Jean Jaurès
Les preuves
Pourquoi rééditer Les Preuves? Depuis la sortie de ce volume, à la fin de septembre 1898 - il est vendu au prix coûtant, 1 fr. 50, par le quotidien socialiste La Petite République où Jaurès jouit alors d'une influence privilégiée -, nul éditeur ne l'avait entrepris. Non sans raison. Alors que tant de travaux érudits ont été produits sur l'Affaire, et que, depuis quelques années, on s'intéresse Si activement à Sa dimension socio-historique, on trouve ici, rédigée en moins de deux mois et rassemblée à la hâte sans aucun remaniement, la matière brute du journal : aussi titres et sous- titres se bousculent-ils parfois sans qu'on ait eu le temps de tenir compte de leur nouveau statut de têtes de chapitres. Davantage, le corps du texte met en scène des personnages aujourd'hui obscurs pour qui n'est pas immergé dans la mémoire de l'Affaire : officiers de tous grades, parlementaires oubliés, experts en écritures, juges aux noms bizarres. On y discute phrase par phrase des déclarations sibyllines, on y évoque des événements qui semblent sortir tout droit des romans-feuilletons de l'époque ou des premières bandes dessinées réunies alors par John GrandCarteret. Pas trace d'histoire orale, non plus que quantitative ou sérielle : les documents cernés ressemblent à ceux que les savants pourchassaient et qu'avait rendus célèbres le faussaire Vrain- Lucas en abusant quelques années plus tôt un grand mathématicien. Aucune chaude présence populaire. Vraiment, un drôle de livre. Et sa réédition en 1981, une drôle d'idée.
Oui, mais... Si peu classique à tant d'égards, ce livre n'en est pas moins un classique. Son titre, Si bref, a pénétré jusque dans les ghettos de Pologne et de Russie et va traverser le temps : l'enquête conduite par Pierre Vidal-Naquet, lors de la mort sous la torture de Maurice Audin, au coeur de la guerre d'Algérie, en fera la démonstration. Quoi! sans être policier, juge ou avocat, il est donc possible de démonter la trame d'un mensonge, de faire sortir du puits la vérité nue! Rarement un titre a aussi bien épousé les contours de son objet, de son contenu. Un contenu à trois égards au moins exemplaire : modèle d'histoire écrite à chaud, classique des droits de l'homme, témoignage aussi des problèmes que pose de nos jours la tension entre l'universalisme humaniste et la lutte des classes.
Donc, l'histoire à chaud. Et comment! Ce qui décide Jaurès à consacrer à l'affaire Dreyfus des vacances bien gagnées dans sa maison du Tarn, c'est une constellation d'événements tout proches. Les ouvriers allemanistes d'abord - on appelle ainsi les membres du Parti Ouvrier Socialiste - Révolutionnaire, du nom de l'un d'entre eux, le typographe Jean Allemane -, dreyfusards de la première heure, le pressent de parler depuis juin : " A la difficulté de compréhension des masses, lui dit l'un d'eux, Paul Fribourg, opposez la clarté convaincante de votre parole... En avant, en avant, citoyen, de toute l'énergie de votre éloquente parole, en avant pour la justice, pour l'humanité! ". Or, pour construire la Verrerie ouvrière d'Albi après la terrible grève des verriers, Jaurès a noué avec les allemanistes des relations étroites. Et il a conscience de ce que, s'adressant au peuple socialiste de Paris lors du punch du Tivoli- Vauxhall, le 7 juin 1898, il ne s'est pas, sur l'Affaire, montré assez explicite. A vrai dire, comment persuader de la machination montée contre Dreyfus ceux qui ne le sont pas, tant que le pouvoir se refuse à rendre publiques les raisons de ses certitudes? Jaurès, en fait, attend qu'un Président du Conseil, un ministre de la Guerre sortent des brumes où l'Etat, depuis quatre ans, s'est enveloppé.
Or le 7 juillet 1898, un mois tout juste avant que ne paraisse le début des Preuves, Cavaignac, premier ministre " civil " de la Guerre depuis la condamnation de Dreyfus, lit à la tribune de la Chambre les trois preuves, selon lui décisives, de la trahison du capitaine : un faux manifeste, et deux documents entachés de toutes les suspicions, déjà connus certes, ma jamais authentifiés par un gouvernement réputé républicain comme celui que vient de constituer le vieux radical Henri Brisson. La Chambre fait un triomphe à ce discours, l'affichage est voté par 545 voix ; aucune opposition, seize abstentions dont quinze socialistes. Complicité de la classe politique? Couardise? Ou, plus vraisemblablement, émergence au grand jour d'un nationalisme plus ou moins refoulé, joie de retrouver sans tache l'Armée, l'arche sainte? Jaurès attendait cet instant. Le voici, le soir même, remontant le courage de Lucien Herr, de Léon Blum qui nous a raconté la scène : " Pour la première fois nous tenons la certitude de la victoire. Méline était invulnérable parce qu'il se taisait. Cavaignac parle, discute, donc il est vaincu ". Et d'agir. La tribune de la Chambre lui est fermée : il vient d'être battu à Carmaux. Reste le journal. Il commence à rédiger. Et, avant même qu'il ait fini, le faussaire principal, le commandant Henry, avoue, le 30 août : la pièce décisive, celle où le nom du traître, Dreyfus, était écrit en toutes lettres, il l'a fabriquée de ses mains. En septembre les titres d'actualité de La Petite République vont coiffer les titres du texte de Jaurès rédigé quelques jours plus tôt : les aveux de l'Etat-major donnaient raison à celui qui en dénonçait les mensonges.
Hasard? Ce serait trop facile. Produits de longs et minutieux regroupements, fruits de dossiers solides discutés entre amis au cours de fiévreuses soirées dont le détail nous échappera toujours, Les Preuves témoignent essentiellement de la sûreté d'une méthode. De l'Ecole des Chartes, pépinière d'experts en chartes médiévales à la IVe section de l'Ecole des Hautes Etudes et à la Sorbonne où la bonne parole commence à pénétrer, archivistes, chercheurs, historiens, l'appellent, puisque c'est la leur, la méthode. Raisonner, vérifier, double démarche de l'érudit, exaltée en 1893 par Louis Havet, qui sera un dreyfusard notoire, lors de la mort de son jeune frère, l'historien Julien Havet. Quatre ans plus tard, deux professeurs, Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, l'analysent dans un manuel qui va former des générations d'étudiants, l'Introduction aux études historiques. Méthode universelle : même à un événement contemporain on peut l'appliquer, même un philosophe peut la manier ; elle exige seulement qu'on renonce aux phrases creuses et à la rhétorique pompeuse, qu'on fasse appel à l'esprit critique. " Plus d'images, plus de métaphores, mais des faits contrôlés " : ainsi Joseph Reinach, quelques années plus tard, dans sa monumentale Histoire de l'affaire Dreyfus, où Jaurès n'a droit qu'à une place fort petite, caractérise-t-il Les Preuves pour lesquelles Gabriel Monod, le père fondateur de la sévère Revue historique, s'enthousiasma dès octobre 1898. L'histoire immédiate était possible, Monod l'avait rencontrée.
Si La Revue historique avait, contre toutes ses habitudes, salué aussi promptement cette " oeuvre extraordinaire ", c'est aussi que son directeur avait, dès l'automne 1897, appartenu à la phalange restreinte qui s'interrogeait sur le respect des droits de l'homme lors du procès de 1894. A ce problème de conscience, Les Preuves apportent la première réponse globale. Oui, l'Etat républicain peut lui aussi bafouer les droits d'un individu, hisser l'Armée au-dessus des lois et le pouvoir de la hiérarchie au-dessus des garanties dues au citoyen. Que devient dès lors le Droit, substrat officiel d'un régime qui, seul à l'époque en Europe, déclarait s'enraciner dans l'égalité de tous les citoyens (oublions je vous prie les citoyennes)? Source d'indignation, cette découverte suscite diverses formes de militantisme chez ceux qui prenaient jusque-là pour argent comptant la parole officielle de la République. C'est pourquoi à l'écart de l'establishment officiel, des Académies en particulier et des romanciers à grand tirage, elle jette nombre d'intellectuels du côté du " Droit " et de " la Justice " et les conduit - parfois, pas toujours - à réfléchir à la crise qui les atteint.
Défendre les droits de l'homme - la Ligue qui porte ce nom vient de naître - c'est d'abord démonter pièce à pièce les mécanismes selon lesquels ils ont été violés et les arguments qui en dissimulent la violation. Les savants aident à voir clair, mais nul besoin de pseudo-experts. Le dogmatisme prétentieux d'un Bertillon égare : ses constructions délirantes relèvent du même univers mental que les rencontres rocambolesques avec une " dame voilée " ou les faux télégrammes signés de noms de pacotille. Chacun peut comprendre, dit Jaurès, s'il exerce sa raison : le suffrage universel ne se réduit pas au vote, la défense du droit de chacun appartient à tous. Défendre, c'est aussi attaquer. Les coupables, qui sont-ils? Jaurès exagère peut-être les responsabilités - criardes il est vrai - de du Paty de Clam, un meneur certes, et un détraqué, un mené aussi, dont le colonel Sandherr a levé les doutes pendant les semaines où s'est nouée l'Affaire. Mais il tient fermement dans sa ligne de mire les principaux responsables : Esterhazy, le " uhlan " ; le commandant Henry, auteur en 1896 - Jaurès donne la date exacte! - du faux qui va dans l'histoire porter son nom ; le général Mercier qui a fabriqué le premier " dossier secret " et l'a communiqué au Conseil de guerre sans que l'accusé en ait eu connaissance.
Des coupables donc, nommément désignés. Mais au-delà des responsables il faut chercher les responsabilités. Par-delà les Mercier et les Cavaignac, les Boisdeffre et les Pellieux, les Gonse et les Henry, Jaurès vise l'institution dont le comportement révèle la dégradation de la République, la crise des droits de l'homme : l'Etat-Major, spécialiste en forge ries de fausses pièces et forfaits divers ; corps séparé de la nation et fier de l'être, lié à l'Eglise où ont été élevés les " généraux de jésuitière ", antisémite dans sa quasi totalité, Picquart compris, il se veut symbole de l'Armée tout entière et parvient à en convaincre la majorité des Français. C'est sur lui que Les Preuves concentrent leurs feux. La magistrature civile peut-elle constituer un recours? Malgré la dure expérience faite, au procès Zola, d'un tribunal sensible à toutes les pressions, on n'en désespère pas, en cette fin d'été 1898 où la Chambre criminelle de la Cour de Cassation est enfin saisie de la révision après les aveux et le suicide d'Henry. Enfin, par-delà les institutions, Jaurès met à jour l'affaissement des valeurs consubstantielles à sa conception de la démocratie : l'école n'a pas suffi à nourrir l'esprit critique ; dans un monde en rapide mutation émerge obscurément un ensemble d'attitudes communes à ceux que l'on commence à désigner sous le nom de " nationalistes ".
Les antisémites en adoptent les couleurs. Drumont et La Libre Parole ne sont pas seuls à reconnaître dans " le juif ", l'étranger par excellence et donc le traître en puissance, cependant que " antijuif " - titre de plusieurs petits journaux, adjectif que s'accolent divers politiciens devient comme l'allégorie du patriotisme. Chez les abbés démocrates-chrétiens, et jusque dans le jeune Sillon de Marc Sangnier, le vieil anti-judaïsme de la Bonne Presse, la haine du juif déicide, a reculé au profit non seulement de l'hostilité aux " rois de l'époque " - usuriers, banquiers -, mais d'une vision nouvelle : celle de l'autre, dissident par nature, frère en cela de ceux qui le deviennent par choix, les anarchistes, les socialistes. Combien d'anticléricaux, bons mangeurs de curés, adhèrent finalement eux aussi à cette représentation? Aussi la dénonciation de " la haine du juif " court-elle à travers les Preuves. Non pas enrobée : clairement énoncée. Mais englobée dans une analyse plus ample et définie en quelque sorte comme un des visages de ce nationalisme où Jaurès pressent le grand adversaire des temps qui s'annoncent. Il s'agit selon lui d'un nouvel avatar de la droite peureuse, d'un mouvement de repli frileux, presque misérable malgré les allures bravaches de Rochefort ou de Drumont, d'un découpage du corps social qui vise à isoler " les purs " : d'un côté les vrais Français, de l'autre les juifs, d'un côté les vrais patriotes, de l'autre les socialistes sans patrie ; et bientôt - 1898, c'est aussi l'année de Fachoda d'un côté la France, de l'autre les ennemis héréditaires.
Les Preuves ne donnent-elles donc à entendre qu'une parole humaniste, un cri frère de celui que poussa Voltaire en faveur de Calas? Autre temps, autre société. En cette fin du XIXe siècle, Jaurès commence à apparaître comme le leader d'un socialisme qui, pour se constituer en force politique, doit surmonter ses divisions en s'appuyant d'abord sur les plus exploités des exploités, les ouvriers. L'unité, il ne la croit possible que par la fusion des organisations existantes, fût-ce sous la pression populaire. Mais le combat dreyfusiste ne lui est guère favorable : à l'exception des allemanistes, les responsables - qui redoutent l'impopularité - le pressent de ne s'engager qu'en son nom personnel. Le Parti Ouvrier Français, le parti de Jules Guesde déclare pour Sa part le 24 juillet 1898, qu'il " ne saurait, sans duperie et sans trahison... suspendre sa propre guerre et s'égarer dans des redressements individuels qui trouveront leur réparation dans la réparation générale " - Jaurès s'engage donc à rédiger Les Preuves sous sa seule responsabilité : il eut souhaité une rédaction, une diffusion en tout cas, plus collective. Il sait bien pourtant que la division de la société en classes fracture, plus que d'autres encore, l'universalisme de la République. C'est justement pourquoi, à ses yeux, la société française a besoin du socialisme. Mais comment, dans l'immédiat, surmonter la contradiction? Trois réponses. L'une parle le beau langage des Lumières : la pitié appartient à tous les hommes. L'autre vient du philosophe : le malheur dépouille l'être humain de sa caste et de sa classe. Et la troisième, du politique : tout ébranlement de la société bourgeoise sert les intérêts de la classe ouvrière. Ces pages, parmi les premières du livre, sont aussi parmi les plus belles.
Il fallait donc rééditer Les Preuves et permettre au lecteur d'aujourd'hui de suivre la démonstration de l'illégalité du procès puis de l'innocence du capitaine, avant de débusquer les coupables. Il le fallait, quitte à éclairer par une chronologie sommaire et des rudiments de biographies, ce que ce texte, Si démonstratif, peut receler aujourd'hui d'obscurités. Mais Les Preuves ne doivent pas servir à statufier Jaurès. On se souviendra, en parcourant ce livre, qu'il ne fut pas le premier des dreyfusards. Inquiet, comme d'autres, devant les liens d'un Emmanuel Arène - le " Vidi " du Figaro -, de Joseph Reinach et d'autres avec le panarnisme, il lui arriva aussi, comme à d'autres, d'employer le concept de juiverie pour désigner l'usure et la banque, et de se référer à la race en un temps où le mot n'était pas chargé des connotations tragiques du xxe siècle. A condition de le soumettre à un éclairage historique, ce livre nous permet justement d'éviter les errements des idéologues. Outre les démonstrations rigoureuses et les colères généreuses dont il est porteur, il nous aide à accéder, de biais, à un moment capital de notre histoire : il nous apprend comment un intellectuel socialiste, après s'être dégagé d'assez longues hésitations, a su s'engager tout entier et conduire des centaines de milliers d'êtres humains sur le même chemin. Un chemin où intellectuels et ouvriers allaient, un temps, se rencontrer. Brève rencontre, et promise à de durs lendemains, mais, après tout, ouverte sur l'avenir.
Madeleine REBERlOUX
*Chronologie sommaire de l'affaire Dreyfus*
1894 fin septembre - Les services de renseignements français, appelés alors Section de Statistique interceptent le document qu'on va appeler " le bordereau " : une lettre non signée, annonçant à l'attaché militaire allemand Schwarzkoppen l'envoi de documents français confidentiels. 15 octobre - Le capitaine Alfred Dreyfus, stagiaire à l'Etat-major de l'armée, est arrêté et accusé d'avoir écrit ce bordereau. 19/22 décembre - Le premier Conseil de guerre de Paris juge, à huis clos, le capitaine Dreyfus. La paternité du bordereau - qui lui est attribuée par trois experts en écriture, sur cinq et la communication aux juges militaires par le Ministre de la Guerre, à l'insu de la défense, du " dossier secret " préparé par 'a Section de Statistique, conduisent les juges à déclarer Dreyfus coupable, à l'unanimité, et à le condamner à la déportation à vie dans une enceinte fortifiée.
1895 5 janvier - Le capitaine Dreyfus est dégradé en public, dans la cour de l'Ecole Militaire, avant d'être envoyé à l'île du Diable. 1er juillet - Un nouveau responsable, le lieutenant-colonel Picquart, est nommé à la tête de la Section de Statistique.
1896 début mars - La Section de Statistique intercepte un pneumatique dit " le petit bleu ", adressé par l'ambassade d'Allemagne au commandant Esterhazy. été - Picquart, qui a consulté le " dossier secret ", acquiert la certitude que c'est Esterhazy qui a rédigé le bordereau, mais il ne peut convaincre les dirigeants de l'Etat-Major de la nécessité de réviser le procès de Dreyfus. fin octobre - Le ministre de la Guerre, inquiet, envoie Picquart en mission à l'étranger, pour l'éloigner de Paris. 2 novembre - Le commandant Henry, adjoint depuis 1887 au responsable de la Section de Statistique, remet au sous-chef d'Etat- Major un document (où Dreyfus est nommé en toutes lettres) qu'il vient de fabriquer, mais qu'il prétend avoir été intercepté à l'ambassade d'Allemagne : ce document, " le faux Henry ", sera authentifié par l'Etat-Major et les ministres de la Guerre successifs, jusqu'aux aveux du commandant Henry. 6 novembre - Une brochure de Bernard Lazare, intitulée " Une erreur judiciaire : la vérité sur l'affaire Dreyfus, est publiée à Bruxelles et envoyée aux journaux et aux parlementaires français. 10 novembre - Pour la première fois, un journal, Le Matin, publie un fac-similé du bordereau.
1897 29 juin - En permission à Paris, Picquart confie, sous le sceau du secret, sa conviction à son ami Leblois qui, quinze jours plus tard, va avertir le sénateur Scheurer-Kestner. octobre - La collusion de l'Etat-major et d'Esterhazy commence clairement : une lettre, écrite à l'Etat-Major et signée " Espérance ", avertit Esterhazy qu'il va être accusé d'être l'auteur du bordereau ; Henry et le commandant du Paty de Clam prennent contact avec lui, secrètement. début novembre - Henry et Esterhazy imaginent la fable du " document libérateur ", remis à Esterhazy par une " dame voilée ". 10 novembre - Deux faux télégrammes signés " Blanches et Speranza ", fabriqués par Henry et Esterhazy, sont envoyés à Picquart en Tunisie, pour le compromettre et, comme prévu, interceptés à la poste. 14 novembre - Scheurer-Kestner annonce dans Le Temps son intention d'aboutir à la révision. 15 novembre - Dans Le Figaro, Mathieu Dreyfus dénonce Esterhazy comme l'auteur du " bordereau ". 25 novembre - Début de la campagne de Zola dans Le Figaro. 4 décembre - Esterhazy est renvoyé devant le Premier Conseil de guerre de Paris.
1898 11 janvier - Le Conseil de guerre acquitte Esterhazy, à l'unanimité. 13 janvier - Zola publie " J'accuse " dans L'Aurore, le journal de Clémenceau. 7/23 février - Au cours du procès intenté à Zola devant les Assises de la Seine, par le Ministre de la Guerre, le Président veille à ce que l'affaire Dreyfus ne soit pas évoquée. Trarieux forme le projet de fonder la Ligue des Droits de l'Homme. Zola est condamné au maximum et de violentes manifestations antisémites et nationalistes se déroulent à Paris et dans certaines villes de province. 3 mars - Suicide de Lemercier-Picard. 7 juillet - Le Ministre de la Guerre Cavaignac rend publiques, à la Chambre, les pièces, selon lui décisives, que l'Etat-major détient contre Dreyfus. août/septembre - Jaurès publie " Les Preuves ", dans La Petite République. 27 août - Un Conseil d'enquête, réuni pour étudier la mise à la réforme d'Esterhazy, pour " inconduite habituelle ", émet un avis favorable. Esterhazy va quitter la France. 30 août - Henry doit avouer son faux. 31 août - Suicide de Henry. 27 septembre - La chambre criminelle de la Cour de Cassation est enfin saisie, sur ordre du garde des sceaux, de la demande en révision déposée par Lucie Dreyfus. septembre/octobre - Trois ministres de la Guerre démissionnent l'un après l'autre.
1899 23 février - Aux funérailles nationales du Président de la République, Félix Faure, une tentative de coup d'Etat nationaliste échoue. 3 juin - Après des mois de tentatives pour empêcher la vérité de se faire jour, la Cour de Cassation, toutes chambres réunies, casse le jugement rendu par le Conseil de Guerre de 1894. 4 juin - A Auteuil, le nouveau Président de la République, Loubet, est frappé par les nationalistes. 22 juin - Constitution du ministère Waldeck-Rousseau, dit " de défense républicaine ". 7 août/9 septembre - Au terme des débats du Conseil de Guerre réuni à Rennes, Dreyfus est reconnu, à la majorité, " coupable avec circonstances atténuantes s et condamné à dix ans de détention. 19 septembre - Le Président de la République gracie Dreyfus.
1900 28 janvier - Le général Mercier, Ministre de la Guerre en 1894, est élu sénateur de la Loire-inférieure. 24 décembre - Le Sénat vote la loi d'amnistie, objet de dissension entre les dreyfusards.
1902 30 septembre - Mort d'Emile Zola.
1903 6 avril - Jaurès obtient de la Chambre qu'une enquête soit ouverte par le Ministère de la Guerre sur l'affaire Dreyfus.
1905 5 mars - L'enquête ayant mis à jour de nouveaux faux introduits dans le " dossier secret " en 1897 et 1898, la Cour de Cassation déclare recevable une nouvelle demande en révision introduite par Alfred Dreyfus.
