dit-il avec solennité. J'en ai peut-être déjà trop dit ; mais je hais encore plus l'ingratitude que le parjure.

Je le quittai, plein d'indécisions et d'inquiétudes qui s'effacèrent cependant bientôt dans mes pensées de bonheur.

Mon oncle retira sa plainte le jour même. Je retournai au fort pour en faire sortir Pierrot. Thadée, le sachant libre, entra avec moi dans la prison. Il n'y était plus. Rask, qui s'y trouvait seul, vint à moi d'un air caressant ; à son cou était attachée une feuille de palmier ; je la pris et j'y lus ces mots : Merci, tu m'as sauvé la vie une troisième fois. Frère, n'oublie pas ta promesse. Au-dessous étaient écrits, comme signature, les mots : Yo que soy contrabandista.

Thadée était encore plus étonné que moi ; il ignorait le secret du soupirail, et s'imaginait que le nègre s'était changé en chien. Je lui laissai croire ce qu'il voulut, me contentant d'exiger de lui le silence sur ce qu'il avait vu.

Je voulus emmener Rask. En sortant du fort, il s'enfonça dans des haies voisines et disparut.

XV

Mon oncle fut outré de l'évasion de l'esclave. Il ordonna des recherches, et écrivit au gouverneur pour mettre Pierrot à son entière disposition si on le retrouvait.

Le 22 août arriva. Mon union avec Marie fut célébrée avec pompe à la paroisse de l'Acul. Qu'elle fut heureuse cette journée de laquelle allaient dater tous mes malheurs ! J'étais enivré d'une joie qu'on ne saurait faire comprendre à qui ne l'a point éprouvée. J'avais complètement oublié Pierrot et ses sinistres avis. Le soir, bien impatiemment attendu, vint enfin. Ma jeune épouse se retira dans la chambre nuptiale, où je ne pus la suivre aussi vite que je l'aurais voulu. Un devoir fastidieux, mais indispensable, me réclamait auparavant. Mon office de capitaine des milices exigeait de moi ce soir-là une ronde aux postes de l'Acul ; cette précaution était alors impérieusement commandée par les troubles de la colonie, par les révoltes partielles de noirs, qui. bien que promptement étouffées, avaient eu lieu aux mois précédents de juin et de juillet, même aux premiers jours d'août, dans les habitations Thibaud et Lagoscette, et surtout par les mauvaises dispositions des mulâtres libres, que le supplice récent du rebelle Ogé n'avait fait qu'aigrir. Mon oncle fut le premier à me rappeler mon devoir ; il fallut me résigner, j'endossai mon uniforme, et je partis. Je visitai les premières stations sans rencontrer de sujet d'inquiétude ; mais. vers minuit, je me promenais en rêvant près des batteries de la baie, quand j'aperçus à l'horizon une lueur rougeâtre s'élever et s'étendre du côté de Limonade et de Saint-Louis du Morin. Les soldats et moi l'attribuâmes d'abord à quelque incendie accidentel ; mais, un moment après, les flammes devinrent si apparentes, la fumée, poussée par le vent, grossit et s'épaissit à un tel point, que je repris promptement le chemin du fort pour donner l'alarme et envoyer des secours. En passant près des cases de nos noirs, je fus surpris de l'agitation extraordinaire qui y régnait. La plupart étaient encore éveillés et parlaient avec la plus grande vivacité. Un nom bizarre, Bug-Jargal, prononcé avec respect, revenait souvent au milieu de leur jargon inintelligible. Je saisis pourtant quelques paroles, dont le sens me parut être que les noirs de la plaine du nord étaient en pleine révolte, et livraient aux flammes les habitations et les plantations situées de l'autre côté du Cap. En traversant un fond marécageux, je heurtai du pied un amas de haches et de pioches cachées dans les joncs et les mangliers. Justement inquiet, je fis sur-le-champ mettre sous les armes les milices de l'Acul, et j'ordonnai de surveiller les esclaves ; tout rentra dans le calme.

Cependant les ravages semblaient croître à chaque instant et s'approcher du Limbé. On croyait même distinguer le bruit lointain de l'artillerie et des fusillades. Vers les deux heures du matin, mon oncle, que j'avais éveillé, ne pouvant contenir son inquiétude, m'ordonna de laisser dans l'Acul une partie des milices sous les ordres du lieutenant ; et, pendant que ma pauvre Marie dormait ou m'attendait, obéissant à mon oncle, qui était, comme je l'ai déjà dit, membre de l'assemblée provinciale, je pris avec le reste des soldats le chemin du Cap.

Je n'oublierai jamais l'aspect de cette ville, quand j'en approchai. Les flammes, qui dévoraient les plantations autour d'elle, y répandaient une sombre lumière, obscurcie par les torrents de fumée que le vent chassait dans les rues. Des tourbillons d'étincelles, formés par les menus débris embrasés des cannes à sucre, et emportés avec violence comme une neige abondante sur les toits des maisons et sur les agrès des vaisseaux mouillés dans la rade, menaçaient à chaque instant la ville du Cap d'un incendie non moins déplorable que celui dont ses environs étaient la proie. C'était un spectacle affreux et imposant que de voir d'un côté les pâles habitants exposant encore leur vie pour disputer au fléau terrible l'unique toit qui allait leur rester de tant de richesses ; tandis que, de l'autre, les navires, redoutant le même sort, et favorisés du moins par ce vent si funeste aux malheureux colons, s'éloignaient à pleines voiles sur une mer teinte des feux sanglants de l'incendie.

XVI

Etourdi par le canon des forts, les clameurs des fuyards et le fracas lointain des écroulements, je ne savais de quel côté diriger mes soldats, quand je rencontrai sur la place d'armes le capitaine des dragons jaunes, qui nous servit de guide. Je ne m'arrêterai pas, messieurs, à vous décrire le tableau que nous offrit la plaine incendiée. Assez d'autres ont dépeint ces premiers désastres du Cap, et j'ai besoin de passer vite sur ces souvenirs où il y a du sang et du feu. Je me bornerai à vous dire que les esclaves rebelles étaient, disait-on, déjà maîtres du Dondon, du Terrier-Rouge, du bourg d'Ouanaminte, et même des malheureuses plantations du Limbé, ce qui me remplissait d'inquiétudes à cause du voisinage de l'Acul.

Je me rendis en hâte à l'hôtel du gouverneur, M. de Blanchelande. Tout y était dans la confusion, jusqu'à la tête du maître. Je lui demandai des ordres, en le priant de songer le plus vite possible à la sûreté de l'Acul, que l'on croyait déjà menacée. Il avait auprès de lui M. de Rouvray, maréchal de camp et l'un des principaux propriétaires de l'île, M. de Touzard, lieutenant-colonel du régiment du Cap, quelques membres des assemblées coloniale et provinciale, et plusieurs des colons les plus notables. Au moment où je me présentai, cette espèce de conseil délibérait tumultueusement.

-- Monsieur le gouverneur, disait un membre de l'assemblée provinciale, cela n'est que trop vrai ; ce sont les esclaves, et non les sang-mêlés libres ; il y a longtemps que nous l'avions annoncé et prédit.

-- Vous le disiez sans y croire, répartit aigrement un membre de l'assemblée coloniale appelée générale. Vous le disiez pour vous donner crédit à nos dépens ; et vous étiez si loin de vous attendre à une rébellion réelle des esclaves, que ce sont les intrigues de votre assemblée qui ont stimulé, dès 1789, cette fameuse et ridicule révolte des trois mille noirs sur le morne du Cap ; révolte où il n'y a eu qu'un volontaire national de tué, encore l'a-t-il été par ses propres camarades !

-- Je vous répète, reprit le provincial, que nous voyons plus clair que vous. Cela est simple. Nous restions ici pour observer les affaires de la colonie, tandis que votre assemblée en masse allait en France se faire décerner cette ovation risible, qui s'est terminée par les réprimandes de la représentation nationale : ridiculus mus !

Le membre de l'assemblée coloniale répondit avec un dédain amer :

-- Nos concitoyens nous ont réélus à l'unanimité !

-- C'est vous, répliqua l'autre, ce sont vos exagérations qui ont fait promener la tête de ce malheureux qui s'était montré sans cocarde tricolore dans un café, et qui ont fait pendre le mulâtre Lacombe pour une pétition qui commençait par ces mots inusités : - Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit !

-- Cela est faux, s'écria le membre de l'assemblée générale. C'est la lutte des principes et celle des privilèges, des bossus et des crochus !

-- Je l'ai toujours pensé, monsieur, vous êtes un indépendant !

A ce reproche du membre de l'assemblée provinciale, son adversaire répondit d'un air de triomphe :

-- C'est confesser que vous êtes un pompon blanc ! Je vous laisse sous le poids d'un pareil aveu !

La querelle eût peut-être été poussée plus loin, si le gouverneur ne fût intervenu.

-- Eh, messieurs! en quoi cela a-t-il trait au danger imminent qui nous menace ? Conseillez-moi, et ne vous injuriez pas. Voici les rapports qui me sont parvenus. La révolte a commencé cette nuit à dix heures du soir parmi les nègres de l'habitation Turpin. Les esclaves commandés par un nègre anglais nommé Boukmann, ont entraîné les ateliers des habitations Clément, Trémès, Flaville et Noé. Ils ont incendié toutes les plantations et massacré les colons avec des cruautés inouïes. Je vous en ferai comprendre toute l'horreur par un seul détail. Leur étendard est le corps d'un enfant porté au bout d'une pique.

Un frémissement interrompit M. de Blanchelande.

-- Voilà ce qui se passe au-dehors, poursuivit-il. Au-dedans, tout est bouleversé. Plusieurs habitants du Cap ont tué leurs esclaves ; la peur les a rendus cruels. Les plus doux ou les plus braves se sont bornés à les enfermer sous bonne clef. Les petits blancs [ Blancs non propriétaires exerçant dans la colonie une industrie quelconque. ] accusent de ces désastres les sang-mêlés libres. Plusieurs mulâtres ont failli être victimes de la fureur populaire. Je leur ai fait donner pour asile une église gardée par un bataillon. Maintenant, pour prouver qu'ils ne sont point d'intelligence avec les noirs révoltés, les sang-mêlés me font demander un poste à défendre et des armes.

-- N'en faites rien ! cria une voix que je reconnus : c'était celle du planteur soupçonné d'être sang-mêlé, avec qui j'avais eu un duel. N'en faites rien, monsieur le gouverneur, ne donnez point d'armes aux mulâtres.

-- Vous ne voulez donc point vous battre? dit brusquement un colon.

L'autre ne parut point entendre, et continua :

-- Les sang-mêlés sont nos pires ennemis. Eux seuls sont à craindre pour nous. Je conviens qu'on ne pouvait s'attendre qu'à une révolte de leur part et non de celle des esclaves. Est-ce que les esclaves sont quelque chose ?

Le pauvre homme espérait par ces invectives contre les mulâtres s'en séparer tout à fait, et détruire dans l'esprit des blancs qui l'écoutaient l'opinion qui le rejetait dans cette caste méprisée. Il y avait trop de lâcheté dans cette combinaison pour qu'elle réussît. Un murmure de désapprobation le lui fit sentir.

-- Oui. monsieur, dit le vieux maréchal de camp de Rouvray, oui, les esclaves sont quelque chose ; ils sont quarante contre trois ; et nous serions à plaindre si nous n'avions à opposer aux nègres et aux mulâtres que des blancs comme vous.

Le colon se mordit les lèvres.

-- Monsieur le général, reprit le gouverneur, que pensez-vous donc de la pétition des mulâtres ?

-- Donnez-leur des armes, monsieur le gouverneur ! répondit M. de Rouvray ; faisons voile de toute étoffe ! Et, se tournant vers le colon suspect : - Entendez-vous, monsieur ? allez vous armer.

Le colon humilié sortit avec tous les signes d'une rage concentrée.

Cependant la clameur d'angoisse qui éclatait dans toute la ville se faisait entendre de moments en moments jusque chez le gouverneur, et rappelait aux membres de cette conférence le sujet qui les rassemblait. M. de Blanchelande remit à un aide de camp un ordre au crayon écrit à la hâte, et rompit le silence sombre avec lequel l'assemblée écoutait cette effrayante rumeur.

-- Les sang-mêlés vont être armés, messieurs, mais il reste bien d'autres mesures à prendre.

-- Il faut convoquer l'assemblée provinciale, dit le membre de cette assemblée qui avait parlé au moment ou j'étais entré.

-- L'assemblée provinciale ! reprit son antagoniste de l'assemblée coloniale. Qu'est-ce que c'est que l'assemblée provinciale ?

-- Parce que vous êtes membre de l'assemblée coloniale ! répliqua le pompon blanc.

L'indépendant l'interrompit.

-- Je ne connais pas plus la coloniale que la provinciale. Il n'y a que l'assemblée générale, entendez-vous, monsieur ?

-- Eh bien, repartit le pompon blanc, je vous dirai, moi, qu'il n'y a que l'assemblée nationale de Paris.

-- Convoquer l'assemblée provinciale ! répétait l'indépendant en riant ; comme si elle n'était pas dissoute au moment où la générale a décidé qu'elle tiendrait ses séances ici.

Une réclamation universelle éclatait dans l'auditoire, ennuyé de cette discussion oiseuse.

-- Messieurs nos députés, criait un entrepreneur de cultures, pendant que vous vous occupez de ces balivernes, que deviennent mes cotonniers et ma cochenille ?

-- Et mes quatre cent mille plants d'indigo au Limbé ! ajoutait un planteur.

-- Et mes nègres, payés trente dollars par tête l'un dans l'autre ! disait un capitaine de négriers.

-- Chaque minute que vous perdez, poursuivait un autre colon, me coûte, montre et tarif en main, dix quintaux de sucre, ce qui, à dix-sept piastres fortes le quintal, fait cent soixante-dix piastres, ou neuf cent trente livres dix sous, monnaie de France !

-- La coloniale, que vous appelez générale, usurpe ! reprenait l'autre disputeur, dominant le tumulte à force de voix ; qu'elle reste au Port-au-Prince à fabriquer des décrets pour deux lieues de terrain et deux jours de durée, mais qu'elle nous laisse tranquilles ici. Le Cap appartient au congrès provincial du nord, à lui seul !

-- Je prétends, reprenait l'indépendant, que son excellence monsieur le gouverneur n'a pas droit de convoquer une autre assemblée que l'assemblée générale des représentants de la colonie, présidée par M. de Cadusch !

-- Mais où est-il, votre président M. de Cadusch ? demanda le pompon blanc ; où est votre assemblée ? il n'y en a pas encore quatre membres d'arrivés, tandis que la provinciale est toute ici. Est-ce que vous voudriez par hasard représenter à vous seul une assemblée, toute une colonie ?

Cette rivalité des deux députés, fidèles échos de leurs assemblées respectives, exigea encore une fois l'intervention du gouverneur.

-- Messieurs, où voulez-vous donc enfin en venir avec vos éternelles assemblées provinciale, générale, coloniale, nationale ? Aiderez-vous aux décisions de cette assemblée en lui en faisant invoquer trois ou quatre autres ?

-- Morbleu ! criait d'une voix de tonnerre le général de Rouvray en frappant violemment sur la table du conseil, quels maudits bavards ! J'aimerais mieux lutter de poumons avec une pièce de vingt-quatre. Que nous font ces deux assemblées, qui se disputent le pas comme deux compagnies de grenadiers qui vont monter à l'assaut ! Eh bien ! convoquez-les toutes deux, monsieur le gouverneur, j'en ferai deux régiments pour marcher contre les noirs ; et nous verrons si leurs fusils feront autant de bruit que leurs langues.

Après cette vigoureuse sortie, il se pencha vers son voisin (c'était moi), et dit à demi-voix : - Que voulez-vous que fasse entre les deux assemblées de Saint-Domingue, qui se prétendent souveraines, un gouverneur de par le roi de France ? Ce sont les beaux parleurs et les avocats qui gâtent tout, ici comme dans la métropole. Si j'avais l'honneur d'être monsieur le lieutenant-général pour le roi, je jetterais toute cette canaille à la porte. Je dirais : Le roi règne, et moi je gouverne. J'enverrais la responsabilité par-devant les soi-disant représentants à tous les diables ; et avec douze croix de Saint-Louis, promises au nom de sa majesté, je balaierais tous les rebelles dans l'île de la Tortue, qui a été habitée autrefois par des brigands comme eux, les boucaniers. Souvenez-vous de ce que je vous dis, jeune homme. Les philosophes ont enfanté les philanthropes, qui ont procréé les négrophiles, qui produisent les mangeurs de blancs, ainsi nommés en attendant qu'on leur trouve un nom grec ou latin. Ces prétendues idées libérales dont on s'enivre en France sont un poison sous les tropiques. Il fallait traiter les nègres avec douceur, non les appeler à un affranchissement subit. Toutes les horreurs que vous voyez aujourd'hui à Saint-Domingue sont nées au club Massiac, et l'insurrection des esclaves n'est qu'un contrecoup de la chute de la Bastille.

Pendant que le vieux soldat m'exposait ainsi sa politique étroite, mais pleine de franchise et de conviction, l'orageuse discussion continuait. Un colon, du petit nombre de ceux qui partageaient la frénésie révolutionnaire, qui se faisait appeler le citoyen-général C***, pour avoir présidé à quelques sanglantes exécutions, s'était écrié :

-- Il faut plutôt des supplices que des combats. Les nations veulent des exemples terribles : épouvantons les noirs ! C'est moi qui ai apaisé les révoltes de juin et de juillet, en faisant planter cinquante têtes d'esclaves des deux côtés de l'avenue de mon habitation, en guise de palmiers. Que chacun se cotise pour la proposition que je vais faire. Défendons les approches du Cap avec les nègres qui nous restent encore.

-- Comment ! quelle imprudence ! répondit-on de toutes parts.

-- Vous ne me comprenez pas, messieurs, reprit le citoyen-général. Faisons un cordon de têtes de nègres qui entoure la ville, du fort Picolet à la pointe de Caracol ; leurs camarades insurgés n'oseront approcher. Il faut se sacrifier pour la cause commune dans un semblable moment. Je me dévoue le premier. J'ai cinq cents esclaves non révoltés ; je les offre.

Un mouvement d'horreur accueillit cette exécrable proposition.

-- C'est abominable ! c'est horrible ! s'écrièrent toutes les voix.

-- Ce sont des mesures de ce genre qui ont tout perdu, dit un colon. Si on ne s'était pas tant pressé d'exécuter les derniers révoltés de juin, de juillet et d'août, on aurait pu saisir le fil de leur conspiration, que la hache du bourreau a coupé.

Le citoyen C*** garda un moment le silence du dépit, puis il murmura entre ses dents :

-- Je croyais pourtant ne pas être suspect. Je suis lié avec des négrophiles ; je corresponds avec Brissot et Pruneau de Pomme-Gouge, en France ; Hans-Sloane, en Angleterre ; Magaw, en Amérique ; Pezll, en Allemagne ; Olivarius, en Danemark ; Wadstrohm, en Suède ; Peter Paulus, en Hollande ; Avendano, en Espagne ; et l'abbé Pierre Tamburini, en ltalie !

Sa voix s'élevait à mesure qu'il avançait dans sa nomenclature de négrophiles. Il termina enfin, en disant :

-- Mais il n'y a point ici de philosophes !

M. de Blanchelande, pour la troisième fois, demanda à recueillir les conseils de chacun.

-- Monsieur le gouverneur, dit une voix, voici mon avis. Embarquons-nous tous sur le Léopard, qui est mouillé dans la rade.

-- Mettons à prix la tête de Boukmann, dit un autre.

-- Informons de tout ceci le gouverneur de la Jamaïque, dit un troisième.

-- Oui, pour qu'il nous envoie encore une fois le secours dérisoire de cinq cents fusils, reprit un député de l'assemblée provinciale. Monsieur le gouverneur, envoyez un aviso en France, et attendons !

-- Attendre ! attendre ! interrompit M. de Rouvray avec force. Et les noirs attendront-ils ? Et la flamme qui circonscrit déjà cette ville attendra-t-elle ? Monsieur de Touzard, faites battre la générale, prenez du canon, et allez trouver le gros des rebelles avec vos grenadiers et vos chasseurs. Monsieur le gouverneur, faites faire des camps dans les paroisses de l'est ; établissez des postes au Trou et à Vallières ; je me charge, moi, des plaines du fort Dauphin. J'y dirigerai les travaux ; mon grand-père, qui était mestre-de-camp du régiment de Normandie, a servi sous M. le maréchal de Vauban ; j'ai étudié Folard et Bezout, et j'ai quelque pratique de la défense d'un pays. D'ailleurs les plaines du fort Dauphin, presque enveloppées par la mer et les frontières espagnoles, ont la forme d'une presqu'île, et se protégeront en quelque sorte d'elles-mêmes ; la presqu'île du Mole offre un semblable avantage. Usons de tout cela, et agissons !

Le langage énergique et positif du vétéran fit taire subitement toutes les discordances de voix et d'opinions. Le général était dans le vrai. Cette conscience que chacun a de son intérêt véritable rallia tous les avis à celui de M. de Rouvray ; et tandis que le gouverneur, par un serrement de main reconnaissant, témoignait au brave officier général qu'il sentait la valeur de ses conseils, bien qu'ils fussent énoncés comme des ordres, et l'importance de son secours, tous les colons réclamaient la prompte exécution des mesures indiquées.

Les deux députés des assemblées rivales, seuls, semblaient se séparer de l'adhésion générale, et murmuraient dans leur coin les mots d'empiétement du pouvoir exécutif, de décision hâtive et de responsabilité.

Je saisis ce moment pour obtenir de M. de Blanchelande les ordres que je sollicitais impatiemment ; et je sortis afin de rallier ma troupe et de reprendre sur-le-champ le chemin de l'Acul, malgré la fatigue que tous sentaient, excepté moi.

XVII

Le jour commençait à poindre. J'étais sur la place d'armes, réveillant les miliciens couchés sur leurs manteaux, pêle- mêle avec les dragons jaunes et rouges, les fuyards de la plaine, les bestiaux bêlant et mugissant, et les bagages de tout genre apportés dans la ville par les planteurs des environs.

Je commençais à retrouver ma petite troupe dans ce désordre, quand je vis un dragon jaune, couvert de sueur et de poussière, accourir vers moi à toute bride. J'allais à sa rencontre, et, au peu de paroles entrecoupées qui lui échappèrent, j'appris avec consternation que mes craintes s'étaient réalisées ; que la révolte avait gagné les plaines de l'Acul, et que les noirs assiégeaient le fort Galifet, où s'étaient enfermés les milices et les colons. Il faut vous dire que ce fort Galifet était fort peu de chose ; on appelait fort à Saint-Domingue tout ouvrage en terre.

Il n'y avait donc pas un moment à perdre. Je fis prendre des chevaux à ceux de mes soldats pour qui je pus en trouver ; et, guidé par le dragon, j'arrivai sur les domaines de mon oncle vers dix heures du matin.

Je donnai à peine un regard à ces immenses plantations qui n'étaient plus qu'une mer de flammes, bondissant sur la plaine avec de grosses vagues de fumée, à travers lesquelles le vent emportait de temps en temps, comme des étincelles, de grands troncs d'arbres hérissés de feux. Un pétillement effrayant, mêlé de craquements et de murmures, semblait répondre aux hurlements lointains des noirs, que nous entendions déjà sans les voir encore. Moi, je n'avais qu'une pensée, et l'évanouissement de tant de richesses qui m'étaient réservées ne pouvait m'en distraire, c'était le salut de Marie. Marie sauvée, que m'importait le reste ! Je la savais renfermée dans le fort, et je ne demandais à Dieu que d'arriver à temps. Cette espérance seule me soutenait dans mes angoisses et me donnait un courage et des forces de lion.

Enfin un tournant de la route nous laissa voir le fort Galifet. Le drapeau tricolore flottait encore sur la plate-forme, et un feu bien nourri couronnait le contour de ses murs. Je poussai un cri de joie. - Au galop, piquez des deux ! lâchez les brides ! criai-je à mes camarades. Et, redoublant de vitesse, nous nous dirigeâmes vers le fort, au bas duquel on apercevait la maison de mon oncle, portes et fenêtres brisées, mais debout encore, et rouge des reflets de l'embrasement, qui ne l'avait pas atteinte, parce que le vent soufflait de la mer et qu'elle est isolée des plantations.

Une multitude de nègres, embusqués dans cette maison, se montraient à la fois à toutes les croisées et jusque sur le toit ; et les torches, les piques, les haches, brillaient au milieu de coups de fusil qu'ils ne cessaient de tirer contre le fort, tandis qu'une autre foule de leurs camarades montait, tombait, et remontait sans cesse autour des murs assiégés qu'ils avaient chargés d'échelles. Ce flot de noirs, toujours repoussé et toujours renaissant sur ces murailles grises, ressemblait de loin à un essaim de fourmis essayant de gravir l'écaille d'une grande tortue, et dont le lent animal se débarrassait par une secousse d'intervalle en intervalle.

Nous touchions enfin aux premières circonvallations du fort. Les regards fixés sur le drapeau qui le dominait, j'encourageai mes soldats au nom de leurs familles renfermées comme la mienne dans ces murs que nous allions secourir. Une acclamation générale me répondit, et, formant mon petit escadron en colonne, je me préparai à donner le signal de charger le troupeau assiégeant.

En ce moment un grand cri s'éleva de l'enceinte du fort, un tourbillon de fumée enveloppa l'édifice tout entier, roula quelque temps ses plis autour des murs, d'où s'échappait une rumeur pareille au bruit d'une fournaise, et, en s'éclaircissant, nous laissa voir le fort Galifet surmonté d'un drapeau rouge. - Tout était fini !

XVIII

Je ne vous dirai pas ce qui se passa en moi à cet horrible spectacle. Le fort pris, ses défenseurs égorgés, vingt familles massacrées, tout ce désastre général, je l'avouerai à ma honte, ne m'occupa pas un instant. Marie perdue pour moi ! perdue pour moi peu d'heures après celle qui me l'avait donnée pour jamais ! perdue pour moi par ma faute, puisque, si je ne l'avais pas quittée la nuit précédente pour courir au Cap sur l'ordre de mon oncle, j'aurais pu du moins la défendre ou mourir près d'elle et avec elle, ce qui n'eût, en quelque sorte, pas été la perdre ! Ces pensées de désolation égarèrent ma douleur jusqu'à la folie. Mon désespoir était du remords.

Cependant mes compagnons, exaspérés, avaient crié : vengeance ! nous nous étions précipités le sabre aux dents, les pistolets aux deux poings, au milieu des insurgés vainqueurs. Quoique bien supérieurs en nombre, les noirs fuyaient à notre approche, mais nous les voyions distinctement à droite et à gauche, devant et derrière nous, massacrant les blancs et se hâtant d'incendier le fort.

Notre fureur s'accroissait de leur lâcheté.

A une poterne du fort, Thadée, couvert de blessures, se présenta devant moi.

-- Mon capitaine, me dit-il, votre Pierrot est un sorcier, un obi, comme disent ces damnés nègres, ou au moins un diable. Nous tenions bon ; vous arriviez, et tout était sauvé, quand il a pénétré dans le fort, je ne sais par où, et voyez ! - Quant à monsieur votre oncle, à sa famille, à madame...

-- Marie ! interrompis- je, où est Marie ?

En ce moment un grand noir sortit de derrière une palissade enflammée, emportant une jeune femme qui criait et se débattait dans ses bras. La jeune femme était Marie ; le noir était Pierrot.

-- Perfide! lui criai- je.

Je dirigeai un pistolet vers lui ; un des esclaves révoltés se jeta au-devant de la balle, et tomba mort. Pierrot se retourna, et parut m'adresser quelques paroles ; puis il s'enfonça avec sa proie au milieu des touffes de cannes embrasées. Un instant après, un chien énorme passa à sa suite, tenant dans sa gueule un berceau, dans lequel était le dernier enfant de mon oncle. Je reconnus aussi le chien ; c'était Rask. Transporté de rage, je déchargeai sur lui mon second pistolet ; mais je le manquai.

Je me mis à courir comme un insensé sur sa trace ; mais ma double course nocturne, tant d'heures passées sans prendre de repos et de nourriture, mes craintes pour Marie, le passage subit du comble du bonheur au dernier terme du malheur, toutes ces violentes émotions de l'âme m'avaient épuisé plus encore que les fatigues du corps. Après quelques pas je chancelai ; un nuage se répandit sur mes yeux, et je tombai évanoui.

XIX

Quand je me réveillai, j'étais dans la maison dévastée de mon oncle et dans les bras de Thadée. Cet excellent Thadée fixait sur moi des yeux pleins d'anxiété.

-- Victoire! cria-t-il dès qu'il sentit mon pouls se ranimer sous sa main, victoire ! les nègres sont en déroute, et le capitaine est ressuscité !

J'interrompis son cri de joie par mon éternelle question :

-- Où est Marie ?

Je n'avais point encore rallié mes idées ; il ne me restait que le sentiment et non le souvenir de mon malheur. Thadée baissa la tête. Alors toute ma mémoire me revint ; je me retraçai mon horrible nuit de noces, et le grand nègre emportant Marie dans ses bras à travers les flammes s'offrit à moi comme une infernale vision. L'affreuse lumière qui venait d'éclater dans la colonie, et de montrer à tous les blancs des ennemis dans leurs esclaves, me fit voir dans ce Pierrot, si bon, si généreux, si dévoué, qui me devait trois fois la vie, un ingrat, un monstre, un rival ! L'enlèvement de ma femme, la nuit même de notre union, me prouvait ce que j'avais d'abord soupçonné, et je reconnus enfin clairement que le chanteur du pavillon n'était autre que l'exécrable ravisseur de Marie. Pour si peu d'heures, que de changements ! Thadée me dit qu'il avait vainement poursuivi Pierrot et son chien ; que les nègres s'étaient retirés, quoique leur nombre eût pu facilement écraser ma faible troupe, et que l'incendie des propriétés de ma famille continuait sans qu'il fût possible de l'arrêter.

Je lui demandai si l'on savait ce qu'était devenu mon oncle, dans la chambre duquel on m'avait apporté. Il me prit la main en silence, et, me conduisant vers l'alcôve, il en tira les rideaux.

Mon malheureux oncle était là, gisant sur son lit ensanglanté, un poignard profondément enfoncé dans le coeur. Au calme de sa figure, on voyait qu'il avait été frappé dans le sommeil. La couche du nain Habibrah, qui dormait habituellement à ses pieds, était aussi tachée de sang, et les mêmes souillures se faisaient remarquer sur la veste chamarrée du pauvre fou, jetée à terre à quelques pas du lit.

Je ne doutai pas que le bouffon ne fût mort victime de son attachement connu pour mon oncle, et n'eût été massacré par ses camarades, peut-être en défendant son maître. Je me reprochai amèrement ces préventions qui m'avaient fait porter de si faux jugements sur Habibrah et sur Pierrot ; je mêlai aux larmes que m'arracha la fin prématurée de mon oncle quelques regrets pour son fou. D'après mes ordres, on rechercha son corps, mais en vain. Je supposai que les nègres avaient emporté et jeté le nain dans les flammes ; et j'ordonnai que, dans le service funèbre de mon beau-père, des prières fussent dites pour le repos de l'âme du fidèle Habibrah.

XX

Le fort Galifet était détruit, nos habitations avaient disparu ; un plus long séjour sur ces ruines était inutile et impossible. Dès le soir même, nous retournâmes au Cap.

Là, une fièvre ardente me saisit. L'effort que j'avais fait sur moi-même pour dompter mon désespoir était trop violent. Le ressort, trop tendu, se brisa. Je tombai dans le délire. Toutes mes espérances trompées, mon amour profané, mon amitié trahie, mon avenir perdu, et par-dessus tout l'implacable jalousie, égarèrent ma raison. Il me semblait que des flammes ruisselaient dans mes veines ; ma tête se rompait ; j'avais des furies dans le coeur. Je me représentais Marie au pouvoir d'un autre amant, au pouvoir d'un maître, d'un esclave, de Pierrot ! On m'a dit qu'alors je m'élançais de mon lit, et qu'il fallait six hommes pour m'empêcher de me fracasser le crâne sur l'angle des murs.

Que ne suis-je mort alors ! Cette crise passa. Les médecins, les soins de Thadée, et je ne sais quelle force de la vie dans la jeunesse, vainquirent le mal, ce mal qui aurait pu être un si grand bien. Je guéris au bout de dix jours, et je ne m'en affligeai pas. Je fus content de pouvoir vivre encore quelque temps, pour la vengeance.