1906 12 juillet - La Cour de Cassation casse, sans renvoi, le jugement du Conseil de Guerre de Rennes : la condamnation de Rennes a été prononcée " par erreur et à tort ". 21 juillet - Le capitaine Dreyfus, réintégré dans l'armée, comme commandant, reçoit les insignes de chevalier de la Légion d'Honneur.
*BREVES BIOGRAPHIES*
(Sont présentés ici, dans leurs rapports à l'Affaire, les personnages nommés dans Les Preuves, à l'exception de ceux que Jaurès présente lui-même, et en particulier des experts de la défense et des experts en écritures au procès Zola).
Commandant d'Attel - Le témoignage du commandant d'Attel disparu en 1896, n'a été invoqué qu'après sa mort et par divers intermédiaires, dont le capitaine Anthoine. Il faut le rattacher aux pseudo-aveux de Dreyfus lors de sa dégradation.
Alphonse Bertillon - Le plus célèbre des experts du procès Dreyfus est chef du service anthropométrique de la Préfecture de police. Quoique très antisémite, il ne semble pas avoir été choisi pour cette raison par l'Etat-Major. Ses premières conclusions sont d'ailleurs hésitantes. C'est au cours de sa deuxième étude qu'il s'associe étroitement à du Paty de Clam et formule la théorie extravagante selon laquelle, dans le bordereau, Dreyfus a contrefait sa propre écriture.
Bertulus - Jeune magistrat parisien, spécialisé dans les affaires d'espionnage. D'abord lié avec Henry, il acquiert petit à petit, en mars/avril 1898, la conviction de l'innocence de Dreyfus. Il est mêlé à plusieurs des nombreux procès qui entourent l'affaire.
Général Billot - Il succède au général Mercier comme ministre de la Guerre, de janvier 1895 à juin 1898. C'est lui qui, fin octobre 1896, décide d'éloigner Picquart de Paris.
Général de Boisdeffre - Représentant typique de ceux qu'on nomme, chez les dreyfusards, les " généraux de jésuitière ", il est chef d'Etat-Major de l'armée en 1894 et le reste jusqu'au suicide d'Henry. Il est le premier à avoir, lors du procès Zola, affirmé l'authenticité des trois lettres que citera Cavaignac le 7 juillet 1898 et à avoir invoqué l'autorité de l'Armée et le " danger national " pour refuser d'en faire connaître l'exact contenu.
Gabrielle de Boulancy - Veuve d'un colonel, amie d'Esterhazy, elle a rompu avec lui et met en circulation, en novembre 1897, des lettres de son amant très hostiles à la France, dont la célèbre " lettre du uhlan " qui date de février 1884.
Jean Bourrat - Grand Maître-adjoint de la Grande Loge de France, Bourrat est élu député des Pyrénées Orientales en 1896, lors d'une élection partielle. Il s'est présenté comme socialiste, mais s'inscrit au groupe de la gauche radicale et devient un ardent antidreyfusard.
Michel Bréal - Professeur au Collège de France depuis 1864, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, le beau- père de Romain Rolland, est une autorité parmi les spécialistes des langues européennes.
Henri Brisson - La personnalité d'Henri Brisson est représentative des difficultés que peut éprouver un vieux parlementaire radical, intègre, franc-maçon notoire, à se situer dans une affaire où les républicains sont divisés, et où " le goupillon " n'est pas seul concerné. Les dreyfusards saluent son élection à la Présidence de la Chambre, après les législatives de mai 1898, comme une victoire sur Méline. En réalité il laisse faire Cavaignac et, s'il engage la procédure de révision après le suicide d'Henry, c'est à deux généraux antidreyfusards qu'il fait appel, successivement, pour occuper le Ministère de la Guerre laissé vacant par Cavaignac.
André Castelin - Député boulangiste de l'Aisne depuis 1889, il est l'auteur de deux interpellations majeures dans l'Affaire : celle du 18 novembre 1896 où il dénonce " le Syndicat " est à l'origine d'un ordre du jour de confiance au gouvernement de Méline, voté à la quasi unanimité ; et celle du 7 juillet 1898.
Godefroy Cavaignac - Député de la Sarthe depuis 1882, issu d'une famille célèbre, il est convaincu de jouer un jour un grand rôle. La gloriole n'est sans doute pas absente de son engagement lors de l'interpellation du 7 juillet 1898. Il doit démissionner le 5 septembre, après les aveux d'Henry, et il achèvera Sa carrière en adhérant au groupe nationaliste.
Etienne Charavay - Archiviste paléographe, expert en écritures dans le premier procès Dreyfus. Son premier rapport marque quelque hésitation. Il raille ensuite, dans des conditions non dénuées d'équivoque, le camp de ceux qui voient en Dreyfus l'auteur du bordereau.
René Chauvin - Ouvrier coiffeur, militant du POF, il est député de Saint-Denis de 1893 à 1898.
Albert Clémenceau - Avocat, le frère du leader radical, défend, pendant le procès Zola, le gérant de l'Aurore, Perrenx.
Blanche de Comminges - Cette comtesse, liée d'amitié avec Picquart dont elle protège les amours, sera associée, dans le cadre des forgeries de l'Etat-Major, à l'épisode de la " dame voilée ".
Président Delegorgue - Ce juge qui préside la Cour d'Assises devant laquelle comparait Zola, s'est rendu célèbre en interdisant toute allusion au procès Dreyfus : " La question ne sera pas posée ".
Charles Demange - C'est sur la recommandation de Waldeck- Rousseau que Mathieu Dreyfus fait appel à Maître Demange. Convaincu de l'innocence du capitaine. il est par ailleurs fort prudent et se montre hostile aux protestations publiques qu'il juge souvent prématurées. D'où ses désaccords avec Maître Labori.
Mathieu Dreyfus - Industriel à Mulhouse, le " frère admirable " a tout fait pour sauver son frère. Ses Souvenirs, rédigés pour l'essentiel entre 1899 et 1906, ont été récemment publiés. Robert Gauthier en avait déjà tiré un beau livre, Dreyfusards!
Edouard Drumont - L'auteur de La France juive (1886) et de nombreux autres livres antisémites et nationalistes, le directeur, depuis 1892, de La Libre Parole, a joué un rôle considérable aux origines de l'Affaire, non seulement en associant la culpabilité proclamée de Dreyfus à ses origines juives, et en dénonçant le " Syndicat ", mais par la sorte de chantage que son journal exerce en 1894 sur le général Mercier, accusé de " protéger les juifs ". Il est député " antijuif " d'Alger de 1898 à 1902.
Charles Dupuy - Elu de la Haute-Loire depuis 1885, républicain " progressiste " violemment antisocialiste, il semble rallié à la révision quand il succède à Brisson comme Président du Conseil en novembre 1898. Illusion : le 1er mars 1899, il obtiendra du Sénat ce que demandaient les antidreyfusards : le dessaisissement de la Chambre criminelle de la Cour de cassation au profit des Chambres réunies.
Christian Esterhazy - Fils d'un cousin du commandant Esterhazy qui les a escroqués, sa mère et lui, après la mort de son père, il tombe d'abord sous la coupe de son cousin et lui rend maints services avant de perdre ses illusions en mars/avril 1898, et de trouver des intermédiaires qui informeront Picquart.
Commandant Esterhazy - Cet officier joueur, nooew et escroc, dont les origines hongroises sont lointaines, connaît bien la Section de statistique où il a été affecté de 1877 à 1880.11 passe pour " l'ami des juifs " pour avoir été, le 1er juin 1892 le témoin du capitaine Crémieu-Foa contre Dumont. L'auteur du bordereau est en réalité dépourvu de toute idéologie, fût-ce l'antisémitisme, mais la manière dont il est parvenu à " tenir " une partie notable de l'Etat- Major alimente encore aujourd'hui diverses controverses. A la fin de 1898 il quitte la France pour l'Angleterre où il mourra.
Félix Faure - Les révisionnistes ont tenu pour un adversaire sournois mais très dangereux " l'heureux courtier du Havre ", élu Président de la République en janvier 1895 contre Brisson. Ses funérailles, le 23 février 1899, seront l'occasion d'une tentative de coup d'Etat manigancée par Déroulède, mais à laquelle l'armée ne s'associera pas.
Procureur Feuffloley - Procureur de la République à Paris, il manifeste son antidreyfusisme de diverses manières. Ses relations avec le juge d'instruction Bertulus sont tendues depuis le printemps 1898.
Abbé Garnier - C'est un des abbés de la " deuxième démocratie chrétienne ", fondateur, à la fin de 1893, de l'Union nationale et du Peuple français. Tribun véhément et populaire, rallié à la République, il est très antisémite et antisocialiste.
Alfred Gobert - Expert de la Banque de France. Le Garde des Sceaux le recommande à Mercier dès le 9 octobre 1894. Il conclut que le bordereau n'est pas de la main de Dreyfus.
Général Gonse - Sous-chef d'Etat-Major, il joue un rôle important en s'associant étroitement avec le commandant Henry à partir de l'automne 1896 et en s'opposant radicalement, au nom de " la chose jugée " à la révision souhaitée par Picquart.
Gribelin - Officier d'administration, à la fois archiviste, comptable et factotum à la Section de statistique, c'est un homme précieux pour l'Etat-Major en raison de sa connaissance des dossiers. Il joue un grand râle dans les démarches extravagantes de du Paty, à l'automne 1897.
Commandant Henry - Officier sorti du rang et peu instruit, le commandant Joseph Henry n'est définitivement attaché à la Section de statistique qu'en 1893. Si ses écrasantes responsabilités dans l'Affaire ne font aucun doute, on discute encore
de la date à laquelle il s'est lié à Esterhazy ainsi que de la nature exacte de son suicide le 31 août 1898.
Ernest Judet - Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Judet dirige, de 1886 à 1904, un quotidien à très fort tirage (plus d'un million d'exemplaires) et de large diffusion provinciale, Le Petit Journal. Il en fait, pendant l'Affaire, le journal de l'Etat-major : en 28 mois, 157 éditoriaux, sur les 249 qu'il signe, sont consacrés à attaquer Dreyfus comme étranger, mais non comme juif. C'est un oes intéressant de dissociation du nationalisme et de l'antisémitisme.
Fernand Labori - Maître Labori, qui a déjà plaidé pour divers anarchistes et en particulier pour Vaillant, entre dans l'Affaire au moment du procès Zola. Il est blessé lors du procès de Rennes où se manifestent ses désaccords avec Demange et se séparera définitivement de la famille Dreyfus à l'occasion du débat sur la loi d'amnistie.
Alphonse Humbert - Républicain avancé sous l'Empire. communard, un temps président radical-socialiste du Conseil municipal de Paris, il est élu en 1898 député du xve arrondissement et va siéger parmi les nationalistes.
Capitaine Lauth - Principal adjoint d'Henry et son ami. C'est lui qui, en mars 1896, reconstitue le " petit bleu ". Louis Leblois - Avocat parisien d'origine alsacienne, ami de Picquart qui se confie à lui en juin 1897. C'est par lui que Scheurer-Kestner acquiert, un mois plus tard, ses premières certitudes.
Capitaine Lebrun-Renault (orthographié par Jaurès Lebrun-Renaud). officier de la Garde républicaine, il a accompagné le capitaine Dreyfus à la cérémonie de la dégradation le 5 janvier 1895. Il colporte le soir même la légende des " aveux de Dreyfus ", démentie aussitôt par le gouvernement, et que Jaurès s'attache à détruire.
Lemercier-Picard - Ce personnage étrange, maintes fois condamné pour escroquerie et vol, a travaillé pour le compte d'Henry et semble avoir cherché à vendre ses secrets aux dreyfusards au début de 1898, avant d'être trouvé pendu le 3 mars. Son vrai nom est Maurice Leeman.
Edouard Lockroy - Républicain sous l'Empire, député radical depuis 1871, Lockroy devient fermement antidreyfusard et le manifeste en 1898/1899, pendant les mois où il est ministre de la Marine dans les cabinets Brisson et Dupuy. Jules Méline - Elu des Vosges depuis 1876, républicain " progressiste ", Méline préside le Conseil des ministres d'avril 1896 à juin 1898. C'est lui qui lance la formule " Il n'y a pas d'affaire Dreyfus " et qui fait décider les poursuites contre Zola.
Général Mercier - Ministre de la Guerre de décembre 1893 à janvier 1895, sa responsabilité est directement engagée dans les décisions qui conduisent Dreyfus devant le Conseil de guerre et la forfaiture qui entraîne sa condamnation. Ce faisant, il a peut-être cherché à se protéger contre les attaques de Drumont et de Rochefort, qui mettaient en oeuse sa " mollesse ", voire son prosémitisme.
Lucien Millevoye - Rédacteur en chef de La Patrie, catholique, boulangiste et nationaliste, député de 1889 à 1893, puis de 1898 à ta mort, Millevoye ne recule devant aucune naïveté : voir l'affaire Norton et le télégramme signé Guillaume et dénonçant Dreyfus en toutes lettres, qu'il produit le 12 février 1898 devant la Chambre. Celle-ci suivra plus facilement Cavaignac.
Albert de Mun - Député du Morbihan, puis du Finistère depuis 1876, antisémite et monarchiste rallié, de Mun, qui est un des pères du catholicisme social en France, a apporté à la Chambre, le 4 décembre 1897, le poids considérable de Sa parole pour appuyer la légende du Syndicat.
Norton - Ce faussaire, agent de l'ambassade d'Angleterre, avait vendu à Millevoye un prétendu bordereau de versements effectués par l'ambassade à diverses personnalités françaises, dont Clemenceau et Rochefort. Millevoye se ridiculise en en faisant état à la Chambre en juin 1893.
Commandant d'Ormescheville - Cet officier a été chargé de l'instruction judiciaire lors du premier procès et a collaboré étroitement avec du Paty.
Commandant du Paty de Clam - Engagé volontaire en 1870, attaché au 3e bureau en 1894, il est officier de police judiciaire dans l'instruction ouverte contre Dreyfus par la Section de statistique. Il n'a pas participé à la confection du premier dossier secret, mais son comportement d'aristocrate orgueilleux et romanesque le rend odieux aux dreyfusards et rend possible à ses chefs d'en faire, en juin 1899, un commode bouc émissaire.
Commandant Pauffin de Saint Morel - C'est le chef de cabinet de Boisdeffre : celui-ci l'envoie, le 16 novembre 1897, chez Rochefort pour lui confier que l'Etat-major a en réserve des pièces décisives contre Dreyfus.
Marguerite Pays - Esterhazy entretient depuis 1893 une liaison publique avec cette prostituée au grand coeur qui lui rend pendant l'Affaire divers services.
Pelletier - Un des experts du premier procès Dreyfus, rédacteur au Ministère des Beaux-Arts. Ses conclusions sont favorables à l'innocence du capitaine.
Général de Pellieux - C'est à lui que le Gouverneur militaire de Paris, le général Saussier, confie l'enquête sur Esterhazy en novembre 1896. Convaincu de la culpabilité de Dreyfus, il fait montre d'une totale absence de lucidité, sans avoir lui-même contribué à la fabrication des faux, comme on le voit lors de son audition au procès Zola. On comprend pourquoi le directeur de l'Ecole des Chartes, Paul Meyer, lui adresse, au lendemain des aveux d'Henry, ses " sincères condoléances "...
Colonel Picquart - Ancien élève de Saint-Cyr et de l'Ecole d'Etat-major, Georges Picquart prend la tête de la Section de statistique le 1er juillet 1895. Quoiqu'antisémite, il acquiert en août 1896 la conviction de l'innocence de Dreyfus et devient dès lors l'objet de brimades systématiques : envoi à l'étranger, mise aux arrêts de rigueur, puis à la réforme ; il est finalement arrêté, le 13 juillet 1898, pour avoir divulgué des documents secrets intéressant la défense nationale. Autant que le capitaine, il est le héros des dreyfusards.
Ponson du Terrail - Feuilletoniste célèbre sous le Second Empire, il a notamment créé le personnage de Rocambole.
Commandant Ravary - Rapporteur au premier Conseil de guerre de Paris, il est chargé, en décembre 1897, de l'instruction ouverte contre Esterhazy. Son rapport est un panégyrique de celui-ci et rassemble les premières accusations systématiques contre Picquart.
Henri Rochefort - Le fondateur sous l'Empire de La Lanterne, le communard qui est parvenu à s'évader de " la Nouvelle " est un personnage politiquement insaisissable. Directeur de l'Intransigeant, boulangiste, il aide financièrement Jaurès et les syndicalistes à fonder, en 1896, la Verrerie ouvrière d'Albi. Ayant failli, comme Barrès, admettre la nécessité de la révision, il y renonce en novembre 1896 et s'engage dans le nationalisme de telle façon que son nom devient, peut-être, le plus haï des socialistes dreyfusards.
Emile Salles - C'est par lui que Demange a appris, le 29 octobre 1896, que la conviction des juges, lors du premier conseil de guerre, reposait sur un document dont la défense n'avait pas eu connaissance. Cité au procès Zola, cet avocat n'a pas pu - ou pas voulu - aller jusqu'au bout de son témoignage.
Colonel Sandherr - Dirigeant de la Section de statistique de 1887 à 1895, le colonel Sandherr, déjà atteint, en 1894, par un ramollissement du cerveau, a joué un rôle décisif dans la constitution du premier dossier secret.
Ferdinand Sarrien - Elu radical de Saône et Loire depuis 1876 et habitué des ministères, Sarrien devient Garde des Sceaux dans le cabinet Brisson. Il manifeste la même indifférence que la majorité de ses collègues, mais se prononce clairement pour la révision au lendemain du suicide d'Henry.
Scheurer-Kestner - Le Vice-Président du Sénat, l'oncle de Jules Ferry, s'estime le protecteur moral des Alsaciens. Après la condamnation de Dreyfus, on peut suivre la montée de son inquiétude, de la brochure de Bernard Lazare à sa conversation avec Leblois, puis aux démarches qu'il multiplie auprès de ses amis politiques jusqu'au 7 décembre 1897 où il s'écrie, au Sénat : " La vérité finit toujours par triompher ".
Maximilien von Schwarzkoppen - Attaché militaire à l'ambassade d'Allemagne depuis 1892, Schwartzkoppen y pratique activement l'espionnage en collaboration intime avec le major italien Alessandro Panizzardi. En juillet 1894 il entre en rapport avec Esterhazy, venu lui offrir ses services, et ne rompra avec lui qu'en mars 1896, lors de l'interception du " petit bleu ".
Teyssonnière - Un des trois experts en écriture dont les conclusions sont défavorables à Dreyfus lors du premier procès. Il vendra plus tard au Matin, qui la publiera le 10 novembre 1896, la photographie du bordereau.
Honoré Vervoort - Beau-frère de Rochefort, rédacteur en chef du Jour, personnage financièrement douteux, il accepte de publier, à l'automne 1896, un document favorable à Dreyfus, mais fait demander au Grand rabbin, qui refuse, une forte somme pour en insérer d'autres.
Général Zurlinden - Gouverneur militaire de Paris après le général Saussier, il remplace Cavaignac comme Ministre de la Guerre le S septembre 1898. Mais, dominé par la camarilla de l'Etat-major, il refuse finalement d'accepter la révision et démissionne douze jours plus tard.
PREFACE -------
Je réunis en volume, les articles publiés dans la Petite République, sur l'affaire Dreyfus. Je tiens d'abord à remercier les lecteurs du journal qui m'ont permis d'entrer dans le détail d'une affaire compliquée, et qui ont bien voulu me suivre dans d'assez longues déductions.
Evidemment, le prolétariat ne veut plus se tenir à des formules générales. Il a, sur l'évolution de la société, une conception d'ensemble ; et l'idée socialiste éclaire devant lui le chemin. Niais il veut aussi connaître à fond et jusque dans les moindres ressorts, le mécanisme des grands événements. Il sait que s'il ne démêle pas les intrigues compliquées de la réaction il est à la merci de tous les mensonges démagogiques : et il vient de donner la mesure de sa force intellectuelle en déjouant un complot où Rochefort était le répondant de l'abbé Garnier.
Saisir la direction générale du mouvement économique qui va vers le socialisme, et pénétrer par l'analyse le détail de la réalité complexe et mouvante, voilà, pour le prolétariat, la pensée complète. Et désormais, dans toutes les grandes crises nationales, il faudra compter avec lui.
Un premier et grand résultat est atteint. La procédure de révision est engagée et la cour de cassation est saisie du - dossier de l'affaire. Mais la lutte n'est pas finie : et il y aurait un péril extrême à s'endormir. Les hommes qui ont machiné l'odieux procès contre Picquart pour empêcher l'ouverture de la révision recourront sans doute aux tentatives les plus audacieuses, les plus criminelles, pour troubler et fausser la révision commencée, pour affoler et égarer l'opinion. Désarmer pendant qu'ils se livreront aux plus louches man ce serait une fois de plus trahir la vérité. Ce serait aussi trahir la classe ouvrière sur qui la haute réaction militaire épuiserait ses vengeances Donc, la bataille continue.
Ce n'est pas que nous ayons aucune raison précise de mettre en doute pour l'affaire Dreyfus la bonne foi et le courage de la cour de cassation. il se peut très bien qu'elle comprenne la grandeur de son devoir et de son rôle, qu'elle veuille faire acte de vérité, produire au jour tous les crimes et toutes les hontes, corriger les erreurs et refouler les violences de la justice militaire. Mais il se peut aussi qu'elle se heurte à de rudes obstacles et que sa vigueur défaille. Elle trouvera devant elle deux difficultés principales. D'abord, le terrain de l'affaire Dreyfus est comme encombré de décisions judiciaires ineptes et iniques, qui peuvent arrêter ou gêner tout au moins la marche de l'enquête. Esterhazy est acquitté à la suite d'une véritable comédie judiciaire ; mais enfin il est acquitté et il est sans doute malaisé de l'appeler de nouveau à s'expliquer. La chambre des mises en accusation, malgré les charges écrasantes de l'information Bertulus, a mis hors de cause, pour les faux Speranza, Esterhazy, du Paty de Clam et Mme Pays ; la cour de cassation a eu beau flétrir ces arrêts étranges ; elle a été obligée de les confirmer au fond et quoique pour le faux Blanche un sentier reste ouvert aux poursuites, un gros bloc obstrue le grand chemin.
Enfin l'autorité militaire s'est saisie du colonel Picquart par une procédure jésuitique, mais qui n'est peut-être pas littéralement illégale. Elle essaiera sans doute, par le petit bleu, de retenir à elle l'affaire Dreyfus, et d'opposer à la révision la condamnation criminelle, mais légale, du colonel Picquart, étranglé à huis clos.
Dans le terrain que doit fouiller la cour de cassation il n'y a pas un seul fragment de vérité qui ne soit recouvert d'un mensonge judiciaire. La cour de cassation aura-t-elle le courage de briser ces mensonges légaux pour chercher la vérité? Pourra-t-elle concilier la fonction légale qui lui est assignée par le Code avec la fonction quasi-revolutionnaire que lui assignent les événements?
Elle est la gardienne de la loi : or, la loi, par une application monstrueuse, a travaillé jusqu'ici, dans toute cette affaire, contre la vérité.
La cour de cassation pourra-t-elle rétablir la vérité sans froisser la loi? Et comment délogera-t-elle Esterhazy et du Paty des abris légaux que la trahison gouvernementale a ménagés à l'espion et au faussaire? Voilà la première difficulté.
Il en est une autre La cour de cassation découvrira certainement, ans son enquête, des vérités terribles. Il est impossible que la longue série des faux produits par le bureaux de la guerre ait pu être fabriquée sans la complicité, ou du moins sans la complaisance des grands chefs. De plus, la forfaiture du général Mercier communiquant aux juges, en violation de la loi, des pièces inconnues de l'accusé et empruntant même ces pièces à un autre dossier que celui de l'affaire Dreyfus est certaine. Sur le général Mercier pèsent donc les responsabilités les pis lourdes.
La cour de cassation aura-t-elle l'énergie d'attaquer les grands chefs, les grands coupables? Et sachant que pour eux la lumière serait mortelle osera-t-elle faire toute la lumière?
Encore une fois, il n'y a dans mes paroles aucune intention blessante pour la cour de cassation. Il se peut qu'elle s'élève au- dessus de toute crainte, au-dessus de toute fausse prudence et qu'elle ait l'entier courage de l'entière vérité.
Je dis seulement que les crimes prolongés de la haute armée et la longue suite des mensonges judiciaires ont créé une situation si terrible que peut-être aucune force organisée de la société d'aujourd'hui ne peut résoudre le problème sans le concours passionné de l'opinion.
Quelle est l'institution qui reste debout? Il est démontré que les conseils de guerre ont jugé avec la plus déplorable partialité ; il est démontré que l'Etat-Major a commis des faux abominables pour sauver le traître Esterhazy et que la haute armée a communié, sous les espèces du faux, avec la trahison.
Il est démontré que les pouvoirs publics, par ignorance ou lâcheté, ont été traînés pendant trois ans à la remorque du mensonge.
Il est démontré que les magistrats civils, du président Delegorgue au procureur Feuilloley, se sont ingéniés, par des artifices de procédure, à couvrir les crimes militaires.
Et le suffrage universel lui-même, dans son expression légale et parlementaire n'a trop longtemps, jusqu'à l'éclair du coup de rasoir, que donner au mensonge et au faux l'investiture nationale.
Oui, quelle est l'institution (lui reste debout? Il n'en est plus qu'une : c'est la France elle-même. Un moment, elle a été surprise, mais elle se ressaisit et même Si tous les flambeaux officiels s'éteignent, son clair bon sens peut encore dissiper la nuit.
C'est elle et elle seule qui fera la révision. J'entends par là que tous les organes légaux, la cour de cassation, les conseils de guerre, sont incapables désormais de la vérité complète, Si la conscience française n'exige pas chaque jour toute la vérité.
Voilà pourquoi, bien loin de désarmer aujourd'hui, les citoyens qui ont entrepris le combat contre les violences et les fraudes de la justice militaire doivent redoubler d'efforts pour éveiller et éclairer le pays. Voilà pourquoi aussi nous tenons à fournir au prolétariat les éléments de discussion et de preuve que nous avons recueillis.
Beaucoup même de nos adversaires de la première heure ont bien voulu nous dire qu'ils avaient été ébranlés par notre démonstration. Mais toujours un doute revient en eux : Comment est-il possible, disent-ils, que sept officiers français aient condamné un autre officier. sans des preuves décisives? A vrai dire, un argument aussi général exclurait a priori toute erreur judiciaire. Mais il est faux que toujours et en tout cas il y ait entre officiers cette solidarité étroite.
Oui, quand ils ont à se défendre contre les civils ou contre les simples soldats, ils font bloc. Mais i existe entre eux de terribles rivalités de carrière d'amour-propre et d'ambition. Que de fois sur le champ de bataille même les généraux se son trahis les uns les autres, pour ne pas laisser à un rival tout l'éclat de la victoire!
Or, depuis quelques années, il y avait dans l'armée d'implacables luttes de clan. Le parti clérical, ayant perdu pendant la période républicaine de la République la direction des administrations publiques, des services civils, s'était réfugiés dans l'armée. Là, les anciennes classes dirigeantes les descendants de l'armée de Coudé se groupaient en une caste hautaine et fermée. Là, l'influence des jésuites, recruteurs patients et subtils de la haute armée, s'exerçait souverainement. Fermer' la porte à l'ennemi, au républicain, au dissident, protestant ou juif, était devenu le mot d'ordre.
Depuis des années, la presse catholique signalait le nombre croissant des juifs qui par l'Ecole polytechnique ou l'Ecole de Saint-Cyr entraient dans l'armée. Drumont avait allumé une sorte de guerre civile contre les officiers juifs.
Or, voici qu'un juif pénètre, le premier de sa race, à l'Etat- Major, au coeur même de la place. Après lui sans doute d'autres vont venir : et dans l'antique domaine que se réservait l'aristocratie cléricale exclue un moment des autres fonctions, voici que l'intrus va s'installer.
Vite il faut couper court au scandale. Tout d'abord des rumeurs vagues, des théories générales sont propagées : par quelle imprudence la nation française accueille-t-elle, au centre même de son institution militaire, la race maudite, le peuple de trahison qui, ne pouvant plus crucifier Dieu retiré dans les hauteurs, va crucifier la Patrie? Et aussitôt qu'à l'Etat-Major des fuites de documents sont constatées, c'est vers le juif que se tournent secrètement les yeux :
Ah! quelle chance Si c'était lui! Ah! quelle faveur de la Providence, quelle grâce divine Si dans le premier juif qui viole de sa seule présence le sanctuaire de l'Etat-Major la trahison s'était logée! Par lui et en lui tous les autres seraient à jamais discrédités.
Aussi, quand du Paty de Clam constate entre l'écriture du bordereau et l'écriture de Dreyfus quelques vagues analogies, toutes ces haines sournoises, ayant trouvé leur centre, se précipitent et s'organisent. C'est la soudaine cristallisation de la haine.
Dans quelle mesure du Paty de Clam et Henry, les deux meneurs du procès Dreyfus, furent-ils dupes eux-mêmes de cet entrainement? Y eut-il de leur part complaisance fiévreuse au préjugé général? Ou bien est-ce de parti pris, en pleine conscience, qu'ils frappèrent l'innocent? Nous ne le saurons avec certitude que lorsque l'enquête aura été poussée à fond : il nous est impossible encore de savoir quelle fut la part de l'entraînement à demi volontaire, quelle fut la part du calcul scélérat.
Mais ce qui est sûr dès maintenant c'est que, dans les bureaux de la guerre, les coeurs et les cerveaux étaient prêts dès longtemps pour 1a condamnation du juif. Et voilà sans doute la cause maîtresse d'erreur.
Mais elle ne suffisait pas. Il y a fallu encore l'ambitieuse sottise d'un ministre médiocre et infatué. Le général Mercier, d'abord hésitant, fut peu à peu entraîné par un système combiné de flatteries et de menaces.
Ce pauvre esprit présomptueux, qui prétendait " de son seul flair d'artilleur " résoudre sans étude les problèmes techniques les plus ardus, avait été grisé à la Chambre par les applaudissements qui suivaient sa banale parole. il crut qu'il pouvait, par l'affaire Dreyfus, jouer un grand rôle : Mater les juifs, sauver la France des menées de trahison, conquérir les bonnes grâces de l'Eglise et l'appui de Rochefort, c'était bâtir à nouveau, sur une base plus solide, la fortune de Boulanger. Quand son entourage clérical vit qu'il souriait à cette pensée, il le brusqua en communiquant aux journaux le nom de l'officier prévenu. Plus tard, l'Eclair s'est vanté qu'il a fallu enlever de vive force son assentiment. Mais quand il eut sauté le pas, quand il se fut livré à la Libre Parole, quand il eut mis toute sa fortune ministérielle sur cette carte, à tout prix il voulut gagner la partie.
Qu'on joigne à cela la sottise de tout le personnel judiciaire de l'armée, qu'on se rappelle la lamentable imbécillité de Besson d'Ormescheville et de Ravary, on comprendra qu'en ces cerveaux fatigués, l'erreur la plus grossière ait pu germer.
Et par une sorte de fatalité, il se trouve qu'au conseil de guerre qui doit juger Dreyfus, il n'y a aucun officier d'artillerie. Peut-être un officier d'artillerie eût-il fait observer aux juges que le bordereau contenait des détails inapplicables à un artilleur. Il y a notamment à propos du frein hydraulique, substitué par l'auteur du bordereau au frein hydropneumatique, une erreur qu'un officier d'artillerie n'aurait pu commettre.
Personne, au conseil, n'a pu avertir les juges. Et ceux-ci, délibérant sous la communication impérative de pièces secrètes, ont condamné comme à la manoeuvre.
Ainsi, bien loin qu'il faille s'étonner de la condamnation de Dreyfus innocent, tant de forces d'erreur et de crime concouraient à le perdre que c'eût été presque miracle qu'il échappât.
Comment ceux qui s'étonnent de la condamnation de Dreyfus ne trouvent-ils pas plus stupéfiant qu'en plein XIXe siècle, en pleine France républicaine, sous un régime d'opinion publique et de contrôle, l'Etat-Major ait pu accumuler en secret, pendant trois ans, les crimes que l'aveu d'Henry a fait éclater au jour? Oui, pendant trois ans, comme en un antre profond et inaccessible à la lumière, la hante armée de la France a pu fabriquer des faux, se livrer à toutes les manoeuvres de mensonge, peut-être même se débarrasser par le crime de Lemercier-Picard et d'Henry, et il a fallu, si je puis dire, un accident, une surprise de clarté, pour que ce fonctionnement normal de scélératesse fût soupçonné du pays,
Sous la République française, avec le gouvernement parlementaire, avec la liberté de la presse et de la tribune, les crimes obscurs des républiques italiennes, assassines et empoisonneuses, ont pu être continués pendant trois ans. Cette guerre à coups de papier faux est comme la reproduction de la guerre sournoise avec des coupes empoisonnées que se livraient les Italiens du XVe et du XVIe siècle. Voilà l'étrange, voilà le surprenant, et non que Dreyfus innocent ait été condamné.
Il faut donc écarter cette sorte de préjugé, et regarder directement les faits. Or, à l'examen des faits, il est certain que Dreyfus est innocent. Les dirigeants ont pu affirmer sa culpabilité. Tant qu'ils l'ont fait en termes généraux, leur affirmation échappait à toute discussion. Mais dès qu'ils essaient de préciser et de produire une preuve, cette preuve tombe. Toutes les fois qu'ils puisent dans le fameux dossier c'est pour remonter à la surface du puits mystérieux ou une sottise ou un faux.
Faut-il croire qu'un sort leur a été jeté? Tous les bâtons sur lesquels ils s'appuient se brisent en leurs mains ; c'est du bois pourri. Et lorsque la révision se fera, lorsque le procès recommencera au grand jour, il sera difficile ou mieux il sera impossible à l'Etat-Major de dresser un acte d'accusation et il s'abîmera lui-même dans le néant.
Aussi, désespérant de trouver désormais des charges sérieuses contre Dreyfus la haute armée, aidée par la faiblesse des gouvernants et la complicité sournoise de l'Elysée, tente une diversion suprême en essayant de déshonorer et de perdre le colonel Picquart.
De là, la monstrueuse accusation de faux dressée contre lui à propos du petit bleu.
D'avance, dans la série même des articles réunis aujourd'hui dans ce volume, nous avons répondu à cette accusation. J'ajoute seulement, dans cette courte préface, que cette machination scélérate est préparée dès longtemps. Evidemment, l'Etat-Major lui-même la trouve risquée. Tant qu'il a espéré qu'il pourrait se sauver et empêcher la révision sans recourir à cette scélératesse suprême, il l'a ajournée, et c'est seulement quand la révision menaçante était déjà sur lui, qu'il a frappé ce coup de désespoir.
Mais dès longtemps, il le méditait et le tenait en réserve. Dès longtemps, les deux faussaires, Henry et du Paty, préparaient contre Picquart l'accusation de faux.
Elle s'annonce tout d'abord dans. la lettre qu'Henry écrit au colonel Picquart en juin 1897, et où il parlé de " la tentative de suborner deux officiers du service pour leur faire dire qu'un document classé au service, était de l'écriture d'une personnalité déterminée ". Henry qui avait déjà fabriqué la fausse lettre contre Dreyfus préparait en ce moment contre Picquart de faux témoignages.
Les dépositions de Lauth, si perfides à la fois et si incohérentes, portent la marque d'un entraînement incomplet.
Puis, en novembre 1897, c'est la fausse dépêche Blanche où Esterhazy et du Paty disent au colonel Picquart : " On a des preuves que le bleu a été fabriqué par Georges. " Ainsi, c'est dans un faux que l'accusation de faux commence à s'essayer : c'est une pièce fausse qui sert de berceau au mensonge encore vagissant. Mais dès lors, contre les menteurs et faussaires se dresse cette question terrible : Comment n'avez-vous pas, dès la première heure, dénoncé officiellement le colonel Picquart?
Au procès Esterhazy, en janvier 1898, quand il faut à tout prix sauver le uhlan, l'illustre Ravary, dans son rapport, essaie de jeter le doute sur l'authenticité du petit bleu. Mais ici la question se fait plus pressante encore : Esterhazy est accusé de trahison. L'ancien chef du service des renseignements prétend avoir reçu de ses agents une pièce qui établit entre Esterhazy et M. de Schwarzkoppen des relations louches.
Si cette pièce est fausse, Esterhazy est victime de la plus abominable machination. Si elle est authentique, il y a contre lui une présomption grave. le premier devoir des enquêteurs et des juges est donc de tirer au clair l'authenticité du petit bleu. Mais non, ils se contentent d'insinuations perfides. Ils n'osent pas dénoncer formellement comme fausse une pièce qu'ils savent authentique. Ils se bornent à la discréditer par des sous-entendus. Jamais machination plus scélérate ne s'étala plus cyniquement.
Aussi attendrons-nous, pour discuter de nouveau et plus à fond cette accusation misérable, de savoir si l'Etat-Major persiste dans cette manoeuvre. Il est Si répugnant d'engager une discussion sérieuse avec les organisateurs d'un guet-apens, que nous ajournons la nouvelle discussion de fond que nous pourrions produire.
Il nous serait aisé de démontrer par les paroles mêmes de M. Lauth la fausseté de plusieurs parties de son témoignage et l'authenticité du petit bleu. Mais il nous plaît d'attendre que l'Etat- Major produise les nouvelles pièces fausses qu'il a sans doute fabriquées pour cette tentative suprême.
A cette heure, il nous suffit d'avertir une fois de plus les citoyens pour qu'ils ne permettent pas que le colonel Picquart soit jugé dans l'ombre. Qu'on l'accuse en plein jour ; nous ne demandons pas autre chose et nous avons la certitude que l'infamie de ses accusateurs éclatera. Plus de huis clos! Voilà le mot d'ordre des républicains, des honnêtes gens. Que ce soit notre cri de guerre! Et par la seule force de la lumière, nous vaincrons. Et notre grande France généreuse, faisant face une fois de plus aux puissances de réaction et de ténèbres, aura bien mérité du genre humain.
JEAN JAURES. Le 29 septembre 1898.
LES PREUVES _________
De l'examen attentif des faits, des documents, des témoignages, il résulte :
1e Que Dreyfus a été condamné illégalement, en violation des garanties essentielles dues à l'accusé ;
2e Que Dreyfus a été condamné par erreur. C'est un innocent qui souffre au loin pour le crime d'un autre, pour la trahison d'un autre. C'est pour prolonger le supplice d'un innocent que sont coalisées aujourd'hui toutes les puissances de réaction et de mensonge.
L'ILLEGALITE ------------
--- I ---
Il n'est plus possible de douter aujourd'hui que dans le procès Dreyfus une illégalité violente ait été commise. La loi veut, l'équité et le bon sens veulent que l'accusé connaisse les charges qui pèsent sur lui, les pièces sur lesquelles il est jugé. S'il n'est pas admis à discuter ces pièces et ces charges, s'il n'y peut répondre, s'il ne les connaît même pas, quelle différence y a-t-il entre la prétendue justice et un coup de force?
Ce n'est pas là un détail de procédure : c'est la garantie fondamentale du droit ; c'est la précaution nécessaire contre la violence et l'erreur.
Or, Dreyfus, cela est certain, n'a pas connu les pièces qui, au dernier moment, ont formé contre lui la conviction des juges.
Le journal l'Eclair a été, dès l'origine de cette affaire, l'organe de l'Etat-Major, le journal des bureaux de la guerre. Or, deux ans après le procès, le 15 septembre 1896, l'Eclair disait en substance que le ministère de la guerre avait " tort de laisser le doute se glisser dans la conscience publique. Il suffirait, pour dissiper tous les doutes, de dire toute la vérité.
" La vérité était que Dreyfus n'avait pas été condamné seulement pour le bordereau. Une lettre adressée par un attaché militaire allemand à un attaché italien avait été saisie et photographiée ; et cette lettre contenait Ces mots : " Cette canaille de Dreyfus devient bien exigeant. "
" Cette lettre n'avait été montrée ni à Dreyfus ni à son défenseur ; elle n'avait pas été soumise aux juges pendant le procès légal. Mais quand ceux-ci furent réunis dans la chambre du Conseil, hors de la présence de l'accusé, cette pièce leur fut communiquée ; et elle décida la condamnation. "
Voilà le récit de l'Eclair. On sait aujourd'hui que le journal de l'Etat-Major mentait effronté nient en disant que la lettre saisie contenait le nom de Dreyfus. Elle ne portait qu'une initiale., Elle disait : " Ce canaille de D... " comme on peut s'en convaincre par la lecture même qu'en a faite M. Cavaignac à la tribune de la Chambre, le 7 juillet dernier.
--- II ---
Mais ce que je retiens pour le, moment, c'est que l'Eclair, dévoué aux intérêts de l'Etat-Major, a pu proclamer que la conviction des juges avait été faite contre Dreyfus par une pièce qui n'a été soumise ni à l'accusé ai au défenseur, et qu'aucun démenti n'est intervenu.
Depuis deux ans, depuis le 15 septembre 1896, depuis que cette révélation de l'Eclair a jeté l'angoisse dans toutes les consciences honnêtes, personne, au ministère de la guerre , n'a osé nier cette monstrueuse violation du droit.
Bien mieux, les juges du Conseil de guerre l'ont eux-mêmes avouée. Un ancien magistrat, M. Salles, causait avec l'un d'eux ; il lui disait :
" Expliquez-moi donc comment l'avocat de Dreyfus, Me Demange, que je tiens pour un honnête homme et un galant homme, persiste à dire deux ans après le procès que Dreyfus est innocent et qu'il ne s'explique pas sa condamnation.
- Mais c'est bien simple, lui répondit le juge du Conseil de guerre, sans se douter de l'énormité de sa réponse : c'est que nous avons jugé sur des pièces que ni Dreyfus ni Me Demange n'ont vues. "
Ces jours-ci, M. Salles, effrayé par les attaques des journaux de l'Etat-Major, a écrit que jamais il n'a cru à l'innocence de Dreyfus, ou approuvé l'acte de Zola. Mais il ne s'agit point de cela. Son opinion sur le fond du procès n'a jamais été en cause. Ce qui a été dit, ce qu'il ne dément pas, ce qu'il ne peut pas démentir, c'est qu'il a reçu d'un juge la confidence de l'illégalité.
Dans un pays qui aurait quelque souci de la liberté et du droit, les pouvoirs publics se seraient hâtés de faire la lumière sur cet attentat. Chez nous, dans la France abaissée par la réaction militaire et cléricale, les gouvernements ont fait le silence ; les magistrats ont bâillonné les indiscrets.
Le général Billot, ministre de la guerre, donnant aux mots je ne sais quel sens hypocrite, déclarait à la tribune que Dreyfus avait été " justement et légalement condamné " ; mais quand on pressait les gouvernants de s'expliquer sur cette communication irrégulière de la pièce secrète, pas de réponse.
Ë la tribune de la Chambre, le 24 janvier 1898, j'ai posé nettement la question :
" Oui ou non, une pièce pouvant former ou fortifier la conviction des juges, a-t-elle été communiquée aux juges sans l'être à l'accusé? Oui ou non? "
Et j'ai, plusieurs minutes, attendu la réponse. M. Méline, hésitant, troublé, a fini par balbutier : " On vous répondra ailleurs. " Mais non! C'est à la Chambre même, c'est devant le pays qu'on aurait dû me répondre! Le Parlement n 'est pas chargé d'appliquer la ici ; mais son premier devoir est de veiller, par l'intermédiaire du gouvernement responsable, à l'observation de la loi, au maintien des garanties légales sans lesquelles un procès n'est qu'un guet-apens.
Et lorsqu'un Parlement abdique ce devoir essentiel. lorsque, par peur de la haute armée qui a criminellement violé la loi, il n'ose même pas se renseigner, lorsqu'il permet au gouvernement d'éluder par une misérable échappatoire une question précise, il n'y a plus de liberté certaine dans un pays : ce qui nous en reste nous est laissé par pure tolérance.
--- III ---
Mais s'il était faux que la loi eût été violée, s'il était faux que les juges eussent condamné sur une pièce que l'accusé ne connaissait pas , qu'est-ce qui empêchait M. Méline de se lever et de dire : Non!
D'un seul mot, il calmait l'inquiétude des consciences droites. Ce mot, il ne l'a pas dit, et son silence est un aveu décisif.
Du moins, cette réponse que le gouvernement me refusait à la Chambre, l'a-t-on donnée ailleurs au pays?
Ailleurs? ce pouvait être la cour d'assises. Or, à la cour d'assises, le président Delegorgue n'avait qu'un souci : empêcher que la question ne fût posée.