A peine convalescent, j'allai chez M. de Blanchelande demander du service. Il voulait me donner un poste à défendre ; je le conjurai de m'incorporer comme volontaire dans l'une des colonnes mobiles que l'on envoyait de temps en temps contre les noirs pour balayer le pays.

On avait fortifié le Cap à la hâte. L'insurrection faisait des progrès effrayants. Les nègres de Port-au-Prince commençaient à s'agiter ; Biassou commandait ceux du Limbé, du Dondon et de l'Acul ; Jean-François s'était fait proclamer généralissime des révoltés de la plaine de Maribarou ; Boukmann, célèbre depuis par sa fin tragique, parcourait avec ses brigands les bords de la Limonade ; et enfin les bandes du Morne-Rouge avaient reconnu pour chef un nègre nommé Bug-Jargal.

Le caractère de ce dernier, si l'on en croyait les relations, contrastait d'une manière singulière avec la férocité des autres. Tandis que Boukmann et Biassou inventaient mille genres de mort pour les prisonniers qui tombaient entre leurs mains, Bug-Jargal s'empressait de leur fournir les moyens de quitter l'île. Les premiers contractaient des marchés avec les lanches espagnoles qui croisaient autour des côtes, et leur vendaient d'avance les dépouilles des malheureux qu'ils forçaient à fuir ; Bug-Jargal coula à fond plusieurs de ces corsaires. M. Colas de Maigné et huit autres colons distingués furent détachés par ses ordres de la roue où Boukmann les avait fait lier. On citait de lui mille autres traits de générosité qu'il serait trop long de vous rapporter.

Mon espoir de vengeance ne paraissait pas près de s'accomplir. Je n'entendais plus parler de Pierrot. Les rebelles commandés par Biassou continuaient d'inquiéter le Cap, ils avaient même une fois osé aborder le morne qui domine la ville, et le canon de la citadelle avait eu de la peine à les repousser. Le gouverneur résolut de les refouler dans l'intérieur de l'île. Les milices de l'Acul, du Limbé, d'Ouanaminte et de Maribarou, réunies au régiment du Cap et aux redoutables compagnies jaune et rouge, constituaient notre armée active. Les milices du Dondon et du Quartier- Dauphin, renforcées d'un corps de volontaires, sous les ordres du négociant Poncignon, formaient la garnison de la ville.

Le gouverneur voulut d'abord se délivrer de Bug-Jargal, dont la diversion l'alarmait. Il envoya contre lui les milices d'Ouanaminte et un bataillon du Cap. Ce corps rentra deux jours après complètement battu. Le gouverneur s'obstina à vouloir vaincre Bug-Jargal ; il fit repartir le même corps avec un renfort de cinquante dragons jaunes et de quatre cents miliciens de Maribarou. Cette seconde armée fut encore plus maltraitée que la première.

Thadée, qui était de cette expédition, en conçut un violent dépit, et me jura à son retour qu'il s'en vengerait sur Bug- Jargal.

Une larme roula dans les yeux de d'Auverney ; il croisa les bras sur sa poitrine, et parut quelques minutes plongé dans une rêverie douloureuse ; enfin il reprit.

XXI

-- La nouvelle arriva que Bug-Jargal avait quitté le Morne-Rouge, et dirigeait sa troupe par les montagnes pour se joindre à Biassou. Le gouverneur sauta de joie : - Nous les tenons, dit-il en se frottant les mains. Le lendemain l'armée coloniale était à une lieue en avant du Cap, Les insurgés, à notre approche, abandonnèrent précipitamment Port- Margot et le fort Galifet, où ils avaient établi un poste défendu par de grosses pièces d'artillerie de siège, enlevées à des batteries de la côte ; toutes les bandes se replièrent vers les montagnes. Le gouverneur était triomphant. Nous poursuivîmes notre marche. Chacun de nous, en passant dans ces plaines arides et désolées, cherchait à saluer encore d'un triste regard le lieu où étaient ses champs, ses habitations, ses richesses ; souvent il n'en pouvait reconnaître la place.

Quelquefois notre marche était arrêtée par des embrasements qui des champs cultivés s'étaient communiqués aux forêts et aux savanes. Dans ces climats, où la terre est encore vierge, où la végétation est surabondante, l'incendie d'une forêt est accompagné de phénomènes singuliers. On l'entend de loin, souvent même avant de le voir, sourdre et bruire avec le fracas d'une cataracte diluviale. Les troncs d'arbres qui éclatent, les branches qui pétillent, les racines qui craquent dans le sol, les grandes herbes qui frémissent, le bouillonnement des lacs et des marais enfermés dans la forêt, le sifflement de la flamme qui dévore l'air, jettent une rumeur qui tantôt s'apaise, tantôt redouble avec les progrès de l'embrasement. Parfois on voit une verte lisière d'arbres encore intacts entourer longtemps le foyer flamboyant. Tout à coup une langue de feu débouche par l'une des extrémités de cette fraîche ceinture, un serpent de flamme bleuâtre court rapidement le long des tiges, et en un clin d'oeil le front de la forêt disparaît sous un voile d'or mouvant ; tout brûle à la fois. Alors un dais de fumée s'abaisse de temps à autre sous le souffle du vent, et enveloppe les flammes. Il se roule et se déroule, s'élève et s'affaisse, se dissipe et s'épaissit, devient tout à coup noir ; puis une sorte de frange de feu en découpe vivement tous les bords, un grand bruit se fait entendre, la frange s'efface, la fumée remonte, et verse en s'envolant un flot de cendre rouge, qui pleut longtemps sur la terre.

XXII

Le soir du troisième jour, nous entrâmes dans les gorges de la Grande-Rivière. On estimait que les noirs étaient à vingt lieues dans la montagne.

Nous assîmes notre camp sur un mornet qui paraissait leur avoir servi au même usage, à la manière dont il était dépouillé. Cette position n'était pas heureuse ; il est vrai que nous étions tranquilles. Le mornet était dominé de tous côtés par des rochers à pic, couverts d'épaisses forêts. L'aspérité de ces escarpements avait fait donner à ce lieu le nom de Dompte-Mulâtre. La Grande-Rivière coulait derrière le camp ; resserrée entre deux côtes, elle était dans cet endroit étroite et profonde. Ses bords, brusquement inclinés, se hérissaient de touffes de buissons impénétrables à la vue. Souvent même ses eaux étaient cachées par des guirlandes de lianes, qui, s'accrochant aux branches des érables à fleurs rouges semés parmi les buissons, mariaient leurs jets d'une rive à l'autre, et, se croisant de mille manières, formaient sur le fleuve de larges tentes de verdure, l'oeil qui les contemplait du haut des roches voisines croyait voir des prairies humides encore de rosée. Un bruit sourd, ou quelquefois une sarcelle sauvage, perçant tout à coup ce rideau fleuri, décelaient seuls le cours de la rivière.

Le soleil cessa bientôt de dorer la cime aiguë des monts lointains du Dondon ; peu à peu l'ombre s'étendit sur le camp, et le silence ne fut plus troublé que par les cris de la grue et les pas mesurés des sentinelles.

Tout à coup les redoutables chants d'Oua-Nassé et du Camp du Grand Pré se firent entendre sur nos têtes ; les palmiers, les acomas et les cèdres qui couronnaient les rocs s'embrasèrent, et les clartés livides de l'incendie nous montrèrent sur les sommets voisins de nombreuses bandes de nègres et de mulâtres dont le teint cuivré paraissait rouge à la lueur des flammes. C'étaient ceux de Biassou.

Le danger était imminent. Les chefs s'éveillant en sursaut coururent rassembler leurs soldats ; le tambour battit la générale ; la trompette sonna l'alarme ; nos lignes se formèrent en tumulte, et les révoltés, au lieu de profiter du désordre où nous étions, immobiles, nous regardaient en chantant Oua-Nassé.

Un noir gigantesque parut seul sur le plus élevé des pics secondaires qui encaissent la Grande-Rivière ; une plume couleur de feu flottait sur son front ; une hache était dans sa main droite, un drapeau rouge dans sa main gauche ; je reconnus Pierrot ! Si une carabine se fût trouvée à ma portée, la rage m'aurait peut-être fait commettre une lâcheté. Le noir répéta le refrain d'Oua-Nassé, planta son drapeau sur le pic, lança sa hache au milieu de nous, et s'engloutit dans les flots du fleuve. Un regret s'éleva en moi, car je crus qu'il ne mourrait plus de ma main.

Alors les noirs commencèrent à rouler sur nos colonnes d'énormes quartiers de rochers ; une grêle de balles et de flèches tomba sur le mornet. Nos soldats, furieux de ne pouvoir atteindre les assaillants, expiraient en désespérés, écrasés par les rochers, criblés de balles ou percés de flèches. Une horrible confusion régnait dans l'armée. Soudain un bruit affreux parut sortir du milieu de la Grande-Rivière. Une scène extraordinaire s'y passait, les dragons jaunes, extrêmement maltraités par les masses que les rebelles poussaient du haut des montagnes, avaient conçu l'idée de se réfugier, pour y échapper, sous les voûtes flexibles de lianes dont le fleuve était couvert. Thadée avait le premier mis en avant ce moyen, d'ailleurs ingénieux...

Ici le narrateur fut soudainement interrompu.

XXIII

Il y avait plus d'un quart d'heure que le sergent Thadée, le bras droit en écharpe, s'était glissé, sans être vu de personne, dans un coin de la tente, où ses gestes avaient seuls exprimé la part qu'il prenait aux récits de son capitaine, jusqu'à ce moment où, ne croyant pas que le respect lui permit de laisser passer un éloge aussi direct sans en remercier d'Auverney, il se prit à balbutier d'un ton confus :

-- Vous êtes bien bon, mon capitaine.

Un éclat de rire général s'éleva. D'Auverney se retourna, et lui cria d'un ton sévère :

-- Comment : vous ici, Thadée ! et votre bras ?

A ce langage, si nouveau pour lui, les traits du vieux soldat se rembrunirent ; il chancela et leva la tête en arrière, comme pour arrêter les larmes qui roulaient dans ses yeux.

-- Je ne croyais pas, dit-il enfin à voix basse, je n'aurais jamais cru que mon capitaine pût manquer à son vieux sergent jusqu'à lui dire vous.

Le capitaine se leva précipitamment.

-- Pardonne, mon vieil ami, pardonne, je ne sais ce que j'ai dit ; tiens, Thad, me pardonnes-tu ?

Les larmes jaillirent des yeux du sergent, malgré lui,

-- Voilà la troisième fois, balbutia-t-il ; mais celles-ci sont de joie.

La paix était faite, Un court silence s'ensuivit,

-- Mais, dis-moi, Thad, demanda le capitaine doucement, pourquoi as-tu quitté l'ambulance pour venir ici ?

-- C'est que, avec votre permission, j'étais venu pour vous demander, mon capitaine, s'il faudrait faire mettre demain la housse galonnée à votre cheval de bataille.

Henri se mit à rire.

-- Vous auriez mieux fait, Thadée, de demander au chirurgien-major s'il faudrait mettre demain deux onces de charpie sur votre bras malade.

-- Ou de vous informer, reprit Paschal, si vous pourriez boire un peu de vin pour vous rafraîchir ; en attendant, voici de l'eau-de-vie qui ne peut que vous faire du bien ; goûtez-en, mon brave sergent.

Thadée s'avança, fit un salut respectueux, s'excusa de prendre le verre de la main gauche, et le vida à la santé de la compagnie. Il s'anima.

-- Vous en étiez, mon capitaine, au moment, au moment où... Eh bien oui, ce fut moi qui proposai d'entrer sous les lianes pour empêcher des chrétiens d'être tués par des pierres. Notre officier, qui, ne sachant pas nager, craignait de se noyer, et cela était bien naturel, s'y opposait de toutes ses forces, jusqu'à ce qu'il vit, avec votre permission, messieurs, un gros caillou, qui manqua de l'écraser, tomber sur la rivière, sans pouvoir s'y enfoncer, à cause des herbes. - Il vaut encore mieux, dit-il alors, mourir comme Pharaon d'Egypte que comme saint Etienne. Nous ne sommes pas des saints, et Pharaon était un militaire comme nous. - Mon officier, un savant comme vous voyez, voulut donc bien se rendre à mon avis, à condition que j'essaierais le premier de l'exécuter. Je vais. Je descends le long du bord, je saute sous le berceau en me tenant aux branches d'en haut, et, dites, mon capitaine, je me sens tirer par la jambe ; je me débats, je crie au secours, je reçois plusieurs coups de sabre ; et voilà tous les dragons, qui étaient des diables, qui se précipitent pêle-mêle sous les lianes (C'étaient les noirs du Morne-Rouge qui s'étaient cachés là sans qu'on s'en doutât, probablement pour nous tomber sur le dos, comme un sac trop chargé, le moment d'après.) - Cela n'aurait pas été un bon moment pour pêcher ! - On se battait, on jurait, on criait. Etant tout nus, ils étaient plus alertes que nous ; mais nos coups portaient mieux que les leurs. Nous nagions d'un bras, et nous battions de l'autre, comme cela se pratique toujours dans ce cas-là. - Ceux qui ne savaient pas nager, dites, mon capitaine, se suspendaient d'une main aux lianes et les noirs les tiraient par les pieds. Au milieu de la bagarre, je vis un grand nègre qui se défendait comme un Belzébuth contre huit ou dix de mes camarades ; je nageai là, et je reconnus Pierrot, autrement dit Bug... Mais cela ne doit se découvrir qu'après, n'est-ce pas, mon capitaine ? Je reconnus Pierrot. Depuis la prise du fort, nous étions brouillés ensemble ; je le saisis à la gorge ; il allait se délivrer de moi d'un coup de poignard, quand il me regarda, et se rendit au lieu de me tuer ; ce qui fut très malheureux, mon capitaine, car s'il ne s'était pas rendu... - Mais cela se saura plus tard. - Sitôt que les nègres le virent pris, ils sautèrent sur nous pour le délivrer ; si bien que les milices allaient aussi entrer dans l'eau pour nous secourir, quand Pierrot, voyant sans doute que les nègres allaient tous être massacrés, dit quelques mots qui étaient un vrai grimoire, puisque cela les mit tous en fuite. Ils plongèrent, et disparurent en un clin d'oeil. - Cette bataille sous l'eau aurait eu quelque chose d'agréable, et m'aurait bien amusé, si je n'y avais pas perdu un doigt et mouillé dix cartouches, et si... pauvre homme ! mais cela était écrit, mon capitaine.

Et le sergent, après avoir respectueusement appuyé le revers de sa main gauche sur la grenade de son bonnet de police, l'éleva vers le ciel d'un air inspiré.

D'Auverney paraissait violemment agité.

-- Oui, dit-il, oui, tu as raison, mon vieux Thadée, cette nuit-là fut une nuit fatale.

Il serait tombé dans une de ces profondes rêveries qui lui étaient habituelles, si l'assemblée ne l'eût vivement pressé de continuer. Il poursuivit.

XXIV

-- Tandis que la scène que Thadée vient de décrire... (Thadée, triomphant, vint se placer derrière le capitaine), tandis que la scène que Thadée vient de décrire se passait derrière le mornet, j'étais parvenu, avec quelques-uns des miens, à grimper de broussaille en broussaille sur un pic nommé le Pic du Paon, à cause des teintes irisées que le mica répandu à sa surface présentait aux rayons du soleil. Ce pic était de niveau avec les positions des noirs. Le chemin une fois frayé, le sommet fut bientôt couvert de milices ; nous commençâmes une vive fusillade. Les nègres, moins bien armés que nous, ne purent nous riposter aussi chaudement ; ils commencèrent à se décourager ; nous redoublâmes d'acharnement, et bientôt les rocs les plus voisins furent évacués par les rebelles, qui cependant eurent d'abord soin de faire rouler les cadavres de leurs morts sur le reste de l'armée, encore rangée en bataille sur le mornet. Alors nous abattîmes et liâmes ensemble avec des feuilles de palmier et des cordes plusieurs troncs de ces énormes cotonniers sauvages dont les premiers habitants de l'île faisaient des pirogues de cent rameurs. A l'aide de ce pont improvisé, nous passâmes sur les pics abandonnés, et une partie de l'armée se trouva ainsi avantageusement postée. Cet aspect ébranla le courage des insurgés. Notre feu se soutenait. Des clameurs lamentables, auxquelles se mêlait le nom de Bug-Jargal, retentirent soudain dans l'armée de Biassou. Une grande épouvante s'y manifesta, plusieurs noirs du Morne-Rouge parurent sur le roc ou flottait le drapeau écarlate ; ils se prosternèrent, enlevèrent l'étendard, et se précipitèrent avec lui dans les gouffres de la Grande-Rivière. Cela semblait signifier que leur chef était mort ou pris.

Notre audace s'en accrut à un tel point que je résolus de chasser à l'arme blanche les rebelles des rochers qu'ils occupaient encore. Je fis jeter un pont de troncs d'arbres entre notre pic et le roc le plus voisin ; et je m'élançai le premier au milieu des nègres. Les miens allaient me suivre, quand un des rebelles, d'un coup de hache, fit voler le pont en éclats. Les débris tombèrent dans l'abîme, en battant les rocs avec un bruit épouvantable.

Je tournai la tête ; en ce moment je me sentis saisir par six ou sept noirs qui me désarmèrent. Je me débattais comme un lion ; ils me lièrent avec des cordes d'écorce, sans s'inquiéter des balles que mes gens faisaient pleuvoir autour d'eux.

Mon désespoir ne fut adouci que par les cris de victoire que j'entendis pousser autour de moi un instant après ; je vis bientôt les noirs et les mulâtres gravir pêle-mêle les sommets les plus escarpés, en jetant des clameurs de détresse. Mes gardiens les imitèrent ; le plus vigoureux d'entre eux me chargea sur ses épaules, et m'emporta vers les forêts, en sautant de roche en roche avec l'agilité d'un chamois. La lueur des flammes cessa bientôt de le guider ; la faible lumière de la lune lui suffit ; il se mit seulement à marcher avec moins de rapidité.

XXV

Après avoir traversé des halliers et franchi des torrents, nous arrivâmes dans une haute vallée d'un aspect singulièrement sauvage. Ce lieu m'était absolument inconnu.

Cette vallée était située dans le coeur même des mornes, dans ce qu'on appelle à Saint-Domingue les doubles montagnes. C'était une grande savane verte, emprisonnée dans des murailles de roches nues, parsemée de bouquets de pins, de gayacs et de palmistes. Le froid vif qui règne presque continuellement dans cette région de l'île, bien qu'il n'y gèle pas, était encore augmenté par la fraîcheur de la nuit, qui finissait à peine. L'aube commençait à faire revivre la blancheur des hauts sommets environnants, et la vallée, encore plongée dans une obscurité profonde, n'était éclairée que par une multitude de feux allumés par les nègres ; car c'était là leur point de ralliement. Les membres disloqués de leur armée s'y rassemblaient en désordre, les noirs et les mulâtres arrivaient de moment en moment par troupes effarées, avec des cris de détresse ou des hurlements de rage, et de nouveaux feux, brillants comme des yeux de tigre dans la sombre savane, marquaient à chaque instant que le cercle du camp s'agrandissait.

Le nègre dont j'étais le prisonnier m'avait déposé au pied d'un chêne, d'où j'observais avec insouciance ce bizarre spectacle. Le noir m'attacha par la ceinture au tronc de l'arbre auquel j'étais adossé, resserra les noeuds redoublés qui comprimaient tous mes mouvements, mit sur ma tête son bonnet de laine rouge, sans doute pour indiquer que j'étais sa propriété, et après qu'il se fut ainsi assuré que je ne pourrais ni m'échapper, ni lui être enlevé par d'autres, il se disposa à s'éloigner. Je me décidai alors à lui adresser la parole, et je lui demandai en patois créole, s'il était de la bande du Dondon ou de celle du Morne-Rouge. Il s'arrêta et me répondit d'un air d'orgueil : Morne-Rouge ! Une idée me vint. J'avais entendu parler de la générosité du chef de cette bande, Bug-Jargal, et, quoique résolu sans peine à une mort qui devait finir tous mes malheurs, l'idée des tourments qui m'attendaient si je la recevais de Biassou ne laissait pas que de m'inspirer quelque horreur. Je n'aurais pas mieux demandé que de mourir, sans ces tortures. C'était peut- être une faiblesse, mais je crois qu'en de pareils moments notre nature d'homme se révolte toujours. Je pensai donc que si je pouvais me soustraire à Biassou, j'obtiendrais peut-être de Bug-Jargal une mort sans supplices, une mort de soldat.

Je demandai à ce nègre du Morne-Rouge de me conduire à son chef, Bug-Jargal. Il tressaillit. Bug-Jargal ! dit-il en se frappant le front avec désespoir ; puis passant rapidement à l'expression de la fureur, il grinça des dents et me cria en me montrant le poing : - Biassou ! Biassou ! - Après ce nom menaçant, il me quitta.

La colère et la douleur du nègre me rappelèrent cette circonstance du combat de laquelle nous avions conclu la prise ou la mort du chef des bandes du Morne-Rouge. Je n'en doutai plus ; et je me résignai à cette vengeance de Biassou dont le noir semblait me menacer.

XXVI

Cependant les ténèbres couvraient encore la vallée, où la foule des noirs et le nombre des feux s'accroissaient sans cesse. Un groupe de négresses vint allumer un foyer près de moi. Aux nombreux bracelets de verre bleu, rouge et violet qui brillaient échelonnés sur leurs bras et leurs jambes, aux anneaux qui chargeaient leurs oreilles, aux bagues qui ornaient tous les doigts de leurs mains et de leurs pieds, aux amulettes attachées sur leur sein, au collier de charmes suspendu à leur cou, au tablier de plumes bariolées, seul vêtement qui voilât leur nudité, et surtout à leurs clameurs cadencées, à leurs regards vagues et hagards, je reconnus des griotes. Vous ignorez peut-être qu'il existe parmi les noirs de diverses contrées de l'Afrique des nègres, doués de je ne sais quel grossier talent de poésie et d'improvisation qui ressemble à la folie. Ces nègres, errant de royaume en royaume, sont, dans ces pays barbares, ce qu'étaient les rhapsodes antiques, et, dans le moyen âge les minstrels d'Angleterre, les minsinger d'Allemagne, et les trouvères de France. On les appelle griots, leurs femmes, les griotes, possédées comme eux d'un démon insensé, accompagnent les chansons barbares de leurs maris par des danses lubriques, et présentent une parodie grotesque des bayadères de l'Hindoustan et des almées égyptiennes. C'étaient donc quelques-unes de ces femmes qui venaient de s'asseoir en rond, à quelques pas de moi, les jambes repliées à la mode africaine, autour d'un grand amas de branchages desséchés, qui brûlait en faisant trembler sur leurs visages hideux la lueur rouge de ses flammes.

Dès que leur cercle fut formé, elles se prirent toutes la main, et la plus vieille, qui portait une plume de héron plantée dans ses cheveux, se mit à crier : Ouanga ! Je compris qu'elles allaient opérer un de ces sortilèges qu'elles désignent sous ce nom. Toutes répétèrent : Ouanga ! La plus vieille, après un silence de recueillement, arracha une poignée de ses cheveux, et la jeta dans le feu en disant ces paroles sacramentelles : Malé o guiab ! qui, dans le jargon des nègres créoles, signifient : - J'irai au diable. Toutes les griotes, imitant leur doyenne, livrèrent aux flammes une mèche de leurs cheveux, et redirent gravement : - Malé o guiab !

Cette invocation étrange, et les grimaces burlesques qui l'accompagnaient, m'arrachèrent cette espère de convulsion involontaire qui saisit souvent malgré lui l'homme le plus sérieux ou même le plus pénétré de douleur, et qu'on appelle le fou rire. Je voulus en vain le réprimer, il éclata. Ce rire, échappé à un coeur bien triste, fit naître une scène singulièrement sombre et effrayante.

Toutes les négresses, troublées dans leur mystère, se levèrent comme réveillées en sursaut. Elles ne s'étaient pas aperçues jusque-là de ma présence.

Elles coururent tumultueusement vers moi, en hurlant : Blanco ! blanco ! Je n'ai jamais vu une réunion de figures plus diversement horribles que ne l'étaient dans leur fureur tous ces visages noirs avec leurs dents blanches et leurs yeux blancs traversés de grosses veines sanglantes.

Elles m'allaient déchirer. La vieille à la plume de héron fit un signe, et cria à plusieurs reprises : Zoté cordé ! zoté cordé ! [ Accordez-vous ! Accordez-vous ! ] Ces forcenées s'arrêtèrent subitement, et je les vis, non sans surprise, détacher toutes ensemble leur tablier de plumes, les jeter sur l'herbe, et commencer autour de moi cette danse lascive que les noirs appellent la chica.

Cette danse, dont les attitudes grotesques et la vive allure n'expriment que le plaisir et la gaieté, empruntait ici de diverses circonstances accessoires un caractère sinistre. Les regards foudroyants que me lançaient les griotes au milieu de leurs folâtres évolutions, l'accent lugubre qu'elles donnaient à l'air joyeux de la chica, le gémissement aigu et prolongé que la vénérable présidente du sanhédrin noir arrachait de temps en temps à son balafo, espèce d'épinette qui murmure comme un petit orgue, et se compose d'une vingtaine de tuyaux de bois dur dont la grosseur et la longueur vont en diminuant graduellement, et surtout l'horrible rire que chaque sorcière nue, à certaines pauses de la danse, venait me présenter à son tour, en appuyant presque son visage sur le mien, ne m'annonçaient que trop à quels affreux châtiments devait s'attendre le blanco profanateur de leur Ouanga. Je me rappelai la coutume de ces peuplades sauvages qui dansent autour des prisonniers avant de les massacrer, et je laissai patiemment ces femmes exécuter le ballet du drame dont je devais ensanglanter le dénouement. Cependant je ne pus m'empêcher de frémir quand je vis, à un moment marqué par le balafo, chaque griote mettre dans le brasier la pointe d'une lame de sabre, ou le fer d'une hache, l'extrémité d'une longue aiguille à voiture, les pinces d'une tenaille, ou les dents d'une scie.

La danse touchait à sa fin ; les instruments de torture étaient rouges. A un signal de la vieille, les négresses allèrent processionnellement chercher, l'une après l'autre, quelque arme horrible dans le feu.

Celles qui ne purent se munir d'un fer ardent prirent un tison enflammé. Alors je compris clairement quel supplice m'était réservé, et que j'aurais un bourreau dans chaque danseuse. A un autre commandement de leur coryphée, elles recommencèrent une dernière ronde, en se lamentant d'une manière effrayante. Je fermai les yeux pour ne plus voir du moins les ébats de ces démons femelles, qui, haletants de fatigue et de rage, entrechoquaient en cadence sur leurs têtes leurs ferrailles flamboyantes, d'où s'échappaient un bruit aigu et des myriades d'étincelles. J'attendis en me roidissant l'instant où je sentirais mes chairs se tourmenter, mes os se calciner, mes nerfs se tordre sous les morsures brûlantes des tenailles et des scies, et un frisson courut sur tous mes membres. Ce fut un moment affreux.

Il ne dura heureusement pas longtemps. La chica des griotes atteignait son dernier période, quand j'entendis de loin la voix du nègre qui m'avait fait prisonnier. Il accourait en criant : Que haceis, mujeres de demonio ? Que haceis alli ? Dexaïs mi prisonero ! [ Que faites-vous, femmes du démon ? Que faites-vous là ? laissez mon prisonnier ! ] Je rouvris les yeux. Il était déjà grand jour. Le nègre se hâtait avec mille gestes de colère. Les griotes s'étaient arrêtées ; mais elles paraissaient moins émues de ses menaces qu'interdites par la présence d'un personnage assez bizarre dont le noir était accompagné.

C'était un homme très gros et très petit, une sorte de nain, dont le visage était caché par un voile blanc, percé de trois trous, pour la bouche et les yeux, à la manière des pénitents. Ce voile, qui tombait sur son cou et ses épaules, laissait nue sa poitrine velue, dont la couleur me parut être celle des griffes, et sur laquelle brillait, suspendu à une chaîne d'or, le soleil d'un ostensoir d'argent tronqué. On voyait le manche en croix d'un poignard grossier passer au-dessus de sa ceinture écarlate qui soutenait un jupon rayé de vert, de jaune et de noir, dont la frange descendait jusqu'à ses pieds larges et difformes. Ses bras, nus comme sa poitrine, agitaient un bâton blanc ; un chapelet, dont les grains étaient d'adrézarach, pendait à sa ceinture, près du poignard ; et son front était surmonté d'un bonnet pointu orné de sonnettes dans lequel, lorsqu'il s'approcha, je ne fus pas peu surpris de reconnaître la gorra d'Habibrah. Seulement, parmi les hiéroglyphes dont cette espèce de mitre était couverte, on remarquait des taches de sang. C'était sans doute le sang du fidèle bouffon. Ces traces de meurtre me parurent une nouvelle preuve de sa mort, et réveillèrent dans mon coeur un dernier regret.

Au moment où les griotes aperçurent cet héritier du bonnet d'Habibrah, elles s'écrièrent toutes ensemble : - L'obi ! et tombèrent prosternées. Je devinai que c'était le sorcier de l'armée de Biassou. - Basta ! Basta ! dit-il en arrivant auprès d'elles, avec une voix sourde et grave, dexaïs el prisonero de Biassu [ Il suffit ! il suffit ! Laissez le prisonnier de Biassou ! ]. Toutes les négresses, se relevant en tumulte, jetèrent les instruments de mort dont elles étaient chargées, reprirent leurs tabliers de plumes, et, à un geste de l'obi, elles se dispersèrent comme une nuée de sauterelles.

En ce moment le regard de l'obi parut se fixer sur moi ; il tressaillit, recula d'un pas, et reporta son bâton blanc vers les griotes, comme s'il eût voulu les rappeler. Cependant, après avoir grommelé entre ses dents le mot maldicho [ Maudit. ], et dit quelques paroles à l'oreille du nègre, il se retira lentement, en croisant les bras, et dans l'attitude d'une profonde méditation.

XXVII

Mon gardien m'apprit alors que Biassou demandait à me voir, et qu'il fallait me préparer à soutenir dans une heure une entrevue avec ce chef.

C'était sans doute encore une heure de vie. En attendant qu'elle fût écoulée, mes regards erraient sur le camp des rebelles, dont le jour me laissait voir dans ses moindres détails la singulière physionomie. Dans une autre disposition d'esprit, je n'aurais pu m'empêcher de rire de l'inepte vanité des noirs, qui étaient presque tous chargés d'ornements militaires et sacerdotaux, dépouilles de leurs victimes. La plupart de ces parures n'étaient plus que des haillons déchiquetés et sanglants. Il n'était pas rare de voir briller un hausse-col sous un rabat, ou une épaulette sur une chasuble. Sans doute pour se délasser des travaux auxquels ils avaient été condamnés toute leur vie, les nègres restaient dans une inaction inconnue à nos soldats, même retirés sous la tente. Quelques-uns dormaient au grand soleil, la tête près d'un feu ardent ; d'autres, l'oeil tour à tour terne et furieux, chantaient un air monotone, accroupis sur le seuil de leurs ajoupas, espèces de huttes couvertes de feuilles de bananier ou de palmier, dont la forme conique ressemble à nos tentes canonnières. Leurs femmes noires ou cuivrées, aidées des négrillons, préparaient la nourriture des combattants. Je les voyais remuer avec des fourches l'igname, les bananes, la patate, les pois, le coco, le maïs, le chou caraïbe qu'ils appellent tayo, et une foule d'autres fruits indigènes qui bouillonnaient autour des quartiers de porc, de tortue et de chien, dans de grandes chaudières volées aux cases des planteurs. Dans le lointain, aux limites du camp, les griots et les griotes formaient de grandes rondes autour des feux, et le vent m'apportait par lambeaux leurs chants barbares mêlés aux sons des guitares et des balafos. Quelques vedettes, placées aux sommets des rochers voisins, éclairaient les alentours du quartier général de Biassou, dont le seul retranchement, en cas d'attaque, était un cordon circulaire de cabrouets, chargés de butin et de munitions. Ces sentinelles noires, debout sur la pointe aiguë des pyramides de granit dont les mornes sont hérissés, tournaient fréquemment sur elles-mêmes, comme les girouettes sur les flèches gothiques, et se renvoyaient l'une à l'autre, de toute la force de leurs poumons, le cri qui maintenait la sécurité du camp : Nada ! Nada ! [ Rien ! Rien ! ]

De temps en temps, des attroupements de nègres curieux se formaient autour de moi. Tous me regardaient d'un air menaçant.