C'est par une sorte de ruse que Me Demange a pu faire allusion au récit que lui avait fait M. Salles.
Quant au général Mercier, qui comme ministre de la guerre avait communiqué la pièce secrète, il était trop heureux de s'appuyer, pour ne pas répondre, sur l'arrêt de la cour, qui mutilait le procès et qui défendait de toucher à l'affaire Dreyfus.
Dans la troisième audience du procès Zola (9 février, page 167 du volume, tome 1er du compte rendu sténographique), Me Labori demande au général Mercier :
" M. le général Mercier pourrait-il nous dire si une pièce secrète a été communiquée au Conseil de guerre dans l'affaire Dreyfus en 1894, en dehors du débat?
" M. LE PRESIDENT. - Pouvez-vous répondre à la question?
" M. LE GENERAL MERCIER. - Je crois que l'affaire Dreyfus n'est pas en question, et qu'il est intervenu un arrêt de la cour qui interdit de la mettre en question. "
Voilà donc l'ancien ministre de la guerre qui, pour ne pas répondre à une question redoutable où sa responsabilité était engagée, se réfugie, pour parler comme le procureur général Bertrand, " dans le maquis de la procédure ".
Et un peu plus loin :
" Me LABORI - Je crois avoir posé à M. le général Mercier la question de savoir si une pièce secrète avait été communiquée au Conseil de guerre en 1894?
M. LE PRESIDENT. - Non, vous ne l'avez pas posée et je refuse de la poser.
Me LABORI. - Alors, à cet égard, je vais déposer des conclusions sur le bureau de la cour.
M. LE PRESIDENT. - Pourquoi?
Me LABORI. - Je vais dire dans quel esprit, monsieur le président.
Me CLEMENCEAU. - La question a été posée au témoin par M. le Président, et le général Mercier a répondu qu'il y avait un arrêt de la cour qui l'empêchait de répondre. Par conséquent, Si M. le général Mercier n'avait pas eu des susceptibilités juridiques, il aurait parlé...
M. LE PRESIDENT. - Mais je l'aurais arrêté, soyez tranquille ; nous ne sommes pas une cour de révision, mais une cour d'assises ; souvenez-vous-en. "
Ainsi, pendant que la défense multiplie les efforts pour que le général Mercier s'explique sur cette question vitale qui touche au droit essentiel, aux libertés essentielles de tous les citoyens, le général Mercier, protégé par le président, multiplie les efforts pour ne pas répondre.
Et pourtant, s'il était faux qu'une pièce eût été communiquée aux juges en dehors du débat, le général Mercier n'avait qu'à crier : " C'est faux! "
D'un seul mot, il libérait la conscience du pays, il se libérait lui-même d'un terrible fardeau. Mais ce mot, il ne pouvait pas le dire : et pour lui comme pour M. Méline, ce silence forcé est un aveu.
--- IV ---
Un peu plus tard encore, dans la même audience, un malentendu ayant paru se produire, la défense précise une fois encore.
" Me LABORI. - Je demande la permission de bien préciser la question. M. le général Mercier dit-il, - je ne suis pas sûr d'avoir bien compris - M. le général Mercier dit-il qu'il n'est pas vrai qu'une pièce secrète ait été communiquée? Ou M. le général Mercier dit-il qu'il ne l'a répété à qui que ce soit? Je le prie de ne pas laisser d'équivoque dans Sa réponse.
M. LE GENERAL MERClER. - Je n'ai pas à répondre à la première question (Mouvements divers) ; mais, en ce qui concerne la seconde, je dis que ce n'est pas exact. "
Voilà qui est clair. Le général Mercier affirme qu'il n'a pas parlé aux journaux de la communication de la pièce secrète. Il se refuse à affirmer que cette communication n'a pas eu lieu.
O bravoure militaire! O splendide honneur de l'armée!
Pendant le procès Zola, les généraux ont été audacieux quand ils ne risquaient rien.
Le général de Pellieux a pu dire que discuter l'excellence de l'Etat-Major, c'était envoyer les enfants de la France à la boucherie. Il a pu, sans autorisation, jeter dans le débat les pièces d'ailleurs ineptes du dossier secret.
Le général de Boisdeffre a pu menacer le jury, s'il acquittait Zola, d'une démission collective de l'Etat-Major, d'une grève générale des officiers supérieurs.
Ils savaient bien l'un et l'autre qu'ils étaient couverts, en ces propos factieux, par la faiblesse du gouvernement, par l'imbécillité de la Chambre, par l'indifférence lâche du pays.
Mais quand il fallait assumer vraiment une grande et redoutable responsabilité, alors nos héros fléchissaient. Le général Mercier pouvait dire : " Oui, j'ai pris sur moi, dans un intérêt que j'ai jugé supérieur à tous les autres, de violer la loi, de suspendre pour l'accusé Dreyfus> les garanties légales. Et je revendique bien haut ce que j'ai fait. "
La vérité et l'honneur lui commandaient de parler ainsi. Il a préféré se taire, s'abriter derrière les prétextes de procédure que lui fournissait la complaisance de la cour. Il a donné ainsi à la criminelle violation de la loi commise par lui, je ne sais quoi de sournois et d'obscur.
Mais, malgré tout, la vérité éclate. S'il n'a pas eu le courage d'avouer, il n'a pas eu non plus l'audace de nier.
Et le fait est acquis maintenant> certain, indiscutable, que l'accusé Dreyfus n'a pas été jugé : car il n'y a jugement que lorsqu'il y a débat contradictoire entre l'accusation et l'accusé. Et sur certaines pièces essentielles Il n'y a pas eu débat.
L'accusé a été étranglé sans discussion, il a été assommé par derrière d'un document qu'il n'a jamais vu, et il ne sait pas encore à cette heure pourquoi il a été condamné.
--- V ---
Aussi bien, cette illégalité monstrueuse, les gouvernants ne la contestent même plus. Lisez, à l'Officiel du 7 juillet 1898, le discours de M. Cavaignac que la Chambre a affiché. Il affirme la culpabilité de Dreyfus et nous verrons par quelle erreur grossière. Mais il n'ose plus, comme le faisait le général Billot. falsifier la langue française et dire que Dreyfus avait été LEGALEMENT condamne.
Comment d'ailleurs eût-il pu le dire? Lui-même il a apporté â la tribune, il a lu à la Chambre deux documents, de mars et avril 1894, c'est-à-dire antérieurs de quelques mois au procès Dreyfus. Et dès lors, une question bien simple se posait : Ou bien ces documents n'ont pas été soumis aux juges ; ils n'ont pas été considérés au moment du procès comme une charge contre Dreyfus, et pourquoi donc leur donne-t-on aujourd'hui une valeur accusatrice qu'on ne leur a pas donnée alors? Ou bien, ils ont été communiqués aux juges, mais comme ils ne sont même pas mentionnés dans l'acte d'accusation, il est clair qu'ils ont été soumis aux juges sans être montrés à l'accusé.
L'illégalité est donc flagrante. Comment un de nos amis ne s'est-il pas levé pour demander simplement à M. Cavaignac :
" Monsieur le ministre, ces deux documents que vous venez de nous lire et qui, selon vous, constituent des preuves, Dreyfus les a- t-il connus? A-t-il été admis à les discuter? "
Mais non ; les députés, peu au courant de l'affaire, ont été troublés sans doute par la lecture de pièces sans valeur. Ils ont pris pour un vent de tempête le pauvre souffle, ridicule et débile, de l'Etat-Major aux abois, et ils se sont inclinés.
Ils n'ont même pas pensé à la question de droit qui domine tout.
Peu importe : ce qui demeure c'est que M. Cavaignac s'est tu sur la légalité du procès, et après le silence significatif de M. Méline, après le silence significatif de M. le général Mercier, le silence de M. Cavaignac est aussi un aveu, l'aveu suprême.
--- VI ---
Il ne reste donc plus qu'une ressource à ceux qui veulent maintenir à tout prix ce qu'ils appellent " la chose jugée ", même quand elle a été jugée contre la loi et le droit. Ils peuvent dire, comme l'a dit M. Alphonse Hubert : " Soit, la loi a peut-être été violée, les garanties légales ont été refusées à l'accusé Dreyfus ; mais jamais on n'en pourra avoir la preuve certaine, juridique. C'est à huis clos que jugeaient les juges : nul n'a le droit de savoir ce qu'ils ont fait. Nul n'a le droit de le leur demander ; et, en tout cas, il dépend d'eux de ne pas répondre. "
Ainsi, voilà où en sont réduits les avocats de l'Etat-Major. Il se peut qu'un crime ait été commis contre un accusé, contre un homme. Mais comme ce crime a été commis à huis clos, comme il n'y a aucun moyen légal de le rechercher, cela ne compte pas.
Je ne connais pas de théorie plus absurde à la fois et plus révoltante. D'abord, elle est fausse. Le jour où un gouvernement honnête et ferme le voudra, il connaîtra, et dans les formes juridiques, la vérité. Il n'aura qu'à interroger le général Mercier : " Avez-vous oui ou non communiqué aux juges, en dehors des débats, certains documents? "
Il n'aura qu'à le demander aux juges eux-mêmes. Ceux-ci à coup sûr, libres enfin de parler, ne se réfugieront pas dans l'obscurité où les veut tenir M. Alphonse Humbert. Ils ne se cacheront pas, comme d'un crime, de l'acte qu'ils ont accompli sans doute inconsciemment, et, pressés de dire la vérité, ils n'ajouteront pas à leur funeste imprudence la honte d'une dénégation mensongère ou la lâcheté d'un silence calculé.
En tout cas, il est prodigieux qu'on puisse dire et écrire dans notre pays, que, pour qu'un crime soit comme nul et non avenu, il suffit qu'il ait été commis par des juges à huis clos. Quoi! des indices graves, décisifs même, les indiscrétions de l'Etat-Major écrivant aux journaux, les confidences des juges eux-mêmes, le silence embarrassé du ministre compromis, le silence de tous les gouvernants, tout Cela permettra d'affirmer qu'un Conseil de guerre a jugé un homme comme on abat un chien suspect, sans discussion, sans garantie! Et parce que ce crime a été commis dans l'obscurité du huis clos, il faudra renoncer à jamais à tout espoir de vérité, à tout espoir de justice!
Il semble au contraire que le huis clos, en isolant le juge, accroît sa responsabilité. Il l'oblige à se surveiller plus étroitement lui-même, et n'ayant plus le contrôle de l'opinion publique, à accepter plus rigoureusement encore le contrôle de la loi.
Si, comme le prétend M. Alphonse Humbert, les juges peuvent abuser du huis Clos pour violer la loi, s'ils peuvent décharger leur sentence sur l'accusé comme on décharge un fusil sur une bête mauvaise, et Si, après ce crime. ils peuvent invoquer le huis clos pour échapper à toute enquête et se rire de toute vérité, je demande ce qui nous sépare de la barbarie.
Mais ces théories monstrueuses ne dureront qu'un jour. Elles sont l'expédient désespéré de l'Etat-Major tremblant. Il n'ose pas nier qu'une illégalité déplorable ait été commise. Il voit que sur ce point la certitude des esprits est entière ; il espère seulement que cette certitude morale ne deviendra pas une certitude juridique et qu'il pourra échapper à une révision qui démontrerait à la fois la coupable incorrection des juges et leur erreur.
Ce calcul sera déjoué : il faudra bien qu'un jour, sous la poussée de la conscience publique, les gouvernants demandent au général Mercier et aux juges du Conseil de guerre : " Oui ou non, cet homme a-t-il été jugé sur des pièces ignorées de lui? " Et la réponse n'est pas douteuse.
L'intérêt socialiste --------------------
Ce jour-là, nous aurons le droit de nous dresser, nous socialistes, contre tous les dirigeants qui depuis des années nous combattent au nom des principes de la Révolution française.
" Qu'avez-vous fait, leur crierons-nous, de la déclaration des Droits de l'Homme et de la liberté individuelle? Vous en avez fait mépris ; vous avez livré tout cela à l'insolence du pouvoir militaire. Vous êtes les renégats de la Révolution bourgeoise. "
Oh! je sais bien! Et j'entends le sophisme de nos ennemis : " Quoi! nous dit doucereusement la Libre Parole, ce sont des socialistes, des révolutionnaires qui se préoccupent de légalité! "
Je n'ai qu'un mot à répondre. Il y a deux parts dans la légalité capitaliste et bourgeoise. Il y a tout un ensemble de lois destinées à protéger l'iniquité fondamentale de notre société ; il y a des lois qui consacrent le privilège de la propriété capitaliste, l'exploitation du salarié par le possédant. Ces lois, nous voulons les rompre, et même par la Révolution, s'il le faut, abolir la légalité capitaliste pour faire surgir un ordre nouveau. Mais à côté de ces lois de privilège et de rapine, faites par une classe et pour elle, il en est d'autres qui résument les pauvres progrès de l'humanité, les modestes garanties qu'elle a peu à peu conquises par le long effort des siècles et la longue suite des Révolutions.
Or parmi ces lois, celle qui ne permet pas de condamner un homme, quel qu'il soit, Sans discuter avec lui est la plus essentielle peut-être. Au contraire des nationalistes qui veulent garder de la légalité bourgeoise tout ce qui protège le Capital, et livrer aux généraux tout ce qui protège l'homme, nous, socialistes révolutionnaires, nous voulons, dans la légalité d'aujourd'hui, abolir la portion capitaliste et sauver la portion humaine. Nous défendons les garanties légales contre les juges galonnés qui les brisent, comme nous défendrions au besoin la légalité républicaine contre des généraux de coup d'Etat.
Oh! je sais bien encore et ici ce sont des amis qui parlent : " Il ne s'agit pas, disent-ils, d'un prolétaire ; laissons les bourgeois s'occuper des bourgeois. " Et l'un d'eux ajoutait cette phrase qui, je l'avoue, m'a peiné : " S'il s'agissait d'un ouvrier, il y a longtemps qu'on ne s en occuperait plus. "
Je pourrais répondre que Si Dreyfus a été illégalement condamné et si, en effet, comme je le démontrerai bientôt, il est innocent, il n'est plus ni un officier ni un bourgeois : Il est dépouillé, par l'excès même du malheur, de tout caractère de classe ; il n'est plus que l'humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer.
Si on l'a condamné contre toute loi, Si on l'a condamné à faux, quelle dérision de le compter encore parmi les privilégiés! Non : il n'est plus de cette armée qui, par une erreur criminelle, l'a dégradé. Il n'est plus de ces classes dirigeantes qui par poltronnerie d'ambition hésitent à rétablir pour lui la légalité et la vérité. Il est seulement un exemplaire de l'humaine souffrance en ce qu'elle a de plus poignant. Il est le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique> des crimes de l'autorité.
Certes, nous pouvons, sans contredire nos principes et sans manquer à la lutte des classes, écouter le cri de notre pitié ; nous pouvons dans le combat révolutionnaire garder des entrailles humaines ; nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir 'lors de l'humanité.
Et Dreyfus lui-même, condamné à faux et criminellement par la société que nous combattons, devient, quelles qu'aient été ses origines, et quel que doive être son destin, une protestation aigu' contre l'ordre social. Par la faute de la société qui s'obstine contre lui à la violence, au mensonge et au crime, il devient un élément de Révolution.
Voilà ce que je pourrais répondre ; mais j'ajoute que les socialistes qui veulent fouiller jusqu'au fond les secrets de honte et de crime contenus dans cette affaire, s'ils ne s'occupent pas d'un ouvrier, s'occupent de toute la classe ouvrière.
Qui donc est le plus menacé aujourd'hui par l'arbitraire des généraux, par la violence toujours glorifiée des répressions militaires? Qui? Le prolétariat. Il a donc un intérêt de premier ordre à châtier et à décourager les illégalités et les violences des conseils de guerre avant qu'elles deviennent une sorte d'habitude acceptée de tous. Il a un intérêt de premier ordre à précipiter le discrédit moral et la chute de cette haute armée réactionnaire qui est prête à le foudroyer demain.
Puisque, cette fois, c'est à un fils de la bourgeoisie que la haute armée, égarée par des luttes de clan, a appliqué son système d'arbitraire et de mensonge, la société bourgeoise est plus profondément remuée et ébranlée, et nous devons profiter de cet ébranlement pour diminuer la force morale et la puissance d'agression de ces Etats-Majors rétrogrades qui sont une menace directe pour le prolétariat.
Ce n'est donc pas servir seulement l'humanité, c'est servir directement la classe ouvrière que de protester, comme nous le faisons, contre l'illégalité, maintenant démontrée, du procès Dreyfus et contre la monstrueuse prétention d'Alphonse Humbert de sceller à jamais ce crime militaire dans l'impénétrabilité du huis clos.
Illégalité et raison d'état ---------------------------
--- I ---
Et ce qu'il y a de plus grave, c'est que cette illégalité certaine, indiscutable, n 'était commandée par aucun intérêt national. On a beaucoup dit, dans les journaux, que si on n'avait pas montré à l'accusé et à son défenseur les pièces secrètes communiquées aux juges, c'était afin de ne pas blesser les puissances étrangères, auxquelles ces pièces, avaient été dérobées.
Cette raison est misérable, car le huis clos supprimait à cet égard tout péril.
Que craignait-on? Que pouvait-on craindre? Que l'avocat commît une indiscrétion? Mais il méritait autant de confiance que les six juges militaires auxquels les pièces furent montrées.
Craignait-on que l'accusé ne parlât? Il était an secret, rigoureusement isolé du reste du monde. Et plus tard, s'il était reconnu innocent, nul n'aurait regretté, j'imagine, de lui avoir fourni les moyens de s'expliquer, de se défendre. Si, au contraire, il était reconnu coupable : il était plus que jamais séparé des autres hommes, mure vivant dans un tombeau d'où aucune parole indiscrète ne pouvait s'échapper.
Prononcer le huis clos pour soustraire le débat à l'étranger, et ensuite, dans cette salle bien close, laisser ignorer à l'accusé les pièces sur lesquelles on le juge, c'est une intolérable contradiction.
D'ailleurs, Si ce scrupule était sérieux, pourquoi a-t-on montré à Dreyfus et à son avocat le bordereau? Les deux pièces " secrètes " sont la photographie d'une correspondance entre l'attaché militaire italien et l'attaché militaire allemand. Le bordereau est une lettre d'envoi dérobée à la légation militaire allemande. Au point de vue des relations internationales, la saisie du bordereau, au domicile même de la légation, était bien. plus grave que la saisie momentanée d'une correspondance photographiée au passage. Et cela n'empêchait pas tous les journaux acharnés contre Dreyfus, au moment du procès, de parler librement du bordereau et des conditions dans lesquelles il avait été saisi. Cela n'empêchait pas les bureaux de la guerre de verser le bordereau au procès légal et de le communiquer régulièrement à l'accusé et à son défenseur comme aux juges.
Par quelle incohérence, par quel désordre d'esprit peut-on soutenir qu'il était possible, sans compromettre ]a paix internationale, de soumettre le bordereau à l'accusé et qu'il n'était pas possible de lui soumettre les lettres des attachés? Ce sont là, manifestement, des raisons trouvées après coup.
--- II ---
Aussi bien, depuis le discours de M. Cavaignac à la séance du 7 juillet, il faut renoncer à ces misérables prétextes. M. Cavaignac, ministre de la guerre a déclaré, aux applaudissements de toute la Chambre : " Nous sommes maîtres de traiter nos affaires chez nous comme nous l'entendons. >
A la bonne heure, et j'applaudis aussi. Mais cela signifie que nous avions le droit et le devoir de conduire le procès Dreyfus selon les formes de la loi française. Cela signifie que jamais la France n'a été obligée de sacrifier à d'humiliants calculs de fausse prudence internationale les garanties légales qu'elle a instituées pour tous ses enfants, et ses devoirs de nation civilisée.
Par ces paroles, M. Cavaignac démontrait, sans le vouloir probablement, que l'illégalité monstrueuse commise contre Dreyfus était doublement criminelle, car, en même temps qu'elle est une violation du droit individuel, elle est, au point de vue national, humiliante et inutile.
Inutile? elle l'est si évidemment que M. Cavaignac a pu, sans danger, sans inconvénient aucun, lire à la tribune de la Chambre, devant le pays, devant l'Europe, devant le monde entier, les deux pièces que, d'après nos grands patriotes, on ne pouvait pas montrer à l'accusé Dreyfus.
Ainsi, aujourd'hui, en vertu d'une communication publique, officielle, du gouvernement français, toutes les puissances étrangères connaissent les pièces sur lesquelles Dreyfus a été jugé. L'Allemagne les connaît, l'Italie les connaît, le monde entier les connaît.
Seul, l'accusé Dreyfus ne les connaît pas.
Je ne crois pas que dans l'histoire des crimes judiciaires il y ait eu jamais un paradoxe aussi violent.
Le huis clos, dans les procès, a pour but de montrer à l'accusé certaines pièces en les cachant au reste du monde. Les bureaux de la guerre ont conduit Si étrangement le procès Dreyfus qu'enfin les pièces du jugement ont été cachées à l'accusé seul et montrées au reste du monde.
C'est un renversement scandaleux non seulement de toute justice, mais de tonte raison. C'est un défi au bon sens aussi bien qu'à la conscience.
Peut-être, après tout, le peuple de France, si facile aux entraînements chauvins, avait-il besoin de cet exemple et de cette leçon pour savoir où conduit le patriotisme professionnel de certains agités. Quand il a fallu étrangler Dreyfus, quand il a fallu accabler ceux qui pour lui réclamaient la loi commune et la justice, nos grands patriotes ont crié : " C'est dans l'Intérêt de la France qu'on a dû violer la loi ; on a caché à l'accusé les pièces qui décidèrent les juges! Tant pis! La France au-dessus de tout! Il ne fallait pas qu'une indiscrétion quelconque pût la compromettre! "
Et les mêmes hommes acclament M. Cavaignac apportant à la
tribune, et livrant à l'univers, les papiers Quand donc les " patriotes " cesseront-ils de se moquer de
nous? S'ils veulent subordonner la loi et asservir la France à leurs
fantaisies, qu'ils aient du moins quelque suite, et qu'ils ne nous
infligent pas l'incohérence dans la servitude! En tout cas, dés maintenant, et après le discours de M.
Cavaignac, il n'est plus permis de dire que l'illégalité est
nécessaire ; il n'est même plus permis de dire que le huis clos est
nécessaire. Les raisons de prétendu patriotisme dont on couvrait
toutes les violences ne tiennent plus ; le tambour dont le roulement
couvrait toute discussion, toute parole libre, est crevé. Il est entendu aujourd'hui que la France peut sans péril juger
au grand jour et selon sa loi ; et quand la conscience publique,
révoltée enfin contre la monstrueuse iniquité et la monstrueuse
erreur de l'affaire Dreyfus, obligera les gouvernants à rouvrir le
procès, ce ne sera plus un procès de violence et de ténèbres ; c'est
dans la pleine lumière d'un débat public, c'est sous la garantie de la
loi, que l'accusé sera jugé de nouveau.
--- III ---
Mais puisque la criminelle illégalité commise contre Dreyfus
était à ce point inutile, pourquoi le ministre et les bureaux de la
guerre s'y sont-ils risqués? Puisqu'ils communiquaient dans les
formes légales le bordereau, puisqu'il n'y avait aucun péril à
soumettre aussi à l'accusé, dans les formes légales, les deux
lettres des attachés militaires, par quelle aberration se sont-ils
mis, sans raison décisive, en dehors de la loi? Nous le saurons, avec précision, quand un gouvernement probe
obligera le général Mercier à parler, à dire enfin dans quelles
circonstances et pour quel objet il a pesé sur l'esprit des juges, en
dehors du débat, par la production des pièces secrètes. Mais, dés maintenant, on peut conjecturer que Si une
illégalité aussi scélérate à la fois et aussi inutile a été commise,
c'est par un effet combiné d'inconscience, de honteux calcul et
d'entraînement. Il y a eu inconscience, car les généraux, les juges militaires,
peu habitués aux formes légales, au respect de la pensée et de la
libre discussion, ne se sont pas rendu parfaitement compte de
l'énormité qu'ils commettaient en jugeant un homme sur des pièces
qu'ils ne lui soumettaient pas. La preuve, c'est la naïveté tranquille
de l'officier racontant à M. Salles, comme chose naturelle, la
scandaleuse violation du droit à laquelle il avait participé. Il y a eu calcul aussi : l'affaire était lancée ; la presse
aboyeuse exigeait la condamnation " du juif ", quand même, à tout
prix. Les habiles et les forcenés des bureaux de la guerre, en
relations avec la Libre Parole, avaient promis la victime : il ne
fallait point qu'elle échappât. Et pour cela, il fallait qu'elle
discutât le moins possible. Puisque le bordereau, qu'on avait cru suffisant, laissait les
juges perplexes, puisqu'ils hésitaient, il fallait leur envoyer en
hâte des documents nouveaux, des pièces de renfort. Mais ces pièces, on ne les jugeait pas très solides, puisqu'on
ne les avait même pas jointes au dossier. Qui sait Si l'accusé, admis à les discuter, ne les réduirait pas
à néant? Le plus sage était qu'il ne les vît pas. D'ailleurs, comment les introduire légalement, au dossier, à
la dernière heure? Il aurait fallu expliquer, devant l'accusé,
pourquoi on ne les y avait pas mises plus tôt. Il aurait fallu
expliquer pourquoi on ne les avait pas jusque-là considérées comme
des charges et pourquoi brusquement elles devenaient des moyens
d'accusation. De plus, en improvisant ainsi à la dernière heure des moyens
nouveaux de conviction, on aurait appris à l'accusé que la base
première de l'accusation chancelait. Et cette première défaite
officielle de l'accusation connue du défenseur, pouvait se changer
en déroute. Il valait mieux vraiment passer par-dessus la tête de
l'accusé. On pouvait dire aux juges : " Vous hésitez, mais voici des
pièces que, pour des raisons mystérieuses et diplomatiques, nous n
'avions pas jointes au dossier. Puisque le bordereau ne suffit pas,
voici ces documents : à la dernière heure, nous les confions à votre
patriotisme. " Oui, cela était plus sûr : et ainsi la condamnation dont on avait
besoin était certaine! Car, comment les juges auraient-ils pu
résister? Des officiers, tant qu'ils jugent selon les formes légales,
sont indépendants de tout et de tous. Ils n'ont plus qu'un chef, la
loi ; et celle-ci, par sa force souveraine, les élève au-dessus de
toute crainte ; elle les affranchit de la coutumière discipline. Un
moment, ils ne relèvent que de leur conscience. Au contraire, quand ils sont placés, par une communication
irrégulière du ministre, en dehors des conditions légales et pour
ainsi dire hors de l'enceinte même de la loi, ils ne sont plus des
juges ayant affaire à la loi seule : ils sont des subordonnés ayant
affaire à leur chef. Le ministre agissant hors de la loi, avec son autorité
gouvernementale, avec sa puissance de chef, c'est s'insurger contre
l'autorité, c'est se rebeller contre le chef que de refuser la
condamnation que comme chef il sollicite. Et en ce sens vraiment,
on peut dire que le premier Conseil de guerre a jugé par ordre. La loi qui est la garantie de l'accusé est en même temps la
garantie du juge : supprimer la loi, c'est livrer l'accusé à
l'arbitraire du juge, c'est livrer le juge à l'arbitraire de ses
maîtres.
--- IV ---
D'ailleurs, comment les officiers du Conseil de guerre
auraient-ils pu examiner sérieusement les pièces qui leur étaient
soumises, hors de l'accusé? Supposons qu'un des juges ait eu un
doute. Supposons qu'il ait dit : " Il ne me semble pas, d'après tel
détail de ces lettres, qu'elles s'appliquent à Dreyfus. " La tentation
devenait alors irrésistible, la nécessité apparaissait impérieuse de
provoquer les explications de l'accusé. Or, c'est cela précisément qui leur était défendu. Ils n avaient
donc plus qu'une ressource : ne pouvant poser des questions à
l'accusé, ils ne devaient pas s'en poser à eux-mêmes. Ne pouvant
éclaircir leurs doutes, ils n'en devaient pas avoir. Et, en effet, ils n'en eurent pas. Le ministre prenait tout sur
lui ; le ministre savait pour eux : ils obéirent. Les yeux fermés, ils
frappèrent, et ainsi le crime fut accompli. La seule excuse de tous ces hommes et du ministre lui-même,
c'est qu'en tout cela il y eut plutôt entraînement que préméditation.
Le général Mercier et M. du Paty de Clam, grisés peu à peu par la
passion mauvaise des journaux et de l'opinion, avaient cru que le
bordereau leur suffirait à emporter d'emblée la condamnation. Devant les hésitations des juges, que troublait la
démonstration délirante de l'expert Bertillon, ils font en toute bâte
une levée de documents nouveaux ; ils ne prennent pas la peine d'en
éprouver la valeur ; ils ne laissent aux juges ni le temps ni la
liberté d'esprit de les examiner ; ils jettent au dernier moment, et
sans que l'accusé soit prévenu, des pièces suspectes dans la
balance hésitante de la justice. Et cet attentat, un des plus douloureux qu'ait vu l'histoire,
ressemble à une effroyable improvisation. Mieux préméditée,
l'illégalité eût été peut-être plus criminelle : elle eût été moins
dangereuse. Car, du moins, avant de prononcer sur des pièces que
l'accusé ne connaîtrait pas, eût-on pris la précaution de les étudier
sérieusement, d'en contrôler la valeur. Mais non : c'est à la dernière heure, c'est parce que le procès
semblait chanceler qu'on lui applique du dehors et on toute hâte des
étais de hasard. Improvisation dans l'arbitraire! Etourderie dans le crime! Non
seulement il y avait ainsi violation du droit, illégalité : mais
l'illégalité était commise dans des conditions telles que les
chances d'erreur étaient terriblement accrues. Et, en effet, il y a eu erreur. C'est un innocent qui est à l'île
du Diable.
DREYFUS INNOCENT
----------------
Il y a contre Dreyfus trois ordres de preuves : 1e le
bordereau ; 2e les pièces dites secrètes que M. Cavaignac a lues à la
tribune le 7 juillet dernier ; 3e les prétendus aveux faits par
Dreyfus au capitaine Lebrun-Renaud. Si donc nous démontrons qu'aucune de ces preuves prétendues
n'a la moindre valeur, Si nous démontrons que le bordereau sur
lequel a été condamné Dreyfus n'est pas de Dreyfus, mais
d'Esterhazy Si nous démontrons que des trois pièces citées par M.
Cavaignac, deux ne peuvent s'appliquer à Dreyfus et que la
troisième est un faux imbécile ; Si nous démontrons enfin que les
prétendus aveux n'ont jamais existé, et qu'au contraire Dreyfus,
devant le capitaine Lebrun-Renaud comme devant tout autre, a
toujours affirmé énergiquement son innocence, il ne restera rien
des charges imaginées contre lui. Il ne restera rien des misérables
preuves alléguées, et son innocence, que les amis du véritable
traître Esterhazy essaient vainement de nier, éclatera à tous les
yeux. Or, pour ceux qui prennent ta peine de regarder et de
réfléchir, cette triple démonstration est faite ; les éléments de
vérité déjà connus suffisent à l'assurer, et c 'est avec confiance
que je soumets, à tous ceux qui cherchent la vérité, les
observations qui suivent.
LES PRETENDUS AVEUX
-------------------
--- I ---
Et j'aborde tout de suite la légende des aveux de Dreyfus. Il
importe, avant d'entrer dans le fond de l'affaire, de dissiper ce
mensonge par lequel on prétend même supprimer la discussion. Les aveux de Dreyfus, c'est l'argument principal de M.
Cavaignac. Dans son discours du 7 juillet dernier, il n'a pas dit un
mot de la légalité du procès ; bien mieux, quand il a résumé les faits
qui, selon lui, démontrent la culpabilité de Dreyfus il n'a pas dit
un mot du bordereau. Il considère sans doute qu'il n'est plus
possible aujourd'hui de l'attribuer â Dreyfus. Il s'est appliqué, laborieusement, â démontrer l'authenticité
d'une pièce secrète qui est le faux le plus ridicule ; mais il ne s'est
pas risqué à dire que sa Non, sa certitude, c'est sur les prétendus aveux de Dreyfus
qu'il la fonde tout entière. Il dit textuellement : " Messieurs, ce n'est pas tout : il y a encore un autre ordre de
faits. Et je déclare, quant à moi, dans ma conscience, que, tout le
reste vint-il à manquer, ce seul ordre de faits serait encore
suffisant pour asseoir mn conviction d'une façon absolue! Je veux
parler des aveux de Dreyfus. " Si c'est là, pour M. Cavaignac, l'argument principal décisif,
c'est, pour M. Rochefort, le seul. Il se borne à' dire : " Dreyfus a
avoué. " Quand on le presse, quand on démontre que le bordereau est
d'Esterhazy et que
celui-ci est le véritable traître, quand on signale les machinations
criminelles par lesquelles l'Etat-Major a perdu l'innocent et sauvé
le coupable, M. Rochefort se borne à dire : " Pourquoi insiste-t-on?
Dreyfus a avoué. " C'est bien, mais puisque M. Cavaignac et M. Rochefort font
reposer sur les prétendus aveux de Dreyfus leur certitude, s'il est
démontré que Dreyfus n'a jamais fait d'aveux, toute leur thèse
s'écroule. Or, *jamais Dreyfus n'a avoué*. Toujours, avec une infatigable
énergie, il a affirmé son innocence. Il l'a affirmée pendant sa longue détention. Brusquement
arrêté, il ne laisse échapper, sous le coup de l'émotion, aucun aveu,
aucune parole équivoque. Du 15 octobre au 20 décembre, de l'arrestation au jugement,
il est mis au secret ; seul, loin de tout appui, il est interrogé de la
façon la plus pressante. Pas une défaillance ; pas une hésitation ; pas
l'ombre d'un aveu ; pas une parole à double sens que les enquêteurs
puissent tourner contre lui. L'acte d'accusation constate avec une sorte de colère " ses
dénégations persistantes ". Non seulement il affirme que le bordereau n'est pas de lui et
qu'il n'a eu avec les attachés militaires étrangers aucune relation
coupable, mais il affirme qu'il n'a même pas une imprudence à se
reprocher.
--- II ---
Persistantes, ses dénégations sont en outre complètes,
catégoriques, sans réserve. Devant le Conseil de guerre,
il maintient énergiquement son innocence. Condamné, il ne fléchit
pas sous le coup, et il proteste qu'il est victime de la plus
déplorable erreur. Avant la condamnation, le 30 octobre, le commandant du Paty
de Clam, chargé de l'enquête, avait essayé en vain d'obtenir un aveu
de Dreyfus par le mensonge et la fraude. Voici, sur ce point, le procès-verbal authentique (Compte
rendu sténographique du procès Zola, pages 398 et 399 tome II) :
#Le 29 octobre 1894, M. le commandant du Paty de Clam se
présente dans la cellule de Dreyfus et lui pose entre autres
questions celle que voici : " Reconnaissez-vous que ce que vous venez d'écrire ressemble
étrangement a l'écriture du document? (le bordereau). Réponse. - Oui, il y a des ressemblances dans les détails de
l'écriture, mais l'ensemble n'y ressemble pas ; j'affirme ne l'avoir
jamais écrit. Je comprends très bien cette fois que ce document ait
donné prise aux soupçons dont je suis l'objet ; mais je voudrais bien
à ce sujet être entendu par le ministre. "#
C'est la fin de l'interrogatoire du 29 octobre 1894. Le 30 octobre, M. le commandant du Paty de Clam se présente
à nouveau :
#Demande. - Vous avez demandé dans votre dernier
interrogatoire à être entendu par M. le ministre de la guerre pour
lui proposer qu'on vous envoyât n'importe où pendant un an sous la
surveillance de la police tandis qu'on procéderait à 'nue enquête
approfondie au ministère de la guerre. R. - Oui. D. - Je vous montre les rapports d'experts qui déclarent que la
pièce incriminée est de votre main. Qu'avez-vous à répondre? R. - Je vous déclare encore que jamais je n'ai écrit cette
lettre. D. - Le ministre est prêt à vous recevoir si vous voulez
entrer dans la voie des aveux. R. - Je vous déclare encore que je suis innocent et que je n'ai
rien à avouer. Il m'est impossible, entre les quatre murs d'une
prison, de m'expliquer cette énigme épouvantable. Qu'on me mette
avec le chef de la Sûreté, et toute ma fortune, toute ma vie seront
consacrées à débrouiller cette affaire.#
Il était faux que le ministre eût consenti à recevoir Dreyfus.
Mais du Paty de Clam savait combien Dreyfus
tenait à voir le ministre, à se défendre directement devant lui, et il
le tentait par la promesse d'une entrevue pour obtenir au moins un
commencement ou un semblant d'aveu. Pour toute réponse, Dreyfus proteste de son innocence une
fois de plus.
--- III ---
Après la condamnation, le commandant du Paty de Clam
revient à la charge. Quatre jours avant la dégradation, quand il peut
supposer que l'énergie du condamné est brisée par cinquante jours
de détention et par l'attente de l'horrible supplice, il se présente de
la part du ministre et une dernière fois sollicite l'aveu. Une fois encore, Dreyfus affirme qu'il est innocent, et il écrit
au ministre :
#MONSIEUR LE MINISTRE, J'ai reçu par votre ordre la visite du commandant du Paty de
Clam, auquel j'ai déclaré que j'étais innocent et que je n avais
même jamais commis la moindre imprudence. Je suis condamné, je n'ai aucune grâce à demander, mais, au
nom de mon honneur qui, je l'espère, me sera rendu un jour, j'ai le
devoir de vous prier de vouloir bien continuer vos recherches. Moi parti, qu'on cherche toujours, c'est la seule grâce que je
sollicite.#
Et il écrit à Me Demange, son avocat :
#CHER MAITRE, 3 janvier 1895. Je viens d'être prévenu que je subirai demain l'affront le plus
sanglant qui puisse être fait a un soldat. Je m'y attendais, et je m'y étais préparé, le coup a cependant
été terrible. Malgré tout, jusqu'au dernier moment, j'espérais qu'un
hasard providentiel amènerait la découverte du véritable coupable. Je marcherai à ce supplice épouvantable, pire que la mort, la
tête haute, sans rougir. Vous dire que mon coeur ne sera pas
affreusement torturé quand on m'arrachera les insignes de
l'honneur que j 'ai acquis à la sueur de mon front, ce serait mentir. J'aurais, certes, mille fois préféré la mort. Mais vous m'avez
indiqué mon devoir, cher maître> et je ne puis m'y soustraire,
quelles que soient les tortures qui m'attendent. Vous m'avez
inculqué l'espoir, vous m'avez pénétré de ce sentiment qu'un
innocent ne peut rester éternellement condamné, vous m'avez donné
la foi. Merci encore, cher maître, de tout ce que vous avez fait pour
un innocent. Demain, je serai transféré à la Santé. Mon bonheur serait
grand si vous pouviez m'y apporter la consolation de votre parole
chaude et éloquente et ranimer mon coeur brisé. Je compte toujours
sur vous, sur toute ma famille pour déchiffrer cet épouvantable
mystère. Partout où j'irai, votre souvenir me suivra, ce sera l'étoile
d'où j'attendrai tout mon bonheur, c'est-à-dire ma réhabilitation
pleine et entière. Agréez, cher maître, l'expression de ma respectueuse
sympathie.
A. DREYFUS#
Le jour de la dégradation
-------------------------
--- I ---
Et voici maintenant le jour de la dégradation. Je laisse de
coté, pour un instant, la phrase que Dreyfus aurait dite au capitaine
Lebrun-Renaud, seul à seul, dans le pavillon de l'Ecole militaire
une demi-heure avant la parade d'exécution. Cette phrase, suprême
refuge de M. Cavaignac. de M. Rochefort et de l'Etat-Major, je la
discuterai en détail, tout à l'heure ; j'en examinerai
l'authenticité et le sens, et j'ose dire qu'il est aisé d'en démontrer
le néant. Mais je me tiens, pour un moment encore, à ce qui est
incontesté. De même que j'ai cité seulement des fragments du
procès-verbal authentique des interrogatoires, et des lettres de
Dreyfus lui-même, je relève d'abord le jour de la dégradation ce qui
a été public, ce qui a éclaté à tous les yeux. Or, ce qui a frappé tous les spectateurs, ce qui a troublé
beaucoup d'entre eux, ce qui a jeté en plus d'une conscience le
germe du doute, c'est le cri d'innocence, que, dans son horrible
supplice, poussait sans cesse le condamné. Voici, entre bien des récits, tous semblables au fond, celui de
l'Autorité, que Me Labori a lu devant la cour d'assises. Si long
qu'il soit, je dois le citer en entier, car il faut que ces détails
tragiques repassent devant nous. Pour que nous sentions bien toute
la valeur du cri d'innocence que poussait le supplicié, il faut que
nous sachions dans quelle tempête de haine et de mépris ce cri
était jeté.
#Le premier coup de neuf heures sonne à l'horloge de l'Ecole. Le général Darras lève son épée et jette le commandement,
aussitôt répété sur le front de chaque compagnie : - Portez armes! Les troupes exécutent le mouvement. Un silence absolu lui succède. Les coeurs cessent de battre et tous les yeux se portent dans
l'angle droit de la place où Dreyfus a été enfermé dans un petit
bâtiment a' terrasse. Un petit groupe apparaît bientôt : c'est Alfred Dreyfus, encadré
par quatre artilleurs, accompagné par un lieutenant de la garde
républicaine, et le plus ancien sous-officier de l'escorte, qui
approche. Entre les dolmans sombres des artilleurs, on voit se
détacher très net l'or des trois galons en trèfle, l'or des bandeaux
du képi : l'épée brille et l'on distingue de loin la dragonne noire
tenant à la poignée de l'épée. Dreyfus marche d'un pas assuré. -Regardez-donc comme il se tient droit, la canaille! dit-on. Le groupe se dirige vers le général Darras, devant lequel se
tient le greffier du Conseil de guerre, M. Vallecalle, officier
d'administration. Dans la foule, des clameurs se font entendre. Mais le groupe s'arrête. Un signe du commandant des troupes, et les tambours et les
clairons ouvrent un ban, et le silence se fait de nouveau cette fois
tragique. Les canonniers qui accompagnent Dreyfus reculent de
quelques pas ; le condamné apparaît bien détaché. Le greffier salue militairement le général, et, se tournant
vers Dreyfus, lit, d'une voix très distincte, le jugement qui
condamne le nommé Dreyfus à la déportation dans une enceinte
fortifiée et à la dégradation militaire. Puis le greffier se retourne vers le général et fait le salut
militaire. Dreyfus a écouté silencieusement. La voix du général Darras
s'élève alors et bien que légèrement empreinte d'émotion, on entend
très bien cette phrase : e - Dreyfus, vous êtes indigne de porter les
armes. Au nom du peuple français, nous vous dégradons. " On voit alors Dreyfus lever les deux bras et, la tête haute,
s'écrier d'une voix forte, sans qu'on distingue le moindre
tremblement : - Je suis innocent! Je jure que je suis innocent! Vive la
France! - A mort! répond au dehors une immense clameur. Mais le bruit s'apaise aussitôt. On a remarqué que l'adjudant
chargé de la triste besogne d'enlever les galons et les armes du
dégradé avait porté la main sur celui-ci, et déjà les premiers
galons et parements, qui ont été décousus d'avance> ont été
arrachés par lui et jetés à terre. Dreyfus en profite pour protester de nouveau contre sa
condamnation et ses cris arrivent très distincts jusqu'à la foule : - Sur la tête de ma femme et de mes enfants, je jure que je
suis innocent. Je le jure! Vive la France! Cependant l'adjudant a arraché très rapidement les galons du
képi, les trèfles des manches, les boutons du dolman, les numéros
du col, la bande rouge que le condamné porte à son pantalon depuis
son entrée i- l'Ecole polytechnique. Reste le sabre. L'adjudant le tire et le brise sur son genou ;
un bruit sec , les deux tronçons sont jetés à terre comme le reste. Le ceinturon est ensuite détaché, le fourreau tombe à son
tour. C'est fini. Ces secondes nous ont semblé un siècle ; jamais
impression d'angoisse plus aigu'. Et de nouveau, nette, sans indice d'émotion, la voix du
condamné s'élève : " On dégrade un innocent! " Il faut maintenant au condamné passer devant ses camarades
et ses subordonnés de la veille. Pour tout autre, c'eut été un
supplice atroce. Dreyfus ne paraît pas autrement gêné, car il
enjambe ce qui fut les insignes de son grade, que deux gendarmes
viendront enlever tout à l'heure, et se place lui-même entre les
quatre canonniers, le sabre nu, qui l'ont conduit devant le général
Darras. Le petit groupe, que conduisent deux officiers de la garde
républicaine, se dirige vers la musique placée devant la voiture
cellulaire et' commence à défiler devant le front des troupes, à un
mètre à peine. Dreyfus marche toujours la tète relevée. Le public crie' : " A
mort! " Bientôt, il arrive devant la grille, la foule le voit mieux, les
cris augmentent ; des milliers de poitrines réclament la mort du
misérable, qui s'écrie encore : " Je suis innocent! Vive la France! " La foule n'a pas entendu, mais elle a vu Dreyfus se tourner
vers elle et crier. Une formidable bordée de sifflets lui répond, puis une clameur
qui passe comme un souffle de tempête au travers de la vaste cour :
< A mort! A mort! " Et au dehors un remous terrible se produit dans la masse
sombre, et les agents ont une peine inouïe à empêcher le peuple de
se précipiter sur l'Ecole militaire et de prendre la place d'assaut,
afin de faire plus prompte et plus rationnelle justice de l'infamie
de Dreyfus. Dreyfus continue sa marche. Il arrive devant le groupe de la
presse. - Vous direz à la France entière, dit-il, que je suis innocent. - Tais-toi, misérable, lui répondent les uns, pendant que
d'autres lui crient : Lâche! Traître! Judas! Sous l'outrage, l'abject personnage se redresse ; il nous jette
un coup d'oeil de haine féroce. - Vous n'avez pas le droit de m'insulter.