XXVIII

Enfin, un peloton de soldats de couleur, assez bien armés, arriva vers moi. Le noir à qui je semblais appartenir me détacha du chêne auquel j'étais lié, et me remit au chef de l'escouade, des mains duquel il reçut en échange un assez gros sac, qu'il ouvrit sur-le-champ. C'étaient des piastres. Pendant que le nègre, agenouillé sur l'herbe, les comptait avidement, les soldats m'entraînèrent. Je considérai avec curiosité leur équipement. Ils portaient un uniforme de gros drap, brun, rouge et jaune, coupé à l'espagnole ; une espèce de montera castillane, ornée d'une large cocarde rouge [ On sait que cette couleur est celle de la cocarde espagnole. ], cachait leurs cheveux de laine. Ils avaient, au lieu de giberne, une façon de carnassière attachée sur le côté. Leurs armes étaient un lourd fusil, un sabre et un poignard. J'ai su depuis que cet uniforme était celui de la garde particulière de Biassou.

Après plusieurs circuits entre les rangées irrégulières d'ajoupas qui encombraient le camp, nous parvînmes à l'entrée d'une grotte, taillée par la nature au pied de l'un de ces immenses pans de roches dont la savane était murée. Un grand rideau d'une étoffe thibétaine qu'on appelle le katchmir, et qui se distingue moins par l'éclat de ses couleurs que par ses plis moelleux et ses dessins variés, fermait à l'oeil l'intérieur de cette caverne. Elle était entourée de plusieurs lignes redoublées de soldats, équipés comme ceux qui m'avaient amené.

Après l'échange du mot d'ordre avec les deux sentinelles qui se promenaient devant le seuil de la grotte, le chef de l'escouade souleva le rideau de katchmir, et m'introduisit, en le laissant retomber derrière moi.

Une lampe de cuivre à cinq becs, pendue par des chaînes à la voûte, jetait une lumière vacillante sur les parois humides de cette caverne fermée au jour. Entre deux haies de soldats mulâtres, j'aperçus un homme de couleur, assis sur un énorme tronc d'acajou, que recouvrait à demi un tapis de plumes de perroquet. Cet homme appartenait à l'espère des sacatras, qui n'est séparée des nègres que par une nuance souvent imperceptible. Son costume était ridicule. Une ceinture magnifique de tresse de soie, à laquelle pendait une croix de Saint-Louis, retenait à la hauteur du nombril un caleçon bleu, de toile grossière ; une veste de basin blanc, trop courte pour descendre jusqu'à la ceinture, complétait son vêtement. Il portait des bottes grises, un chapeau rond, surmonté d'une cocarde rouge, et des épaulettes, dont l'une était d'or avec les deux étoiles d'argent des maréchaux de camp, l'autre de laine jaune. Deux étoiles de cuivre, qui paraissaient avoir été des molettes d'éperons, avaient été fixées sur la dernière, sans doute pour la rendre digne de figurer auprès de sa brillante compagne. Ces deux épaulettes, n'étant point bridées à leur place naturelle, par des ganses transversales, pendaient des deux côtés de la poitrine du chef. Un sabre et des pistolets richement damasquinés étaient posés sur le tapis de plumes auprès de lui.

Derrière son siège se tenaient, silencieux et immobiles, deux enfants revêtus du caleçon des esclaves, et portant chacun un large éventail de plumes de paon. Ces deux enfants esclaves étaient blancs.

Deux carreaux de velours cramoisi, qui paraissaient avoir appartenu à quelque prie-Dieu de presbytère, marquaient deux places à droite et à gauche du bloc d'acajou. L'une de ces places, celle de droite, était occupée par l'obi qui m'avait arraché à la fureur des griotes. Il était assis, les jambes repliées, tenant sa baguette droite, immobile comme une idole de porcelaine dans une pagode chinoise. Seulement, à travers les trous de son voile, je voyais briller ses yeux flamboyants, constamment attachés sur moi.

De chaque côté du chef étaient des faisceaux de drapeaux, de bannières et de guidons de toute espèce, parmi lesquels je remarquai le drapeau blanc fleurdelysé, le drapeau tricolore et le drapeau d'Espagne. Les autres étaient des enseignes de fantaisie. On y voyait un grand étendard noir.

Dans le fond de la salle, au-dessus de la tête du chef, un autre objet attira encore mon attention, C'était le portrait de ce mulâtre Ogé, qui avait été roué l'année précédente au Cap, pour crime de rébellion, avec son lieutenant Jean- Baptiste Chavanne, et vingt autres noirs ou sang-mêlés. Dans ce portrait, Ogé, fils d'un boucher du Cap, était représenté comme il avait coutume de se faire peindre, en uniforme de lieutenant-colonel, avec la croix de Saint-Louis, et l'ordre du mérite du Lion, qu'il avait acheté en Europe du prince de Limbourg.

Le chef sacatra devant lequel j'étais introduit était d'une taille moyenne. Sa figure ignoble offrait un rare mélange de finesse et de cruauté. Il me fit approcher, et me considéra quelque temps en silence ; enfin il se mit à ricaner à la manière de l'hyène.

-- Je suis Biassou, me dit-il.

Je m'attendais à ce nom, mais je ne pus l'entendre de cette bouche, au milieu de ce rire féroce, sans frémir intérieurement. Mon visage pourtant resta calme et fier. Je ne répondis rien.

-- Eh bien ! reprit-il en assez mauvais français, est-ce que tu viens déjà d'être empalé, pour ne pouvoir plier l'épine du dos en présence de Jean Biassou, généralissime des pays conquis et maréchal de camp des armées de su magestad catolica ? (La tactique des principaux chefs rebelles était de faire croire qu'ils agissaient, tantôt pour le roi de France, tantôt pour la révolution, tantôt pour le roi d'Espagne.)

Je croisai les bras sur ma poitrine, et le regardai fixement. Il recommença à ricaner. Ce tic lui était familier.

-- Oh ! oh ! me pareces hombre de buen corazon. [Tu me parais homme de bon courage. ] Eh bien, écoute ce que je vais te dire. Es-tu créole ?

-- Non, répondis-je, je suis français.

Mon assurance lui fit froncer le sourcil. Il reprit en ricanant :

-- Tant mieux ! Je vois à ton uniforme que tu es officier. Quel âge as-tu ?

-- Vingt ans.

-- Quand les as-tu atteints ?

A cette question, qui réveillait en moi de bien douloureux souvenirs, je restai un moment absorbé dans mes pensées. Il la répéta vivement. Je lui répondis :

-- Le jour où ton compagnon Léogri fut pendu.

La colère contracta ses traits ; son ricanement se prolongea. Il se contint cependant.

-- Il y a vingt-trois jours que Léogri fut pendu, me dit-il. Français, tu lui diras ce soir, de ma part, que tu as vécu vingt- quatre jours de plus que lui. Je veux te laisser au monde encore cette journée, afin que tu puisses lui conter où en est la liberté de ses frères, ce que tu as vu dans le quartier général de Jean Biassou, maréchal de camp, et quelle est l'autorité de ce généralissime sur les gens du roi.

C'était sous ce titre que Jean-François, qui se faisait appeler grand amiral de France, et son camarade Biassou, désignaient leurs hordes de nègres et de mulâtres révoltés.

Alors il ordonna que l'on me fit asseoir entre deux gardes dans un coin de la grotte, et, adressant un signe de la main à quelques nègres affublés de l'habit d'aide de camp :

-- Qu'on batte le rappel, que toute l'armée se rassemble autour de notre quartier général, pour que nous la passions en revue. Et vous, monsieur le chapelain, dit-il en se tournant vers l'obi, couvrez-vous de vos vêtements sacerdotaux, et célébrez pour nous et nos soldats le saint sacrifice de la messe.

L'obi se leva, s'inclina profondément devant Biassou, et lui dit à l'oreille quelques paroles que le chef interrompit brusquement et à haute voix.

-- Vous n'avez point d'autel, dites-vous, señor cura !cela est-il étonnant dans ces montagnes ? Mais qu'importe ! depuis quand le bon Giu [ Patois créole. Le bon Dieu. ] a-t-il besoin pour son culte d'un temple magnifique, d'un autel orné d'or et de dentelles ? Gédéon et Josué l'ont adoré devant des monceaux de pierres ; faisons comme eux, bon per [ Patois créole. Bon père. ] ; il suffit au bon Giu que les coeurs soient fervents. Vous n'avez point d'autel ! Eh bien, ne pouvez-vous pas vous en faire un de cette grande caisse de sucre, prise avant-hier par les gens du roi dans l'habitation Dubuisson ?

L'intention de Biassou fut promptement exécutée. En un clin d'oeil l'intérieur de la grotte fut disposé pour cette parodie du divin mystère. On apporta un tabernacle et un saint ciboire enlevés à la paroisse de l'Acul, au même temple où mon union avec Marie avait reçu du ciel une bénédiction si promptement suivie de malheur. On érigea en autel la caisse de sucre volée, qui fut couverte d'un drap blanc, en guise de nappe, ce qui n'empêchait pas de lire encore sur les faces latérales de cet autel : Dubuisson et Cie. pour Nantes.

Quand les vases sacrés furent placés sur la nappe, l'obi s'aperçut qu'il manquait une croix ; il tira son poignard, dont la garde horizontale présentait cette forme, et le planta debout entre le calice et l'ostensoir, devant le tabernacle. Alors, sans ôter son bonnet de sorcier et son voile de pénitent, il jeta promptement la chape volée au prieur de l'Acul sur son dos et sa poitrine nue, ouvrit auprès du tabernacle le missel à fermoir d'argent sur lequel avaient été lues les prières de mon fatal mariage, et, se tournant vers Biassou, dont le siège était à quelques pas de l'autel, annonça par une salutation profonde qu'il était prêt.

Sur-le-champ, à un signe du chef, les rideaux de katchmir furent tirés, et nous découvrirent toute l'armée noire rangée en carrés épais devant l'ouverture de la grotte. Biassou ôta son chapeau et s'agenouilla devant l'autel. - A genoux ! cria-t-il d'une voix forte. - A genoux ! répétèrent les chefs de chaque bataillon. Un roulement de tambours se fit entendre. Toutes les hordes étaient agenouillées.

Seul, j'étais resté immobile sur mon siège, révolté de l'horrible profanation qui allait se commettre sous mes yeux ; mais les deux vigoureux mulâtres qui me gardaient dérobèrent mon siège sous moi, me poussèrent rudement par les épaules, et je tombai à genoux comme les autres, contraint de rendre un simulacre de respect à ce simulacre de culte.

L'obi officia gravement. Les deux petits pages blancs de Biassou faisaient les offices de diacre et de sous-diacre.

La foule des rebelles, toujours prosternée, assistait à la cérémonie avec un recueillement dont le généralissime donnait le premier l'exemple. Au moment de l'exaltation, l'obi, élevant entre ses mains l'hostie consacrée, se tourna vers l'armée, et cria en jargon créole : - Zoté coné bon Giu ; ce li mo fe zoté voer. Blan touyé li, touyé blan yo toute. [ Vous connaissez le bon Dieu ; c'est lui que je vous fais voir. Les blancs l'ont tué ; tuez tous les blancs. Depuis, Toussaint Louverture avait coutume d'adresser la même allocution aux nègres. après avoir communié. ] A ces mots, prononcés d'une voix forte, mais qu'il me semblait avoir déjà entendue quelque part et en d'autres temps, toute la horde poussa un rugissement ; ils entrechoquèrent longtemps leurs armes, et il ne fallut rien moins que la sauvegarde de Biassou pour empêcher que ce bruit sinistre ne sonnât ma dernière heure. Je compris à quels excès de courage et d'atrocité pouvaient se porter des hommes pour qui un poignard était une croix, et sur l'esprit desquels toute impression est prompte et profonde.

XXIX

La cérémonie terminée, l'obi se retourna vers Biassou avec une référence respectueuse. Alors le chef se leva, et, s'adressant à moi, me dit en français :

-- On nous accuse de n'avoir pas de religion, tu vois que c'est une calomnie, et que nous sommes bons catholiques.

Je ne sais s'il parlait ironiquement ou de bonne foi. Un moment après, il se fit apporter un vase de verre plein de grains de maïs noir, il y jeta quelques grains de maïs blanc ; puis, élevant le vase au-dessus de sa tête, pour qu'il fût mieux vu de toute son armée :

-- Frères, vous êtes le maïs noir ; les blancs vos ennemis sont le maïs blanc.

A ces paroles, il remua le vase, et quand presque tous les grains blancs eurent disparu sous les noirs, il s'écria d'un air d'inspiration et de triomphe : Guetté blan si la la [ Voyez ce que sont les blancs relativement à vous. ].

Une nouvelle acclamation, répétée par tous les échos des montagnes, accueillit la parabole du chef. Biassou continua, en mêlant fréquemment son méchant français de phrases créoles et espagnoles :

-- El tiempo de la mansuetud es pasado. [ Le temps de la mansuétude est passé. ]. Nous avons été longtemps patients comme les moutons, dont les blancs comparent la laine à nos cheveux ; soyons maintenant implacables comme les panthères et les jaguars des pays d'où ils nous ont arrachés. La force peut seule acquérir les droits ; tout appartient à qui se montre fort et sans pitié. Saint-Loup a deux fêtes dans le calendrier grégorien, l'agneau pascal n'en a qu'une ! - N'est-il pas vrai, monsieur le chapelain ?

L'obi s'inclina en signe l'adhésion.

-- ... Ils sont venus, poursuivit Biassou, ils sont venus les ennemis de la régénération de l'humanité, ces blancs, ces colons, ces planteurs, ces hommes de négoce, verdaderos demonios vomis de la bouche d'Alecto ! Son venidos con insolencia [ Ils sont venus avec insolence. ]. Ils étaient couverts, les superbes, d'armes, de panaches et d'habits magnifiques à l'oeil, et ils nous méprisaient parce que nous sommes noirs et nus. Ils pensaient, dans leur orgueil, pouvoir nous disperser aussi aisément que ces plumes de paon chassent les noirs essaims des moustiques et des maringouins !

En achevant cette comparaison. il avait arraché des mains d'un esclave blanc un des éventails qu'il faisait porter derrière lui, et l'agitait sur sa tête avec mille gestes véhéments. Il reprit :

-- ... Mais, ô mes frères, notre armée a fondu sur la leur comme les bigailles sur un cadavre ; ils sont tombés avec leurs beaux uniformes sous les coups de ces bras nus qu'ils croyaient sans vigueur, ignorant que le bon bois est plus dur quand il est dépouillé d'écorce. Ils tremblent maintenant, ces tyrans exécrés ! Yo gagné peur ! [ Jargon créole. Ils ont peur. ]

Un hurlement de joie et de triomphe répondit à ce cri du chef, et toutes les hordes répétèrent longtemps :

-- Yo gagné peur !

-- ... Noirs créoles et congos, ajouta Biassou, vengeance et liberté ! Sang-mêlés, ne vous laissez pas attiédir par les séductions de los diabolos blancos. Vos pères sont dans leurs rangs, mais vos mères sont dans les nôtres. Au reste, o hermanos de mi alma [ O frères de mon âme. ], ils ne vous ont jamais traités en pères, mais bien en maîtres ; vous étiez esclaves comme les noirs. Pendant qu'un misérable pagne couvrait à peine vos flancs brûlés par le soleil, vos barbares pères se pavanaient sous de buenos sombreros, et portaient des vestes de nankin les jours de travail, et les jours de fête des habits de bouracan ou de velours, a diez y siete quartos la vara [ A dix-sept quartos la vara (mesure espagnole qui équivaut à peu près à l'aune). ]. Maudissez ces êtres dénaturés ! Mais, comme les saints commandements du bon Giu le défendent, ne frappez pas vous-même votre propre père. Si vous le rencontrez dans les rangs ennemis, qui vous empêche, amigos, de vous dire l'un à l'autre : Touyé papa moé, ma touyé quena toué [ Tue mon père, je tuerai le tien. On a entendu en effet les mulâtres, capitulant en quelque sorte avec le parricide, prononcer ces exécrables paroles. ] ! Vengeance, gens du roi ! Liberté à tous les hommes ! Ce cri a son écho dans toutes les îles ; il est parti de Quisqueya [ Ancien nom de Saint-Domingue, qui signifie Grande- Terre. Les indigènes l'appelaient aussi Aity. ], il réveille Tabago à Cuba. C'est un chef des cent vingt-cinq nègres marrons de la montagne Bleue, c'est un noir de la Jamaïque, Boukmann, qui a levé l'étendard parmi nous. Une victoire a été son premier acte de fraternité avec les noirs de Saint-Domingue. Suivons son glorieux exemple, la torche d'une main, la hache de l'autre ! Point de grâce pour les blancs, pour les planteurs ! Massacrons leurs familles, dévastons leurs plantations ; ne laissons point dans leurs domaines un arbre qui n'ait la racine en haut. Bouleversons la terre pour qu'elle engloutisse les blancs ! Courage donc, amis et frères ! nous irons bientôt combattre et exterminer. Nous triompherons ou nous mourrons. Vainqueurs, nous jouirons à notre tour de toutes les joies de la vie ; morts, nous irons dans le ciel, où les saints nous attendent, dans le paradis, où chaque brave recevra une double mesure d'aguardiente [ Eau-de-vie. ] et une piastre-gourde par jour !

Cette sorte de sermon soldatesque, qui ne vous semble que ridicule, messieurs, produisit sur les rebelles un effet prodigieux. Il est vrai que la pantomime extraordinaire de Biassou, l'accent inspiré de sa voix, le ricanement étrange qui entrecoupait ses paroles, donnaient à sa harangue je ne sais quelle puissance de prestige et de fascination. L'art avec lequel il entremêlait sa déclamation de détails faits pour flatter la passion ou l'intérêt des révoltés ajoutait un degré de force à cette éloquence, appropriée à cet auditoire.

Je n'essaierai donc pas de vous décrire quel sombre enthousiasme se manifesta dans l'armée insurgée après l'allocution de Biassou. Ce fut un concert distordant de cris, de plaintes, de hurlements. Les uns se frappaient la poitrine, les autres heurtaient leurs massues et leurs sabres. Plusieurs, à genoux ou prosternés, conservaient l'attitude d'une immobile extase. Des négresses se déchiraient les seins et les bras avec les arêtes de poissons dont elles se servent en guise de peigne pour démêler leurs cheveux. Les guitares, les tamtams, les tambours, les balafos, mêlaient leurs bruits aux décharges de mousqueterie. C'était quelque chose d'un sabbat.

Biassou fit un signe de la main ; le tumulte cessa tomme par un prodige ; chaque nègre reprit son rang en silence. Cette discipline, à laquelle Biassou avait plié ses égaux par le simple ascendant de la pensée et de la volonté, me frappa, pour ainsi dire, d'admiration. Tous les soldats de cette armée de rebelles paraissaient parler et se mouvoir sous la main du chef, comme les touches du clavecin sous les doigts du musicien.

XXX

Un autre spectacle, un autre genre de charlatanisme et de fascination excita alors mon attention ; c'était le pansement des blessés. L'obi, qui remplissait dans l'armée les doubles fonctions de médecin de l'âme et de médecin du corps, avait commencé l'inspection des malades. Il avait dépouillé ses ornements sacerdotaux, et avait fait apporter auprès de lui une grande caisse à compartiments dans laquelle étaient ses drogues et ses instruments. Il usait fort rarement de ses outils chirurgicaux, et, excepté une lancette en arête de poisson avec laquelle il pratiquait fort adroitement une saignée, il me paraissait assez gauche dans le maniement de la tenaille qui lui servait de pince, et du couteau qui lui tenait lieu de bistouri. Il se bornait, la plupart du temps, à prescrire des tisanes d'oranges des bois, des breuvages de squine, et de salsepareille, et quelques gorgées de vieux tafia, Son remède favori, et qu'il disait souverain, se composait de trois verres de vin rouge, où il mêlait la poudre d'une noix muscade et d'un jaune d'oeuf bien cuit sous la cendre. Il employait ce spécifique pour guérir toute espèce de plaie ou de maladie. Vous concevez aisément que cette médecine était aussi dérisoire que le culte dont il se faisait le ministre ; et il est probable que le petit nombre de cures qu'il opérait par hasard n'eût point suffi pour conserver à l'obi la confiance des noirs, s'il n'eût joint des jongleries à ses drogues, et s'il n'eût cherché à agir d'autant plus sur l'imagination des nègres qu'il agissait moins sur leurs maux. Ainsi, tantôt il se bornait à toucher leurs blessures en faisant quelques signes mystiques ; d'autres fois, usant habilement de ce reste d'anciennes superstitions qu'ils mêlaient à leur catholicisme de fraîche date, il mettait dans les plaies une petite pierre fétiche enveloppée de charpie ; et le malade attribuait à la pierre les bienfaisants effets de la charpie. Si l'on venait lui annoncer que tel blessé, soigné par lui, était mort de sa blessure, et peut-être de son pansement : - Je l'avais prévu, répondait-il d'une voix solennelle, c'était un traître ; dans l'incendie de telle habitation il avait sauvé un blanc. Sa mort est un châtiment ! - Et la foule des rebelles ébahis applaudissait, de plus en plus ulcérée dans ses sentiments de haine et de vengeance. Le charlatan employa, entre autres, un moyen de guérison dont la singularité me frappa. C'était pour un des chefs noirs, assez dangereusement blessé dans le dernier combat. Il examina longtemps la plaie, la pansa de son mieux, puis, montant à l'autel : - Tout cela n'est rien, dit-il. Alors il déchira trois ou quatre feuillets du missel, les brûla à la flamme des flambeaux dérobés à l'église de l'Acul, et, mêlant la cendre de ce papier consacré à quelques gouttes de vin versées dans le calice : - Buvez, dit-il au blessé ; ceci est la guérison [ Ce remède est encore assez fréquemment pratiqué en Afrique, notamment par les Maures de Tripoli, qui jettent souvent dans leurs breuvages la cendre d'une page du livre de Mahomet. Cela compose un philtre auquel ils attribuent des vertus souveraines. Un voyageur anglais, je ne sais plus lequel, appelle ce breuvage une infusion d'Alcoran. ]. - L'autre but stupidement, fixant des yeux pleins de confiance sur le jongleur, qui avait les mains levées sur lui, comme pour appeler les bénédictions du ciel ; et peut-être la conviction qu'il était guéri contribua-t-elle à le guérir.

XXXI

Une autre scène, dont l'obi voilé était encore le principal acteur, succéda à celle-ci ; le médecin avait remplacé le prêtre, le sorcier remplaça le médecin.

-- Hombres, escuchate ! [ Hommes, écoutez ! - Le sens que les Espagnols attachent au mot hombre, dans ce cas, ne peut se traduire. C'est plus qu'homme, et moins qu'ami. ] s'écria l'obi, sautant avec une incroyable agilité sur l'autel improvisé, où il tomba assis les jambes repliées dans son jupon bariolé, escuchate, hombres ! Que ceux qui voudront lire au livre du destin le mot de leur vie s'approchent, je le leur dirai ; hé estudiado la ciencia de las gitanos [ J'ai étudié la science des Egyptiens. ].

Une foule de noirs et de mulâtres s'avancèrent précipitamment.

-- L'un après l'autre ! dit l'obi, dont la voix sourde et intérieure reprenait quelquefois cet accent criard qui me frappait comme un souvenir ; si vous venez tous ensemble, vous entrerez tous ensemble au tombeau.

Ils s'arrêtèrent. En ce moment, un homme de couleur, vêtu d'une veste et d'un pantalon blanc, coiffé d'un madras, à la manière des riches colons, arriva près de Biassou. La consternation était peinte sur sa figure.

-- Eh bien ! dit le généralissime à voix basse, qu'est-ce ? qu'avez-vous, Rigaud ?

C'était ce chef mulâtre du rassemblement des Cayes, depuis connu sous le nom de général Rigaud, homme rusé sous des dehors candides, cruel sous un air de douceur. Je l'examinai avec attention.

-- Général, répondit Rigaud (et il parlait très bas, mais j'étais placé près de Biassou, et j'entendais), il y a là, aux limites du camp, un émissaire de Jean-François. Boukmann vient d'être tué dans un engagement avec M. de Touzard ; et les blancs ont dû exposer sa tête tomme un trophée dans leur ville.

-- N'est-ce que cela ? dit Biassou ; et ses yeux brillaient de la secrète joie de voir diminuer le nombre des chefs, et, par conséquent, croître son importance.

-- L'émissaire de Jean-François a en outre un message à vous remettre.

-- C'est bon, reprit Biassou. Quittez cette mine de déterré, mon cher Rigaud.

-- Mais, objecta Rigaud, ne craignez-vous pas, général, l'effet de la mort de Boukmann sur votre armée ?

-- Vous n'êtes pas si simple que vous le paraissez, Rigaud, répliqua le chef ; vous allez juger Biassou. Faites retarder seulement d'un quart d'heure l'admission du messager.

Alors il s'approcha de l'obi, qui, durant ce dialogue, entendu de moi seul, avait commencé son office de devin, interrogeant les nègres émerveillés, examinant les signes de leurs fronts et de leurs mains, et leur distribuant plus ou moins de bonheur à venir, suivant le son, la couleur et la grosseur de la pièce de monnaie jetée par chaque nègre à ses pieds dans une patène d'argent doré. Biassou lui dit quelques mots à l'oreille. Le sorcier, sans interrompre, continua ses opérations métoposcopiques.

« - Celui, disait-il, qui porte au milieu du front, sur la ride du soleil, une petite figure narrée ou un triangle, fera une grande fortune sans peine et sans travaux.

« La figure de trois S rapprochés, en quelque endroit du front qu'ils se trouvent, est un signe bien funeste : celui qui porte te signe se noiera infailliblement, s'il n'évite l'eau avec le plus grand soin.

« Quatre lignes partant du nez, et se recourbant deux à deux sur le front au-dessus des yeux, annoncent qu'on sera un jour prisonnier de guerre, et qu'on gémira captif aux mains de l'étranger. »

Ici l'obi fit une pause.

-- Compagnons, ajouta-t-il gravement, j'avais observé ce signe sur le front de Bug-Jargal, chef des braves du Morne- Rouge.

Ces paroles, qui me confirmaient encore la prise de Bug-Jargal, furent suivies des lamentations d'une horde qui ne se composait que de noirs, et dont les chefs portaient des caleçons écarlates ; c'était la bande du Morne-Rouge.

Cependant l'obi recommençait : « - Si vous avez, dans la partie droite du front, sur la ligne de la lune, quelque figure qui ressemble à une fourche, craignez de demeurer oisif ou de trop rechercher la débauche.

« Un petit signe bien important, la figure arabe du chiffre 3, sur la ligne du soleil, vous présage des loups de bâton... »

Un vieux nègre espagnol-domingois interrompit le sorcier. Il se traînait vers lui en implorant un pansement. Il avait été blessé au front, et l'un de ses yeux, arraché de son orbite, pendait tout sanglant. L'obi l'avait oublié dans sa revue médicale. Au moment où il l'aperçut il s'écria :

-- Des figures rondes dans la partie droite du front, sur la ligne de la lune, annoncent des maladies aux yeux. - Hombre, dit-il au misérable blessé, ce signe est bien apparent sur ton front ; voyons ta main.

-- Alas ! exelentisimo señor, repartit l'autre, mir usted mi ojo ! [ Hélas ! très excellent seigneur, regardez mon oeil. ]

-- Fatras [ Nom sous lequel on désignait un vieux nègre hors de service ], répliqua l'obi avec humeur, j'ai bien besoin de voir son oeil ! - Ta main, te dis-je !

Le malheureux livra sa main, en murmurant toujours : mi ojo !

-- Bon! dit le sorcier. - Si l'on trouve sur la ligne de vie un point entouré d'un petit cercle, on sera borgne, parce que cette figure annonce la perte d'un oeil. C'est cela, voici le point et le petit cercle, tu seras borgne.

-- Ya le soy [ Je le suis déjà. ], répondit le fatras en gémissant pitoyablement.

Mais l'obi, qui n'était plus chirurgien, l'avait repoussé rudement, et poursuivait sans se soucier de la plainte du pauvre borgne :

« Escuchate, hombres ! - Si les sept lignes du front sont petites, tortueuses, faiblement marquées, elles annoncent un homme dont la vie sera courte.

« Celui qui aura entre les deux sourcils sur la ligne de la lune la figure de deux flèches croisées mourra dans une bataille.

« Si la ligne de vie qui traverse la main présente une croix à son extrémité près de la jointure, elle présage qu'on paraîtra sur l'échafaud... »

-- Et ici, reprit l'obi, je dois vous le dire, hermanos, l'un des plus braves appuis de l'indépendance, Boukmann, porte ces trois signes funestes.

A ces mots tous les nègres tendirent la tête, retinrent leur haleine ; leurs yeux immobiles, attachés sur le jongleur, exprimaient cette sorte d'attention qui ressemble à la stupeur.

-- Seulement, ajouta l'obi, je ne puis accorder ce double signe qui menace à la fois Boukmann d'une bataille et d'un échafaud. Pourtant mon art est infaillible.

Il s'arrêta, et échangea un regard avec Biassou. Biassou dit quelques mots à l'oreille d'un de ses aides de camp, qui sortit sur-le-champ de la grotte.

« - Une bouche béante et fanée, reprit l'obi, se retournant vers son auditoire avec son accent malicieux et goguenard, une attitude insipide, les bras pendants, et la main gauche tournée en dehors sans qu'on en devine le motif annoncent la stupidité naturelle, la nullité, le vide, une curiosité hébétée. »

Biassou ricanait. - En cet instant l'aide de camp revint ; il ramenait un nègre couvert de fange et de poussière, dont les pieds, déchirés par les ronces et les cailloux, prouvaient qu'il avait fait une longue course. C'était le messager annoncé par Rigaud. Il tenait d'une main un paquet cacheté, de l'autre un parchemin déployé qui portait un sceau dont l'empreinte figurait un coeur enflammé. Au milieu était un chiffre formé des lettres caractéristiques M et N, entrelacées pour désigner sans doute la réunion des mulâtres libres et des nègres esclaves. A côté de ce chiffre je lus cette légende : « Le préjugé vaincu, la verge de fer brisée ; vive le roi ! » Ce parchemin était un passeport délivré par Jean-François.

L'émissaire le présenta à Biassou, et, après s'être incliné jusqu'à terre, lui remit le paquet cacheté. Le généralissime l'ouvrit vivement, parcourut les dépêches qu'il renfermait, en mit une dans la poche de sa veste, et, froissant l'autre dans ses mains, s'écria d'un air désolé :

-- Gens du roi !...

Les nègres saluèrent profondément.

-- Gens du roi ! voilà ce que mande à Jean Biassou, généralissime des pays conquis, maréchal des camps et armées de sa majesté catholique, Jean-François, grand amiral de France, lieutenant général des armées de sa dite majesté, le roi des Espagnes et des Indes :

« Boukmann, chef de cent vingt noirs de la Montagne Bleue à la Jamaïque, reconnus indépendants par le gouvernement général de Belle-Combe, Boukmann vient de succomber dans la glorieuse lutte de la liberté et de l'humanité contre le despotisme et la barbarie. Ce généreux chef a été tué dans un engagement avec les brigands blancs de l'infâme Touzard. Les monstres ont coupé sa tête, et ont annoncé qu'ils allaient l'exposer ignominieusement sur un échafaud dans la place d'armes de leur ville du Cap. - Vengeance ! »

Le sombre silence du découragement succéda un moment dans l'armée à cette lecture. Mais l'obi s'était dressé debout sur l'autel, et il s'écriait, en agitant sa baguette blanche, avec des gestes triomphants :

-- Salomon, Zorobabel, Eléazar Thaleb, Cardan, Judas Bowtharicht, Averroès, Albert le Grand, Bohabdil, Jean de Hagen, Anna Baratro, Daniel Ogrumof, Rachel Flintz, Altornino ! je vous rends grâces. La ciencia des voyants ne m'a pas trompé. Hijos, amigos, hermanos ; muchachos, mozos, madres, y vosotros todos qui me escuchais aqui [ Fils, amis, frères, garçons, enfants, mères, et vous tous qui m'écoutez ici. ], qu'avais-je prédit ? que habia dicho ? Les signes du front de Boukmann m'avaient annoncé qu'il vivrait peu, et qu'il mourrait dans un combat ; les lignes de sa main, qu'il paraîtrait sur un échafaud. Les révélations de mon art se réalisent fidèlement, et les événements s'arrangent d'eux-mêmes pour exécuter jusqu'aux circonstances que nous ne pouvions concilier, la mort sur le champ de bataille, et l'échafaud ! Frères, admirez !