Une voix nette sort du groupe de la presse, contestant :- - Vous savez bien que vous n'êtes pas innocent. - Vive la France! sale juif! lui crie-t-on encore, et Dreyfus
continue son chemin. Ses vêtements ont un aspect pitoyable. A la place des galons
pendent de longs bouts de fil, et le képi n'a plus de forme. Dreyfus se redresse encore, mais il n'a parcouru que la moitié
du front des troupes, et l'on s'aperçoit que les cris continus de la
foule et les divers incidents de cette parade commencent à avoir
raison de lui. Si la tète du misérable est insolemment tournée du côté des
troupes qu'elle semble défier, ses jambes commencent à fléchir, Sa
démarche paraît plus lourde. Le groupe n'avance que lentement. Il passe maintenant devant " les bleus ". Le tour du carré
s'achève. Dreyfus est remis entre les mains des deux gendarmes qui
sont venus ramasser ses galons : et' les débris de son sabre, ils le
font aussitôt monter dans la voiture cellulaire. Le cocher fouette ses chevaux et la voiture s'ébranle,
entourée d'un détachement de gardes républicains, que précèdent
deux d'entre eux, le revolver au poing. La parade a duré juste dix minutes. - Ensuite Dreyfus, restant
toujours dans un complet mutisme, a été réintégré au Dépôt. Mais là, il a de nouveau protesté de son innocence.#
--- II ---
J'ai entendu à l'audience de la cour d'assises, la lecture de ce
récit. Pour moi, convaincu dès lors par les
révélations du procès Zola que Dreyfus était en effet innocent, j'ai
à peine besoin, de dire combien cette lecture était poignante. Mais
laissons cela tant que la démonstration n'est pas faite. Sur tous les
auditeurs,- et sur les ennemis mêmes de Dreyfus cette lecture
produisait visiblement une impression profonde, ce cri d'innocence,
si troublant, ébranlait un moment les consciences et sur cette
assemblée, où bouillonnait jusque là le désordre grossier des
haines, un souffle de tragique mystère était passé.
--- III ---
Ce n'est pas seulement au peuple, ce n'est pas seulement à
l'armée et à la France même que Dreyfus jetait sa protestation
d'innocence. Après s'être tenu debout contre le vent de mépris et de
haine qui soufflait sur lui, il exhalait encore dans la solitude de sa
cellule, le cri de l'innocent supplicié. Il faut que je cite encore, car aux mensonges d'une presse
ignominieuse, qui se joue en Ce moment de l'ignorance du peuple, je
veux opposer des faits, des documents, des raisons. Il est temps, pour l'honneur du prolétariat, qu'il ne soit
plus le jouet des misérables qui le trompent pour faire de lui le
complice d'un crime. Voici donc ce qu'après le supplice de honte et
de désespoir, Dreyfus écrit, de la prison de la Santé, le soir même
de la dégradation. A son avocat d'abord :
#CHER MAITRE, Prison de la Santé, samedi. J'ai tenu la promesse que je vous avais faite. Innocent, j'ai
affronté le martyre le plus épouvantable que l'on puisse infliger à
un soldat ; j'ai senti autour de moi le mépris de la foule ; j'ai -
souffert la torture la plus terrible qu'on puisse imaginer. Et que
j'eusse été plus heureux dans la tombe! Tout serait fini, je
n'entendrais plus parler de rien, ce serait le calme, l'oubli de
toutes mes souffrances! Mais, hélas! le devoir ne me le permet pas, comme vous me
l'avez Si bien montré. Je suis obligé de vivre, je suis obligé de me laisser encore
martyriser pendant de longues semaines pour arriver à la
découverte de la vérité, à la réhabilitation de mon nom. Hélas! quand tout sera-t-il fini? Quand serai-je de nouveau
heureux? Enfin, je compte sur vous, cher maître. Je tremble encore
au souvenir de tout ce que j'ai enduré aujourd'hui, à toutes
les souffrances qui m'attendent encore. Soutenez-moi, cher maître, de votre parole chaude et
éloquente ; faites que ce martyre ait une fin, qu'on m'envoie le plus
vite possible là-bas, où j'attendrai patiemment, en compagnie de
ma femme (telle n'a pas été autorisée à le rejoindre>, que l'on fasse
la lumière sur cette lugubre affaire et qu'on me rende mon honneur. Pour le moment, c'est la seule grâce que je sollicite. Si l'on a
des doutes, Si l'on croit à mon innocence, je ne demande qu'une
chose pour le moment c est de l air, c est la société de ma femme>
et alors j'attendrai que tous ceux qui m'aiment aient déchiffré
cette lugubre affaire. Mais qu'on fasse le plus vite possible, car je
commence à être à bout de résistance. C'est vraiment trop tragique,
trop cruel, d'être innocent et d'être condamné pour un crime aussi
épouvantable. Pardon de ce style décousu, je n'ai pas encore les idées à moi,
je suis profondément abattu, physiquement et moralement. Mon
coeur a trop saigné aujourd'hui. Pour Dieu donc, cher maître, qu'on abrège mon supplice
immérité. Pendant ce temps, vous chercherez et, j'en ai la conviction
profonde, vous trouverez. Croyez-moi toujours votre dévoué et malheureux
A.DREYFUS.#
Et le même jour, voici ce qu'il écrit à sa femme :
#MA CHERIE,
Prison de la Santé, samedi 5 janvier 1895. Te dire ce que j'ai souffert aujourd'hui, je ne le veux pas ton
chagrin est déjà assez grand pour que je ne vienne pas encore
l'augmenter. En te promettant de vivre, en te promettant de
résister jusqu'à la réhabilitation de mon nom, je t'ai fait le plus
grand sacrifice qu'un homme de coeur, qu'un honnête homme, auquel
on vient d'arracher son honneur, puisse faire. Pourvu, mon Dieu! que
mes forces physiques ne m'abandonnent pas! Le moral tient ; ma
conscience, qui ne me reproche rien, me soutient ; mais je
commence à être à bout de patience et de forces. Avoir consacré
toute sa vie à l'honneur, n'avoir jamais démérité, et me voir où je
suis, après avoir subi l'affront le plus sanglant qu'on puisse
infliger à un soldat! Donc, ma chérie, faites tout au monde pour
trouver le véritable coupable, ne vous ralentissez pas un seul
instant, c'est mon seul espoir dans le malheur épouvantable qui me
poursuit... Ah! hélas! pourquoi ne peut-on pas ouvrir avec un scalpel
le coeur des gens et y lire! Tous les - braves gens qui me voyaient
passer y auraient lu, gravé en lettres d'or : " Cet homme est un
homme d'honneur. " Mais comme je les comprends! A leur place, je
n'aurais pas non plus pu contenir mon mépris à la vue d'un officier
qu'on leur dit être traître... Mais hélas! c'est là ce qu'il y a de plus
tragique, c'est que le traître, ce n'est pas moi!#
Et un peu plus tard encore, plus avant dans la soirée du même
jour, il reprend la plume : #5 janvier 1895, samedi, 7 h., soir. Je viens d'avoir un moment de détente terrible, des pleurs
entremêlés de sanglots, tout le corps secoué Par la fièvre. C'est la
réaction des horribles tortures de la journée, elle devait
fatalement arriver ; mais hélas! au lieu de pouvoir sangloter dans
tes bras, au lieu de pouvoir m'appuyer sur toi, mes sanglots ont
résonné dans le vide de ma prison. C'est fini, haut les coeurs! Je concentre toute mon énergie.
Fort de ma conscience pure et sans tache, je me dois à ma famille,
je me dois à mon nom. Je n'ai pas le droit de déserter tant qu'il me
restera un souffle de vie ; je lutterai avec l'espoir prochain de voir
la lumière se faire. Donc, poursuivez vos recherches. Quant à moi,
la seule chose que je demande, c'est de partir au plus vite, de te
retrouver là-bas, de nous installer, pendant que nos amis, nos
familles, s'empresseront de rechercher le véritable coupable, afin
que nous puissions rentrer dans notre chère patrie en martyrs qui
ont supporté la plus terrible, la plus émouvante des épreuves.#
Voilà l'homme dont on dit, sur une phrase incertaine,
rapportée par un seul témoin, qu'il a avoué. Depuis qu'il est arrêté,
pendant la longue durée de l'instruction, il affirme invariablement
son innocence, il résiste aux manoeuvres de l'enquêteur du Paty de
Clam, qui essaie de le faire tomber dans un piège et de lui arracher
frauduleusement un aveu. Condamné, il proteste encore : il résiste à une nouvelle et
suprême tentative de du Paty ; il écrit au ministre que non
seulement il n'est Pas coupable de trahison, mais qu'il n'a pas
commis la moindre imprudence. Enfin dans le jour tragique de la dégradation, toutes ses
paroles publiques, tous ses écrits certains sont un cri d'innocence,
ardent, répété, émouvant.
Le récit de Lebrun-Renaud
-------------------------
--- I ---
Qu'oppose-t-on, qu'opposent MM. Cavaignac, Rochefort et
Drumont à cette longue protestation d'innocence? Une phrase que
le capitaine Lebrun-Renaud prétend avoir recueillie de Dreyfus, le
matin de la dégradation, dans une conversation où il n'y avait
d'autre témoin que Lebrun-Renaud lui-même. - Ils ne se demandent pas une minute ce que vaut cette phrase ;
ils n'en recherchent ni l'authenticité ni le vrai sens. Ils se gardent
bien de discuter devant le peuple et de l'habituer à la discussion.
Ils voudraient le traiter insolemment comme un grand enfant
hébété que l'on mène comme on veut, et ils lui jettent, sans
examen, sans critiques, ce simple mot : le traître a avoué. C'est faux : *il n'a pas avoué, pas plus au capitaine Lebrun-
Renaud qu'à tout autre*. Il a affirmé Son innocence au capitaine
Lebrun-Renaud comme au reste du monde. Et d'abord, par quel prodige, par quelle contradiction
inexplicable, l'homme qui depuis six semaines affirmait son
innocence, et qui allait, le jour même de la dégradation, la crier à
l'univers, oui, par quel prodige cet homme aurait-il fait des aveux,
avant d'aller à la parade, au capitaine Lebrun-Renaud? Comment, s'il venait, dans le pavillon de l'Ecole militaire, de
s avouer coupable â un officier, comment a-t-il pu avoir la force de
se redresser aussitôt et de jeter à la France qui le maudit son cri
d'innocence> son indomptable appel? Après la défaillance d'un
premier aveu, toute énergie en lui eût été morte ; or, l'énergie
surhumaine de sa protestation -a stupéfié la foule et bouleversé
les consciences. Qu'on y veuille penser. Où donc un homme condamné pour un
pareil crime et soumis à l'infamie d'un pareil supplice peut-il
trouver la force nécessaire pour porter la tête haute et d'une voix
ferme crier au monde : Je suis innocent? S'il est innocent, en effet, c'est dans sa conscience
indomptée, c'est dans la révolte de son honneur qu'il trouvera cette
force, et on comprend alors que Dreyfus ait pu opposer son front au
vent de tempête, tout chargé de malédictions, qui passait sur lui.
On comprend aussi que, se retrouvant seul, dans la solitude de sa
prison, l'esprit brisé et les vêtements en loques, il ait pu encore,
soutenu par sa force d'innocence, envoyer à son avocat, à sa femme,
les paroles héroïques de l'honnête homme sacrifié. Et s'il est coupable au contraire, s'il a pu, malgré le
sentiment interne de sa trahison, jouer ce personnage prodigieux,
si, après la comédie d'innocence, presque surhumaine, dans la
parade d'exécution, il a pu continuer son rôle jusque dans le secret
de sa prison, Si, dans la Secousse de l'exécution comme dans la
détente de la solitude, son masque n'a pas bougé, il a fallu à cet
homme une puissance de calcul et de sang. froid, une audace et une
constance de cynisme incomparables. Comment alors eût-il inauguré par un aveu cette journée
d'exécution publique pour laquelle il avait évidemment combiné
toutes ses ressources d'hypocrisie et ramassé toutes ses énergies
de mensonge? Comment surtout, après cette fêlure par où son secret s'était
échappé, sa protestation a-t-elle résonne d'un accent Si net et si
fort? Mais enfin cette phrase de prétendu aveu, contredite si
violemment par toute l'attitude publique, par toutes les lettres et
toutes les paroles certaines de Dreyfus, comment a-t-elle été
recueillie et que dit-elle?
Les équivoques de Cavaignac
---------------------------
--- I ---
C'est M. Cavaignac qui, le premier, a donné quelque autorité au
propos du capitaine Lebrun-Renaud eu le portant à la tribune de la
Chambre. Le 13 janvier 1898, dans une interpellation soulevée par M. de
Mun, M. Cavaignac disait : " Lorsque la dégradation d'Alfred Dreyfus
a eu lieu, un officier assistait à la parade. Cet officier a recueilli
de la bouche de Dreyfus cette parole : " Si j'ai livré des documents
sans > importance à une puissance étrangère, c'était dans a l'espoir
de m'en procurer d'autres. " Cet officier, frappé de cette parole, est
venu la rapporter à M. le ministre de la guerre qui l'a lui-même
transmise à ceux auxquels
il devait la transmettre. Il reste de cette parole un témoignage
contemporain écrit. " Ici, qu'il l'ait voulu ou non, M. Cavaignac est étrange. ment
équivoque. En entendant ces paroles ou en les lisant, on comprenait
naturellement que le rapport du capitaine Lebrun-Renaud au
ministère de la guerre était un rapport écrit, et que c'était là le
témoignage contemporain. Pas du tout. M. Cavaignac, hâtivement renseigné par ses amis
de l'Etat-Major, avait risqué une affirmation inexacte et il est au
moins étrange que l'homme qui appuie toute sa conviction sur le "
témoignage " de Lebrun-Renaud soit, dès le début, coupable, en ce
point d'étourderie ou d'équivoque. Lui-même, quelques jours après, sous prétexte de préciser
son affirmation, la rectifiait. Dans une interpellation déposée par
lui-même, M. Cavaignac dit ceci â la séance du 22 janvier :
#J'ai demandé il y a quelques jours à interpeller le
gouvernement sur la note de l'agence Havas, afin de préciser les
affirmations que j'avais apportées à la tribune... Sur le premier
point, j'affirme que, d'après les déclarations du capitaine Lebrun-
Renaud, Dreyfus a laissé échapper une phrase commençant par ces
mots : " Si j'ai livré des documents, etc... " j'affirme que ces
déclarations sont attestées : 1e Par une lettre du 6 janvier 1895
adressée par le général Gonse à son chef, momentanément absent ;
2e Par une attestation *signée plus tard* par le capitaine Lebrun-
Renaud et dans laquelle il affirmait, sous la foi de sa signature, la
déclaration qu'il avait faite. J'ai demandé au gouvernement de
publier ce document, afin que les hommes de bonne volonté qui
cherchent impartialement la vérité puissent y trouver des éléments
de conviction.#
Ainsi, le 13 janvier, M. Cavaignac nous apprend que le
capitaine Lebrun-Renaud est tellement frappé, le jour de la
dégradation, des aveux de Dreyfus, qu'il en fait l'objet d'un rapport
au ministre de la guerre ; et il est bien évident que ce doit être un rapport immédiat car pourquoi le
capitaine Lebrun-Renaud, s'il a été ainsi frappé et s'il a cru
nécessaire de faire un rapport au ministre, aurait-il attendu
plusieurs semaines, ou même plusieurs jours? Tel était
évidemment le sens des paroles de M. Cavaignac. Telle était
certainement sa pensée. Or, lui-même, neuf jours après, était
obligé de se démentir. - L'attestation du capitaine Lebrun-Renaud
n'a été signée que " plus tard ". Ainsi, cet homme sévère, qui fonde toute Sa conviction sur
une prétendue phrase de Dreyfus rapportée par le capitaine Lebrun-
Renaud et qui veut, par cette seule phrase, former la conviction du
pays, ne savait :même pas, avec exactitude, quand il en a parlé la
première fois à la tribune, la date du rapport Lebrun-Renaud ; et,
faussement, il laissait entendre que ce rapport était contemporain
de la dégradation. Neuf jours après, mieux renseigné, il rectifie. Mais le
fait-il loyalement? Non, certes : il dit que le rapport a été signé "
plus tard ". Mais quelqu'un pouvait-il supposer que ce n'était que trois
ans après, en octobre ou novembre 1897, quand l'Etat-Major acculé
chercherait de tout côté des documents et des appuis, que
l'attestation avait été signée? Si M. Cavaignac l'avait dit, s'il avait ai voué à la Chambre que
l'attestation dont il avait parlé si audacieusement le 15 janvier
n'avait été rédigée et signée que trois ans après l'événement, et
sur la demande des bureaux de la guerre, il aurait singulièrement
affaibli l'impression de ses paroles. Aussi s'est-il bien gardé de
parler clairement. Il s'est borné à dire " plus tard ". Il a rectifié
son erreur du 13 avec une austère rouerie, et il a été assez vague
pour ne pas laisser apparaître la vérité vraie. Pourtant, ou M. Cavaignac ignorait encore, le 22 janvier, que
le rapport, selon lui décisif, était postérieur de trois ans aux faits ;
et on ne peut qu'admirer la stupéfiante légèreté de cet homme qui,
réduisant toute l'affaire Dreyfus à un texte de quelques lignes, ne
sait même pas dans quelles conditions exactes ce texte a été produit.
Ou bien M. Cavaignac savait que le document en question avait été
rédigé trois ans après la prétendue conversation de Dreyfus, et en le
cachant à la Chambre et au pays, M. Cavaignac s'est livré à une
singulière manoeuvre. Dans une affaire où la date a tant d'importance,
tromper ou équivoquer sur la date, c'est presque un commencement de
faux.
--- II ---
Mais, du moins, on pouvait espérer que ce rapport, tel quel,
dont il exigeait de M. Méline la production, M. Cavaignac, quand il
serait ministre de la guerre, le produirait. Il n'en est rien, et dans
la fameuse séance du 7 juillet, voici ce que M. Cavaignac apporte à
la Chambre sur l'affaire Lebrun-Renaud. Je cite in extenso, car chaque partie de ce texte devra être
sérieusement étudiée ;
#Le matin de sa dégradation, Dreyfus fut maintenu pendant
quelques heures dans une salle où deux officiers ont recueilli de sa
bouche l'aveu de son crime. Ces deux officiers en ont parlé aussitôt ; et comme le
rappelait à l'instant M. Castelin, les aveux de Dreyfus furent
publiés, notamment dans une note que je ne cite qu'à titre
d'indication et qui parut dans le Temps portant la date du 6 janvier
et paru le 5 janvier au soir. Cette note est ainsi conçue : " Nous avons pu contrôler les
paroles de Dreyfus ; les voici à peu près textuellement : " Je suis
innocent. Si j'ai livré des documents à l'étranger, c'était pour
amorcer et en avoir de plus considérables ; dans trois ans, on
saura la vérité et le ministre lui-même reprendra mon affaire. " Ces paroles ayant été publiées, le capitaine Lebrun-Renaud,
l'un des officiers dont je viens de parler, fut mandé au ministère de
la guerre ; et là, devant le ministre de la guerre, il raconta ce qu'il
avait entendu. Il avait été conduit au ministère de la guerre par le général
(Gonse qui assistait à l'entretien et qui, dès qu'il Sortit, le e
janvier 1895, le jour même, écrivit au général de Boisdeffre qui se
trouvait absent la lettre suivante ;
" MON GENERAL, " Je m'empresse de vous rendre compte que j'ai conduit moi-
même le capitaine de la garde républicaine, le capitaine Lebrun-
Renaud, chez le ministre, qui l'a envoyé, après l'avoir entendu, chez
le Président. D'une façon générale, la conversation du capitaine
Lebrun-Renaud avec Dreyfus était *surtout un monologue* de ce
dernier qui s'est coupé et repris sans cesse. Les points saillants
étaient les suivants : " En somme on n'a pas livré de documents
originaux, mais > simplement des copies. " Et le général Gonse ajoute ; " Pour un individu qui déclare toujours ne rien savoir, cette
phrase test au moins singulière. Puis, en protestant de .on
innocence, il a terminé en disant ; " Le ministre sait que " je suis
innocent, il me l'a fait dire par le commandant du > Paty de Clam,
dans la prison, il y a trois ou quatre jours, " et il sait que si j'ai
livré des documents ce sont des documents sans importance et que
c'était pour en obtenir de > sérieux. " Le capitaine a conclu en
exprimant l'avis que Dreyfus faisait des demi-aveux ou des
commencements d'aveux mélangés de réticences et de mensonges.