Le découragement des noirs s'était changé durant ce discours en une sorte d'effroi merveilleux. Ils écoutaient l'obi avec une confiance mêlée de terreur ; celui-ci, enivré de lui-même, se promenait de long en large sur la caisse de sucre, dont la surface offrait assez d'espace pour que ses petits pas pussent s'y déployer fort à l'aise. Biassou ricanait.

Il adressa la parole à l'obi.

-- Monsieur le chapelain, puisque vous savez les choses à venir, il nous plairait que vous voulussiez bien lire ce qu'il adviendra de notre fortune, à nous Jean Biassou, mariscal de campo.

L'obi, s'arrêtant fièrement sur l'autel grotesque où la crédulité des noirs le divinisait, dit au mariscal de campo : - Venga vuestra merced ! [ Vienne votre grâce ! ] En ce moment l'obi était l'homme important de l'armée. Le pouvoir militaire céda devant le pouvoir sacerdotal. Biassou s'approcha. On lisait dans ses yeux quelque dépit.

-- Votre main, général, dit l'obi en se baissant pour la saisir. Empezo [ Je commence. ]. La ligne de la jointure, également marquée dans toute sa longueur, vous promet des richesses et du bonheur. La ligne de vie, longue, marquée, vous prédit une vie exempte de maux, une verte vieillesse ; étroite, elle désigne votre sagesse, votre esprit ingénieux, la generosidad de votre coeur ; enfin j'y vois ce que les chiromancos appellent le plus heureux de tous les signes, une foule de petites rides qui lui donnent la forme d'un arbre chargé de rameaux et qui s'élèvent vers le haut de la main, c'est le pronostic assuré de l'opulence et des grandeurs. La ligne de santé, très longue, confirme les indices de la ligne de vie ; elle indique aussi le courage ; recourbée vers le petit doigt, elle forme une sorte de crochet. Général, c'est le signe d'une sévérité utile.

A ce mot, l'oeil brillant du petit obi se fixa sur moi à travers les ouvertures de son voile, et je remarquai encore une fois un accent connu, caché en quelque sorte sous la gravité habituelle de sa voix. Il continuait avec la même intention de geste et d'intonation :

-- ... Chargée de petits cercles, la ligne de santé vous annonce un grand nombre d'exécutions nécessaires que vous devrez ordonner. Elle s'interrompt vers le milieu pour former un demi-cercle, signe que vous serez exposé à de grands périls avec les bêtes féroces, c'est-à-dire les blancs, si vous ne les exterminez. - La ligne de fortune, entourée, comme la ligne de vie, de petits rameaux qui s'élèvent vers le haut de la main, confirme l'avenir de puissance et de suprématie auquel vous êtes appelé ; droite et déliée dans sa partie supérieure, elle annonce le talent de gouverner. - La cinquième ligne, celle du triangle, prolongée jusque vers la racine du doigt du milieu, vous promet le plus heureux succès dans toute entreprise. - Voyons les doigts. - Le pouce, traversé dans sa longueur de petites lignes qui vont de l'ongle à la jointure, vous promet un grand héritage : celui de la gloire de Boukmann sans doute ! ajouta l'obi d'une voix haute. - La petite éminence qui forme la racine de l'index est chargée de petites rides doucement marquées : honneurs et dignités ! - Le doigt du milieu n'annonce rien. Votre doigt annulaire est sillonné de lignes croisées les unes sur les autres : vous vaincrez tous vos ennemis, vous dominerez tous vos rivaux ! Ces lignes forment une croix de Saint-André, signe de génie et de prévoyance ! - La jointure qui unit le petit doigt à la main offre des rides tortueuses : la fortune vous comblera de faveurs. J'y vois encore la figure d'un cercle, présage à ajouter aux autres, qui vous annonce puissance et dignités !

« Heureux, dit Éléazar Thaleb, celui qui porte tous ces signes ! le destin est chargé de sa prospérité, et son étoile lui amènera le génie qui donne la gloire. »

-- Maintenant, général, laissez-moi interroger votre front. « Celui, dit Rachel Flintz la bohémienne, qui porte au milieu du front sur la ride du soleil une petite figure carrée ou un triangle, fera une grande fortune... » La voici, bien prononcée. « Si ce signe est à droite, il promet une importante succession... » Toujours celle de Boukmann ! « Le signe d'un fer à cheval entre les deux sourcils, au-dessous de la ride de la lune, annonce qu'on saura se venger de l'injure et de la tyrannie. » Je porte ce signe : vous le portez aussi.

La manière dont l'obi prononça les mots, je porte ce signe, me frappa encore.

-- On le remarque, ajouta-t-il du même ton, chez les braves qui savent méditer une révolte courageuse et briser la servitude dans un combat. La griffe de lion que vous avez empreinte au-dessus du sourcil prouve votre bouillant courage. Enfin, général Jean Biassou, votre front présente le plus éclatant de tous les signes de prospérité, c'est une combinaison de lignes qui forment la lettre M, la première du nom de la Vierge. En quelque partie du front, sur quelque ride que cette figure paraisse, elle annonce le génie, la gloire et la puissance. Celui qui la porte fera toujours triompher la cause qu'il embrassera ; ceux dont il sera le chef n'auront jamais à regretter aucune perte ; il vaudra à lui seul tous les défenseurs de son parti. Vous êtes cet élu du destin !

-- Gratias, monsieur le chapelain, dit Biassou, se préparant à retourner à son trône d'acajou.

-- Attendez, général, reprit l'obi, j'oubliais encore un signe. La ligne du soleil, fortement prononcée sur votre front, prouve du savoir-vivre, le désir de faire des heureux, beaucoup de libéralité, et un penchant à la magnificence.

Biassou parut comprendre que l'oubli venait plutôt de sa part que de celle de l'obi. Il tira de sa poche une bourse assez, lourde et la jeta dans le plat d'argent, pour ne pas faire mentir la ligne du soleil.

Cependant l'éblouissant horoscope du chef avait produit son effet dans l'armée. Tous les rebelles, sur lesquels la parole de l'obi était devenue plus puissante que jamais depuis les nouvelles de la mort de Boukmann, passèrent du découragement à l'enthousiasme, et, se confiant aveuglément à leur sorcier infaillible et à leur général prédestiné, se mirent à hurler à l'envi : - Vive l'obi ! Vive Biassou ! L'obi et Biassou se regardaient, et je crus entendre le rire étouffé de l'obi répondant au ricanement du généralissime.

Je ne sais pourquoi cet obi tourmentait ma pensée ; il me semblait que j'avais déjà vu ou entendu ailleurs quelque chose qui ressemblait à cet être singulier ; je voulus le faire parler.

-- Monsieur l'obi, señor cura, doctor medico, monsieur le chapelain, bon per ! lui dis-je.

Il se retourna brusquement vers moi.

-- Il y a encore ici quelqu'un dont vous n'avez point tiré l'horoscope, c'est moi.

Il croisa ses bras sur le soleil d'argent qui couvrait sa poitrine velue, et ne me répondit pas.

Je repris :

-- Je voudrais bien savoir ce que vous augurez de mon avenir ; mais vos honnêtes camarades m'ont enlevé ma montre et ma bourse, et vous n'êtes pas sorcier à prophétiser gratis.

Il s'avança précipitamment jusqu'auprès de moi, et me dit sourdement à l'oreille :

-- Tu te trompes ! Voyons ta main.

Je la lui présentai en le regardant en face. Ses yeux étincelaient. Il parut examiner ma main.

« - Si la ligne de vie, me dit-il, est coupée vers le milieu par deux petites lignes transversales et bien apparentes, c'est le signe d'une mort prochaine. - Ta mort est prochaine !

« Si la ligne de santé ne se trouve pas au milieu de la main, et qu'il n'y ait que la ligne de vie et la ligne de fortune réunies à leur origine de manière à former un angle, on ne doit pas s'attendre, avec ce signe, à une mort naturelle. - Ne t'attends point à une mort naturelle !

« Si le dessous de l'index est traversé d'une ligne dans toute sa longueur, on mourra de mort violente ! » Entends-tu ? prépare-toi à une mort violente ! Il y avait quelque chose de joyeux dans cette voix sépulcrale qui annonçait la mort ; je l'écoutai avec indifférence et mépris.

-- Sorcier, lui dis-je avec un sourire de dédain, tu es habile, tu pronostiques à coup sûr.

Il se rapprocha encore de moi,

-- Tu doutes de ma science ! eh bien ! écoute encore. - La rupture de la ligne du soleil sur ton front m'annonce que tu prends un ennemi pour un ami, et un ami pour un ennemi.

Le sens de ces paroles semblait concerner ce perfide Pierrot que j'aimais et qui m'avait trahi, ce fidèle Habibrah, que je haïssais, et dont les vêtements ensanglantés attestaient la mort courageuse et dévouée.

-- Que veux-tu dire ? m'écriai-je.

-- Ecoute jusqu'au bout, poursuivit l'obi. Je t'ai dit de l'avenir, voici du passé : - La ligne de la lune est légèrement courbée sur ton front ; cela signifie que ta femme t'a été enlevée.

Je tressaillis ; je voulais m'élancer de mon siège. Mes gardiens me retinrent.

-- Tu n'es pas patient, reprit le sorcier ; écoute donc jusqu'à la fin. La petite croix qui coupe l'extrémité de cette courbure complète l'éclaircissement. Ta femme t'a été enlevée la nuit même de tes noces.

-- Misérable ! m'écriai-je, tu sais où elle est ! Qui es-tu ?

Je tentai encore de me délivrer et de lui arracher son voile ; mais il fallut céder au nombre et à la force ; et je vis avec rage le mystérieux obi s'éloigner en me disant :

-- Me crois-tu maintenant? Prépare-toi à ta mort prochaine !

XXXII

Il fallut, pour me distraire un moment des perplexités où m'avait jeté cette scène étrange, le nouveau drame qui succéda sous mes yeux à la comédie ridicule que Biassou et l'obi venaient de jouer devant leur bande ébahie.

Biassou s'était replacé sur son siège d'acajou ; l'obi s'était assis à sa droite, Rigaud à sa gauche, sur les deux carreaux qui accompagnaient le trône du chef. L'obi, les bras croisés sur la poitrine, paraissait absorbé dans une profonde contemplation ; Biassou et Rigaud mâchaient du tabac ; et un aide de camp était venu demander au mariscal de campo s'il fallait faire défiler l'armée, quand trois groupes tumultueux de noirs arrivèrent ensemble à l'entrée de la grotte avec des clameurs furieuses. Chacun de ces attroupements amenait un prisonnier qu'il voulait remettre à la disposition de Biassou, moins pour savoir s'il lui conviendrait de leur faire grâce que pour connaître son bon plaisir sur le genre de mort que les malheureux devaient endurer. Leurs cris sinistres ne l'annonçaient que trop : Mort ! Mort ! - Muerte ! muerte ! - Death ! Death ! criaient quelques nègres anglais, sans doute de la horde de Boukmann, qui étaient déjà venus rejoindre les noirs espagnols et français de Biassou.

Le mariscal de campo leur imposa silence d'un signe de main, et fit avancer les trois captifs sur le seuil de la grotte. J'en reconnus deux avec surprise ; l'un était ce citoyen-général C***, ce philanthrope correspondant de tous les négrophiles du globe, qui avait émis un avis si cruel pour les esclaves dans le conseil, chez le gouverneur. L'autre était le planteur équivoque qui avait tant de répugnance pour les mulâtres, au nombre desquels les blancs le comptaient. Le troisième paraissait appartenir à la classe des petits blancs ; il portait un tablier de cuir, et avait les manches retroussées au-dessus du coude. Tous trois avaient été surpris séparément, cherchant à se cacher dans les montagnes.

Le petit blanc fut interrogé le premier.

-- Qui es-tu, toi ? lui dit Biassou.

-- Je suis Jacques Belin, charpentier de l'hôpital des Pères, au Cap.

Une fine surprise mêlée de honte se peignit dans les yeux du généralissime des pays conquis.

-- Jacques Belin ! dit-il en se mordant les lèvres.

-- Oui, reprit le charpentier ; est-ce que tu ne me reconnais pas ?

-- Commence, toi, dit le mariscal de campo, par me reconnaître et me saluer.

-- Je ne salue pas mon esclave ! répondit le charpentier.

-- Ton esclave, misérable ! s'écria le généralissime.

-- Oui, répliqua le charpentier, oui, je suis ton premier maître. Tu feins de me méconnaître ; mais souviens-toi, Jean Biassou ; je t'ai vendu treize piastres-gourdes à un marchand domingois.

Un violent dépit contracta tous les traits de Biassou.

-- Hé quoi ! poursuivit le petit blanc, tu parais honteux de m'avoir servi ! Est-ce que Jean Biassou ne doit pas s'honorer d'avoir appartenu à Jacques Belin ? Ta propre mère, la vieille folle ! a bien souvent balayé mon échoppe ; mais à présent je l'ai vendue à monsieur le majordome de l'hôpital des Pères ; elle est si décrépite qu'il ne m'en a voulu donner que trente-deux livres, et six sous pour l'appoint. Voilà cependant ton histoire et la sienne ; mais il paraît que vous êtes devenus fiers, vous autres nègres et mulâtres, et que tu as oublié le temps où tu servais, à genoux, maître Belin, charpentier au Cap.

Biassou l'avait écouté avec ce ricanement féroce qui lui donnait l'air d'un tigre.

-- Bien ! dit-il.

Alors il se tourna vers les nègres qui avaient amené maître Belin :

-- Emportez deux chevalets, deux planches et une scie, et emmenez cet homme. Jacques Belin, charpentier au Cap, remercie-moi, je te procure une mort de charpentier.

Son rire acheva d'expliquer de quel horrible supplice allait être puni l'orgueil de son ancien maître. Je frissonnai ; mais Jacques Belin ne fronça pas le sourcil ; il se tourna fièrement vers Biassou.

-- Oui, dit-il, je dois te remercier, car je t'ai vendu pour le prix de treize piastres, et tu m'as rapporté certainement plus que tu ne vaux.

On l'entraîna.

XXXIII

Les deux autres prisonniers avaient assisté plus morts que vifs à ce prologue effrayant de leur propre tragédie. Leur attitude humble et effrayée contrastait avec la fermeté un peu fanfaronne du charpentier ; ils tremblaient de tous leurs membres.

Biassou les considéra l'un après l'autre avec son oeil de renard ; puis, se plaisant à prolonger leur agonie, il entama avec Rigaud une conversation sur les différentes espèces de tabac, affirmant que le tabac de la Havane n'était bon qu'à fumer en cigares, et qu'il ne connaissait pas pour priser de meilleur tabac d'Espagne que celui dont feu Boukmann lui avait envoyé deux barils, pris chez M. Lebattu, propriétaire de l'île de la Tortue. Puis, s'adressant brusquement au citoyen-général C*** :

-- Qu'en penses-tu ? lui dit-il.

Cette apostrophe inattendue fit chanceler le citoyen. Il répondit en balbutiant :

-- Je m'en rapporte, général, à l'opinion de votre excellence...

-- Propos de flatteur ! répliqua Biassou. Je te demande ton avis et non le mien. Est-ce que tu connais un tabac meilleur à prendre en prise que celui de M. Lebattu ?

-- Non vraiment, monseigneur, dit C***, dont le trouble amusait Biassou.

-- Général ! Excellence ! monseigneur ! reprit le chef d'un air impatienté ; tu es un aristocrate !

-- Oh ! vraiment non ! s'écria le citoyen-général ; je suis un bon patriote de 91 et fervent négrophile...

-- Négrophile, interrompit le généralissime ; qu'est-ce que c'est qu'un négrophile ?

-- C'est un ami des noirs, balbutia le citoyen.

-- Il ne suffit pas d'être ami des noirs, repartit sévèrement Biassou, il faut l'être aussi des hommes de couleur.

Je crois avoir dit que Biassou était sacatra.

-- Des hommes de couleur, c'est ce que je voulais dire, répondit humblement le négrophile. Je suis lié avec tous les plus fameux partisans des nègres et des mulâtres...

Biassou, heureux d'humilier un blanc, l'interrompit encore : -Nègres et mulâtres ! qu'est-ce que cela veut dire ? Viens-tu ici nous insulter avec ces noms odieux, inventés par le mépris des blancs ? Il n'y a ici que des hommes de couleur et des noirs, entendez-vous, monsieur le colon ?

-- C'est une mauvaise habitude contractée dès l'enfance, reprit C*** ; pardonnez-moi, je n'ai point eu l'intention de vous offenser, monseigneur.

-- Laisse là ton monseigneur ; je te répète que je n'aime point ces façons d'aristocrate.

C*** voulut encore s'excuser ; il se mit à bégayer une nouvelle explication.

-- Si vous me connaissiez, citoyen...

-- Citoyen ! pour qui me prends-tu ? s'écria Biassou avec colère. Je déteste ce jargon des jacobins. Est-ce que tu serais un jacobin, par hasard ? Songe que tu parles au généralissime des gens du roi ! Citoyen !... l'insolent !

Le pauvre négrophile ne savait plus sur quel ton parler à cet homme, qui repoussait également les titres de monseigneur et de citoyen, le langage des aristocrates et celui des patriotes ; il était atterré. Biassou, dont la colère n'était que simulée, jouissait cruellement de son embarras.

-- Hélas ! dit enfin le citoyen-général, vous me jugez bien mal, noble défenseur des droits imprescriptibles de la moitié du genre humain.

Dans l'embarras de donner une qualification quelconque à ce chef qui paraissait les refuser toutes, il avait eu recours à l'une de tes périphrases sonores que les révolutionnaires substituent volontiers au nom ou au titre de la personne qu'ils haranguent.

Biassou le regarda fixement et lui dit ;

-- Tu aimes donc les noirs et les sang-mêlés ?

-- Si je les aime ! s'écria le citoyen C***, je corresponds avec Brissot et...

Biassou l'interrompit en ricanant.

-- Ha ! Ha ! Je suis charmé de voir en toi un ami de notre cause. En ce cas, tu dois détester ces misérables colons qui ont puni notre juste insurrection par les plus cruels supplices, Tu dois penser avec nous que ce ne sont pas les noirs, mais les blancs qui sont les véritables rebelles, puisqu'ils se révoltent contre la nature et l'humanité. Tu dois exécrer ces monstres !

-- Je les exècre ! répondit C***.

-- Hé bien ! poursuivit Biassou, que penserais-tu d'un homme qui aurait, pour étouffer les dernières tentatives des esclaves, planté cinquante têtes de noirs des deux côtés de l'avenue de son habitation ?

La pâleur de C*** devint effrayante.

-- Que penserais-tu d'un blanc qui aurait proposé de ceindre la ville du Cap d'un cordon de têtes d'esclaves ?...

-- Grâce ! grâce ! dit le citoyen terrifié.

-- Est-ce que je te menace? reprit froidement Biassou. Laisse-moi achever... D'un cordon de têtes qui environnât la ville, du fort Picolet au cap Caracol ? Que penserais-tu de cela, hein ? réponds !

Le mot de Biassou, Est-ce que je te menace ? avait rendu quelque espérance à C*** ; il songea que peut-être le chef savait ces horreurs sans en connaître l'auteur, et répondit avec quelque fermeté, pour prévenir toute présomption qui lui fût contraire :

-- Je pense que ce sont des crimes atroces.

Biassou ricanait.

-- Bon ! et quel châtiment infligerais-tu au coupable ?

Ici le malheureux C*** hésita.

-- Hé bien ! reprit Biassou, es-tu l'ami des noirs, ou non ?

Des deux alternatives, le négrophile choisit la moins menaçante ; et ne remarquant rien d'hostile pour lui-même dans les yeux de Biassou, il dit d'une voix faible :

-- Le coupable mérite la mort.

-- Fort bien répondu, dit tranquillement Biassou en jetant le tabac qu'il mâchait.

Cependant son air d'indifférence avait rendu quelque assurance au pauvre négrophile ; il fit un effort pour écarter tous les soupçons qui pouvaient peser sur lui.

-- Personne, s'écria-t-il, n'a fait de voeux plus ardents que les miens pour le triomphe de votre cause. Je corresponds avec Brissot et Pruneau de Pomme-Gouge, en France ; Magaw en Amérique ; Peter Paulus, en Hollande ; l'abbé Tamburini, en Italie...

Il continuait d'étaler complaisamment cette litanie philanthropique, qu'il récitait volontiers, et qu'il avait notamment débitée en d'autres circonstances et dans un autre but chez M. de Blanchelande, quand Biassou l'arrêta.

-- Eh ! que me font à moi tous tes correspondants ! indique-moi seulement où sont tes magasins, tes dépôts ; mon armée a besoin de munitions. Tes plantations sont sans doute riches, ta maison de commerce doit être forte, puisque tu corresponds avec tous les négociants du monde.

Le citoyen C*** hasarda une observation timide.

-- Héros de l'humanité, ce ne sont point des négociants, ce sont des philosophes, des philanthropes, des négrophiles.

-- Allons, dit Biassou en hochant la tête, le voilà revenu à ses diables de mots inintelligibles. Eh bien, si tu n'as ni dépôts ni magasins à piller, à quoi donc es-tu bon ?

Cette question présentait une lueur d'espoir que C*** saisit avidement.

-- Illustre guerrier, répondit-il, avez-vous un économiste dans votre armée ?

-- Qu'est-ce encore que cela ? demanda le chef,

-- C'est, dit le prisonnier avec autant d'emphase que sa crainte le lui permettait, c'est un homme nécessaire par excellence. C'est celui qui seul apprécie, suivant leurs valeurs respectives, les ressources matérielles d'un empire, qui les échelonne dans l'ordre de leur importance, les classe suivant leur valeur, les bonifie et les améliore en combinant leurs sources et leurs résultats, et les distribue à propos, comme autant de ruisseaux fécondateurs, dans le grand fleuve de l'utilité générale, qui vient grossir à son tour la mer de la prospérité publique.

-- Caramba ! dit Biassou en se penchant vers l'obi. Que diantre veut-il dire avec ses mots, enfilés les uns dans les autres comme les grains de votre chapelet ?

L'obi haussa les épaules en signe d'ignorance et de dédain. Cependant le citoyen C*** continuait :

-... J'ai étudié, daignez m'entendre, vaillant chef des braves régénérateurs de Saint-Domingue, j'ai étudié les grands économistes, Turgot, Raynal, et Mirabeau, l'ami des hommes ! J'ai mis leur théorie en pratique. Je sais la science indispensable au gouvernement des royaumes et des états quelconques...

-- L'économiste n'est pas économe de paroles ! dit Rigaud avec son sourire doux et goguenard.

Biassou s'était écrié :

-- Dis-moi donc, bavard ! est-ce que j'ai des royaumes et des états à gouverner ?

-- Pas encore, grand homme, repartit C***, mais cela peut venir ; et d'ailleurs ma science descend, sans déroger, à des détails utiles pour la gestion d'une armée.

Le généralissime l'arrêta encore brusquement.

-- Je ne gère pas mon armée, monsieur le planteur, je la commande.

-- Fort bien, observa le citoyen ; vous serez le général, je serai l'intendant. J'ai des connaissances spéciales pour la multiplication des bestiaux...

-- Crois-tu que nous élevons les bestiaux ? dit Biassou en ricanant ; nous les mangeons. Quand le bétail de la colonie française me manquera, je passerai les mornes de la frontière, et j'irai prendre les boeufs et les moutons espagnols qu'on élève dans les hattes des grandes plaines de Cotuy, de la Vega, de Sant-Jago, et sur les bords de la Yuna ; j'irai encore chercher, s'il le faut, ceux qui paissent dans la presqu'île de Samana et au revers de la montagne de Cibos, à partir des bouches du Neybe jusqu'au-delà de Santo-Domingo. D'ailleurs je serai charmé de punir ces damnés planteurs espagnols, ce sont eux qui ont livré Ogé ! Tu vois que je ne suis pas embarrassé du défaut de vivres, et que je n'ai pas besoin de ta science nécessaire par excellence !

Cette vigoureuse déclaration déconcerta le pauvre économiste ; il essaya pourtant encore une dernière planche de salut.

-- Mes études ne se sont pas bornées à l'éducation du bétail. J'ai d'autres connaissances spéciales qui peuvent vous être fort utiles. Je vous indiquerai les moyens d'exploiter la braie et les mines de charbon de terre.

-- Que m'importe ! dit Biassou. Quand j'ai besoin de charbon, je brûle trois lieues de forêt.

-- Je vous enseignerai à quel emploi est propre chaque espèce de bois, poursuivit le prisonnier ; le chicaron et le sabiecca pour les quilles de navire, les yabas pour les courbes ; les tocumas [ Néfliers. ] pour les membrures ; les hacamas, les gaïacs, les cèdres, les accomas...

-- Que te lleven todos los demonios de las diez-y-siete infiernos ! [ Que puissent t'emporter tous les démons des dix-sept enfers ! ] s'écria Biassou impatienté.

-- Plaît-il, mon gracieux patron ? dit l'économiste tout tremblant, et qui n'entendait pas l'espagnol.

-- Ecoute, reprit Biassou, je n'ai pas besoin de vaisseaux. Il n'y a qu'un emploi vacant dans ma suite ; ce n'est pas la place de mayor-domo, c'est la place de valet de chambre. Vois, señor filosofo, si elle te convient. Tu me serviras à genoux ; tu m'apporteras la pipe, le calalou [ Ragoût créole. ] et la soupe de tortue ; et tu porteras derrière moi un éventail de plumes de paon ou de perroquet, comme ces deux pages que tu vois. Hum ! réponds, veux-tu être mon valet de chambre ?

Le citoyen C***, qui ne songeait qu'à sauver sa vie, se courba jusqu'à terre avec mille démonstrations de joie et de reconnaissance.

-- Tu acceptes donc ? demanda Biassou.

-- Pouvez-vous douter, mon généreux maître, que j'hésite un moment devant une si insigne faveur que celle de servir votre personne ?

A cette réponse, le ricanement diabolique de Biassou devint éclatant. Il croisa les bras, se leva d'un air de triomphe, et, repoussant du pied la tête du blanc prosterné devant lui, il s'écria d'une voix haute :

-- J'étais bien aise d'éprouver jusqu'où peut aller la lâcheté des blancs, après avoir vu jusqu'où peut aller leur cruauté ! Citoyen C***, c'est à toi que je dois ce double exemple. Je te connais ! comment as-tu été assez stupide pour ne pas t'en apercevoir ? C'est toi qui as présidé aux supplices de juin, de juillet et d'août ; c'est toi qui as fait planter cinquante têtes de noirs des deux côtés de ton avenue, en place de palmiers ; c'est toi qui voulais égorger les cinq cents nègres restés dans tes fers après la révolte, et ceindre la ville du Cap d'un cordon de têtes d'esclaves, du fort Picolet à la pointe Caracol. Tu aurais fait, si tu l'avais pu, un trophée de ma tête ; maintenant tu t'estimerais heureux que je voulusse de toi pour valet de chambre. Non ! non ! j'ai plus de soin de ton honneur que toi-même ; je ne te ferai pas cet affront. Prépare-toi à mourir.

Il fit un geste, et les noirs déposèrent auprès de moi le malheureux négrophile, qui, sans pouvoir prononcer une parole, était tombé à ses pieds comme foudroyé.

XXXIV

-- A ton tour à présent ! dit le chef en se tournant vers le dernier des prisonniers, le colon soupçonné par les blancs d'être sang-mêlé, et qui m'avait envoyé un cartel pour cette injure.

Une clameur générale des rebelles étouffa la réponse du colon. - Muerte ! muerte ! Mort ! Death ! Touyé ! touyé ! s'écriaient-ils en grinçant des dents et en montrant les poings au malheureux captif.

-- Général, dit un mulâtre qui s'exprimait plus clairement que les autres, c'est un blanc ; il faut qu'il meure !

Le pauvre planteur, à force de gestes et de cris, parvint à faire entendre quelques paroles.

-- Non, non ! monsieur le général, non, mes frères, je ne suis pas un blanc ! C'est une abominable calomnie ! Je suis un mulâtre, un sang-mêlé comme vous, fils d'une négresse comme vos mères et vos soeurs !

-- Il ment ! disaient les nègres furieux. C'est un blanc. Il a toujours détesté les noirs et les hommes de couleur.

-- Jamais ! reprenait le prisonnier. Ce sont les blancs que je déteste. Je suis un de vos frères. J'ai toujours dit avec vous : Nègre cé blan, blan cé nègre ! [ Dicton populaire chez les nègres révoltés, dont voici la traduction littérale : « Les nègres sont les blancs, les blancs sont les nègres. » On rendrait mieux le sens en traduisant ainsi : Les nègres sont les maîtres, les blancs sont les esclaves. ]

-- Point ! point ! criait la multitude ! touyé blan, touyé blan ! [ Tuez le blanc ! Tuez le blanc ! ]

Le malheureux répétait en se lamentant misérablement :

-- Je suis un mulâtre ! Je suis un des vôtres.

-- La preuve ? dit froidement Biassou.

-- La preuve, répondit l'autre dans son égarement, c'est que les blancs m'ont toujours méprisé.

-- Cela peut être vrai, répliqua Biassou, mais tu es un insolent.

Un jeune sang-mêlé adressa vivement la parole au colon.

-- Les blancs te méprisaient, c'est juste ; mais en revanche tu affectais, toi, de mépriser les sang-mêlés parmi lesquels ils te rangeaient. On m'a même dit que tu avais provoqué en duel un blanc qui t'avait un jour reproché d'appartenir à notre caste.

Une rumeur universelle de rage et d'indignation s'éleva dans la foule, et les cris de mort, plus violents que jamais, couvrirent les justifications du colon, qui, jetant sur moi un regard oblique d'étonnement et de prière, redisait en pleurant :

-- C'est une calomnie ! Je n'ai point d'autre gloire et d'autre bonheur que d'appartenir aux noirs. Je suis un mulâtre !

-- Si tu étais un mulâtre, en effet, observa Rigaud paisiblement, tu ne te servirais pas de ce mot [ Il faut se souvenir que les hommes de couleur rejetaient avec colère cette qualification, inventée, diraient-ils, par le mépris des blancs.].

-- Hélas ! sais-je ce que je dis ? reprenait le misérable. Monsieur le général en chef, la preuve que je suis sang-mêlé, c'est ce cercle noir que vous pouvez voir autour de mes ongles [ Plusieurs sang-mêlés présentent en effet à l'origine des ongles ce signe, qui s'efface avec l'âge, mais renaît chez leurs enfants.].

Biassou repoussa cette main suppliante.

-- Je n'ai pas la science de monsieur le chapelain, qui devine qui vous êtes à l'inspection de votre main. Mais écoute ; nos soldats t'accusent, les uns d'être un blanc, les autres d'être un faux frère. Si cela est, tu dois mourir. Tu soutiens que tu appartiens à notre caste, et que tu ne l'as jamais reniée. Il ne te reste qu'un moyen de prouver ce que tu avances et de te sauver.

-- Lequel, mon général, lequel ? demanda le colon avec empressement. Je suis prêt.

-- Le voici, dit Biassou froidement. Prends ce stylet et poignarde toi-même tes deux prisonniers blancs.

En parlant ainsi, il nous désignait du regard et de la main. Le colon recula d'horreur devant le stylet que Biassou lui présentait avec un sourire infernal.

-- Eh bien, dit le chef, tu balances ! C'est pourtant l'unique moyen de me prouver, ainsi qu'à mon armée, que tu n'es pas un blanc, et que tu es des nôtres. Allons, décide-toi, tu me fais perdre mon temps.

Les yeux du prisonnier étaient égarés. Il fit un pas vers le poignard, puis laissa retomber ses bras, et s'arrêta en détournant la tête. Un frémissement faisait trembler tout son corps.

-- Allons donc ! s'écria Biassou d'un ton d'impatience et de colère. Je suis pressé. Choisis, ou de les tuer toi-même, ou de mourir avec eux.

Le colon restait immobile et comme pétrifié.

-- Fort bien ! dit Biassou en se tournant vers les nègres ; il ne veut pas être le bourreau, il sera le patient. Je vois que c'est un blanc ; emmenez-le, vous autres...

Les noirs s'avançaient pour saisir le colon. Ce mouvement décida de son choix entre la mort à donner et la mort à recevoir. L'excès de la lâcheté a aussi son courage. Il se précipita sur le poignard que lui offrait Biassou, puis, sans se donner le temps de réfléchir à ce qu'il allait faire, le misérable se jeta comme un tigre sur le citoyen C***, qui était couché près de moi.

Alors commença une horrible lutte. Le négrophile, que le dénouement de l'interrogatoire dont l'avait tourmenté Biassou venait de plonger dans un désespoir morne et stupide, avait vu la scène entre le chef et le planteur sang-mêlé d'un oeil fixe, et tellement absorbé dans la terreur de son supplice prochain, qu'il n'avait point paru la comprendre ; mais quand il vit le colon fondre sur lui, et le fer briller sur sa tête, l'imminence du danger le réveilla en sursaut. Il se dressa debout ; il arrêta le bras du meurtrier en criant d'une voix lamentable :

-- Grâce ! grâce ! Que me voulez-vous donc ? Que vous ai-je donc fait ?

-- Il faut mourir, monsieur, répondit le sangmêlé, cherchant à dégager son bras et fixant sur sa victime des yeux effarés. Laissez-moi faire, je ne vous ferai point de mal.

-- Mourir de votre main, disait l'économiste, pourquoi donc ? Epargnez-moi ! Vous m'en voulez peut-être de ce que j'ai dit autrefois que vous étiez un sang-mêlé ? Mais laissez-moi la vie, je vous proteste que je vous reconnais pour un blanc. Oui, vous êtes un blanc, je le dirai partout, mais grâce !

Le négrophile avait mal choisi son moyen de défense.

-- Tais-toi ! tais-toi ! cria le sang-mêlé furieux, et craignant que les nègres n'entendissent cette déclaration.

Mais l'autre hurlait, sans l'écouter, qu'il le savait blanc et de bonne race. Le sang-mêlé fit un dernier effort pour le réduire au silence, écarta violemment les deux mains qui le retenaient, et fouilla de son poignard à travers les vêtements du citoyen C***.

L'infortuné sentit la pointe du fer, et mordit avec rage le bras qui l'enfonçait.

-- Monstre ! scélérat ! tu m'assassines !

Il jeta un regard vers Biassou.

-- Défendez-moi, vengeur de l'humanité !

Mais le meurtrier appuya fortement sur le poignard ; un flot de sang jaillit autour de sa main et jusqu'à son visage. Les genoux du malheureux négrophile plièrent subitement, ses bras s'affaissèrent, ses yeux s'éteignirent, sa bouche poussa un sourd gémissement. Il tomba mort.

XXXV

Cette scène, dans laquelle je m'attendais à jouer bientôt mon rôle, m'avait glacé d'horreur. Le vengeur de l'humanité avait contemplé la lutte de ses deux victimes d'un oeil impassible. Quand ce fut terminé, il se tourna vers ses pages épouvantés.

-- Apportez-moi d'autre tabac, dit-il ; et il se remit à le mâcher paisiblement.

L'obi et Rigaud étaient immobiles, et les nègres paraissaient eux-mêmes effrayés de l'horrible spectacle que leur chef venait de leur donner.

Il restait cependant encore un blanc à poignarder, c'était moi ; mon tour était venu. Je jetai un regard sur cet assassin, qui allait être mon bourreau. Il me fit pitié. Ses lèvres étaient violettes, ses dents claquaient, un mouvement convulsif dont tremblaient tous ses membres le faisait chanceler, sa main revenait sans cesse, et comme machinalement, sur son front pour en essuyer les taches de sang, et il regardait d'un air insensé le cadavre fumant étendu à ses pieds. Ses yeux hagards ne se détachaient pas de sa victime.

J'attendais le moment où il achèverait sa tâche par ma mort. J'étais dans une position singulière avec cet homme ; il avait déjà failli me tuer pour prouver qu'il était blanc ; il allait maintenant m'assassiner pour démontrer qu'il était mulâtre.

-- Allons, lui dit Biassou, c'est bien. Je suis content de toi, l'ami ! Il jeta un coup d'oeil sur moi, et ajouta : - Je te fais grâce de l'autre. Va-t'en. Nous te déclarons bon frère, et nous te nommons bourreau de notre armée.

A ces paroles du chef, un nègre sortit des rangs, s'inclina trois fois devant Biassou, et s'écria en son jargon, que je traduirai en français pour vous en faciliter l'intelligence :

-- Et moi, général ?

-- Eh bien, toi ! que veux-tu dire ? demanda Biassou.

-- Est-ce que vous ne ferez rien pour moi, mon général ? dit le nègre. Voilà que vous donnez de l'avancement à ce chien de blanc, qui assassine pour se faire reconnaître des nôtres. Est-ce que vous ne m'en donnerez pas aussi à moi qui suis un bon noir ?

Cette requête inattendue parut embarrasser Biassou ; il se pencha vers Rigaud, et le chef du rassemblement des Cayes lui dit en français :

-- On ne peut le satisfaire, tâchez d'éluder sa demande.

-- Te donner de l'avancement ? dit alors Biassou au bon noir ; je ne demande pas mieux, Quel grade désires-tu ?

-- Je voudrais être official [ Officier.].

-- Officier ! reprit le généralissime, eh bien ! quels sont tes titres pour obtenir l'épaulette ?

-- C'est moi, répondit le noir avec emphase, qui ai mis le feu à l'habitation Lagoscette, dès les premiers jours d'août. C'est moi qui ai massacré M. Clément, le planteur, et porté la tête de son raffineur au bout d'une pique. J'ai égorgé dix femmes blanches et sept petits enfants ; l'un d'entre eux a même servi d'enseigne aux braves noirs de Boukmann. Plus tard, j'ai brûlé quatre familles de colons dans une chambre du fort Galifet, que j'avais fermée à double tour avant de l'incendier. Mon père a été roué au Cap, mon frère a été pendu au Rocrou, et j'ai failli moi-même être fusillé. J'ai brûlé trois plantations de café, six plantations d'indigo, deux cents carreaux de cannes à sucre ; j'ai tué mon maître M. Noë et sa mère...

-- Epargne-nous tes états de service, dit Rigaud, dont la feinte mansuétude cachait une cruauté réelle, mais qui était féroce avec décence, et ne pouvait souffrir le cynisme du brigandage.

-- Je pourrais en citer encore bien d'autres, repartit le nègre avec orgueil ; mais vous trouvez sans doute que cela suffit pour mériter le grade d'official, et pour porter une épaulette d'or sur ma veste, comme nos camarades que voilà.

Il montrait les aides de camp et l'état-major de Biassou. Le généralissime parut réfléchir un moment, puis il adressa gravement ces paroles au nègre :

-- Je serais charmé de t'accorder un grade ; je suis satisfait de tes services ; mais il faut encore autre chose. - Sais-tu le latin ?

Le brigand ébahi ouvrit de grands yeux, et dit :

-- Plaît-il, mon général ?

-- Eh bien oui, reprit vivement Biassou, sais-tu le latin ?

-- Le... latin ?..., répéta le noir stupéfait.

-- Oui, oui, oui, le latin ! sais-tu le latin ? poursuivit le rusé chef. Et, déployant un étendard sur lequel était écrit le verset du psaume : In exitu Israël de Aegypto, il ajouta : - Explique-nous ce que veulent dire ces mots.

Le noir, au comble de la surprise, restait immobile et muet, et froissait machinalement le pagne de son caleçon, tandis que ses yeux effarés allaient du général au drapeau, et du drapeau au général.

-- Allons, répondras-tu ? dit Biassou avec impatience.

Le noir, après s'être gratté la tête, ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche, et laissa enfin tomber ces mots embarrassés :

-- Je ne sais pas ce que veut dire le général.

Le visage de Biassou prit une subite expression de tolère et d'indignation.

-- Comment ! misérable drôle ! s'écria-t-il, comment ! tu veux être officier et tu ne sais pas le latin !

-- Mais, notre général..., balbutia le nègre, confus et tremblant.

-- Tais-toi ! reprit Biassou, dont l'emportement semblait croître. Je ne sais à quoi tient que je ne te fasse fusiller sur l'heure pour ta présomption. Comprenez-vous, Rigaud, ce plaisant officier qui ne sait seulement pas le latin ? Eh bien, drôle, puisque tu ne comprends point ce qui est écrit sur te drapeau, je vais te l'expliquer. In exitu, tout soldat, Israël, qui ne sait pas le latin, de Aegypto, ne peut être nommé officier. - N'est-ce point cela, monsieur le chapelain ?

Le petit obi fit un signe affirmatif. Biassou continua :

-- Ce frère, que je viens de nommer bourreau de l'armée, et dont tu es jaloux, sait le latin.

Il se tourna vers le nouveau bourreau.

-- N'est-il pas vrai, l'ami ? Prouvez à te butor que vous en savez plus que lui. Que signifie Dominus vobiscum ?

Le malheureux colon sang-mêlé, arraché de sa sombre rêverie par cette voix redoutable, leva la tête, et quoique ses esprits fussent encore tout égarés par le lâche assassinat qu'il venait de commettre, la terreur le décida à l'obéissance. Il y avait quelque chose d'étrange dans l'air dont cet homme cherchait à retrouver un souvenir de collège parmi ses pensées d'épouvante et de remords, et dans la manière lugubre dont il prononça l'explication enfantine.

-- Dominus vobiscum... cela veut dire : Que le Seigneur soit avec vous !

-- Et cum spiritu tuo ! ajouta solennellement le mystérieux obi.

-- Amen, dit Biassou. Puis, reprenant son accent irrité, et mêlant à son courroux simulé quelques phrases de mauvais latin à la façon de Sganarelle, pour convaincre les noirs de la science de leur chef : - Rentre le dernier dans ton rang ! cria-t-il au nègre ambitieux. Sursum corda ! Ne t'avise plus à l'avenir de prétendre monter au rang de tes chefs qui savent le latin, orate fratres, ou je te fais pendre ! Bonus, bona, bonum !

Le nègre, émerveillé et terrifié tout ensemble, retourna à son rang en baissant honteusement la tête au milieu des huées générales de tous ses camarades, qui s'indignaient de ses prétentions si mal fondées, et fixaient des yeux d'admiration sur leur docte généralissime.

Il y avait un côté burlesque dans cette scène, qui acheva cependant de m'inspirer une haute idée de l'habileté de Biassou. Le moyen ridicule qu'il venait d'employer avec tant de succès [ Toussaint Louverture s'est servi plus tard du même expédient avec le même avantage. ] pour déconcerter les ambitions toujours si exigeantes dans une bande de rebelles me donnait à la fois la mesure de la stupidité des nègres et de l'adresse de leur chef.

XXXVI

Cependant l'heure de l'almuerzo [ Déjeuner. ] de Biassou était venue. On apporta devant le mariscal de campo de sû magestad catolica une grande écaille de tortue dans laquelle fumait une espèce d'olla podrida, abondamment assaisonnée de tranches de lard, où la chair de tortue remplaçait le carnera [ L'agneau. ], et la patate les garganzas [ Les pois chiches. ]. Un énorme chou caraïbe flottait à la surface de ce puchero. Des deux côtés de l'écaille, qui servait à la fois de marmite et de soupière, étaient deux coupes d'écorce de coco pleines de raisins secs, de sandias [ Melons d'eau. ], d'ignames et de figues ; c'était le postre [ Dessert. ]. Un pain de maïs et une outre de vin goudronné complétaient l'appareil du festin. Biassou tira de sa poche quelques gousses d'ail et en frotta lui-même le pain ; puis, sans même faire enlever le cadavre palpitant couché devant ses yeux, il se mit à manger, et invita Rigaud à en faire autant. L'appétit de Biassou avait quelque chose d'effrayant.

L'obi ne partagea point leur repas. Je compris que, comme tous ses pareils, il ne mangeait jamais en public, afin de faire croire aux nègres qu'il était d'une essence surnaturelle, et qu'il vivait sans nourriture.

Tout en déjeunant, Biassou ordonna à un aide de camp de faire commencer la revue, et les bandes se mirent à défiler en bon ordre devant la grotte. Les noirs du Morne-Rouge passèrent les premiers ; ils étaient environ quatre mille divisés en petits pelotons serrés que conduisaient des chefs ornés, comme je l'ai déjà dit, de caleçons ou de ceintures écarlates. Ces noirs, presque tous grands et forts, portaient des fusils, des haches et des sabres ; un grand nombre d'entre eux avaient des arcs, des flèches et des zagaies, qu'ils s'étaient forgés à défaut d'autres armes. Ils n'avaient point de drapeau, et marchaient en silence d'un air consterné.

Eu voyant défiler cette horde, Biassou se pencha à l'oreille de Rigaud, et lui dit en français :

-- Quand donc la mitraille de Blanchelande et de Rouvray me débarrassera-t-elle de ces bandits du Morne-Rouge ? Je les hais ; ce sont presque tous des congos ! Et puis ils ne savent tuer que dans le combat ; ils suivaient l'exemple de leur chef imbécile, de leur idole Bug-Jargal, jeune fou qui voulait faire le généreux et le magnanime. Vous ne le connaissez pas, Rigaud ? Vous ne le connaîtrez jamais, je l'espère. Les blancs l'ont fait prisonnier, et ils me délivreront de lui comme ils m'ont délivré de Boukmann.

-- A propos de Boukmann, répondit Rigaud, voici les noirs marrons de Macaya qui passent, et je vois dans leurs rangs le nègre que Jean-François vous a envoyé pour vous annoncer la mort de Boukmann. Savez-vous bien que cet homme pourrait détruire tout l'effet des prophéties de l'obi sur la fin de ce chef, s'il disait qu'on l'a arrêté pendant une demi-heure aux avant-postes, et qu'il m'avait confié sa nouvelle avant l'instant où vous l'avez fait appeler ?

-- Diabolo ! dit Biassou. vous avez raison, mon cher ; il faut fermer la bouche à cet homme-là. Attendez !

Alors, élevant la voix :

-- Macaya ! cria-t-il.

Le chef des nègres marrons s'approcha, et présenta son tromblon au col évasé en signe de respect.

-- Faites sortir de vos rangs, reprit Biassou, ce noir que j'y vois là-bas, et qui ne doit pas en faire partie.

C'était le messager de Jean-François. Macaya l'amena au généralissime, dont le visage prit subitement cette expression de colère qu'il savait si bien simuler.

-- Qui es-tu ? demanda-t-il au nègre interdit.

-- Notre général, je suis un noir.

-- Caramba ! je le vois bien ! Mais comment t'appelles-tu ?

-- Mon nom de guerre est Vavelan ; mon patron chez les bienheureux est saint Sabas, diacre et martyr, dont la fête viendra le vingtième jour avant la nativité de Notre-Seigneur.

Biassou l'interrompit :

-- De quel front oses-tu te présenter à la parade, au milieu des espingoles luisantes et des baudriers blancs, avec ton sabre sans fourreau, ton caleçon déchiré, tes pieds couverts de boue ?

-- Notre général, répondit le noir, ce n'est pas ma faute. J'ai été chargé par le grand-amiral Jean-François de vous porter la nouvelle de la mort du chef des marrons anglais, Boukmann ; et si mes vêtements sont déchirés, si mes pieds sont sales, c'est que j'ai couru à perdre haleine pour vous l'apporter plus tôt ; mais on m'a retenu au camp, et...

Biassou fronça le sourcil.

-- Il ne s'agit point de cela, gavacho ! mais de ton audace d'assister à la revue dans ce désordre. Recommande ton âme à saint Sabas, diacre et martyr, ton patron. Va te faire fusiller !

Ici j'eus encore une nouvelle preuve du pouvoir moral de Biassou sur les rebelles. L'infortuné, chargé d'aller lui-même se faire exécuter, ne se permit pas un murmure ; il baissa la tête, croisa les bras sur sa poitrine, salua trois fois son juge impitoyable, et, après s'être agenouillé devant l'obi, qui lui donna gravement une absolution sommaire, il sortit de la grotte. Quelques minutes après, une détonation de mousqueterie annonça à Biassou que le nègre avait obéi et vécu.

Le chef, débarrassé de toute inquiétude, se tourna alors vers Rigaud, l'oeil étincelant de plaisir, et avec un ricanement de triomphe qui semblait dire : - Admirez ! [ Toussaint Louverture, qui s'était formé à l'école de Biassou, et qui, s'il ne lui était pas supérieur en habileté, était du moins fort loin de l'égaler en perfidie et en cruauté. Toussaint Louverture a donné plus tard le spectacle du même pouvoir sur les nègres fanatisés. Ce chef, issu, dit-on, d'une race royale africaine, avait reçu, comme Biassou, quelque instruction grossière, à laquelle il ajoutait du génie. Il s'était dressé une façon de trône républicain à Saint-Domingue dans le même temps où Bonaparte se fondait en France une monarchie sur la victoire. Toussaint admirait naïvement le premier consul ; mais le premier consul, ne voyant dans Toussaint qu'un parodiste gênant de sa fortune, repoussa toujours dédaigneusement toute correspondance avec l'esclave affranchi qui osait lui écrire : Au premier des blancs le premier des noirs. ]

XXXVII

Cependant la revue continuait. Cette armée, dont le désordre m'avait offert un tableau si extraordinaire quelques heures auparavant, n'était pas moins bizarre sous les armes. C'étaient tantôt des troupes de nègres absolument nus, munis de massues, de tomahawks, de casse-têtes, marchant au son de la corne à bouquin, comme les sauvages ; tantôt des bataillons de mulâtres, équipés à l'espagnole ou à l'anglaise, bien armés et bien disciplinés, réglant leurs pas sur le roulement d'un tambour ; puis des cohues de négresses, de négrillons, chargés de fourches et de broches ; des fatras courbés sous de vieux fusils sans chien et sans canon ; des griotes avec leurs parures bariolées ; des griots, effroyables de grimaces et de contorsions, chantant des airs incohérents sur la guitare, le tam-tam et le balafo. Cette étrange procession était de temps à autre coupée par des détachements hétérogènes de griffes, de marabouts, de sacatras, de mamelucos, de quarterons, de sang-mêlés libres, ou par des hordes nomades de noirs marrons à l'attitude fière, aux carabines brillantes, traînant dans leurs rangs leurs cabrouets tout chargés, ou quelque canon pris aux blancs, qui leur servait moins d'arme que de trophée, et hurlant à pleine voix les hymnes du camp du Grand-Pré et d'Oua-Nassé. Au-dessus de toutes ces têtes flottaient des drapeaux de toutes couleurs, de toutes devises, blancs, rouges, tricolores, fleurdelysés, surmontés du bonnet de liberté, portant pour inscriptions : - Mort aux prêtres et aux aristocrates ! - Vive la religion ! - Liberté ! Égalité ! - Vive le roi ! - A bas la métropole ! - Viva España ! - Plus de tyrans ! etc. Confusion frappante qui indiquait que toutes les forces des rebelles n'étaient qu'un amas de moyens sans but, et qu'en cette armée il n'y avait pas moins de désordre dans les idées que dans les hommes.

En passant tour à tour devant la grotte, les bandes inclinaient leur bannière, et Biassou rendait le salut. Il adressait à chaque troupe quelque réprimande ou quelque éloge ; et chaque parole de sa bouche, sévère ou flatteuse, était recueillie par les siens avec un respect fanatique et une sorte de crainte superstitieuse.

Ce flot de barbares et de sauvages passa enfin. J'avoue que la vue de tant de brigands, qui m'avait distrait d'abord, finissait par me peser. Cependant le jour tombait, et, au moment où les derniers rangs défilèrent, le soleil ne jetait plus qu'une teinte de cuivre rouge sur le front granitique des montagnes de l'orient.

XXXVIII

Biassou paraissait rêveur. Quand la revue fut terminée, qu'il eut donné ses derniers ordres. et que tous les rebelles furent rentrés sous leurs ajoupas, il m'adressa la parole.

-- Jeune homme, me dit-il, tu as pu juger à ton aise de mon génie et de ma puissance. Voici que l'heure est venue pour toi d'en aller rendre compte à Léogri.

-- Il n'a pas tenu à moi qu'elle ne vint plus tôt, lui répondis-je froidement.

-- Tu as raison, répliqua Biassou. Il s'arrêta un moment comme pour épier l'effet que produirait sur moi ce qu'il allait me dire, et il ajouta : - Mais il ne tient qu'à toi qu'elle ne vienne pas.

-- Comment ! m'écriai-je étonné ; que veux-tu dire ?

-- Oui, continua Biassou, ta vie dépend de toi ; tu peux la sauver, si tu le veux.

Cet accès de clémence, le premier et le dernier sans doute que Biassou ait jamais eu, me parut un prodige. L'obi, surpris comme moi, s'était élancé du siège où il avait conservé si longtemps la même attitude extatique, à la mode des fakirs hindous. Il se plaça en face du généralissime, et éleva la voix avec colère :

-- Que dice el exelentisimo señor mariscal de campo ? [ Que dit le très excellent seigneur maréchal de camp ? ] Se souvient-il de ce qu'il m'a promis ? Il ne peut, ni lui ni le bon Giu, disposer maintenant de cette vie : elle m'appartient.

En ce moment encore, à cet accent irrité, je crus me ressouvenir de ce maudit petit homme ; mais ce moment fut insaisissable, et aucune lumière n'en jaillit pour moi.

Biassou se leva sans s'émouvoir, parla bas un instant avec l'obi, lui montra le drapeau noir que j'avais remarqué, et, après quelques mots échangés, le sorcier remua la tête de haut en bas et la releva de bas en haut, en signe d'adhésion. Tous deux reprirent leurs places et leurs attitudes.

-- Ecoute, me dit alors le généralissime en tirant de la poche de sa veste l'autre dépêche de Jean-François, qu'il y avait déposée ; nos affaires vont mal ; Boukmann vient de périr dans un combat. Les blancs ont exterminé deux mille noirs dans le district du Cul-de-Sac. Les colons continuent de se fortifier et de hérisser la plaine de postes militaires. Nous avons perdu, par notre faute, l'occasion de prendre le Cap ; elle ne se représentera pas de longtemps. Du côté de l'est, la route principale est coupée par une rivière ; les blancs, afin d'en défendre le passage, y ont établi une batterie sur des pontons, et ont formé sur chaque bord deux petits camps. Au sud, il y a une grande route qui traverse ce pays montueux appelé le Haut-du-Cap ; ils l'ont couverte de troupes et d'artillerie. La position est également fortifiée du côté de la terre par une bonne palissade, à laquelle tous les habitants ont travaillé, et l'on y a ajouté des chevaux de frise. Le Cap est donc à l'abri de nos armes. Notre embuscade aux gorges de Dompte-Mulâtre a manqué son effet. A tous nos échecs se joint la fièvre de Siam, qui dépeuple le camp de Jean-François. En conséquence, le grand amiral de France [ Nous avons déjà dit que Jean-François prenait ce titre ] pense, et nous partageons son avis, qu'il conviendrait de traiter avec le gouverneur Blanchelande et l'assemblée coloniale. Voici la lettre que nous adressons à l'assemblée à ce sujet : écoute!

« Messieurs les députés,

« De grands malheurs ont affligé cette riche et importante colonie ; nous y avons été enveloppés, et il ne nous reste plus rien à dire pour notre justification. Un jour vous nous rendrez toute la justice que mérite notre position. Nous devons être compris dans l'amnistie générale que le roi Louis XVI a prononcée pour tous indistinctement.

« Sinon, comme le roi d'Espagne est un bon roi, qui nous traite fort bien, et nous témoigne des récompenses, nous continuerons de le servir avec zèle et dévouement.

« Nous voyons par la loi du 28 septembre 1791 que l'assemblée nationale et le roi vous accordent de prononcer définitivement sur l'état des personnes non libres et l'état politique des hommes de couleur. Nous défendrons les décrets de l'assemblée nationale et les vôtres, revêtus des formalités requises, jusqu'à la dernière goutte de notre sang. Il serait même intéressant que vous déclariez, par un arrêté sanctionné de monsieur le général, que votre intention est de vous occuper du sort des esclaves. Sachant qu'ils sont l'objet de votre sollicitude, par leurs chefs, à qui vous feriez parvenir ce travail, ils seraient satisfaits, et l'équilibre rompu se rétablirait en peu de temps.

« Ne comptez pas cependant, messieurs les représentants, que nous consentions à nous armer pour les volontés des assemblées révolutionnaires. Nous sommes sujets de trois rois, le roi de Congo, maître-né de tous les noirs ; le roi de France, qui représente nos pères ; et le roi d'Espagne, qui représente nos mères. Ces trois rois sont les descendants de ceux qui, conduits par une étoile, ont été adorer l'Homme-Dieu. Si nous servions les assemblées, nous serions peut- être entraînés à faire la guerre contre nos frères, les sujets de ces trois rois, à qui nous avons promis fidélité.

« Et puis, nous ne savons ce qu'on entend par volonté de la nation, vu que depuis que le monde règne nous n'avons exécuté que celle d'un roi. Le prince de France nous aime, celui d'Espagne ne cesse de nous secourir. Nous les aidons, ils nous aident ; c'est la cause de l'humanité. Et d'ailleurs ces majestés viendraient à nous manquer, que nous aurions bien vite trôné un roi.

« Telles sont nos intentions, moyennant quoi nous consentirons à faire la paix.

« Signé JEAN-FRANCOIS, général ; BIASSOU, maréchal de camp ; DESPREZ, MANZEAU, TOUSSAINT, AUBERT, commissaires ad hoc [ Il paraîtrait que cette lettre, ridiculement caractéristique, fut en effet envoyée à l'assemblée. ]. »

-- Tu vois, ajouta Biassou après la lecture de cette pièce de diplomatie nègre, dont le souvenir s'est fixé mot pour mot dans ma tête, tu vois que nous sommes pacifiques. Or, voici ce que je veux de toi. Ni Jean-François, ni moi, n'avons été élevés dans les écoles des blancs, où l'on apprend le beau langage. Nous savons nous battre, mais nous ne savons point écrire. Cependant nous ne voulons pas qu'il reste rien dans notre lettre à l'assemblée qui puisse exciter les burlerias orgueilleuses de nos anciens maîtres. Tu parais avoir appris cette science frivole qui nous manque. Corrige les fautes qui pourraient, dans notre dépêche, prêter à rire aux blancs. A ce prix, je t'accorde la vie.

Il y avait dans ce rôle de correcteur des fautes d'orthographe diplomatique de Biassou quelque chose qui répugnait trop à ma fierté pour que je balançasse un moment. Et d'ailleurs, que me faisait la vie ? Je refusai son offre.

Il parut surpris.

-- Comment ! s'écria-t-il, tu aimes mieux mourir que de redresser quelques traits de plume sur un morceau de parchemin ?

-- Oui, lui répondis-je.

Ma résolution semblait l'embarrasser. Il me dit après un instant de rêverie :

-- Ecoute bien, jeune fou, je suis moins obstiné que toi. Je te donne jusqu'à demain soir pour te décider à m'obéir ; demain, au coucher du soleil, tu seras ramené devant moi. Pense alors à me satisfaire. Adieu, la nuit porte conseil. Songes-y bien, chez nous la mort n'est pas seulement la mort.

Le sens de ces dernières paroles, accompagnées d'un rire affreux, n'était pas équivoque ; et les tourments que Biassou avait coutume d'inventer pour ses victimes achevaient de l'expliquer.

-- Candi, ramenez le prisonnier, poursuivit Biassou ; confiez-en la garde aux noirs du Morne-Rouge ; je veux qu'il vive encore un tour de soleil, et mes autres soldats n'auraient peut-être pas la patience d'attendre que les vingt-quatre heures fussent écoulées.

Le mulâtre Candi, qui était le chef de sa garde, me fit lier les bras derrière le dos. Un soldat prit l'extrémité de la corde, et nous sortîmes de la grotte.

XXXIX

Quand les événements extraordinaires, les angoisses et les catastrophes viennent fondre tout à coup au milieu d'une vie heureuse et délicieusement uniforme, ces émotions inattendues, ces coups du sort, interrompent brusquement le sommeil de l'âme, qui se reposait dans la monotonie de la prospérité. Cependant le malheur qui arrive de cette manière ne semble pas un réveil, mais seulement un songe. Pour celui qui a toujours été heureux, le désespoir commence par la stupeur. L'adversité imprévue ressemble à la torpille ; elle secoue, mais engourdit ; et l'effrayante lumière qu'elle jette soudainement devant nos yeux n'est point le jour. Les hommes, les choses, les faits, passent alors devant nous avec une physionomie en quelque sorte fantastique ; et se meuvent comme dans un rêve. Tout est changé dans l'horizon de notre vie, atmosphère et perspective ; mais il s'écoule un long temps avant que nos yeux aient perdu cette sorte d'image lumineuse du bonheur passé qui les suit, et, s'interposant sans cesse entre eux et le sombre présent, en change la couleur et donne je ne sais quoi de faux à la réalité. Alors tout ce qui est nous paraît impossible et absurde ; nous croyons à peine à notre propre existence, parce que, ne retrouvant rien autour de nous de ce qui composait notre être, nous ne comprenons pas comment tout cela aurait disparu sans nous entraîner, et pourquoi de notre vie il ne serait reste que nous. Si cette position violente de l'âme se prolonge, elle dérange l'équilibre de la pensée et devient folie, état peut-être heureux, dans lequel la vie n'est plus pour l'infortuné qu'une vision, dont il est lui-même le fantôme.

XL

J'ignore, messieurs, pourquoi je vous expose ces idées. Ce ne sont point de celles que l'on comprend ni que l'on fait comprendre. Il faut les avoir senties. Je les ai éprouvées. C'était l'état de mon âme au moment ou les gardes de Biassou me remirent aux nègres du Morne-Rouge. Il me semblait que c'étaient des spectres qui me livraient à des spectres, et sans opposer de résistance je me laissai lier par la ceinture au tronc d'un arbre. Ils m'apportèrent quelques patates cuites dans l'eau, que je mangeai par cette sorte d'instinct machinal que la bonté de Dieu laisse à l'homme au milieu des préoccupations de l'esprit.

Cependant la nuit était venue ; mes gardiens se retirèrent dans leurs ajoupas, et six d'entre eux seulement restèrent près de moi, assis ou couchés devant un grand feu qu'ils avaient allumé pour se préserver du froid nocturne. Au bout de quelques instants. tous s'endormirent profondément.

L'accablement physique dans lequel je me trouvais alors ne contribuait pas peu aux vagues rêveries qui égaraient ma pensée. Je me rappelais les jours sereins et toujours les mêmes que, peu de semaines auparavant, je passais encore près de Marie, sans même entrevoir dans l'avenir une autre possibilité que celle d'un bonheur éternel. Je les comparais à la journée qui venait de s'écouler, journée où tant de choses étranges s'étaient déroulées devant moi, comme pour me faire douter de leur existence, où ma vie avait été trois fois condamnée, et n'avait pas été sauvée. Je méditais sur mon avenir présent, qui ne se composait plus que d'un lendemain, et ne m'offrait plus d'autre certitude que le malheur et la mort, heureusement prochaine. Il me semblait lutter contre un cauchemar affreux. Je me demandais s'il était possible que tout ce qui s'était passé, que ce qui m'entourait fût le camp du sanguinaire Biassou, que Marie fût pour jamais perdue pour moi, et que ce prisonnier gardé par six barbares, garrotté et voué à une mort certaine, ce prisonnier que me montrait la lueur d'un feu de brigands, fût bien moi. Et, malgré tous mes efforts pour fuir l'obsession d'une pensée bien plus déchirante encore, mon coeur revenait a Marie. Je m'interrogeais avec angoisse sur son sort ; je me roidissais dans mes liens comme pour voler à son secours, espérant toujours que le rêve horrible se dissiperait, et que Dieu n'aurait pas voulu faire entrer toutes les horreurs sur lesquelles je n'osais m'arrêter dans la destinée de l'ange qu'il m'avait donnée pour épouse. L'enchaînement douloureux de mes idées ramenait alors Pierrot devant moi, et la rage me rendait presque insensé ; les artères de mon front me semblaient prêtes à se rompre ; je me haïssais, je me maudissais, je me méprisais pour avoir un moment uni mon amitié pour Pierrot à mon amour pour Marie ; et, sans chercher à m'expliquer quel motif avait pu le pousser à se jeter lui-même dans les eaux de la Grande-Rivière, je pleurais de ne point l'avoir tué. Il était mort ! j'allais mourir ; et la seule chose que je regrettasse de sa vie et de la mienne, c'était ma vengeance.