Je ne sais rien depuis ce matin, etc... " Le capitaine Lebrun-Renaud lui-même inscrivit le même jour,
le 6 janvier, sur une feuille détachée de son calepin, la note
suivante, qui est encore entre ses mains : " Hier, dégradation du capitaine Dreyfus. Chargé de le
conduire de la prison du à l'Ecole militaire, je suis resté avec lui de
huit à neuf heures. Il était très abattu, m'affirmait que dans trois
ans son innocence serait reconnue. Vers huit heures et demie, sans
que je l'interroge, il m'a dit : " Le ministre sait bien que, si je
livrais des documents, ils > étaient sans valeur, et que c'était pour
m'en procurer de > plus importants. " > Il m'a prié de donner l'ordre à l'adjudant chargé de le
dégrader d'accomplir cette mission le plus vite possible. "
Depuis, le capitaine Lebrun-Renaud a confirmé ces
déclarations par un document écrit, signé de lui, que je ne fais pas
passer sous les yeux de la Chambre parce qu'il est postérieur, et
que c'est aux documents que je viens de lire, qui datent du jour
même, que je veux m'en référer.#
--- III ---
Suivez bien, je vous prie, à ce point, les transformations, les
variations subtiles de M. Cavaignac. Trois fois il parle du témoignage de Lebrun-Renaud, le 13
janvier, le 22 janvier et le 7 juillet 1898 : et chaque fois, il y a
substitution de document. Une première fois, on croit qu'il s'agit d'un document signé de
Lebrun-Renaud lui-même, et contemporain des faits. La seconde fois, cette attestation recule : M. Cavaignac avoue
qu'elle a été signée < plus tard ", mais il en exige de M. Méline la
production. La troisième fois, M. Cavaignac, ministre de la guerre, et
pouvant citer ce qu'il lui plaît, néglige de citer cette fameuse
attestation qui, tout d'abord, était proclamée par lui décisive. Il la
remplace par une feuille détachée du calepin de M. Lebrun-
Renaud. M. Cavaignac, pour s'excuser de ne pas citer la déclaration de
M. Lebrun-Renaud lui-même, allègue qu'elle est postérieure aux
événements et aux documents cités par lui. N'importe, Si tardive
qu'elle soit, elle est encore la seule pièce ayant un caractère
certain d'authenticité ; elle est le seul témoignage direct. Une conversation racontée par le général Gonse ou une feuille
détachée du calepin de M Lebrun-Renaud ne peut suppléer le
témoignage direct du capitaine, engageant sa signature et sa
responsabilité. Si M. Cavaignac n'a point cité ce rapport, dont il
exigeait si âprement de M. Méline la production, c'est d'abord pour
ne pas proclamer officiellement qu'il avait été écrit et signé trois
ans après l'événement. C'est pour ne pas avouer que lui-même avait
d'abord formé très étourdiment sa conviction sur une pièce à
laquelle sa date, Si éloignée de l'événement même, ôte presque
toute valeur. Et surtout c'est pour ne pas s'exposer d'emblée à des
questions gênantes. Car enfin si les bureaux de la guerre avaient jugé sérieux les
documents " contemporains ", cités par M. Cavaignac, pourquoi
trois ans après ont-ils demandé au capitaine Lebrun-Renaud une
attestation régulière et un rapport officiel? Mais surtout, ce rapport officiel, pourquoi ne l'a-t-on pas
demandé au capitaine Lebrun-Renaud, le jour même de la
dégradation? Quoi? Dreyfus a été jugé et condamné à huis clos et les
jugements secrets laissent toujours une inquiétude dans la
conscience publique. De plus, malgré tous les assauts, malgré tous
les pièges, il affirme son innocence ; il la crie à la France, au
monde, dans l'exécution publique, et ce cri va au loin bouleverser
les consciences. Toujours il reste au juge, quand le condamné n'avoue pas, une
sorte de malaise. Mais voici qu'on apprend tout à coup, par un officier, que
Dreyfus, dans une minute de défaillance, aurait avoué son crime. Et
on ne demande pas à cet officier un rapport immédiat, écrit,
officiel? On l'appelle chez le ministre, on l'envoie chez le
Président ; et on ne lui demande pas de rédiger, d'attester par écrit
les aveux qu'il aurait reçus? On se contente d'avoir avec lui des conversations! Cela est prodigieux, et il est très clair que, Si on ne lui a pas
demandé de fixer par écrit ses paroles, c'est qu'on ne les a pas
crues décisives. On a eu peur qu'en les pressant, en les précisant
pour les fixer sur le papier, le capitaine Lebrun-Renaud fit
apparaître une fois de plus la protestation d'innocence de Dreyfus.
--- IV ---
Mais pourquoi n'est-on pas allé trouver aussitôt Dreyfus lui-
même? Deux fois le commandant du Paty de Clam a essayé en vain de
lui surprendre ou de lui arracher un aveu. Quatre jours encore avant la dégradation, il est allé le
trouver de la part du ministre ; il a essayé précisément de lui faire
dire qu'il s'était livré au moins à des opérations d'amorçage, et
Dreyfus a énergiquement protesté. Rien, pas une faute, pas même une imprudence. Cette protestation d'innocence complète, il l'adresse au
ministre dans une lettre que j'ai citée. Et quand M. du Paty de Clam apprend que Dreyfus aurait avoué
au capitaine Lebrun-Renaud ces pratiques d'amorçage, il ne va pas
le trouver dans sa prison! Il ne va pas lui dire : " A la bonne heure!
Vous avez fini par suivre mon conseil! Vous avez fini par avouer! " Non : on se garde bien de parler à Dreyfus du propos rapporté
par le capitaine Lebrun-Renaud ; on sait bien qu'il protestera à
nouveau. On a peur qu'il dise : " Le capitaine Lebrun-Renaud se trompe :
il a mal entendu ou mal compris une phrase de moi. " Et aussi, après avoir négligé de demander au capitaine
Lebrun-Renaud, sur cette question pourtant Si grave, un rapport
signé et écrit, on s'abstient de tirer parti contre Dreyfus de cette
prétendue défaillance. On ne lui dit pas : " Puisque vous avez avoué
au capitaine Lebrun-Renaud il est inutile de prolonger vos
dénégations ; allez jusqu'au bout dans la voie où vous être entré, et
pour mériter un peu la pitié et le pardon de la France donnez-nous
décidément le secret de vos imprudences. " Non, on s'en tient aux vagues propos du capitaine, de peur de
faire évanouir, en la regardant de plus près, l'ombre d'aveu qu'on
veut y voir. Bien mieux, comment expliquer, Si l'on croit que Dreyfus a
avoué en effet des Opérations d'amorçage, qu'on ne lui ait pas
demandé : " Avez-vous reçu, en retour de vos communications
imprudentes, des pièces de l'étranger? " On n'y songe même pas, tant on accorde peu d'importance à la
conversation rapportée par le capitaine Lebrun-Renaud. Ainsi, aux protestations d'innocence, authentiques, répétées,
éclatantes que multiplie Dreyfus, M. Cavaignac ne peut opposer
qu'une phrase d'une conversation entendue et rapportée par un seul
témoin. Car il ne faut pas qu'il y ait d'équivoque. Four faire illusion, M.
Cavaignac parle de " deux officiers ". Mais il ressort du récit même
du capitaine Lebrun-Renaud que c'est à lui et à lui seul que Dreyfus
aurait tenu ce propos. La preuve, c'est que c'est lui, lui tout seul qu'on appelle au
ministère de la guerre! C'est à lui, à lui tout seul qu'on demande,
trois ans après, une attestation signée. Donc, il est le seul témoin, et je suis épouvanté, je l'avoue, de
l'inconscience de M. Cavaignac. Il ne tient aucun compte des
documents officiels et authentiques : des procès-verbaux
d'interrogatoire, des lettres au ministre où Dreyfus affirme
continuellement son innocence. Il ne tient aucun compte de cette
scène de la dégradation où le malheureux a jeté au pays le cri de
l'innocent martyrise. Il réduit tout à une phrase qui aurait été entendue dans une
conversation à deux, par un seul témoin, et il ne se demande pas une
minute Si ce témoin unique n'a pas mal entendu ou mal compris. Il suffit, pour dénaturer tout à fait le sens d'une phrase, d'un
mot mal saisi ou mal interprété ; il suffit même que la place de
cette phrase dans la conversation soit modifiée. Et c'est sur une
base aussi fragile, aussi incertaine, que M. Cavaignac a osé appuyer
sa conviction! Il y a là Une étourderie ou un calcul d'ambition qui
fait trembler.
--- V ---
Mais comment M. Cavaignac n'est-il pas frappé de
l'inconsistance des textes qu'il a cités? Dans cette conversation
même où l'on cherche un aven, Dreyfus, selon le capitaine Lebrun-
Renaud, a une fois encore affirmé son innocence. Comment eût-il pu
affirmer son innocence si, une minute avant, il avait avoué avoir
communiqué des documents à l'étranger? De plus, comment peut-il
dire : " Le ministre sait que c'est pour des opérations d'amorçage
que j'ai livré des pièces ", puisque lui-même, quatre jours avant, a
écrit au ministres qu'il n'avait jamais commis la moindre
imprudence. D'après le général Gonse, le capitaine Lebrun-Renaud lui-
même, résumant son impression, déclare que Dreyfus lui a fait "
des demi-aveux ". Quoi! des demi-aveux? Et Si le capitaine Lebrun-Renaud lui-
même n ose pas dire qu'il a reçu un aveu complet, catégorique,
comment M. Cavaignac ne craint-il pas de se tromper et de tromper
le pays en s'appuyant sur un écrit aussi inconsistant et que nul au
monde ne peut contrôler?
L'explication vraie
-------------------
---I ---
Mais M. Cavaignac se trompe. Il se trompe grossièrement dans
l'interprétation qu'il donne du récit du capitaine. Ce texte unique et
incertain, qui est sa seule base de conviction, ou qui, du moins, en
est la base la plus forte, il ne l'a pas lu avec soin ; il n'a pas cherché
à le comprendre.
Il l'a, par son commentaire même, violemment dénaturé, et,
par un parti pris vraiment coupable, il en a laissé échapper
l'explication naturelle. En effet, qu'on veuille bien lire avec soin le propos prêté à
Dreyfus, dans la lettre du général Gonse comme dans la feuille
détachée du calepin Lebrun-Renaud. Il faut bien regarder au détail du texte, puisque c'est par une
phrase que M. Cavaignac entend condamner Dreyfus. Que dit celui-ci? Jamais il ne dit simplement : " Si j'ai livré
des documents à l'étranger, c'était pour en avoir d'autres. " Non, jamais. Et pourtant, s'il avait voulu vraiment avouer,
c'est cela qu'il aurait dit. Il n'aurait pas fait intervenir le ministre ; il n'aurait pas dit : "
Le ministre sait que... ", car cela était absurde ; le ministre ne le
savait pas, et Dreyfus, on parlant ainsi, se fût heurté à un démenti
certain. Pourquoi donc, dans la phrase que lui attribue le capitaine
Lebrun-Renaud, Dreyfus fait-il intervenir le ministre? Là se trouve la clef du problème, l'explication aisée et
évidente des prétendus aveux, et M. Cavaignac n'y a même pas pris
garde. Bien mieux, par une sorte de faux assurément involontaire,
mais qui atteste le plus étrange aveuglement d'esprit, M. Cavaignac
a complètement dénaturé le texte en supprimant l'intervention du
ministre. Le 22 janvier 1898, il dit à la Chambre : " D'après les déclarations du capitaine Lebrun-Renaud,
Dreyfus a laissé échapper une phrase contenant ces mots : " Si j'ai
livré des documents, etc... " Mais non : c'est une mutilation grossière. D'après les textes
mêmes qu'apportera plus tard M. Cavaignac, la phrase commence (et
cela est capital), par les mots : " *Le ministre sait que* Si j'ai
livré des documents... " Chose étrange : même le 7 juillet, même quand M. Cavaignac a
cité le texte exact de la lettre du général
Gonse, il oublie aussitôt les premiers mots décisifs, ceux qui
mettent le ministre en cause, et, pour résumer son argumentation,
il s'écrie : " Je déclare que dans ma conscience je ne puis admettre
qu'un homme ait prononcé ces mots : " Si j'ai livré des documents...
" s'il ne les avait pas livrés en effet. (Vifs applaudissements) " Mais une fois encore, d'après le texte même que nous apporte
M. Cavaignac, il n'a pas prononcé ces mots tout court. C'est
l'intervention du ministre, c'est l'opinion du ministre qui domine
toute la phrase : Le ministre sait que... M. Cavaignac laisse tomber cela. Et pourtant, ces mots sont tout ; car ils démontrent que,
dans cette partie de sa conversation, Dreyfus faisait allusion à la
démarche faite auprès de lui quatre jours auparavant, de la part du
ministre, par le commandant du Paty de Clam. Celui-ci est venu pour obtenir enfin du condamné des aveux :
et il a tenté de lui adoucir les aveux pour l'y décider. Il lui a dit : " Avouez donc! Après tout il ne s'agit peut-être
pas d'une véritable trahison ; peut-être n'aviez vous pas l'intention
de nuire ; peut-être avez-vous simplement pratiqué des opérations
d'amorçage. Le ministre lui-même est tout disposé à prendre la
chose ainsi ; il est porté à croire qu'au fond, vous êtes innocent ; il
croit que Si vous avez livré des documents c'est pour en obtenir
d'autres plus importants. Dites donc la vérité, car on est prêt à
l'accueillir, et ainsi vous sauverez du moins votre honneur. " Que tel ait été le langage tenu à Dreyfus le 31 décembre,
quatre jours avant la dégradation, par le commandant du Paty de
Clam, cela est certain. La preuve en est dans la lettre écrite,
aussitôt après cette visite, par Dreyfus au ministre de la guerre. Je
l'ai déjà citée, mais j'en rappelle le début : " Monsieur le ministre,
j'ai reçu, par votre ordre, ]a visite du commandant du Paty de Clam,
auquel j'ai déclaré encore que j'étais innocent et que je *n'avais
même pas commis la moindre imprudence*. " C'est évidemment une réponse aux suggestions de du Paty. Mais la preuve, plus formelle encore et plus nette, est dans la
note envoyée le jour même par Dreyfus à son avocat et que celui-ci
a communiqué e le 9 juillet dernier à M. le garde des sceaux :
#NOTE DU CAPITAINE DREYFUS Le commandant du Paty est venu aujourd'hui lundi 31
décembre 1894, à cinq heures " t demie du soir, après le rejet du
pourvoi, me demander, de la part du ministre, Si je n avait pas été
peut-être la victime de mon imprudence, Si je n'avais pas voulu
simplement amorcer ; puis que je me serais laissé entraîner dans un
engrenage fatal, Je lui ai répondu que je n'avais jamais eu de
relations avec aucun agent ou attaché, que je ne m'étais livré à
aucun amorçage, que j'étais innocent.# Mais, que dis-je? dans la lettre même du général Gonse, citée
par M. Cavaignac, Dreyfus se réfère expressément à cette entrevue :
" Le ministre sait que je suis innocent ; il me l'a fait dire par le
commandant du Paty de Clam, dans la prison, il y a trois ou quatre
jours. " Voilà donc qui est certain : c'est le ministre qui suggère à
Dreyfus cette explication qui atténuerait sa faute ; et Dreyfus se
redresse : " Non, pas même une imprudence ; mon innocence est
entière. " Mais en même temps, il retient cette opinion du ministre,
telle qu'elle lui est transmise, comme un argument de plus en
faveur de son innocence ; et le matin de sa dégradation, quand il est
en tête à tête avec Lebrun-Renaud dans le pavillon de l'Ecole
militaire, quand il se prépare à subir l'horrible supplice, il reprend
dans une longue démonstration, semblable, comme le dit la lettre
du général Gonse, à un monologue, toutes les preuves de son
innocence, et il insère dans sa démonstration l'opinion que du Paty
de Clam prête au ministre sur son cas. Ainsi s'expliquent et se concilient le récit fait par Lebrun-
Renaud à M. Clisson, le reporter du Figaro, le soir de la
dégradation et le récit fait par lui au ministre le lendemain. Il est aisé de reconstituer toute la conversation, tout le
monologue de Dreyfus dans cette crise suprême : " Je suis innocent. Voyons, mon capitaine, écoutez : On trouve
dans un chiffonnier d'une ambassade un papier annonçant l'envoi de
quatre pièces. On soumet le papier à des experts : trois
reconnaissent mon écriture, deux déclarent que l'écriture n'est pas
de ma main, et c'est là-dessus qu'on me condamne. A dix-huit ans
j'entrais à l'Ecole polytechnique. J'avais devant moi un magnifique
avenir militaire, 300.000 francs de fortune et la certitude d'avoir
dans l'avenir 50.000 francs de rentes. Je n'ai jamais été un coureur
de filles ; je n'ai jamais touché une carte de ma vie, donc je n'ai
pas besoin d'argent. Pourquoi aurais-je trahi?. Pour de l'argent?
Non ; alors, quoi? " - Et qu'est-ce que c'était que les pièces dont on annonçait
l'envoi? " - Une très confidentielle, et trois autres moins
importantes. " - Comment le savez-vous? " - Parce qu'on me l'a dit au procès. Ah! ce procès à huis clos,
comme j'aurais voulu qu'il eût lieu au grand jour! Il y aurait eu
certainement un revirement d'opinion. " (Interview Clisson, dans le Figaro du 6 janvier 1894.)
Et il ajoute : " D'ailleurs, le ministre lui-même sait que je
suis innocent. Il me l'a fait dire par M. du Paty ; il croit que ai j'ai
livré des documents, c'est pour en obtenir d'autres. Mais je n'ai
même pas fait cela ; je n'ai commis ni trahison ni amorçages : je
suis pleinement innocent. " Voilà, quand on compare les textes
cités par M. Cavaignac, avec l'entrevue de du Paty de Clam et de
Dreyfus, voilà le sens évident des paroles de Dreyfus, voila la
marche certaine de sa conversation et il a suffi que le capitaine
Lebrun-Renaud, qui avoue lui-même n'avoir perçu qu'un demi-aveu,
se méprît sur la portée logique d une phrase ; il suffit qu'il ait
compris ou entendu : " Le ministre sait "au lieu de : " le ministre
croit ", pour qu'on ait relevé contre Dreyfus, comme un
commencement d'aveu, ce qui était une partie de Sa démonstration
d'innocence. Quelle sottise et quelle pitié I Et combien est lourde la
responsabilité de M. Cavaignac, qui n'a même pas pris la peine de
rapprocher les textes avant de conclure! Comme le réveil de sa conscience sera terrible , si toutefois
elle est encore susceptible de réveil!
--- II ---
Non, Dreyfus n'a pas avoué au capitaine Lebrun-Renaud. Au
contraire, à lui comme aux autres, il a affirmé son innocence ; et
pour lui, il essayait encore de la démontrer. Par une fatalité de plus qui s'ajoute à toutes les fatalités
dont le malheureux a été victime, par une méprise de plus qui
s'ajoute à toutes les méprises sous lesquelles il a été accablé, un
argument allégué par lui pour démontrer son innocence, a été
transformé, par l'inattention, la légèreté ou la mauvaise foi, en un
commencement d'aveu. Et par une scélératesse qui s'ajoute à toutes les
scélératesses dont il faudra bien qu'il rende compte un jour, le
commandant du Paty de Clam, qui a certainement reconnu dans le
propos prêté à Dreyfus par Lebrun-Renaud l'écho de sa propre
conversation avec Dreyfus,
a
négligé d'avertir " on bon ami et disciple Cavaignac. Mais
patience! Toutes ces habiletés et tous ces men
songes ne prévaudront pas éternellement. Est-il besoin maintenant, après avoir constaté comment le
propos de Dreyfus avait été déformé par un intermédiaire, Lebrun-
Renaud, de discuter la valeur d'un autre propos que, d'après le
capitaine Anthoine, Dreyfus aurait tenu devant le capitaine Attel,
mort aujourd'hui? Ce propos, d'ailleurs niais, n'est que l'écho d'un écho, l'ombre
d'une ombre. J'observe seulement qu'il est absurde de penser que
Dreyfus, aussitôt après la dégradation, c'est-à-dire au moment
même où il venait d'exalter toute son énergie à crier son innocence
au monde, soit tombé tout à coup à regretter qu'on ne lui ait pas
permis de continuer le métier d'amorceur. Ce n'est là évidement qu'une autre variante, plus grossière et
plus déformée, du propos tenu devant Lebrun-Renaud. Et,
matériellement, il et impossible qu' " après la dégradation ",
Dreyfus ait pu s'entretenir avec les officiers. Au récit unanime des
journaux, il a été, aussitôt après la parade d'exécution, mis en
voiture cellulaire et emporté à la prison. Epuisé, il s'est enfermé
dans un silence de désespoir, et il ne l'a rompu que pour protester
une fois de plus au seuil de la prison, qu'il était pleinement
innocent.
Certitude
---------
Donc sur les prétendus aveux la lumière est faite. C'est une
détestable légende à laquelle a donné naissance la déviation en
apparence légère d'un propos réel. Bien loin d'avoir avoué au capitaine Lebrun-Renaud, Dreyfus,
là aussi, comme dans l'enquête, comme dans la prison préventive,
comme dans le huis clos du procès, comme après sa condamnation,
comme dans la parade d'exécution, a proclamé son innocence. Depuis, dans chacune de ses lettres, à Saint-Martin de Ré, à
l'île du Diable, c'est toujours la même protestation, c'est toujours
le même cri d'innocence qui sort du tombeau où l'erreur des hommes
a enseveli Dreyfus vivant. Et ce cri terrible, ce cri que rien ne lasse ni ne brise, ce cri
qui depuis quatre ans s'élève toujours le même, infatigable et
monotone, comme " i la protestation de la conscience, à force de se
répéter, ressemblait enfin à une plainte de la nature, ce cri de
douleur et de vérité finira bien par entrer dans les coeurs et dans
les cerveaux. Ah! ce sont des étourdis ou des misérables ceux qui osent dire
que Dreyfus a avoué : plus Coupables aujourd'hui qu'hier, plus
coupables demain qu'aujourd'hui, car chaque fois la vérité s'offre à
eux et ils la refusent. Demain, sans doute encore, les hommes d'Etat, dont une
ambition effrénée crève la conscience et les yeux, abriteront sous
la légende menteuse des aveux, l'effroyable misère morale de leur
rêve de grandeur. Demain aussi les journalistes sans pudeur tenteront encore
d'égarer le peuple par cette formule trompeuse mais simple : le
traître a avoué. Mais qu'ils prennent garde! Il leur est permis d'attaquer, de
diffamer, de calomnier les combattants, tous ceux qui sont dans la
mêlée politique et sociale. Mais le peuple réveillé ne leur
pardonnera pas d'avoir, par leurs inventions facétieuses, prolongé
l'agonie d'un innocent. Il ne leur pardonnera pas, à eux les amuseurs,
d'avoir fait de sa trop longue crédulité un nouveau moyen de torture
contre un martyr, et tous diront que c'est une triste chose lorsque,
dans l'Etat, le bouffon devient bourreau. Dès maintenant, il est sûr que Dreyfus n'a pas fait d'aveux. Il
est sûr qu'il a toujours affirmé son innocence. Et j'ajoute qu'il en
avait le droit : car je vais démontrer qu'en effet il est innocent.