Toutes ces émotions m'agitaient au milieu d'un demi-sommeil dans lequel l'épuisement m'avait plongé. Je ne sais combien de temps il dura ; mais j'en fus soudainement arraché par le retentissement d'une voix mâle qui chantait distinctement, mais de loin : Yo que soy contrabandista. J'ouvris les yeux en tressaillant ; tout était noir, les nègres dormaient, le feu mourait. Je n'entendais plus rien ; je pensai que cette voix était une illusion du sommeil, et mes paupières alourdies se refermèrent. Je les ouvris une seconde fois précipitamment ; la voix avait recommencé, et chantait avec tristesse et de plus près ce couplet d'une romance espagnole :

En los campos de Ocaña,

Prisonero cai ;

Me llevan à Cotadilla ;

Desdichado fui ! [ Dans les champs d'Ocaña,/ Je tombai prisonnier ;/ Ils m'emmenèrent à Cotadilla ;/ Je fus malheureux. ]

Cette fois, il n'y avait plus de rêve. C'était la voix de Pierrot ! Un moment après, elle s'éleva encore dans l'ombre et le silence, et fit entendre pour la deuxième fois, presque à mon oreille, l'air connu : Yo que soi contrabandista. Un dogue vint joyeusement se rouler à mes pieds, c'était Rask. Je levai les yeux. Un noir était devant moi, et la lueur du foyer projetait à côté du chien son ombre colossale ; c'était Pierrot. La vengeance me transporta ; la surprise me rendit immobile et muet. Je ne dormais pas. Les morts revenaient donc ! Ce n'était plus un songe, mais une apparition. Je me détournai avec horreur. A cette vue, sa tête tomba sur sa poitrine.

-- Frère, murmura-t-il à voix basse, tu m'avais promis de ne jamais douter de moi quand tu m'entendrais chanter cet air ; frère, dis, as-tu oublié ta promesse ?

La colère me rendit la parole.

-- Monstre ! m'écriai-je, je te retrouve donc enfin ; bourreau, assassin de mon oncle, ravisseur de Marie, oses-tu m'appeler ton frère ? Tiens, ne m'approche pas !

J'oubliais que j'étais attaché de manière à ne pouvoir faire presque aucun mouvement. J'abaissai comme involontairement les yeux sur mon côté pour y chercher mon épée. Cette intention visible le frappa. Il prit un air ému, mais doux.

-- Non, dit-il, non, je n'approcherai pas. Tu es malheureux, je te plains ; toi, tu ne me plains pas, quoique je sois plus malheureux que toi.

Je haussai les épaules. Il comprit ce reproche muet. Il me regarda d'un air rêveur.

-- Oui, tu as beaucoup perdu ; mais, crois-moi, j'ai perdu plus que toi.

Cependant ce bruit de voix avait réveillé les six nègres qui me gardaient. Apercevant un étranger, ils se levèrent précipitamment en saisissant leurs armes ; mais dès que leurs regards se furent arrêtés sur Pierrot, ils poussèrent un cri de surprise et de joie, et tombèrent prosternés en battant la terre de leurs fronts.

Mais les respects que ces nègres rendaient à Pierrot, les caresses que Rask portait alternativement de son maître à moi, en me regardant avec inquiétude, comme étonné de mon froid accueil, rien ne faisait impression sur moi en ce moment. J'étais tout entier à l'émotion de ma rage, rendue impuissante par les liens qui me chargeaient.

-- Oh ! m'écriai-je enfin, en pleurant de fureur sous les entraves qui me retenaient, oh ! que je suis malheureux ! Je regrettais que ce misérable se fût fait justice à lui-même ; je le croyais mort, et je me désolais pour ma vengeance. Et maintenant le voilà qui vient me narguer lui-même ; il est là, vivant, sous mes yeux, et je ne puis jouir du bonheur de le poignarder ! Oh ! qui me délivrera de ces exécrables noeuds ?

Pierrot se retourna vers les nègres, toujours en adoration devant lui.

-- Camarades, dit-il, détachez le prisonnier !

XLI

Il fut promptement obéi. Mes six gardiens coupèrent avec empressement les cordes qui m'entouraient. Je me levai debout et libre, mais je restai immobile ; l'étonnement m'enchaînait à son tour.

-- Ce n'est pas tout, reprit alors Pierrot ; et, arrachant le poignard de l'un de ses nègres, il me le présenta en disant : - Tu peux te satisfaire. A Dieu ne plaise que je te dispute le droit de disposer de ma vie ! Tu l'as sauvée trois fois ; elle est bien à toi maintenant ; frappe, si tu veux frapper.

Il n'y avait ni reproche ni amertume dans sa voix. Il n'était que triste et résigné.

Cette voie inattendue ouverte à ma vengeance par celui même qu'elle brûlait d'atteindre avait quelque chose de trop étrange et de trop facile. Je sentis que toute ma haine pour Pierrot, tout mon amour pour Marie ne suffisaient pas pour me porter à un assassinat ; d'ailleurs quelles que fussent les apparences, une voix me criait au fond du coeur qu'un ennemi et un coupable ne vient pas de cette manière au-devant de la vengeance et du châtiment. Vous le dirai-je enfin ? il y avait dans le prestige impérieux dont cet être extraordinaire était environné quelque chose qui me subjuguait moi- même malgré moi dans ce moment. Je repoussai le poignard.

-- Malheureux ! lui dis-je, je veux bien te tuer dans un combat, mais non t'assassiner. Défends-toi !

-- Que je me défende ! répondit-il étonné ! et contre qui ?

-- Contre moi !

Il fit un geste de stupeur.

-- Contre toi ! C'est la seule chose pour laquelle je ne puisse t'obéir. Vois-tu Rask ? je puis bien l'égorger, il se laissera faire ; mais je ne saurais le contraindre à lutter contre moi, il ne me comprendrait point. Je ne te comprends pas ; je suis Rask pour toi.

Il ajouta après un silence :

-- Je vois la haine dans tes yeux, comme tu l'as pu voir un jour dans les miens. Je sais que tu as éprouvé bien des malheurs, ton oncle massacré, tes champs incendiés, tes amis égorgés ; on a saccagé tes maisons, dévasté ton héritage ; mais ce n'est pas moi, ce sont les miens. Ecoute, je t'ai dit un jour que les tiens m'avaient fait bien du mal ; tu m'as répondu que ce n'était pas toi ; qu'ai-je fait alors ?

Son visage s'éclaircit ; il s'attendait à me voir tomber dans ses bras. Je le regardai d'un air farouche.

-- Tu désavoues tout ce que m'ont fait les tiens, lui dis-je avec l'accent de la fureur, et tu ne parles pas de ce que tu m'as fait, toi !

-- Quoi donc ? demanda-t-il.

Je m'approchai violemment de lui, et ma voix devint un tonnerre :

-- Où est Marie ? qu'as-tu fait de Marie ?

A ce nom, un nuage passa sur son front ; il parut un moment embarrassé. Enfin, rompant le silence :

-- Maria ! répondit-il. Oui, tu as raison... Mais trop d'oreilles nous écoutent.

Son embarras, ces mots : Tu as raison, rallumèrent un enfer dans mon coeur. Je crus voir qu'il éludait ma question. En ce moment il me regarda avec son visage ouvert, et me dit avec une émotion profonde :

-- Ne me soupçonne pas, je t'en conjure. Je te dirai tout cela ailleurs. Tiens, aime-moi comme je t'aime, avec confiance.

Il s'arrêta un instant pour observer l'effet de ses paroles, et ajouta avec attendrissement :

-- Puis-je t'appeler frère ?

Mais ma colère jalouse avait repris toute sa violence, et ces paroles tendres, qui me parurent hypocrites, ne firent que l'exaspérer.

-- Oses-tu bien me rappeler ce temps? m'écriai-je, misérable ingrat !

Il m'interrompit. De grosses larmes brillaient dans ses yeux.

-- Ce n'est pas moi qui suis ingrat !

-- Eh bien, parle ! repris-je avec emportement. Qu'as-tu fait de Marie ?

-- Ailleurs, ailleurs ! me répondit-il. Ici nos oreilles n'entendent pas seules ce que nous disons. Au reste, tu ne me croirais pas sans doute sur parole, et puis le temps presse. Voilà qu'il fait jour, et il faut que je te tire d'ici. Ecoute, tout est fini, puisque tu doutes de moi, et tu feras aussi bien de m'achever avec un poignard ; mais attends encore un peu avant d'exécuter ce que tu appelles ta vengeance ; je dois d'abord te délivrer. Viens avec moi trouver Biassou.

Cette manière d'agir et de parler cachait un mystère que je ne pouvais comprendre. Malgré toutes mes préventions contre cet homme, sa voix faisait toujours vibrer une corde dans mon coeur. En l'écoutant, je ne sais quelle puissance me dominait. Je me surprenais balançant entre la vengeance et la pitié, la défiance et un aveugle abandon. Je le suivis.

XLII

Nous sortîmes du quartier des nègres du Morne-Rouge. Je m'étonnais de marcher libre dans ce camp barbare où la veille chaque brigand semblait avoir soif de mon sang. Loin de chercher à nous arrêter, les noirs et les mulâtres se prosternaient sur notre passage avec des exclamations de surprise, de joie et de respect. J'ignorais quel rang Pierrot occupait dans l'armée des révoltés ; mais je me rappelais l'empire qu'il exerçait sur ses compagnons d'esclavage, et je m'expliquais sans peine l'importance dont il paraissait jouir parmi ses camarades de rébellion.

Arrivés à la ligne de gardes qui veillait devant la grotte de Biassou, le mulâtre Candi, leur chef, vint à nous, nous demandant de loin, avec menaces, pourquoi nous osions avancer si près du général ; mais quand il fut à portée de voir distinctement les traits de Pierrot, il ôta subitement sa montera brodée en or, et, comme terrifié de sa propre audace, il s'inclina jusqu'à terre, et nous introduisit près de Biassou, en balbutiant mille excuses, auxquelles Pierrot ne répondit que par un geste de dédain.

Le respect des simples soldats nègres pour Pierrot ne m'avait pas étonné ; mais en voyant Candi, l'un de leurs principaux officiers, s'humilier ainsi devant l'esclave de mon oncle, je commençai à me demander quel pouvait être cet homme dont l'autorité semblait si grande. Ce fut bien autre chose quand je vis le généralissime, qui était seul au moment où nous entrâmes, et mangeait tranquillement un calalou, se lever précipitamment à l'aspect de Pierrot, et, dissimulant une surprise inquiète et un violent dépit sous des apparences de profond respect, s'incliner humblement devant mon compagnon, et lui offrir son propre trône d'acajou. Pierrot refusa.

-- Jean Biassou, dit-il, je ne suis pas venu vous prendre votre place, mais simplement vous demander une grâce.

-- Alteza, répondit Biassou en redoublant ses salutations, vous savez que vous pouvez disposer de tout ce qui dépend de Jean Biassou, de tout ce qui appartient à Jean Biassou, et de Jean Biassou lui-même.

Ce titre d'alteza, qui équivaut à celui d'altesse ou de hautesse, donné à Pierrot par Biassou, accrut encore mon étonnement.

-- Je n'en veux pas tant, reprit vivement Pierrot ; je ne vous demande que la vie et la liberté de ce prisonnier.

Il me désignait de la main. Biassou parut un moment interdit ; cet embarras fut court.

-- Vous désolez votre serviteur, alteza ; vous exigez de lui bien plus qu'il ne peut vous accorder, à son grand regret. Ce prisonnier n'est point Jean Biassou, n'appartient pas à Jean Biassou, et ne dépend pas de Jean Biassou.

-- Que voulez-vous dire? demanda Pierrot sévèrement. De qui dépend-il donc ? Y a-t-il un autre pouvoir que vous ?

-- Hélas oui ! alteza.

-- Et lequel ?

-- Mon armée.

L'air caressant et rusé avec lequel Biassou éludait les questions hautaines et franches de Pierrot annonçait qu'il était déterminé à n'accorder à l'autre que les respects auxquels il paraissait obligé.

-- Comment ! s'écria Pierrot, votre armée ! Et ne la commandez-vous pas ?

Biassou, conservant son avantage, sans quitter pourtant son attitude d'infériorité, répondit avec une apparence de sincérité :

-- Sù alteza pense-t-elle que l'on puisse réellement commander à des hommes qui ne se révoltent que pour ne pas obéir ?

J'attachais trop peu de prix à la vie pour rompre le silence ; mais ce que j'avais vu la veille de l'autorité illimitée de Biassou sur ses bandes aurait pu me fournir l'occasion de le démentir et de montrer à nu sa duplicité. Pierrot lui répliqua :

-- Eh bien ! si vous ne savez pas commander à votre armée, et si vos soldats sont vos chefs, quels motifs de haine peuvent-ils avoir contre ce prisonnier ?

-- Boukmann vient d'être tué par les troupes du gouvernement, dit Biassou, en composant tristement son visage féroce et railleur ; les miens ont résolu de venger sur ce blanc la mort du chef des nègres marrons de la Jamaïque ; ils veulent opposer trophée à trophée, et que la tête de ce jeune officier serve de contrepoids à la tête de Boukmann dans la balance où le bon Giu pèse les deux partis.

-- Comment avez-vous pu, dit Pierrot, adhérer à ces horribles représailles? Ecoutez-moi, Jean Biassou ; ce sont ces cruautés qui perdront notre juste cause. Prisonnier au camp des blancs, d'où j'ai réussi à m'échapper, j'ignorais la mort de Boukmann, que vous m'apprenez. C'est un juste châtiment du ciel pour ses crimes. Je vais vous apprendre une autre nouvelle ; Jeannot, ce même chef de noirs, qui avait servi de guide aux blancs pour les attirer dans l'embuscade de Dompte-Mulâtre, Jeannot vient aussi de mourir. Vous savez, ne m'interrompez pas, Biassou, qu'il rivalisait d'atrocité avec Boukmann et vous ; or, faites attention à ceci, ce n'est point la foudre du ciel, ce ne sont point les blancs qui l'ont frappé, c'est Jean-François lui-même qui a fait cet acte de justice.

Biassou, qui écoutait avec un sombre respect, fit une exclamation de surprise. En ce moment Rigaud entra, salua profondément Pierrot, et parla bas à l'oreille du généralissime. On entendait au-dehors une grande agitation dans le camp. Pierrot continuait :

-- ... Oui. Jean-François, qui n'a d'autre défaut qu'un luxe funeste, et l'étalage ridicule de cette voiture à six chevaux qui le mène chaque jour de son camp à la messe du curé de la Grande-Rivière. Jean-François a puni les fureurs de Jeannot. Malgré les lâches prières du brigand, quoique à son dernier moment il se soit cramponné au curé de la Marmelade, chargé de l'exhorter, avec tant de terreur qu'on a dû l'arracher de force, le monstre a été fusillé hier, au pied même de l'arbre armé de crochets de fer auxquels il suspendait ses victimes vivantes. Biassou, méditez cet exemple ! Pourquoi ces massacres qui contraignent les blancs à la férocité ? Pourquoi encore user de jongleries afin d'exciter la fureur de nos malheureux camarades, déjà trop exaspérés ? Il y a au Trou-Coffi un charlatan mulâtre, nommé Romaine-la- Prophétesse, qui fanatise une bande de noirs ; il profane la sainte messe ; il leur persuade qu'il est en rapport avec la Vierge, dont il écoute les prétendus oracles en mettant sa tête dans le tabernacle ; et il pousse ses camarades au meurtre et au pillage, au nom de Marie !

Il y avait peut-être une expression plus tendre encore que la vénération religieuse dans la manière dont Pierrot prononça ce nom. Je ne sais comment cela se fit, mais je m'en sentis offensé et irrité.

-... Eh bien! poursuivit l'esclave, vous avez dans votre camp je ne sais quel obi, je ne sais quel jongleur comme ce Romaine-la-Prophétesse ! Je n'ignore point qu'ayant à conduire une armée composée d'hommes de tous pays, de toutes familles, de toutes couleurs, un lien commun vous est nécessaire, mais ne pouvez-vous le trouver autre part que dans un fanatisme féroce et des superstitions ridicules ? Croyez-moi, Biassou, les blancs sont moins cruels que nous. J'ai vu beaucoup de planteurs défendre les jours de leur esclave ; je n'ignore pas que, pour plusieurs d'entre eux, ce n'était pas sauver la vie d'un homme, mais une somme d'argent ; du moins leur intérêt leur donnait une vertu. Ne soyons pas moins cléments qu'eux, c'est aussi notre intérêt. Notre cause sera-t-elle plus sainte et plus juste quand nous aurons exterminé des femmes, égorgé des enfants, torturé des vieillards, brûlé des colons dans leurs maisons ? Ce sont là pourtant nos exploits de chaque jour. Faut-il, répondez, Biassou, que le seul vestige de notre passage soit toujours une trace de sang ou une trace de feu ?

Il se tut. L'éclat de son regard, l'accent de sa voix donnaient à ses paroles une force de conviction et d'autorité impossible à reproduire. Comme un renard pris par un lion, l'oeil obliquement baissé de Biassou semblait chercher par quelle ruse il pourrait échapper à tant de puissance. Pendant qu'il méditait, le chef de la bande des Cayes, ce même Rigaud qui la veille avait vu d'un front tranquille tant d'horreurs se commettre devant lui, paraissait s'indigner des attentats dont Pierrot avait tracé le tableau, et s'écriait avec une hypocrite consternation :

-- Eh ! mon bon Dieu, qu'est-ce que c'est qu'un peuple en fureur !

XLIII

Cependant la rumeur extérieure s'accroissait et paraissait inquiéter Biassou. J'ai appris plus tard que cette rumeur provenait des nègres du Morne-Rouge, qui parcouraient le camp en annonçant le retour de mon libérateur, et exprimaient l'intention de le seconder, quel que fût le motif pour lequel il s'était rendu près de Biassou. Rigaud venait d'informer le généralissime de cette circonstance ; et c'est la crainte d'une scission funeste qui détermina le chef rusé à l'espèce de concession qu'il fit aux désirs de Pierrot.

-- Alteza, dit-il avec un air de dépit, si nous sommes sévères pour les blancs, vous êtes sévère pour nous. Vous avez tort de m'accuser de la violence du torrent ; il m'entraîne. Mais enfin que podria hacer ahora [ Que pourrais-je faire maintenant ? ] qui vous fût agréable ?

-- Je vous l'ai déjà dit, señor Biassou, répondit Pierrot ; laissez-moi emmener ce prisonnier.

Biassou demeura un moment pensif, puis s'écria, donnant à l'expression de ses traits le plus de franchise qu'il put :

-- Allons, alteza, je veux vous prouver quel est mon désir de vous plaire. Permettez-moi seulement de dire deux mots en secret au prisonnier ; il sera libre ensuite de vous suivre.

-- Vraiment ! qu'à cela ne tienne, répondit Pierrot.

Et son visage, jusqu'alors fier et mécontent, rayonnait de joie. Il s'éloigna de quelques pas.

Biassou m'entraîna dans un coin de la grotte et me dit à voix basse :

-- Je ne puis t'accorder la vie qu'à une condition ; tu la connais, y souscris-tu ?

Il me montrait la dépêche de Jean-François. Un consentement m'eût paru une bassesse.

-- Non, lui dis-je.

-- Ah ! reprit-il avec son ricanement. Toujours aussi décidé! Tu comptes donc beaucoup sur ton protecteur? Sais-tu qui il est ?

-- Oui, lui répliquai-je vivement ; c'est un monstre comme toi, seulement plus hypocrite encore !

Il se redressa avec étonnement ; et, cherchant à deviner dans mes yeux si je parlais sérieusement :

-- Comment ! dit-il, tu ne le connais donc pas ?

Je répondis avec dédain :

-- Je ne reconnais en lui qu'un esclave de mon oncle, nommé Pierrot.

Biassou se remit à ricaner.

-- Ha ! ha ! voilà qui est singulier ! Il demande ta vie et ta liberté, et tu l'appelles « un monstre comme moi » !

-- Que m'importe ? répondis-je. Si j'obtenais un moment de liberté, ce ne serait pas pour lui demander ma vie, mais la sienne !

-- Qu'est-ce que cela ? dit Biassou. Tu parais pourtant parler comme tu penses, et je ne suppose pas que tu veuilles plaisanter avec ta vie. Il y a là-dessous quelque chose que je ne comprends pas. Tu es protégé par un homme que tu hais ; il plaide pour ta vie, et tu veux sa mort ! Au reste, cela m'est égal, à moi. Tu désires un moment de liberté, c'est la seule chose que je puisse t'accorder. Je te laisserai libre de le suivre ; donne-moi seulement d'abord ta parole d'honneur de venir te remettre dans mes mains deux heures avant le coucher du soleil. - Tu es français, n'est-ce pas ?

Vous le dirai-je, messieurs ? la vie m'était à charge ; je répugnais d'ailleurs à la recevoir de ce Pierrot, que tant d'apparences désignaient à ma haine ; je ne sais pas si même il n'entra pas dans ma résolution la certitude que Biassou, qui ne lâchait pas aisément une proie, ne consentirait jamais à ma délivrance ; je ne désirais réellement que quelques heures de liberté pour achever, avant de mourir, d'éclaircir le sort de ma bien-aimée Marie et le mien. La parole que Biassou, confiant en l'honneur français, me demandait était un moyen sûr et facile d'obtenir encore un jour ; je la donnai.

Après m'avoir lié de la sorte, le chef se rapprocha de Pierrot.

-- Alteza, dit-il d'un ton obséquieux, le prisonnier blanc est à vos ordres ; vous pouvez l'emmener ; il est libre de vous accompagner.

Je n'avais jamais vu autant de bonheur dans les yeux de Pierrot.

-- Merci, Biassou ! s'écria-t-il en lui tendant la main, merci ! Tu viens de me rendre un service qui te fait maître désormais de tout exiger de moi ! Continue à disposer de mes frères du Morne-Rouge jusqu'à mon retour.

Il se tourna vers moi.

-- Puisque tu es libre, dit-il, viens !

Et il m'entraîna avec une énergie singulière.

Biassou nous regarda sortir d'un air étonné, qui perçait même à travers les démonstrations de respect dont il accompagna le départ de Pierrot.

XLIV

Il me tardait d'être seul avec Pierrot. Son trouble quand je l'avais questionné sur le sort de Marie, l'insolente tendresse avec laquelle il osait prononcer son nom, avaient encore enraciné les sentiments d'exécration et de jalousie qui germèrent en mon coeur au moment où je le vis enlever à travers l'incendie du fort Galifet celle que je pouvais à peine appeler mon épouse. Que m'importait, après cela, les reproches généreux qu'il avait adressés devant moi au sanguinaire Biassou, les soins qu'il avait pris de ma vie, et même cette empreinte extraordinaire qui marquait toutes ses paroles et toutes ses actions ? Que m'importait ce mystère qui semblait l'envelopper ; qui le faisait apparaître vivant à mes yeux quand je croyais avoir assisté à sa mort ; qui me le montrait captif chez les blancs quand je l'avais vu s'ensevelir dans la Grande-Rivière ; qui changeait l'esclave en altesse, le prisonnier en libérateur ? De toutes ces choses incompréhensibles, la seule qui fût claire pour moi, c'était le rapt odieux de Marie, un outrage à venger, un crime à punir. Ce qui s'était déjà passé d'étrange sous mes yeux suffisait à peine pour me faire suspendre mon jugement, et j'attendais avec impatience l'instant où je pourrais contraindre mon rival a s'expliquer. Ce moment vint enfin.

Nous avions traversé les triples haies de noirs prosternés sur notre passage, et s'écriant avec surprise : Miraculo ! ya no esta prisonero ! [ Miracle ! Il n'est déjà plus prisonnier ! ] J'ignore si c'est de moi ou de Pierrot qu'ils voulaient parler. Nous avions franchi les dernières limites du camp ; nous avions perdu de vue derrière les arbres et les rochers les dernières vedettes de Biassou ; Rask, joyeux, nous devançait, puis revenait à nous ; Pierrot marchait avec rapidité ; je l'arrêtai brusquement.

-- Ecoute, lui dis-je, il est inutile d'aller plus loin. Les oreilles que tu craignais ne peuvent plus nous entendre ; parle, qu'as-tu fait de Marie ?

Une émotion concentrée faisait haleter ma voix. Il me regarda avec douceur.

-- Toujours ! me répondit-il.

-- Oui, toujours ! m'écriai-je furieux, toujours ! Je te ferai cette question jusqu'à ton dernier souffle, jusqu'à mon dernier soupir. Où est Marie ?

-- Rien ne peut donc dissiper tes doutes sur ma foi ! - Tu le sauras bientôt.

-- Bientôt, monstre ! répliquai-je. C'est maintenant que je veux le savoir. Où est Marie ? où est Marie ? entends-tu ? Réponds, ou échange ta vie contre la mienne ! Défends-toi !

-- Je t'ai déjà dit, reprit-il avec tristesse, que cela ne se pouvait pas. Le torrent ne lutte pas contre sa source ; ma vie, que tu as sauvée trois fois, ne peut combattre contre ta vie. Je le voudrais d'ailleurs, que la chose serait encore impossible. Nous n'avons qu'un poignard pour nous deux.

En parlant ainsi il tira un poignard de sa ceinture et me le présenta.

-- Tiens, dit-il.

J'étais hors de moi. Je saisis le poignard et le fis briller sur sa poitrine. Il ne songeait pas à s'y soustraire.

-- Misérable, lui dis-je, ne me force point à un assassinat. Je te plonge cette lame dans le coeur, si tu ne me dis pas où est ma femme à l'instant.

Il me répondit sans colère :

-- Tu es le maître. Mais, je t'en prie à mains jointes, laisse-moi encore une heure de vie, et suis-moi. Tu doutes de celui qui te doit trois vies, de celui que tu nommais ton frère ; mais, écoute, si dans une heure tu en doutes encore, tu seras libre de me tuer. Il sera toujours temps. Tu vois bien que je ne veux pas te résister. Je t'en conjure au nom même de Maria... Il ajouta péniblement : - De ta femme. - Encore une heure ; et si je te supplie ainsi, va, ce n'est pas pour moi, c'est pour toi !

Son accent avait une expression ineffable de persuasion et de douleur. Quelque chose sembla m'avertir qu'il disait peut-être vrai, que l'intérêt seul de sa vie ne suffirait pas pour donner à sa voix cette tendresse pénétrante, cette suppliante douceur, et qu'il plaidait pour plus que lui-même. Je cédai encore une fois à cet ascendant secret qu'il exerçait sur moi, et qu'en ce moment je rougissais de m'avouer.

-- Allons, dis-je, je t'accorde ce sursis d'une heure ; je te suivrai.

Je voulus lui rendre le poignard.

-- Non, répondit-il, garde-le, tu te défies de moi. Mais viens, ne perdons pas de temps.

XLV

Il recommença à me conduire. Rask, qui pendant notre entretien avait fréquemment essayé de se remettre en marche, puis était revenu chaque fois vers nous, demandant en quelque sorte du regard pourquoi nous nous arrêtions, Rask reprit joyeusement sa course. Nous nous enfonçâmes dans une forêt vierge. Au bout d'une demi-heure environ, nous débouchâmes sur une jolie savane verte, arrosée d'une eau de roche, et bordée par la lisière fraîche et profonde des grands arbres centenaires de la forêt. Une caverne, dont une multitude de plantes grimpantes, la clématite, la liane, le jasmin, verdissaient le front grisâtre, s'ouvrait sur la savane. Rask allait aboyer, Pierrot le fit taire d'un signe, et, sans dire une parole, m'entraîna par la main dans la caverne.

Une femme, le dos tourné à la lumière, était assise dans cette grotte, sur un tapis de sparterie. Au bruit de nos pas, elle se retourna. - Mes amis, c'était Marie !

Elle était vêtue d'une robe blanche comme le jour de notre union, et portait encore dans ses cheveux la couronne de fleurs d'oranger, dernière parure virginale de la jeune épouse, que mes mains n'avaient pas détachée de son front. Elle m'aperçut, me reconnut, jeta un cri, et tomba dans mes bras, mourante de joie et de surprise. J'étais éperdu.

A ce cri, une vieille femme qui portait un enfant dans ses bras accourut d'une deuxième chambre pratiquée dans un enfoncement de la caverne. C'était la nourrice de Marie, et le dernier enfant de mon malheureux oncle. Pierrot était allé chercher de l'eau à la source voisine. Il en jeta quelques gouttes sur le visage de Marie. Leur fraîcheur rappela la vie ; elle ouvrit les yeux.

-- Léopold, dit-elle, mon Léopold !

-- Marie !... répondis-je ; et le reste de nos paroles s'acheva dans un baiser.

-- Pas devant moi au moins ! s'écria une voix déchirante.

Nous levâmes les yeux ; c'était Pierrot. Il était là, assistant à nos caresses comme à un supplice. Son sein gonflé haletait, une sueur glacée tombait à grosses gouttes de son front. Tous ses membres tremblaient. Tout à coup il cacha son visage de ses deux mains, et s'enfuit hors de la grotte en répétant avec un accent terrible : - Pas devant moi !

Marie se souleva de mes bras à demi, et s'écria en le suivant des yeux :

-- Grand Dieu ! mon Léopold, notre amour paraît lui faire mal. Est-ce qu'il m'aimerait ?

Le cri de l'esclave m'avait prouvé qu'il était mon rival ; l'exclamation de Marie me prouvait qu'il était aussi mon ami.

-- Marie ! répondis-je, et une félicité inouïe entra dans mon coeur en même temps qu'un mortel regret ; Marie ! est-ce que tu l'ignorais ?

-- Mais je l'ignore encore ; me dit-elle avec une chaste rougeur. Comment ! il m'aime ! Je ne m'en étais jamais aperçue.

Je la pressai sur mon coeur avec ivresse.

-- Je retrouve ma femme et mon ami ! m'écriai-je ; que je suis heureux et que je suis coupable ! J'avais douté de lui.

-- Comment ! reprit Marie étonnée, de lui ! de Pierrot ! Oh oui, tu es bien coupable. Tu lui dois deux fois ma vie, et peut-être plus encore, ajouta-t-elle en baissant les yeux. Sans lui le crocodile de la rivière m'aurait dévorée ; sans lui les nègres... C'est Pierrot qui m'a arrachée de leurs mains, au moment où ils allaient sans doute me rejoindre à mon malheureux père !

Elle s'interrompit et pleura.

-- Et pourquoi, lui demandai-je, Pierrot ne t'a-t-il pas renvoyée au Cap, à ton mari ?

-- Il l'a tenté, répondit-elle, mais il ne l'a pu. Obligé de se cacher également des noirs et des blancs, cela lui était fort difficile. Et puis, on ignorait ce que tu étais devenu. Quelques-uns disaient t'avoir vu tomber mort, mais Pierrot m'assurait que non, et j'étais bien certaine du contraire, car quelque chose m'en aurait avertie ; et si tu étais mort, je serais morte aussi, en même temps.

-- Pierrot, lui dis-je, t'a donc amenée ici ?

-- Oui, mon Léopold ; cette grotte isolée est connue de lui seul. Il avait sauvé en même temps que moi tout ce qui restait de la famille, ma bonne nourrice et mon petit frère ; il nous y a cachés. Je t'assure qu'elle est bien commode ; et sans la guerre qui fouille tout le pays, maintenant que nous sommes ruinés, j'aimerais à l'habiter avec toi. Pierrot pourvoyait à tous nos besoins. Il venait souvent ; il avait une plume rouge sur la tête. Il me consolait, me parlait de toi, m'assurait que je te serais rendue. Cependant, ne l'ayant pas vu depuis trois jours, je commençais à m'inquiéter, lorsqu'il est revenu avec toi. Ce pauvre ami, il a donc été te chercher ?

-- Oui, lui répondis-je.

-- Mais comment se fait-il avec cela, reprit-elle, qu'il soit amoureux de moi ? En es-tu sûr ?

-- Sûr maintenant ! lui dis-je. C'est lui qui, sur le point de me poignarder, s'est laissé fléchir par la crainte de t'affliger ; c'est lui qui te chantait ces chansons d'amour dans le pavillon de la rivière.

-- Vraiment ! reprit Marie avec une naïve surprise, c'est ton rival ! Le méchant homme aux soucis est ce bon Pierrot ! Je ne puis croire cela. Il était avec moi si humble, si respectueux, plus que lorsqu'il était notre esclave ! Il est vrai qu'il me regardait quelquefois d'un air singulier ; mais ce n'était que de la tristesse, et je l'attribuais à mon malheur. Si tu savais avec quel dévouement passionné il m'entretenait de mon Léopold ! Son amitié parlait de toi presque comme mon amour.

Ces explications de Marie m'enchantaient et me désolaient à la fois. Je me rappelais avec quelle cruauté j'avais traité ce généreux Pierrot, et je sentais toute la force de son reproche tendre et résigné : - Ce n'est pas moi qui suis ingrat !

En ce moment Pierrot rentra. Sa physionomie était sombre et douloureuse. On aurait dit un condamné qui revient de la torture, mais qui en a triomphé. Il s'avança vers moi à pas lents, et me dit d'une voix grave, en montrant le poignard que j'avais placé dans ma ceinture :

-- L'heure est écoulée.

-- L'heure ! quelle heure ? lui dis-je.

-- Celle que tu m'avais accordée ; elle m'était nécessaire pour te conduire ici. Je t'ai supplié alors de me laisser la vie, maintenant je te conjure de me l'ôter.

Les sentiments les plus doux du coeur, l'amour, l'amitié, la reconnaissance, s'unissaient en ce moment pour me déchirer. Je tombai aux pieds de l'esclave, sans pouvoir dire un mot, en sanglotant amèrement. Il me releva avec précipitation.

-- Que fais-tu ? me dit-il.

-- Je te rends l'hommage que je te dois ; je ne suis plus digne d'une amitié comme la tienne. Ta reconnaissance ne peut aller jusqu'à me pardonner mon ingratitude.

Sa figure eut quelque temps encore une expression de rudesse ; il paraissait éprouver de violents combats ; il fit un pas vers moi et recula, il ouvrit la bouche et se tut. Ce moment fut de courte durée ; il m'ouvrit ses bras en disant :

-- Puis-je à présent t'appeler frère ?

Je ne lui répondis qu'en me jetant sur son coeur.

Il ajouta, après une légère pause :

-- Tu es bon, mais le malheur t'avait rendu injuste.

-- J'ai retrouvé mon frère, lui dis-je ; je ne suis plus malheureux ; mais je suis bien coupable.

-- Coupable, frère ! Je l'ai été aussi, et plus que toi. Tu n'es plus malheureux ; moi, je le serai toujours !

XLVI

La joie que les premiers transports de l'amitié avaient fait briller sur son visage s'évanouit ; ses traits prirent une expression de tristesse singulière et énergique.

-- Ecoute, me dit-il d'un ton froid ; mon père était roi au pays de Kakongo. Il rendait la justice à ses sujets devant sa porte ; et, à chaque jugement qu'il portait, il buvait, suivant l'usage des rois, une pleine coupe de vin de palmier. Nous vivions heureux et puissants. Des européens vinrent ; ils me donnèrent ces connaissances futiles qui t'ont frappé. Leur chef était un capitaine espagnol ; il promit à mon père des pays plus vastes que les siens, et des femmes blanches ; mon père le suivit avec sa famille... - Frère, ils nous vendirent !

La poitrine du noir se gonfla, ses yeux étincelaient ; il brisa machinalement un jeune néflier qui se trouvait près de lui, puis il continua sans paraître s'adresser à moi.

-- Le maître du pays Kakongo eut un maître, et son fils se courba en esclave sur les sillons de Santo-Domingo. On sépara le jeune lion de son vieux père pour les dompter plus aisément. - On enleva la jeune épouse à son époux pour en tirer plus de profit en les unissant à d'autres. - Les petits enfants cherchèrent la mère qui les avait nourris, le père qui les baignait dans les torrents ; ils ne trouvèrent que des tyrans barbares, et couchèrent parmi les chiens !

Il se tut ; ses lèvres remuaient sans qu'il parlât, son regard était fixe et égaré. Il me saisit le bras brusquement.

-- Frère, entends-tu ? j'ai été vendu à différents maîtres comme une pièce de bétail. - Tu te souviens du supplice d'Ogé ; ce jour-là j'ai revu mon père. Ecoute : - c'était sur la roue !

Je frémis. Il ajouta :

-- Ma femme a été prostituée à des blancs. Ecoute, frère : elle est morte et m'a demandé vengeance. Te le dirai-je ? continua-t-il en hésitant et en baissant les yeux, j'ai été coupable, j'en ai aimé une autre. - Mais passons !

Tous les miens me pressaient de les délivrer et de me venger. Rask m'apportait leurs messages.

Je ne pouvais les satisfaire, j'étais moi-même dans les prisons de ton oncle. Le jour où tu obtins ma grâce, je partis pour arracher mes enfants des mains d'un maître féroce ; j'arrivai. - Frère, le dernier des petits-fils du roi de Kakongo venait d'expirer sous les coups d'un blanc ! les autres l'avaient précédé.

Il s'interrompit et me demanda froidement :

-- Frère, qu'aurais-tu fait ?

Ce déplorable récit m'avait glacé d'horreur. Je répondis à sa question par un geste menaçant. Il me comprit et se mit à sourire avec amertume. Il poursuivit :

-- Les esclaves se révoltèrent contre leur maître, et le punirent du meurtre de mes enfants. Ils m'élurent leur chef. Tu sais les malheurs qu'entraîna cette rébellion. J'appris que ceux de ton oncle se préparaient à suivre le même exemple. J'arrivai dans l'Acul la nuit même de l'insurrection. - Tu étais absent. - Ton oncle venait d'être poignardé dans son lit. Les noirs incendiaient déjà les plantations. Ne pouvant calmer leur fureur, parce qu'ils croyaient me venger en brûlant les propriétés de ton oncle, je dus sauver ce qui restait de ta famille. Je pénétrai dans le fort par l'issue que j'y avais pratiquée. Je confiai la nourrice de ta femme à un noir fidèle. J'eus plus de peine à sauver ta Maria. Elle avait couru vers la partie embrasée du fort pour en tirer le plus jeune de ses frères, seul échappé au massacre. Des noirs l'entouraient ; ils allaient la tuer. Je me présentai et leur ordonnai de me laisser me venger moi-même. Ils se retirèrent. Je pris ta femme dans mes bras, je confiai l'enfant à Rask, et je les déposai tous deux dans cette caverne, dont je connais seul l'existence et l'accès. - Frère, voilà mon crime.

De plus en plus pénétré de remords et de reconnaissance, je voulus me jeter encore une fois aux pieds de Pierrot, il m'arrêta d'un air offensé.

-- Allons, viens, dit-il un moment après en me prenant par la main, emmène ta femme et partons tous les cinq.

Je lui demandai avec surprise où il voulait nous conduire.

-- Au camp des blancs, me répondit-il. Cette retraite n'est plus sûre. Demain, à la pointe du jour, les blancs doivent attaquer le camp de Biassou ; la forêt sera certainement incendiée. Et puis nous n'avons pas un moment à perdre ; dix têtes répondent de la mienne. Nous pouvons nous hâter, car tu es libre ; nous le devons, car je ne le suis pas.

Ces paroles accrurent ma surprise ; je lui en demandai l'explication.

-- N'as-tu pas entendu raconter que Bug-Jargal était prisonnier ? dit-il avec impatience.

-- Oui, mais qu'as-tu de commun avec ce Bug-Jargal ?

Il parut à son tour étonné, et répondit gravement :

-- Je suis ce Bug-Jargal.

XLVII

J'étais habitué, pour ainsi dire, à la surprise avec cet homme. Ce n'était pas sans étonnement que je venais de voir un instant auparavant l'esclave Pierrot se transformer en roi africain. Mon admiration était au comble d'avoir maintenant à reconnaître en lui le redoutable et magnanime Bug-Jargal, chef des révoltés du Morne-Rouge. Je comprenais enfin d'où venaient les respects que rendaient tous les rebelles, et même Biassou, au chef Bug-Jargal, au roi de Kakongo.

Il ne parut pas s'apercevoir de l'impression qu'avaient produite sur moi ces dernières paroles.

-- L'on m'avait dit, reprit-il, que tu étais de ton côté prisonnier au camp de Biassou ; j'étais venu pour te délivrer.

-- Pourquoi me disais-tu donc tout à l'heure que tu n'étais pas libre ?

-- Il me regarda, comme cherchant à deviner ce qui amenait cette question toute naturelle.

-- Ecoute, me dit-il, ce matin j'étais prisonnier parmi les tiens. J'entendis annoncer dans le camp que Biassou avait dèclaré son intention de faire mourir avant le coucher du soleil un jeune captif nommé Léopold d'Auverney. On renforça les gardes autour de moi. J'appris que mon exécution suivrait la tienne, et qu'en cas d'évasion dix de mes camarades répondraient de moi. - Tu vois que je suis pressé.

Je le retins encore.

-- Tu t'es donc échappé ? lui dis-je.

-- Et comment serais-je ici ? Ne fallait-il pas te sauver ? Ne te dois-je pas la vie ? Allons, suis-moi maintenant. Nous sommes à une heure de marche du camp des blancs comme du camp de Biassou. Vois, l'ombre de ces cocotiers s'allonge, et leur tête ronde parait sur l'herbe comme l'oeuf énorme du condor. Dans trois heures le soleil sera couché. Viens, frère, le temps presse.

Dans trois heures le soleil sera couché. Ces paroles si simples me glacèrent comme une apparition funèbre. Elles me rappelèrent la promesse fatale que j'avais faite à Biassou. - Hélas ! en revoyant Marie, je n'avais plus pensé à notre séparation éternelle et prochaine ; je n'avais été que ravi et enivré ; tant d'émotions m'avaient enlevé la mémoire, et j'avais oublié ma mort dans mon bonheur. Le mot de mon ami me rejeta violemment dans mon infortune. Dans trois heures le soleil sera couché ! Il fallait une bonne heure pour me rendre au camp de Biassou.

-- Mon devoir était impérieusement prescrit ; le brigand avait ma parole, et il valait mieux encore mourir que de donner à ce barbare le droit de mépriser la seule chose à laquelle il parût se fier encore, l'honneur d'un français. L'alternative était terrible ; je choisis ce que je devais choisir ; mais, je l'avouerai, messieurs, j'hésitai un moment. Etais-je coupable ?

XLVIII

Enfin, poussant un soupir, je pris d'une main la main de Bug-Jargal, de l'autre celle de ma pauvre Marie, qui observait avec anxiété le nuage sinistre répandu sur mes traits.

-- Bug-Jargal, dis-je avec effort, je te confie le seul être au monde que j'aime plus que toi, Marie. - Retournez au camp sans moi, car je ne puis vous suivre.

-- Mon Dieu, s'écria Marie respirant à peine, quelque nouveau malheur !

Bug-Jargal avait tressailli. Un étonnement douloureux se peignait dans ses yeux.

-- Frère, que dis-tu ?

La terreur qui oppressait Marie à la seule idée d'un malheur que sa trop prévoyante tendresse semblait deviner me faisait une loi de lui en cacher la réalité et de lui épargner des adieux si déchirants ; je me penchai à l'oreille de Bug- Jargal, et lui dis à voix basse :

-- Je suis captif. J'ai juré à Biassou de revenir me mettre en son pouvoir deux heures avant la fin du jour ; j'ai promis de mourir.

Il bondit de fureur ; sa voix devint éclatante.

-- Le monstre ! Voilà pourquoi il a voulu t'entretenir secrètement ; c'était pour t'arracher cette promesse. J'aurais dû me défier de ce misérable Biassou. Comment n'ai-je pas prévu quelque perfidie ? Ce n'est pas un noir, c'est un mulâtre.

-- Qu'est-ce donc ? Quelle perfidie ? Quelle promesse ? dit Marie épouvantée ; qui est ce Biassou ?

-- Tais-toi, tais-toi, répétai-je bas à Bug-Jargal, n'alarmons pas Marie.

-- Bien, me dit-il d'un ton sombre. Mais comment as-tu pu consentir à cette promesse ? pourquoi l'as-tu donnée ?

-- Je te croyais ingrat, je croyais Marie perdue pour moi. Que m'importait la vie ?

-- Mais une promesse de bouche ne peut t'engager avec ce brigand ?

-- J'ai donné ma parole d'honneur.

Il parut chercher à comprendre ce que je voulais dire.

-- Ta parole d'honneur ! Qu'est-ce que cela ? Vous n'avez pas bu à la même coupe ? Vous n'avez pas rompu ensemble un anneau ou une branche d'érable à fleurs rouges ?

-- Non.

-- Eh bien ! que nous dis-tu donc ? Qu'est-ce qui peut t'engager ?

-- Mon honneur, répondis-je.

-- Je ne sais pas ce que cela signifie. Rien ne te lie avec Biassou. Viens avec nous.

-- Je ne puis, frère, j'ai promis.

-- Non ! tu n'as pas promis ! s'écria-t-il avec emportement ; puis élevant la voix : - Soeur, joignez-vous à moi ! empêchez votre mari de nous quitter ; il veut retourner au camp des nègres d'où je l'ai tiré, sous prétexte qu'il a promis sa mort à leur chef, à Biassou.

-- Qu'as-tu fait ? m'écriai-je.

Il était trop tard pour prévenir l'effet de ce mouvement généreux qui lui faisait implorer pour la vie de son rival l'aide de celle qu'il aimait. Marie s'était jetée dans mes bras avec un cri de désespoir. Ses mains jointes autour de mon cou la suspendaient sur mon coeur, car elle était sans force et presque sans haleine.

-- Oh ! murmurait-elle péniblement, que dit-il là, mon Léopold ? N'est-il pas vrai qu'il me trompe, et que ce n'est pas au moment qui vient de nous réunir que tu veux me quitter, et me quitter pour mourir ? Réponds-moi vite ou je meurs. Tu n'as pas le droit de donner ta vie, parce que tu ne dois pas donner la mienne. Tu ne voudrais pas te séparer de moi pour ne me revoir jamais.

-- Marie, repris-je, ne le crois pas ; je vais te quitter en effet ; il le faut ; mais nous nous reverrons ailleurs.

-- Ailleurs, reprit-elle avec effroi, ailleurs, où ?...

-- Dans le ciel ! répondis-je, ne pouvant mentir à cet ange.

Elle s'évanouit encore une fois, mais alors c'était de douleur. L'heure pressait ; ma résolution était prise. Je la déposai entre les bras de Bug-Jargal, dont les yeux étaient pleins de larmes.

-- Rien ne peut donc te retenir ? me dit-il. Je n'ajouterai rien à ce que tu vois. Comment peux-tu résister à Maria ? Pour une seule des paroles qu'elle t'a dites, je lui aurais sacrifié un monde, et toi tu ne veux pas lui sacrifier ta mort ?

-- L'honneur ! répondis-je. Adieu, Bug-Jargal ; adieu frère, je te la lègue.

Il me prit la main ; il était pensif, et semblait à peine m'entendre.

-- Frère, il y a au camp des blancs un de tes parents ; je lui remettrai Maria ; quant à moi, je ne puis accepter ton legs.

Il me montra un pic dont le sommet dominait toute la contrée environnante.

-- Vois ce rocher ; quand le signe de ta mort y apparaîtra, le bruit de la mienne ne tardera pas à se faire entendre. - Adieu.

Sans m'arrêter au sens inconnu de ces dernières paroles, je l'embrassai ; je déposai un baiser sur le front pâle de Marie, que les soins de sa nourrice commençaient à ranimer, et je m'enfuis précipitamment, de peur que son premier regard, sa première plainte ne m'enlevassent toute ma force.

XLIX

Je m'enfuis, je me plongeai dans la profonde forêt, en suivant la trace que nous y avions laissée, sans même oser jeter un coup d'oeil derrière moi. Comme pour étourdir les pensées qui m'obsédaient, je courus sans relâche à travers les taillis, les savanes et les collines, jusqu'à ce qu'enfin, à la crête d'une roche, le camp de Biassou, avec ses lignes de cabrouets, ses rangées d'ajoupas et sa fourmilière de noirs, apparût sous mes yeux. Là, je m'arrêtai. Je touchais au terme de ma course et de mon existence. La fatigue et l'émotion rompirent mes forces ; je m'appuyai contre un arbre pour ne pas tomber, et je laissai errer mes yeux sur le tableau qui se développait à mes pieds dans la fatale savane.

Jusqu'à ce moment je croyais avoir goûté toutes les coupes d'amertume et de fiel. Je ne connaissais pas le plus cruel de tous les malheurs ; c'est d'être contraint par une force morale plus puissante que celle des événements à renoncer volontairement, heureux, au bonheur vivant, à la vie. Quelques heures auparavant, que m'importait d'être au monde ? Je ne vivais pas ; l'extrême désespoir est une espèce de mort qui fait désirer la véritable. Mais j'avais été tiré de ce désespoir ; Marie m'avait été rendue ; ma félicité morte avait été pour ainsi dire ressuscitée ; mon passé était redevenu mon avenir, et tous mes rêves éclipsés avaient reparu plus éblouissants que jamais ; la vie enfin, une vie de jeunesse, d'amour et d'enchantement, s'était de nouveau déployée radieuse devant moi dans un immense horizon. Cette vie, je pouvais la recommencer ; tout m'y invitait en moi et hors de moi. Nul obstacle matériel, nulle entrave visible. J'étais libre, j'étais heureux, et pourtant il fallait mourir. Je n'avais fait qu'un pas dans cet éden, et je ne sais

quel devoir, qui n'était pas même éclatant, me forçait à reculer vers un supplice. La mort est peu de chose pour une âme flétrie et déjà glacée par l'adversité ; mais que sa main est poignante, qu'elle semble froide, quand elle tombe sur un coeur épanoui et comme réchauffé par les joies de l'existence ! Je l'éprouvais ; j'étais sorti un moment du sépulcre, j'avais été enivré dans ce court moment de ce qu'il y a de plus céleste sur la terre, l'amour, le dévouement, la liberté ; et maintenant il fallait brusquement redescendre au tombeau !

L

Quand l'affaissement du regret fut passé, une sorte de rage s'empara de moi ; je m'enfonçai à grands pas dans la vallée ; je sentais le besoin d'abréger. Je me présentai aux avant-postes des nègres. Ils parurent surpris et refusaient de m'admettre. Chose bizarre ! je fus contraint presque de les prier. Deux d'entre eux enfin s'emparèrent de moi, et se chargèrent de me conduire à Biassou.

J'entrai dans la grotte de ce chef. Il était occupé à faire jouer les ressorts de quelques instruments de torture dont il était entouré. Au bruit que firent ses gardes en m'introduisant, il tourna la tête ; ma présence ne parut pas l'étonner.

-- Vois-tu ? dit-il en m'étalant l'appareil horrible qui l'environnait.

Je demeurai calme ; je connaissais la cruauté du « héros de l'humanité », et j'étais déterminé à tout endurer sans pâlir.

-- N'est-ce pas, reprit-il en ricanant, n'est-ce pas que Léogri a été bien heureux de n'être que pendu ?

Je le regardai sans répondre, avec un froid dédain.

-- Faites avertir le chapelain, dit-il alors à un aide de camp.

Nous restâmes un moment tous deux silencieux, nous regardant en face. Je l'observais ; il m'épiait.

En ce moment Rigaud entra ; il paraissait agité, et parla bas au généralissime.

-- Qu'on rassemble tous les chefs de mon armée, dit tranquillement Biassou.

Un quart d'heure après, tous les chefs, avec leurs costumes diversement bizarres, étaient réunis devant la grotte. Biassou se leva.

-- Ecoutez, amigos ! les blancs comptent nous attaquer ici, demain au point du jour. La position est mauvaise ; il faut la quitter. Mettons-nous tous en marche au coucher du soleil, et gagnons la frontière espagnole. - Macaya, vous formerez l'avant-garde avec vos noirs marrons. - Padrejan, vous enclouerez les pièces prises à l'artillerie de Praloto ; elles ne pourraient nous suivre dans les mornes. Les braves de la Croix-des-Bouquets s'ébranleront après Macaya. - Toussaint suivra avec les noirs de Léogane et du Trou. - Si les griots et les griotes font le moindre bruit, j'en charge le bourreau de l'armée. - Le lieutenant-colonel Cloud distribuera les fusils anglais débarqués au cap Cabron, et conduira les sang-mêlés ci-devant libres, par les sentiers de la Vista. - On égorgera les prisonniers. s'il en reste. On mâchera les balles ; on empoisonnera les flèches. Il faudra jeter trois tonnes d'arsenic dans la source où l'on puise l'eau du camp ; les coloniaux prendront cela pour du sucre, et boiront sans défiance. - Les troupes du Limbé, du Dondon et de l'Acul marcheront après Cloud et Toussaint. - Obstruez avec des rochers toutes les avenues de la savane ; carabinez tous les chemins ; incendiez les forêts. - Rigaud, vous resterez près de nous. - Candi, vous rassemblerez ma garde autour de moi. - Les noirs du Morne-Rouge formeront l'arrière-garde, et n'évacueront la savane qu'au soleil levant.

Il se pencha vers Rigaud. et dit à voix basse :

-- Ce sont les noirs de Bug-Jargal ; s'ils pouvaient être écrasés ici ! Muerta la tropa, muerto el gefe ! [ Morte la bande, mort le chef ! ] Allez, hermanos, reprit-il en se redressant. Candi vous portera le mot d'ordre.

Les chefs se retirèrent.

-- Général. dit Rigaud, il faudrait expédier la dépêche de Jean-François. Nous sommes mal dans nos affaires ; elle pourrait arrêter les blancs.

Biassou la tira précipitamment de sa poche.

-- Vous m'y faites penser ; mais il y a tant de fautes de grammaire, comme ils disent, qu'ils en riront. - Il me présenta le papier. - Ecoute, veux-tu sauver ta vie ? Ma bonté le demande encore une fois à ton obstination. Aide-moi à refaire cette lettre ; je te dicterai mes idées ; tu écriras cela en style blanc. Je fis un signe de tête négatif. Il parut impatienté.

-- Est-ce non ? me dit-il

-- Non ! répondis-je.

Il insista.

-- Réfléchis bien.

Et son regard semblait appeler le mien sur l'attirail de bourreau avec lequel il jouait.

-- C'est parce que j'ai réfléchi, repris-je, que je refuse. Tu me parais craindre pour toi et les tiens, tu comptes sur ta lettre à l'assemblée pour retarder la marche et la vengeance des blancs. Je ne veux pas d'une vie qui servirait peut-être à sauver la tienne. Fais commencer mon supplice.

-- Ah ! ah ! muchacho ! répliqua Biassou en poussant du pied les instruments de torture, il me semble que tu te familiarises avec cela. J'en suis fâché, mais je n'ai pas le temps de t'en faire faire l'essai. Cette position est dangereuse ; il faut que j'en sorte au plus vite. Ah ! tu refuses de me servir de secrétaire ! aussi bien, tu as raison, car je ne t'en aurais pas moins fait mourir après. On ne saurait vivre avec un secret de Biassou ; et puis, mon cher, j'avais promis ta mort à monsieur le chapelain.

Il se tourna vers l'obi, qui venait d'entrer.

-- Bon per, votre escouade est-elle prête ?

Celui-ci fit un signe affirmatif.

-- Avez-vous pris pour la composer des noirs du Morne-Rouge ? Ce sont les seuls de l'armée qui ne soient point encore forcés de s'occuper des apprêts du départ.

L'obi répondit oui par un second signe.

Biassou alors me montra du doigt le grand drapeau noir que j'avais déjà remarqué, et qui figurait dans un coin de la grotte.

-- Voici qui doit avertir les tiens du moment où ils pourront donner ton épaulette à ton lieutenant. - Tu sens que dans cet instant-là je dois déjà être en marche. - A propos. tu viens de te promener, comment as-tu trouvé les environs ?

-- J'y ai remarqué, répondis-je froidement, assez d'arbres pour y pendre toi et toute ta bande.

-- Eh bien ! répliqua-t-il avec un ricanement forcé, il est un endroit que tu n'as sans doute pas vu, et avec lequel le bon per te fera faire connaissance. - Adieu, jeune capitaine, bonsoir à Léogri.

Il me salua avec ce rire qui me rappelait le bruit du serpent à sonnettes, fit un geste, me tourna le dos, et les nègres m'entraînèrent. L'obi voilé nous accompagnait, son chapelet à la main.

LI

Je marchais au milieu d'eux sans faire de résistance ; il est vrai qu'elle eût été inutile. Nous montâmes sur la croupe d'un mont situé à l'ouest de la savane, où nous nous reposâmes un instant ; là je jetai un dernier regard sur ce soleil couchant qui ne devait plus se lever pour moi. Mes guides se levèrent, je les suivis. Nous descendîmes dans une petite vallée qui m'eût enchanté dans un tout autre instant. Un torrent la traversait dans sa largeur et communiquait au sol une humidité féconde ; ce torrent se jetait à l'extrémité du vallon dans un de ces lacs bleus dont abonde l'intérieur des mornes à Saint-Domingue. Que de fois, dans les temps plus heureux, je m'étais assis pour rêver sur le bord de ces beaux lacs, à l'heure du crépuscule, quand leur azur se change en une nappe d'argent où le reflet des premières étoiles du soir sème des paillettes d'or ! Cette heure allait bientôt venir, mais il fallait passer ! Que cette vallée me sembla belle ! on y voyait des platanes à fleurs d'érable d'une force et d'une hauteur prodigieuses ; des bouquets touffus de mauritias, sorte de palmier qui exclut toute autre végétation sous son ombrage, des dattiers, des magnolias avec leurs larges calices, de grands catalpas montrant leurs feuilles polies et découpées parmi les grappes d'or des faux ébéniers. L'odier du Canada y mêlait ses fleurs d'un jaune pâle aux auréoles bleues dont se charge cette espèce de chèvrefeuille sauvage que les nègres nomment coali. Des rideaux verdoyants de lianes dérobaient à la vue les flancs bruns des rochers voisins. Il s'élevait de tous les points de ce sol vierge un parfum primitif comme celui que devait respirer le premier homme sur les premières roses de l'Eden.

Nous marchions cependant le long d'un sentier tracé sur le bord du torrent. Je fus surpris de voir ce sentier aboutir brusquement au pied d'un roc à pic, au bas duquel je remarquai une ouverture en forme d'arche, d'où s'échappait le torrent. Un bruit sourd, un vent impétueux sortaient de cette arche naturelle. Les nègres prirent à gauche, et nous gravîmes le roc en suivant un chemin tortueux et inégal, qui semblait y avoir été creusé par les eaux d'un torrent desséché depuis longtemps. Une voûte se présenta, à demi bouchée par les ronces, les houx et les épines sauvages qui y croissaient. Un bruit pareil à celui de l'arche de la vallée se faisait entendre sous cette voûte. Les noirs m'y entraînèrent. Au moment où je fis le premier pas dans ce souterrain, l'obi s'approcha de moi, et me dit d'une voix étrange : - Voici ce que j'ai à te prédire maintenant ; un de nous deux seulement sortira de cette voûte et repassera par ce chemin. - Je dédaignai de répondre. Nous avançâmes dans l'obscurité. Le bruit devenait de plus en plus fort ; nous ne nous entendions plus marcher. Je jugeai qu'il devait être produit par une chute d'eau ; je ne me trompais pas.

Après dix minutes de marche dans les ténèbres, nous arrivâmes sur une espèce de plate-forme intérieure, formée par la nature dans le centre de la montagne. La plus grande partie de cette plate-forme demi-circulaire était inondée par le torrent qui jaillissait des veines du mont avec un bruit épouvantable. Au-dessus de cette salle souterraine, la voûte formait une sorte de dôme tapissé de lierre d'une couleur jaunâtre. Cette voûte était traversée presque dans toute sa largeur par une crevasse à travers laquelle le jour pénétrait, et dont le bord était couronné d'arbustes verts, dorés en ce moment des rayons du soleil. A l'extrémité nord de la plate-forme, le torrent se perdait avec fracas dans un gouffre au fond duquel semblait flotter sans pouvoir y pénétrer, la vague lueur qui descendait de la crevasse. Sur l'abîme se penchait un vieil arbre, dont les plus hautes branches se mêlaient à l'écume de la cascade, et dont la souche noueuse perçait le roc, un ou deux pieds au-dessous du bord. Cet arbre, baignant ainsi à la fois dans le torrent sa tête et sa racine, qui se projetait sur le gouffre comme un bras décharné, était si dépouillé de verdure qu'on n'en pouvait reconnaître l'espèce. Il offrait un phénomène singulier : l'humidité qui imprégnait ses racines l'empêchait seule de mourir, tandis que la violence de la cataracte lui arrachait successivement ses branches nouvelles, et le forçait de conserver éternellement les mêmes rameaux.

LII

Les noirs s'arrêtèrent en cet endroit terrible, et je vis qu'il fallait mourir.

Alors, près de ce gouffre dans lequel je me précipitais en quelque sorte volontairement, l'image du bonheur auquel j'avais renoncé peu d'heures auparavant revint m'assaillir comme un regret, presque comme un remords. Toute prière était indigne de moi ; une plainte m'échappa pourtant.

-- Amis, dis-je aux noirs qui m'entouraient, savez-vous que c'est une triste chose que de périr à vingt ans, quand on est plein de force et de vie, qu'on est aimé de ceux qu'on aime, et qu'on laisse derrière soi des yeux qui pleureront jusqu'à ce qu'ils se ferment ?

Un rire horrible accueillit ma plainte. C'était celui du petit obi. Cette espèce de malin esprit, cet être impénétrable s'approcha brusquement de moi.

-- Ha ! ha ! ha ! Tu regrettes la vie. Labado sea Dios ! Ma seule crainte, c'était que tu n'eusses pas peur de la mort !

C'était cette même voix, ce même rire, qui avaient déjà fatigué mes conjectures.

-- Misérable, lui dis-je, qui es-tu donc ?

-- Tu vas le savoir ! me répondit-il d'un accent terrible. Puis, écartant le soleil d'argent qui parait sa brune poitrine : - Regarde !

Je me penchai jusqu'à lui. Deux noms étaient gravés sur le sein velu de l'obi en lettres blanchâtres, traces hideuses et ineffaçables qu'imprimait un fer ardent sur la poitrine des esclaves. L'un de ces noms était Effingham, l'autre était celui de mon oncle, le mien, d'Auverney ! Je demeurai muet de surprise.

-- Eh bien ! Léopold d'Auverney, me demanda l'obi, ton nom te dit-il le mien ?

-- Non, répondis-je étonné de m'entendre nommer par cet homme, et cherchant à rallier mes souvenirs. Ces deux noms ne furent jamais réunis que sur la poitrine du bouffon... Mais il est mort, le pauvre nain, et d'ailleurs il nous était attaché, lui. Tu ne peux pas être Habibrah !

-- Lui-même ! s'écria-t-il d'une voix effrayante ; et, soulevant la sanglante gorra, il détacha son voile. Le visage difforme du nain de la maison s'offrit à mes yeux ; mais à l'air de folle gaieté que je lui connaissais avait succédé une expression menaçante et sinistre.

-- Grand Dieu ! m'écriai-je frappé de stupeur, tous les morts reviennent-ils ? C'est Habibrah, le bouffon de mon oncle !

Le nain mit la main sur son poignard, et dit sourdement :

-- Son bouffon, - et son meurtrier.

Je reculai avec horreur.

-- Son meurtrier ! Scélérat, est-ce donc ainsi que tu as reconnu ses bontés ?

Il m'interrompit.

-- Ses bontés ! dis ses outrages !

-- Comment ! repris-je, c'est toi qui l'as frappé, misérable !

-- Moi ! répondit-il avec une expression horrible. Je lui ai enfoncé le couteau si profondément dans le coeur, qu'à peine a-t-il eu le temps de sortir du sommeil pour entrer dans la mort. Il a crié faiblement : A moi, Habibrah ! - J'étais à lui.

Son atroce récit, son atroce sang-froid me révoltèrent.

-- Malheureux ! lâche assassin ! tu avais donc oublié les faveurs qu'il n'accordait qu'à toi ? tu mangeais près de sa table, tu dormais près de son lit...

-- ... Comme un chien ! interrompit brusquement Habibrah ; como un perro ! Va ! je ne me suis que trop souvenu de ces faveurs qui sont des affronts ! Je m'en suis vengé sur lui, je vais m'en venger sur toi ! Ecoute. Crois-tu donc que pour être mulâtre, nain et difforme, je ne sois pas homme ? Ah ! j'ai une âme, et une âme plus profonde et plus forte que celle dont je vais délivrer ton corps de jeune fille ! J'ai été donné à ton oncle comme un sapajou. Je servais à ses plaisirs, j'amusais ses mépris. Il m'aimait, dis-tu ; j'avais une place dans son coeur ; oui, entre sa guenon et son perroquet. Je m'en suis choisi une autre avec mon poignard !

Je frémissais.

Oui, continua le nain, c'est moi ! c'est bien moi ! regarde-moi en face, Léopold d'Auverney ! Tu as assez ri de moi, tu peux frémir maintenant. Ah ! tu me rappelles la honteuse prédilection de ton oncle pour celui qu'il nommait son bouffon ! Quelle prédilection, bon Giu ! Si j'entrais dans vos salons, mille rires dédaigneux m'accueillaient ; ma taille, mes difformités, mes traits, mon costume dérisoire, jusqu'aux infirmités déplorables de ma nature, tout en moi prêtait aux railleries de ton exécrable oncle et de ses exécrables amis. Et moi, je ne pouvais pas même me taire ; il fallait, o rabia ! il fallait mêler mon rire aux rires que j'excitais ! Réponds, crois-tu que de pareilles humiliations soient un titre à la reconnaissance d'une créature humaine ? Crois-tu qu'elles ne vaillent pas les misères des autres esclaves, les travaux sans relâche, les ardeurs du soleil, les carcans de fer et le fouet des commandeurs ? Crois-tu qu'elles ne suffisent pas pour faire germer dans un coeur d'homme une haine ardente, implacable, éternelle, comme le stigmate d'infamie qui flétrit ma poitrine ? Oh ! pour avoir souffert si longtemps, que ma vengeance a été courte ! Que n'ai-je pu faire endurer à mon odieux tyran tous les tourments qui renaissaient pour moi à tous les moments de tous les jours ! Que n'a-t-il pu avant de mourir connaître l'amertume de l'orgueil blessé et sentir quelles traces brûlantes laissent les larmes de honte et de rage sur un visage condamné à un rire perpétuel ! Hélas ! il est bien dur d'avoir tant attendu l'heure de punir, et d'en finir d'un coup de poignard ! Encore s'il avait pu savoir quelle main le frappait ! Mais j'étais trop impatient d'entendre son dernier râle ; j'ai enfoncé trop vite le couteau ; il est mort sans m'avoir reconnu, et ma fureur a trompé ma vengeance ! Cette fois, du moins, elle sera plus complète. Tu me vois bien, n'est-ce pas ? Il est vrai que tu dois avoir peine à me reconnaître dans le nouveau jour qui me montre à toi ! Tu ne m'avais jamais vu que sous un air riant et joyeux ; maintenant que rien n'interdit à mon âme de paraître dans mes yeux, je ne dois plus me ressembler. Tu ne connaissais que mon masque ; voici mon visage !

Il était horrible.

-- Monstre ! m'écriai-je, tu te trompes, il y a encore quelque chose du baladin dans l'atrocité de tes traits et de ton coeur.

-- Ne parle pas d'atrocité ! interrompit Habibrah. Songe à la cruauté de ton oncle...

-- Misérable ! repris-je indigné, s'il était cruel, c'était par toi ! Tu plains le sort des malheureux esclaves ; mais pourquoi alors tournais-tu contre tes frères le crédit que la faiblesse de ton maître t'accordait ? Pourquoi n'as-tu jamais essayé de le fléchir en leur faveur ?

-- J'en aurais été bien fâché ! Moi, empêcher un blanc de se souiller d'une atrocité ! Non ! non ! Je l'engageais au contraire à redoubler de mauvais traitements envers ses esclaves, afin d'avancer l'heure de la révolte, afin que l'excès de l'oppression amenât enfin la vengeance ! En paraissant nuire à mes frères, je les servais !

Je restai confondu devant une si profonde combinaison de la haine.

-- Eh bien ! continua le nain, trouves-tu que j'ai su méditer et exécuter ? Que dis-tu du bouffon Habibrah ? Que dis-tu du fou de ton oncle ?

-- Achève ce que tu as si bien commencé, lui répondis-je. Fais-moi mourir, mais hâte-toi ! il se mit à se promener de long en large sur la plate-forme, en se frottant les mains.

-- Et s'il ne me plaît pas de me hâter, à moi ? si je veux jouir à mon aise de tes angoisses ? Vois-tu, Biassou me devait ma part dans le butin du dernier pillage. Quand je t'ai vu au camp des noirs, je ne lui ai demandé que ta vie. Il me l'a accordée volontiers ; et maintenant elle est à moi ! Je m'en amuse. Tu vas bientôt suivre cette cascade dans ce gouffre, sois tranquille ; mais je dois te dire auparavant qu'ayant découvert la retraite où ta femme avait été cachée, j'ai inspiré aujourd'hui à Biassou de faire incendier la forêt, cela doit être commencé à présent. Ainsi ta famille est anéantie. Ton oncle a péri par le fer ; tu vas périr par l'eau, ta Marie par le feu !

-- Misérable ! misérable ! m'écriai-je ; et je fis un mouvement pour me jeter sur lui.

Il se retourna vers les nègres.

-- Allons, attachez-le ! il avance son heure.

Alors les nègres commencèrent à me lier en silence avec des cordes qu'ils avaient apportées. Tout à coup je crus entendre les aboiements lointains d'un chien, je pris ce bruit pour une illusion causée par le mugissement de la cascade. Les nègres achevèrent de m'attacher, et m'approchèrent du gouffre qui devait m'engloutir. Le nain, croisant les bras, me regardait avec une joie triomphante. Je levai les yeux vers la crevasse pour fuir son odieuse vue, et pour découvrir encore le ciel. En ce moment un aboiement plus fort et plus prononcé se fit entendre. La tête énorme de Rask passa par l'ouverture. Je tressaillis. Le nain s'écria :

-- Allons ! Les noirs, qui n'avaient pas remarqué les aboiements, se préparèrent à me lancer au milieu de l'abîme.

LIII

-- Camarades ! cria une voix tonnante.

Tous se retournèrent ; c'était Bug-Jargal. Il était debout sur le bord de la crevasse ; une plume rouge flottait sur sa tête.

-- Camarades, répéta-t-il, arrêtez !

Les noirs se prosternèrent. Il continua :

-- Je suis Bug-Jargal.

Les noirs frappèrent la terre de leurs fronts, en poussant des cris dont il était difficile de distinguer l'expression.

-- Déliez le prisonnier, cria le chef.

Ici le nain parut se réveiller de la stupeur où l'avait plongé cette apparition inattendue. Il arrêta brusquement les bras des noirs prêts à couper mes liens.

-- Comment ! qu'est-ce ? s'écria-t-il, Que quiere decir eso ?

Puis, levant la tête vers Bug-Jargal :

-- Chef du Morne-Rouge, que venez-vous faire ici ?

Bug-Jargal répondit :

-- Je viens commander à mes frères !

-- En effet, dit le nain avec une rage concentrée, ce sont des noirs du Morne-Rouge ! Mais de quel droit, ajouta-t-il en haussant la voix, disposez-vous de mon prisonnier ?

Le chef répondit :

-- Je suis Bug-Jargal.

Les noirs frappèrent la terre de leurs fronts.

-- Bug-Jargal, reprit Habibrah, ne peut défaire ce qu'a fait Biassou. Ce blanc m'a été donné par Biassou. Je veux qu'il meure ; il mourra. - Vosotros, dit-il aux noirs, obéissez ! Jetez-le dans le gouffre.

A la voix puissante de l'obi, les noirs se relevèrent et firent un pas vers moi. Je crus que c'en était fait.

-- Déliez le prisonnier ! cria Bug-Jargal.

En un clin d'oeil je fus libre. Ma surprise égalait la rage de l'obi. Il voulut se jeter sur moi. Les noirs l'arrêtèrent. Alors il s'exhala en imprécations et en menaces.

-- Demonios ! rabia ! infierno de mi alma ! Comment ! misérables ! vous refusez de m'obéir ! vous méconnaissez mi voz ! Pourquoi ai-je perdu el tiempo à écouter este maldicho ! J'aurais dû le faire jeter tout de suite aux poissons del baratro ! A force de vouloir une vengeance complète, je la perds ! O rabia de Satan ! Escuchate, vosotros ! Si vous ne m'obéissez pas, si vous ne précipitez pas cet exécrable blanc dans le torrent, je vous maudis ! Vos cheveux deviendront blancs ; les maringouins et les bigailles vous dévoreront tout vivants ; vos jambes et vos bras plieront comme des roseaux ; votre haleine brûlera votre gosier comme un sable ardent ; vous mourrez bientôt, et après votre mort vos esprits seront condamnés à tourner sans cesse une meule grosse comme une montagne, dans la lune où il fait froid !

Cette scène produisait sur moi un effet singulier. Seul de mon espèce dans cette caverne humide et noire, environné de ces nègres pareils à des démons, balancé en quelque sorte au penchant de cet abîme sans fond, tour à tour menacé par ce nain hideux, par ce sorcier difforme, dont un jour pâle laissait à peine entrevoir le vêtement bariolé et la mitre pointue, et protégé par le grand noir, qui m'apparaissait au seul point d'où l'on pût voir le ciel, il me semblait être aux portes de l'enfer, attendre la perte ou le salut de mon âme, et assister à une lutte opiniâtre entre mon bon ange et mon mauvais génie.

Les noirs paraissaient terrifiés des malédictions de l'obi. Il voulut profiter de leur indécision, et s'écria :

-- Je veux que le blanc meure. Vous m'obéirez ; il mourra.

Bug-Jargal répondit gravement :

-- Il vivra ! Je suis Bug-Jargal. Mon père était roi au pays de Kakongo, et rendait la justice sur le seuil de sa porte.

Les noirs s'étaient prosternés de nouveau.

Le chef poursuivit :

-- Frères ! allez dire à Biassou de ne pas déployer sur la montagne le drapeau noir qui doit annoncer aux blancs la mort de ce captif ; car ce captif a sauvé la vie à Bug-Jargal, et Bug-Jargal veut qu'il vive !

Ils se relevèrent. Bug-Jargal jeta sa plume rouge au milieu d'eux. Le chef du détachement croisa les bras sur sa poitrine, et ramassa le panache avec respect ; puis ils sortirent sans proférer une parole.

L'obi disparut avec eux dans les ténèbres de l'avenue souterraine.

Je n'essaierai pas de vous peindre, messieurs, la situation où je me trouvais. Je fixai des yeux humides sur Pierrot, qui de son côté me contemplait avec une singulière expression de reconnaissance et de fierté.

-- Dieu soit béni, dit-il enfin, tout est sauvé. Frère, retourne par où tu es venu. Tu me retrouveras dans la vallée.

Il me fit un signe de la main, et se retira.

LIV

Pressé d'arriver à ce rendez-vous et de savoir par quel merveilleux bonheur mon sauveur m'avait été ramené si à propos, je me disposai à sortir de l'effrayante caverne. Cependant de nouveaux dangers m'y étaient réservés. A l'instant où je me dirigeai vers la galerie souterraine, un obstacle imprévu m'en barra tout à coup l'entrée. C'était encore Habibrah. Le rancuneux obi n'avait pas suivi les nègres comme je l'avais cru ; il s'était caché derrière un pilier de roches, attendant un moment plus propice pour sa vengeance. Ce moment était venu. Le nain se montra subitement et rit. J'étais seul, désarmé ; un poignard, le même qui lui tenait lieu de crucifix, brillait dans sa main. A sa vue je reculai involontairement.

-- Ha ! ha ! maldicho ! tu croyais donc m'échapper ! mais le fou est moins fou que toi. Je te tiens, et cette fois je ne te ferai pas attendre. Ton ami Bug-Jargal ne t'attendra pas non plus en vain. Tu iras au rendez-vous dans la vallée, mais c'est le flot de ce torrent qui se chargera de t'y conduire.

En parlant ainsi, il se précipita sur moi le poignard levé.

-- Monstre ! lui dis-je en reculant sur la plate-forme, tout à l'heure tu n'étais qu'un bourreau, maintenant tu es un assassin !

-- Je me venge ! répondit-il en grinçant des dents.

En ce moment j'étais sur le bord du précipice ; il fondit sur moi, afin de m'y pousser d'un coup de poignard. J'esquivai le choc. Le pied lui manqua sur cette mousse glissante dont les rochers humides sont en quelque sorte enduits ; il roula sur la pente arrondie par les flots. - Mille démons ! s'écria-t-il en rugissant. - Il était tombé dans l'abîme.

Je vous ai dit qu'une racine du vieil arbre sortait d'entre les fentes du granit, un peu au-dessous du bord. Le nain la rencontra dans sa chute, sa jupe chamarrée s'embarrassa dans les noeuds de la souche, et, saisissant ce dernier appui, il s'y cramponna avec une énergie extraordinaire. Son bonnet aigu se détacha de sa tête ; il fallut lâcher son poignard ; et cette arme d'assassin et la gorra sonnante du bouffon disparurent ensemble en se heurtant dans les profondeurs de la cataracte.

Habibrah, suspendu sur l'horrible gouffre, essaya d'abord de remonter sur la plate-forme ; mais ses petits bras ne pouvaient atteindre jusqu'à l'arête de l'escarpement, et ses ongles s'usaient en efforts impuissants pour entamer la surface visqueuse du roc qui surplombait dans le ténébreux abîme. Il hurlait de rage.

La moindre secousse de ma part eût suffi pour le précipiter ; mais c'eût été une lâcheté, et je n'y songeai pas un moment. Cette modération le frappa. Remerciant le ciel du salut qu'il m'envoyait d'une manière si inespérée, je me décidais à l'abandonner à son sort, et j'allais sortir de la salle souterraine, quand j'entendis tout à coup la voix du nain sortir de l'abîme, suppliante et douloureuse :

-- Maitre ! criait-il, maître ! ne vous en allez pas, de grâce ! au nom du bon Giu, ne laissez pas mourir, impénitente et coupable, une créature humaine que vous pouvez sauver. Hélas ! les forces me manquent, la branche glisse et plie dans mes mains, le poids de mon corps m'entraîne, je vais la lâcher ou elle va se rompre. - Hélas ! maître ! l'effroyable gouffre tourbillonne au-dessous de moi ! Nombre santo de Dios ! N'aurez-vous aucune pitié pour votre pauvre bouffon ? Il est bien criminel ; mais ne lui prouverez-vous pas que les blancs valent mieux que les mulâtres, les maîtres que les esclaves ?

Je m'étais approché du précipice presque ému, et la terne lumière qui descendait de la crevasse me montrait sur le visage repoussant du nain une expression que je ne lui connaissais pas encore, celle de la prière et de la détresse.

-- Señor Léopold, continua-t-il, encouragé par le mouvement de pitié qui m'était échappé, serait-il vrai qu'un être humain vît son semblable dans une position aussi horrible, pût le secourir, et ne le fît pas ? Hélas ! tendez-moi la main, maître. Il ne faudrait qu'un peu d'aide pour me sauver. Ce qui est tout pour moi est si peu de chose pour vous ! Tirez- moi à vous, de grâce ! Ma reconnaissance égalera mes crimes.

Je l'interrompis :

-- Malheureux ! ne rappelle pas ce souvenir !

-- C'est pour le détester, maitre ! reprit-il. Ah ! soyez plus généreux que moi ! O ciel ! ô ciel ! je faiblis ! Je tombe. - Ay desdichado ! La main ! votre main ! tendez-moi la main ! au nom de la mère qui vous a porté !

Je ne saurais vous dire à quel point était lamentable cet accent de terreur et de souffrance ! J'oubliai tout. Ce n'était plus un ennemi, un traître, un assassin, c'était un malheureux qu'un léger effort de ma part pouvait arracher à une mort affreuse. Il m'implorait si pitoyablement ! Toute parole, tout reproche eût été inutile et ridicule ; le besoin d'aide paraissait urgent. Je me baissai, et, m'agenouillant le long du bord, l'une de mes mains appuyée sur le tronc de l'arbre dont la racine soutenait l'infortuné Habibrah, je lui tendis l'autre... - Dès qu'elle fut à sa portée, il la saisit de ses deux mains avec une force prodigieuse, et, loin de se prêter au mouvement d'ascension que je voulais lui donner, je le sentis qui cherchait à m'entraîner avec lui dans l'abîme. Si le tronc de l'arbre ne m'eût pas prêté un aussi solide appui, j'aurais été infailliblement arraché du bord par la secousse violente et inattendue que me donna le misérable.

-- Scélérat ! m'écriai-je, que fais-tu ?

-- Je me venge ! répondit-il avec un rire éclatant et infernal. Ah ! je te tiens enfin! Imbécile ! tu t'es livré toi-même ! je te tiens ! Tu étais sauvé, j'étais perdu ; et c'est toi qui rentres volontairement dans la gueule du caïman, parce qu'elle a gémi après avoir rugi ! Me voilà consolé, puisque ma mort est une vengeance ! Tu es pris au piège, amigo ! et j'aurai un compagnon humain chez les poissons du lac.

-- Ah ! traître ! dis-je en me roidissant, voilà comme tu me récompenses d'avoir voulu te tirer du péril !

-- Oui, reprenait-il, je sais que j'aurais pu me sauver avec toi, mais j'aime mieux que tu périsses avec moi. J'aime mieux ta mort que ma vie ! Viens !

En même temps, ses deux mains bronzées et calleuses se crispaient sur la mienne avec des efforts inouïs ; ses yeux flamboyaient, sa bouche écumait ; ses forces. dont il déplorait si douloureusement l'abandon un moment auparavant, lui étaient revenues, exaltées par la rage et la vengeance ; ses pieds s'appuyaient ainsi que deux leviers aux parois perpendiculaires du rocher, et il bondissait comme un tigre sur la racine, qui, mêlée à ses vêtements, le soutenait malgré lui ; car il eût voulu la briser afin de peser de tout son poids sur moi et de m'entraîner plus vite. Il interrompait quelquefois, pour la mordre avec fureur, le rire épouvantable que m'offrait son monstrueux visage. On eût dit l'horrible démon de cette caverne cherchant à attirer une proie dans son palais d'abîmes et de ténèbres.

Un de mes genoux s'était heureusement arrêté dans une anfractuosité du rocher ; mon bras s'était en quelque sorte noué à l'arbre qui m'appuyait ; et je luttais contre les efforts du nain avec toute l'énergie que le sentiment de conservation peut donner dans un semblable moment. De temps en temps je soulevais péniblement ma poitrine, et j'appelais de toutes mes forces : Bug-Jargal ! Mais le fracas de la cascade et l'éloignement me laissaient bien peu d'espoir qu'il pût entendre ma voix.

Cependant le nain, qui ne s'était pas attendu à tant de résistance, redoublait ses furieuses secousses. Je commençais à perdre mes forces, bien que cette lutte eût duré bien moins de temps qu'il ne m'en faut pour vous la raconter. Un tiraillement insupportable paralysait presque mon bras ; ma vue se troublait ; des lueurs livides et confuses se croisaient devant mes yeux, des tintements remplissaient mes oreilles ; j'entendais crier la racine prête à se rompre, rire le monstre prêt à tomber, et il me semblait que le gouffre hurlant se rapprochait de moi.

Avant de tout abandonner à l'épuisement et au désespoir, je tentai un dernier appel ; je rassemblai mes forces éteintes, et je criai encore une fois : Bug-Jargal ! Un aboiement me répondit. J'avais reconnu Rask, je tournais les yeux, Bug- Jargal et son chien étaient au bord de la crevasse. Je ne sais s'il avait entendu ma voix ou si quelque inquiétude l'avait ramené. Il vit mon danger.

-- Tiens bon ! me cria-t-il.

Habibrah, craignant mon salut, me criait de son côté en écumant de fureur :

-- Viens donc ! viens ! et il ramassait, pour en finir, le reste de sa vigueur surnaturelle.

En ce moment, mon bras fatigué se détacha de l'arbre. C'en était fait de moi ! quand je me sentis saisir par-derrière ; c'était Rask. A un signe de son maître il avait sauté de la crevasse sur la plate-forme, et sa gueule me retenait puissamment par les basques de mon habit. Ce secours inattendu me sauva. Habibrah avait consumé toute sa force dans son dernier effort ; je rappelai la mienne pour lui arracher ma main. Ses doigts engourdis et roides furent enfin contraints de me lâcher ; la racine, si longtemps tourmentée, se brisa sous son poids ; et, tandis que Rask me retirait violemment en arrière, le misérable nain s'engloutit dans l'écume de la sombre cascade, en me jetant une malédiction que je n'entendis pas, et qui retomba avec lui dans l'abîme.

Telle fut la fin du bouffon de mon oncle.

LV

Cette scène effrayante, cette lutte forcenée, son dénouement terrible, m'avaient accablé. J'étais presque sans force et sans connaissance. La voix de Bug-Jargal me ranima.

-- Frère ! me criait-il, hâte-toi de sortir d'ici ! Le soleil sera couché dans une demi-heure. Je vais t'attendre là-bas. Suis Rask.

Cette parole amie me rendit tout à la fois espérance, vigueur et courage. Je me relevai. Le dogue s'enfonça rapidement dans l'avenue souterraine ; je le suivis ; son jappement me guidait dans l'ombre. Après quelques instants je revis le jour devant moi ; enfin nous atteignîmes l'issue, et je respirai librement. En sortant de dessous la voûte humide et noire je me rappelai la prédiction du nain, au moment où nous y étions entrés :

« L'un de nous deux seulement repassera par ce chemin. »

Son attente avait été trompée, mais sa prophétie s'était réalisée.

LVI

Parvenu dans la vallée, je revis Bug-Jargal ; je me jetai dans ses bras, et j'y demeurai oppressé, ayant mille questions à lui faire et ne pouvant parler.

-- Ecoute, me dit-il, ta femme, ma soeur, est en sûreté. Je l'ai remise, au camp des blancs, à l'un de vos parents, qui commande les avant-postes ; je voulais me rendre prisonnier, de peur qu'on ne sacrifiât en ma place les dix têtes qui répondent de la mienne. Ton parent m'a dit de fuir et de tâcher de prévenir ton supplice, les dix noirs ne devant être exécutés que si tu l'étais, ce que Biassou devait faire annoncer en arborant un drapeau noir sur la plus haute de nos montagnes. Alors j'ai couru, Rask m'a conduit, et je suis arrivé à temps, grâce au ciel ! Tu vivras, et moi aussi.

Il me tendit la main et ajouta :

-- Frère, es-tu content ?

Je le serrai de nouveau dans mes bras ; je le conjurai de ne plus me quitter, de rester avec moi parmi les blancs ; je lui promis un grade dans l'armée coloniale. Il m'interrompit d'un air farouche.

-- Frère, est-ce que je te propose de t'enrôler parmi les miens ?

Je gardai le silence, je sentais mon tort. Il ajouta avec gaieté :

-- Allons, viens vite revoir et rassurer ta femme !

Cette proposition répondait à un besoin pressant de mon coeur ; je me levai ivre de bonheur ; nous partîmes. Le noir connaissait le chemin ; il marchait devant moi ; Rask nous suivait... -

Ici d'Auverney s'arrêta et jeta un sombre regard autour de lui. La sueur coulait à grosses gouttes de son front. Il couvrit son visage avec sa main. Rask le regardait d'un air inquiet.

-- Oui, c'est ainsi que tu me regardais ! murmura-t-il.

Un instant après, il se leva violemment agité, et sortit de la tente. Le sergent et le dogue l'accompagnèrent.

LVII

-- Je gagerais, s'écria Henri, que nous approchons de la catastrophe ! Je serais vraiment fâché qu'il arrivât quelque chose à Bug-Jargal ; c'était un fameux homme !

Paschal ôta de ses lèvres le goulot de sa bouteille revêtue d'osier, et dit :

-- J'aurais voulu, pour douze paniers de Porto, voir la noix de coco qu'il vida d'un trait.

Alfred, qui était en train de rêver à un air de guitare, s'interrompit, et pria le lieutenant Henri de lui rattacher ses aiguillettes ; il ajouta :

-- Ce nègre m'intéresse beaucoup. Seulement je n'ai pas encore osé demander à d'Auverney s'il savait aussi l'air de la hermosa Padilla_.

-- Biassou est bien plus remarquable, reprit Paschal ; son vin goudronné ne devait pas valoir grand-chose, mais du moins cet homme-là savait ce que c'est qu'un Français. Si j'avais été son prisonnier, j'aurais laissé pousser ma moustache pour qu'il me prêtât quelques piastres dessus, comme la ville de Goa à ce capitaine portugais. Je vous déclare que mes créanciers sont plus impitoyables que Biassou.

-- A propos, capitaine ! voilà quatre louis que je vous dois ! s'écria Henri en jetant sa bourse à Paschal.

Le capitaine regarda d'un oeil étonné son généreux débiteur, qui aurait à plus juste titre pu se dire son créancier. Henri se hâta de poursuivre.

-- Voyons, messieurs, que pensez-vous jusqu'ici de l'histoire que nous raconte le capitaine ?

-- Ma foi, dit Alfred, je n'ai pas écouté fort attentivement, mais je vous avoue que j'aurais espéré quelque chose de plus intéressant de la bouche du rêveur d'Auverney. Et puis il y a une romance en prose, et je n'aime pas les romances en prose ; sur quel air chanter cela ? En somme, l'histoire de Bug-Jargal m'ennuie ; c'est trop long.

-- Vous avez raison, dit l'aide de camp Paschal ; c'est trop long. Si je n'avais pas eu ma pipe et mon flacon, j'aurais passé une méchante nuit. Remarquez en outre qu'il y a beaucoup de choses absurdes. Comment croire, par exemple, que ce petit magot de sorcier... comment l'appelle-t-il déjà ? Habitbas ? comment croire qu'il veuille, pour noyer son ennemi, se noyer lui-même ?

Henri l'interrompit en souriant :

-- Dans de l'eau, surtout ! n'est-ce pas, capitaine Paschal ? Quant à moi, ce qui m'amusait le plus pendant le récit d'Auverney, c'était de voir son chien boiteux lever la tête chaque fois qu'il prononçait le nom de Bug-Jargal.

-- Et en cela, interrompit Paschal, il faisait précisément le contraire de ce que j'ai vu faire aux vieilles bonnes femmes de Celadas quand le prédicateur prononçait le nom de Jésus ; j'entrais dans l'église avec une douzaine de cuirassiers...

Le bruit du fusil du factionnaire avertit que d'Auverney rentrait. Tout le monde se tut. Il se promena quelque temps les bras croisés et en silence. Le vieux Thadée, qui s'était rassis dans un coin, l'observait à la dérobée, et s'efforçait de paraître caresser Rask, pour que le capitaine ne s'aperçût pas de son inquiétude.

D'Auverney reprit enfin :

LVIII

-- Rask nous suivait. Le rocher le plus élevé de la vallée n'était plus éclairé par le soleil ; une lueur s'y peignit tout à coup, et passa. Le noir tressaillit ; il me serra fortement la main.

-- Ecoute, me dit-il.

Un bruit sourd, semblable à la décharge d'une pièce d'artillerie, se fit entendre alors dans les vallées, et se prolongea d'échos en échos.

-- C'est le signal ! dit le nègre d'une voix sombre.

Il reprit : - C'est un coup de canon, n'est-ce pas ?

Je fis un signe de tête affirmatif.

En deux bonds il fut sur une roche élevée ; je l'y suivis. Il croisa les bras, et se mit à sourire tristement.

-- Vois-tu ? me dit-il.

Je regardai du côté qu'il m'indiquait, et je vis le pic qu'il m'avait montré lors de mon entrevue avec Marie, le seul que le soleil éclairât encore, surmonté d'un grand drapeau noir.

Ici, d'Auverney fit une pause.

-- J'ai su depuis que Biassou, pressé de partir, et me croyant mort, avait fait arborer l'étendard avant le retour du détachement qui avait dû m'exécuter.

Bug-Jargal était toujours là, debout, les bras croisés, et contemplant le lugubre drapeau. Soudain il se retourna vivement et fit quelques pas, comme pour descendre du roc.

-- Dieu ! Dieu ! mes malheureux compagnons ! Il revint à moi. - As-tu entendu le canon ? me demanda-t-il. - Je ne répondis point.

-- Eh bien ! frère, c'était le signal. On les conduit maintenant.

Sa tête tomba sur sa poitrine. Il se rapprocha encore de moi.

-- Va retrouver ta femme, frère ; Rask te conduira.

Il siffla un air africain, le chien se mit à remuer la queue, et parut vouloir se diriger vers un point de la vallée.

Bug-Jargal me prit la main et s'efforça de sourire, mais ce souffre était convulsif.

-- Adieu ! me cria-t-il d'une voix forte ; et il se perdit dans les touffes d'arbres qui nous entouraient.

J'étais pétrifié. Le peu que je comprenais à ce qui venait d'avoir lieu me faisait prévoir tous les malheurs.

Rask, voyant son maître disparaître, s'avança sur le bord du roc, et se mit à secouer la tête avec un hurlement plaintif. Il revint en baissant la queue ; ses grands yeux étaient humides ; il me regarda d'un air inquiet, puis il retourna vers l'endroit d'où son maître était parti, et aboya à plusieurs reprises. Je le compris ; je sentais les mêmes craintes que lui. Je fis quelques pas de son côté ; alors il partit comme un trait en suivant les traces de Bug-Jargal ! je l'aurais eu bientôt perdu de vue, quoique je courusse aussi de toutes mes forces, si, de temps en temps, il ne se fût arrêté, comme pour me donner le temps de le joindre. - Nous traversâmes ainsi plusieurs vallées, nous franchîmes des collines couvertes de bouquets de bois. Enfin...

La voix de d'Auverney s'éteignit. Un sombre désespoir se manifesta sur tous ses traits ; il put à peine articuler ces mots :

-- Poursuis, Thadée, car je n'ai pas plus de force qu'une vieille femme.

Le vieux sergent n'était pas moins ému que le capitaine ; il se mit pourtant en devoir de lui obéir. - Avec votre permission. - Puisque vous le désirez, mon capitaine... - Il faut vous dire, mes officiers, que, quoique Bug-Jargal, dit Pierrot, fût un grand nègre, bien doux, bien fort, bien courageux, et le premier brave de la terre, après vous, s'il vous plaît, mon capitaine, je n'en étais pas moins bien animé contre lui, ce que je ne me pardonnerai jamais, quoique mon capitaine me l'ait pardonné. Si bien, mon capitaine, qu'après avoir entendu annoncer votre mort pour le soir du second jour, j'entrai dans une furieuse colère contre ce pauvre homme, et ce fut avec un vrai plaisir infernal que je lui annonçai que ce serait lui ou, à défaut, dix des siens, qui vous tiendraient compagnie, et qui seraient fusillés en matière de représailles, comme on dit. A cette nouvelle, il ne manifesta rien, sinon qu'une heure après il se sauva en pratiquant un grand trou...

D'Auverney fit un geste d'impatience. Thadée reprit :

-- Soit ! - Quand on vit le grand drapeau noir sur la montagne, comme il n'était pas revenu, ce qui ne nous étonnait pas, avec votre permission, mes officiers, on tira le coup de canon de signal, et je fus chargé de conduire les dix nègres au lieu de l'exécution, appelé la Bouche-du-Grand-Diable, et éloigné du camp environ... Enfin, qu'importe ! Quand nous fûmes là, vous sentez bien, messieurs, que ce n'était pas pour leur donner la clef des champs, je les fis lier, comme cela se pratique, et je disposai mes pelotons. Voilà que je vois arriver de la forêt le grand nègre. Les bras m'en tombèrent. Il vint à moi tout essoufflé.

-- J'arrive à temps ! dit-il. Bonjour, Thadée.

-- Oui, messieurs, il ne dit que cela, et il alla délier ses compatriotes. J'étais là, moi, tout stupéfait. Alors, avec votre permission, mon capitaine, il s'engagea un grand combat de générosité entre les noirs et lui, lequel aurait bien dû durer un peu plus longtemps... N'importe ! oui, je m'en accuse, ce fut moi qui le fis cesser. Il prit la place des noirs. En ce moment son grand chien... Pauvre Rask ! il arriva et me sauta à la gorge. Il aurait bien dû, mon capitaine, s'y tenir quelques moments de plus ! Mais Pierrot fit un signe, et le pauvre dogue me lâcha ; Bug-Jargal ne put pourtant pas empêcher qu'il ne vînt se coucher à ses pieds. Alors, je vous croyais mort, mon capitaine. J'étais en colère... - Je criai...

Le sergent étendit la main, regarda le capitaine, mais ne put articuler le mot fatal.

-- Bug-Jargal tombe. - Une balle avait cassé la patte de son chien - Depuis ce temps-là, mes officiers (et le sergent secouait la tête tristement), depuis ce temps-là il est boiteux. J'entendis des gémissements dans le bois voisin ; j'y entrai ; c'était vous, mon capitaine, une balle vous avait atteint au moment où vous accouriez pour sauver le grand nègre. - Oui, mon capitaine, vous gémissiez ; mais c'était sur lui ! Bug-Jargal était mort ! - Vous, mon capitaine, on vous rapporta au camp. Vous étiez blessé moins dangereusement que lui, car vous guérîtes, grâce aux bons soins de madame Marie.

Le sergent s'arrêta. D'Auverney reprit d'une voix solennelle et douloureuse :

-- Bug-Jargal était mort !

Thadée baissa la tête.

-- Oui, dit-il ; et il m'avait laissé la vie ; et c'est moi qui l'ai tué ! -