LE BORDEREAU :
SEULE BASE D'ACCUSATION
-----------------------
Quand Dreyfus a comparu en décembre 1894 devant le Conseil
de guerre, l'accusation ne relevait contre lui qu'une charge. Une
lettre, non signée, annonçant l'envoi de documents, avait été saisie
à l'ambassade d'Allemagne. M. du Paty de Clam, enquêteur, et trois
experts sur cinq déclarèrent que l'écriture de cette missive
ressemblait a celle de Dreyfus : c'est pour cela et uniquement pour
cela qu'il fut traduit en justice. C'est cette lettre d'envoi, dite *bordereau*, qui est la seule
base légale de l'accusation. Pendant la détention et le procès de
Dreyfus, en novembre et décembre 1894, les journaux, surtout la
Libre Parole et l'intransigeant, accumulèrent les histoires les
plus extravagantes, les récits les plus mensongers. Pour les réduire à rien, il suffit de lire l'acte d'accusation du
commandant Besson d'Ormescheville devant le Conseil de guerre qui
condamna Dreyfus. Un journal l'a publié, et Si le texte n'en était
point exact, il y a longtemps que des poursuites auraient eu lieu. Or, ce rapport est d'un vide effrayant. Tous ceux qui l'ont lu
ont été vraiment bouleversés. Quoi! c'est sur un document aussi
misérable, aussi vain, qu'un homme a été jugé et condamné! - Des histoires extraordinaires, racontées par les journaux,
pas un mot. Une seule charge est relevée contre Dreyfus, une seule :
le bordereau. Avant que ce bordereau ait été saisi à la légation allemande
et examiné au ministère de la guerre, avant que le commandant du
Paty de Clam ait cru démêler entre l'écriture du bordereau et celle
de Dreyfus une certaine ressemblance, il n'y avait pas contre
Dreyfus la plus légère charge ; il n'y avait pas contre lui 'l'ombre
d'un soupçon. On peut parcourir de la première ligne à la dernière,
l'acte d'accusation, ou n'y trouvera pas autre chose : le bordereau et
seulement le bordereau. Voici d'ailleurs, textuellement, le début de l'acte d'accusation
qui ramène toute l'accusation au bordereau :
#M. le capitaine Dreyfus est inculpé d'avoir, en 1894, pratiqué
des machinations ou entretenu des intelligences avec un ou
plusieurs agents des puissances étrangères, dans le but de leur
procurer les moyens de commettre des hostilités ou d'entreprendre
la guerre contre la France en leur livrant des documents secrets. La base de l'accusation portée contre le capitaine Dreyfus
est une lettre-missive, écrite sur du papier-pelure, non signée et
non datée, qui se trouve au dossier, établissant que des documents
militaires confidentiels ont été livrés à un agent d'une puissance
étrangère. M. le général Gonse, sous-chef d'Etat-Major général de
l'armée, entre les mains duquel cette lettre se trouvait, l'a remise,
par voie de saisie, le 15 octobre dernier, à M. le commandant du
Paty de Clam, chef de bataillon d'infanterie hors cadre, délégué le
14 octobre 1894 par M. le ministre de la guerre, comme officier de
police judiciaire, à l'effet de procéder à l'instruction à suivre
contre le capitaine Dreyfus. Lors de la saisie de cette lettre-
missive, M. le général Gonse a affirmé à l'officier de police
judiciaire, délégué et précité, qu'elle avait été adressée à une
puissance étrangère et qu'elle lui était parvenue ; mais que, d'après
les ordres formels de M. le ministre de la guerre, il ne pouvait
indiquer par quels moyens ce document était tombé en sa
possession. L'historique détaillé de l'enquête à laquelle il fut
procédé dans les bureaux de l'Etat-Major de l'armée, se trouve
consigné dans le rapport que le commandant du Paty de Clam,
officier de police judiciaire délégué, a adressé à M. le ministre de
la guerre le 31 octobre dernier, et qui fait partie des pièces du
dossier. L'examen de ce rapport permet d'établir que c'est sans
aucune précipitation et surtout sans viser personne, a priori
que l'enquête a été conduite. Cette enquête se divise en deux
parties : une enquête préliminaire pour arriver à découvrir le
coupable, s'il était possible ; puis, l'enquête réglementaire de M.
l'officier de police judiciaire, délégué. La nature même des
documents adressés à l'agent d'une puissance étrangère en même
temps que la lettre-missive incriminée permet d'établir que c'était
un officier qui était l'auteur de la lettre-missive incriminée et de
l'envoi des documents qui l'accompagnaient, de plus, que cet
officier devait appartenir à l'artillerie, trois des notes ou
documents envoyés concernant cette arme. De l'examen attentif de
toutes les écritures de MM. les officiers employés dans les bureaux
de l'Etat-Major, il ressortit que l'écriture du capitaine Dreyfus
présentait une remarquable similitude avec l'écriture de la lettre-
missive incriminée. Le ministre de la guerre, sur le compte rendu
qui lui en fut fait, prescrivit alors de faire étudier la lettre-
missive incriminée en la comparant avec des spécimens d'écriture
du capitaine Dreyfus.#
--- II ---
Voilà qui est clair. Au moment où Dreyfus est pour. suivi, au
moment où il comparaît devant le Conseil de guerre, le bordereau ou
lettre-missive est contre lui. la base, la seule base de l'accusation.
On avait Si peu de soupçons contre lui, avant la saisie de cette
pièce, que l'enquête n'est pas plus dirigée a priori vers lui que
vers tout autre ; et c'est l'écriture de tous les officiers du bureau,
indifféremment, qui est soumise à l'expertise préalable de M. du
Paty de Clam. Plus tard, quand le procès menacera de tourner à
l'acquittement, le ministre de la guerre enverra en toute hâte des
pièces quelconques pour raffermir la décision des juges ou pour la
forcer. Plus tard encore, deux ans après, quand l'Etat-Major
comprendra que l'opinion réveillée va lui demander des comptes
sévères, une nouvelle agence de papiers Norton fabriquera, deux ans
après le procès, un faux grotesque. Mais du 15 octobre 1894, où
commence l'instruction, au 20 décembre 1894, où finissent les
débats du procès, c'est le bordereau seul qui est opposé à Dreyfus.
Bien mieux, après la condamnation, deux ou trois jours avant la
dégradation, le commandant du Paty de Clam va voir Dreyfus pour le
décider a' des aveux que celui-ci refuse énergiquement. - Et le commandant, résumant une fois de plus les charges qui
pèsent sur lui, lui dit : " On nous avait dit qu'un officier livrait des
documents : c'était le fil. Le bordereau a mis un point sur ce fil. " En vérité, le fit dont parle là M. du Paty n'était pas bien
solide, puisque personne au ministère de la guerre ne s'était avisé
d'ouvrir une enquête et de soumettre à une surveillance quelconque
les officiers des bureaux. Mais ce qui est à retenir, ici encore, de ce propos suprême de
M. du Paty comme de l'acte d'accusation, ce qui éclate et domine,
c'est que, avant, pendant et après le procès, c'est le bordereau seul
qui chargeait Dreyfus. En voici le texte :
#Sans nouvelles m'indiquant que vous désirez me voir, je vous
adresse cependant, monsieur, quelques renseignements
intéressants : le Une note sur le frein hydraulique du 120 et la manière dont
s'est conduite cette pièce ; 2e Une note sur les troupes de couverture (quelques
modifications seront apportées par le nouveau plan) ; 3e Une note sur une modification aux formations de
l'artillerie ; 4e Une note relative à Madagascar ; 5e le projet de manuel de tir de l'artillerie de campagne (14
mars 1894). Ce dernier document est extrêmement difficile à se procurer
et je ne puis l'avoir à ma disposition que très peu de jours. Le
ministre de la guerre en a envoyé un nombre fixe dans les corps et
ces corps sont responsables ; chaque officier détenteur doit
remettre le sien après les manoeuvres. Si donc vous voulez y'
prendre ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition après, je
le prendrai, à moins que vous ne vouliez que je le fasse copier in
extenso et ne vous en adresse la copie. Je vais partir en
manoeuvres.#
Cette pièce est sérieuse. Elle a été en effet saisie chez
l'attaché militaire allemand, et l'homme qui l'a écrite est un
misérable. Mais cet homme, ce n'est pas Dreyfus : c'est Esterhazy.
--- III ---
Maintenant qu'un document nouveau a mis sur la trace
d'Esterhazy, maintenant que les relations de celui-ci avec l'attaché
militaire allemand, M. de Schwarzkoppen, sont démontrées,
maintenant que l'identité de l'écriture d'Esterhazy et de l'écriture
du bordereau apparaît absolue, foudroyante, le doute n'est pas
permis. Il est certain que le bordereau étant d'Esterhazy n'est point
de Dreyfus. Mais même avant que le véritable traître fut connu, comment,
par quelle incroyable légèreté, a-t-on pu attribuer le bordereau à
Dreyfus? Rien dans sa conduite antérieure ne désignait celui-ci. Rien ne
le rendait suspect. Il n'avait pas besoin d'argent : il n'était ni viveur,
ni joueur ; ses revenus lui suffisaient et au delà. Une belle carrière
s'ouvrait devant lui. Nul n'a expliqué encore comment il pouvait être conduit à la
trahison ; et les journaux antisémites, mêlant toujours la querelle
religieuse à la querelle de race, étaient réduits à dire qu'il était en
effet de la race qui ayant trahi " Dieu " doit, nécessairement et
sans autre cause, trahir la Patrie. Je me trompe : le commandant Besson d'Ormescheville , dans
son acte d'accusation, a esquissé une explication psychologique où
éclatent l'ignorance et la sottise de nos chefs. Lisez ceci, presque à la fin de l'acte d'accusation : c'est le
résumé décisif des charges morales :
En dehors de ce qui précède, nous pouvons - être que le
capitaine Dreyfus possède, avec des connaissances très étendues,
une mémoire remarquable, qu'il parle plusieurs langues, notamment
l'allemand, qu'il sait à fond, et l'italien dont il prétend n'avoir que
de vagues notions ; qu'il est de plus doué d'un caractère très simple,
voire même obséquieux, qui convient beaucoup dans les relations
d'espionnage avec les agents étrangers. Le capitaine Dreyfus était
donc tout indiqué pour la misérable et honteuse mission qu'il avait
provoquée ou acceptée.
Ainsi Dreyfus avait le caractère souple : c'est déjà grave,
quoique nous sachions maintenant, par Esterhazy, que la violence du
caractère et du style ne préserve pas de la trahison. Mais surtout
Dreyfus n'était pas un ignorant et un sot ; *et il savait les langues
étrangères!* Il était donc tout indiqué pour la trahison, et
désormais, les officiers qui ne veulent point être suspects, aux
bureaux de la guerre, n'ont plus qu'à fermer leurs livres et à oublier
ce qu'ils savent.
Le bordereau et son contenu
---------------------------
--- I ---
Mais y avait-il du moins, dans certains détails - du bordereau,
des indices, même légers, contre Dreyfus Au contraire, la première
phrase : < Sans nouvelles m'indiquant que vous désirez me voir ",
montre qu'entre l'attaché militaire et son correspondant il y avait
des relations habituelles, qu'ils se voyaient. Or, aucune enquête, aucune recherche de police n'a pu établir
qu'entre Dreyfus et M. de Schwarzkoppen il y
ait eu jamais la moindre relation, directe ou indirecte. Et la
dernière phrase du bordereau : " *Je vais partir on manoeuvres* ",
témoigne bien encore qu'il ne peut être de Dreyfus. Car il a été
établi d'une manière absolue qu'il *n'avait jamais été en
manoeuvres en 1894, et qu'il n'avait jamais dû y aller*. Il a été démontré au contraire qu'à la date présumée du
bordereau *en avril ou mal 1894, Esterhazy avait été en
manoeuvres*. Il l'avait nié d'abord, sentant la gravité de cette charge qui
s'ajoutait à beaucoup d'autres ; mais il a dû ensuite l'avouer et la
preuve d'ailleurs en a été faite. Comment a-t-on pu négliger, quand on a attribué le bordereau
à Dreyfus, une difficulté aussi grave? Pour persister à le croire de
lui, il fallait supposer que, n'allant pas en manoeuvres, il avait
écrit : " Je vais partir en manoeuvres ", afin de dérouter les
recherches au cas où le bordereau serait surpris. Mais c'est une
hypothèse bien compliquée et bien improbable : il n'est guère
vraisemblable que, pour tromper plus tard les juges qui
examineraient le bordereau, il ait commencé par tromper son
correspondant. Et une pareille méthode d'interprétation est
singulièrement dangereuse. Quand on trouve dans un ,document une phrase qui ne peut
convenir à tel prévenu, il est toujours possible, Si on le veut, de
dire qu'elle y a été introduite précisément pour égarer la justice ;
cette méthode aboutit presque sûrement à condamner des
innocents, car elle supprime, a priori et de parti pris, tous les
faits, tous les indices qui établissent leur innocence. Et pourtant, Si on ne recourt pas à cette hypothèse Si
compliquée et à cette méthode Si périlleuse, cette simple phrase :
" Je vais partir en manoeuvres ", est une pierre d'achoppement où
aurait dû se briser la prévention. Il est impossible de comprendre
comment Dreyfus, n'étant pas allé aux manoeuvres, aurait terminé
ainsi le bordereau. il n'y a pas> dans l'acte d'accusation, la moindre
allusion à cette difficulté. il ne semble pas qu'elle ait même
effleuré un moment l'esprit de ceux qui menaient l'enquête. Quelle
inconscience et quelle frivolité!
--- II ---
Mais voici une erreur de méthode plus grave encore et plus
redoutable. C'est d'après la nature des documents mentionnés au
bordereau que l'accusation prétend déterminer la qualité de
l'officier coupable. Comme le dit une phrase déjà citée de l'acte
d'accusation, < la nature même des documents permet d'établir
que... cet officier devait appartenir à l'artillerie, trois des notes ou
documents envoyés concernant cette arme ". Je ne m'arrête pas à ce qu'il y a de puéril dans la forme du
raisonnement. Déterminer la qualité de l'officier, son arme, d'après
la majorité des documents livrés, est enfantin. Sur cinq documents livrés, il y en a trois qui se rapportent à
l'artillerie : donc l'officier est un artilleur. Et s'il n'y en avait eu
que deux? Et s'il y en avait eu deux pour l'artillerie, deux pour
l'infanterie, qu'aurait-on décidé? C'est, encore une fois, de
l'enfantillage. Mais ne triomphons pas de ces naïvetés, et examinons en elle-
même la méthode générale qui a été suivie. En principe, il semble
assez raisonnable de supposer que Si les documents livrés se
rapportent à l'artillerie, c'est sans doute un officier d'artillerie,
plus en état de se les procurer, qui les a fournis. Mais ce ne peut
être là une certitude, ce n'est même pas une forte probabilité. Il est toujours possible en effet qu'un officier d'une autre
arme, par ses relations avec des officiers d'artillerie, se soit
procuré des documents d'artillerie. Si on prétend donc, par cette
méthode, déterminer rigoureusement la qualité de l'officier
coupable, on s'expose aux plus pitoyables erreurs. Mais encore, pour que cette méthode si incertaine, Si
téméraire, puisse être appliquée même avec réserve, deux
conditions sont nécessaires. Il faut d'abord que dans le service des
documents confidentiels il y ait beaucoup d'ordre et d'exactitude. Si, dans les bureaux où les secrets militaires sont gardés il y
a légèreté et désordre, Si des pièces importantes peuvent aisément
être aperçues de n'importe qui, comment dire que telle catégorie de
pièces n'a pu être connue que de telle catégorie d'officiers? Or, le cas de Triponé, celui de la baronne de Kaulla ont montré
à combien d'intrigants les bureaux de la guerre étaient ouverts ;
mais dans l'acte d'accusation même contre Dreyfus, voici ce qu'on
peut lire :
#Pour ce qui est de la note sur Madagascar, qui présentait un
grand intérêt pour une puissance étrangère, Si, comme tout le
faisait déjà prévoir, une expédition y avait été envoyée au
commencement de 1895, le capitaine Dreyfus a pu facilement se la
procurer. En effet, au mois de février dernier, le caporal Bernolin,
alors secrétaire de M. le colonel de Sancy, chef du 2e bureau de
l'Etat-Major de l'armée, fit une copie d'un travail d'environ vingt-
deux pages sur Madagascar, dans l'antichambre contigu' au cabinet
de cet officier supérieur. L'exécution de cette copie dura environ cinq jours, et pendant
ce laps de temps, minute et copie furent laissées dans un carton
placé sur la table-bureau du caporal précité à la fin de ses séances
de travail. En outre, quand pendant les heures de travail ce gradé
s'absentait momentanément, le travail qu'il faisait restait ouvert,
et pouvait par conséquent être lu, s'il ne se trouvait pas d'officiers
étrangers au 2e bureau ou inconnus de lui dans l'antichambre qu'il
occupait.#
Ainsi, on laisse traîner dans des antichambres, à la merci de
toutes les curiosités, un document confidentiel, et on a la
prétention, dans ce désordre, de dire ensuite que telle pièce n'a pu
être connue que de telle catégorie de personnes! Pour prouver que Dreyfus a pu connaître une note
sur Madagascar, on est obligé d'avouer qu'elle pouvait être connue
de tous! Comment dès lors déterminer, par la nature des pièces, la
qualité de ceux qui les livrent? - - Enfin, pour le bordereau même, pour la pièce essentielle et
secrète, on donne cinq photographies aux experts. Quand ils les
rendent, on ne s'aperçoit pas qu'il n'y en a que quatre : Où est la
cinquième? Personne n'en a cure, et on est stupéfait, deux ans
après, de voir dans le Matin un fac-similé du bordereau. Que dis-je? Le Temps, dans son numéro du 14 juin dernier,
publiait la note suivante qui prouve combien il y a de *fuites* au
ministère de la guerre :
#La composition de la batterie d'artillerie. - C'est là une
question qui, depuis quelques jours, fait bien du bruit dans le
monde militaire : en voici l'origine : *une instruction
confidentielle*, sorte de règlement provisoire pour la manoeuvre et
le tir du nouveau canon de campagne à tir rapide, prévoit la
composition de la batterie à quatre pièces, au lieu de six pièces que
comporte l'organisation actuelle, etc.#
Voila donc des documents < confidentiels " sur des objets
très importants, qui s'échappent tous les jours des bureaux de la
guerre et qui, toujours à l'état confidentiel, passent à la publicité
des journaux. Vraiment, quand une administration a à ce degré le génie de la
négligence, de l'indiscrétion ou de l'incapacité, quand c'est elle-
même qui ouvre, inconsciemment, les fuites par où s'échappent les
documenta secrets, elle n 'a pas le droit de dire, sans la plus
ridicule outrecuidance : Seuls, des officiers de telle arme peuvent
connaître des pièces de telle nature. Elle n'a pas même I? droit de
dire que seuls les officiers des bureaux de la guerre peuvent -
connaître les documents qui Y sont Si mal gardés.
--- III ---
Mais il y a mieux : pour que la méthode de l'accusation ait
quelque valeur, il faut qu'on sache au juste ce que sont les
documents communiqués. Il est clair que plus la communication faite à l'étranger sera
importante, plus il sera facile de circonscrire le champ des
soupçons et des recherches. S'il s'agit, par exemple, du texte même d'un rapport
important, soigneusement tenu sous clef ; il est clair que seuls ceux
qui auront rédigé le document ou qui en ont la garde auront pu le
livrer. Mais Si on ne communique à l'étranger, relativement à la
même affaire, que des renseignements vagues qui ont pu être
recueillis au hasard des conversations, le nombre des hommes qui
ont pu assister â des conversations superficielles sur des sujets
plus ou moins confidentiels est indéterminé. Il devient alors absolument téméraire et puéril de conclure de
la nature des renseignements a' la qualité de la personne : car
n'importe qui peut transmettre des racontars sur n'importe quoi. Or, d'après le texte du bordereau, il est tout à fait impossible
de savoir quelle est la valeur, quelle est la précision, quel est le
sérieux des renseignements communiqués. Il est même inexact ou
tout au moins risqué de parler de documents. Tout ce que nous savons, c'est que le traître a envoyé à
l'attaché allemand " des notes ". Ces notes étaient-elles faites sur des documents sérieux? ou
an contraire sur de simples conversations sans portée comme
celles qui s'échangent au cercle ou en manoeuvres sur les questions
militaires? Nul ne le sait : Ni M. du Paty de Clam, ni M. Besson
d'Ormescheville, ni les juges qui ont condamné ne le savent. A priori, et avant même d'être assuré, comme on l'est
maintenant, que l'auteur du bordereau est le rastaquouère
Esterhazy, on peut conjecturer que ces notes n'ont pas une grande
valeur. " Sans nouvelles m'indiquant que vous désirez me voir ", dit le
bordereau. Ce ne sont pas là les relations d'un attaché militaire et
d'un traître de haute marque qui disposerait des plus graves
secrets de l'armée française. En tout cas, rien ne permet de savoir
Si les notes énumérées au bordereau étaient faites sur des
documents de valeur ou Si elles n'étaient que la fabrique médiocre
d'un viveur aux abois, pressé de faire de l'argent et passant à
l'étranger les informations telles que ses conversations et ses
relations dans le monde militaire lui permettaient de les recueillir. Cette ignorance, d'ailleurs forcée, des bureaux de la guerre
sur la nature et la valeur de ces notes a éclaté, au procès Zola,
d'une façon comique. J'ai cité tout à l'heure l'acte d'accusation qui parle d'une note
sur Madagascar *rédigée en février 1894*, et le rapporteur disait :
a Dreyfus a pu la connaître, puisque pendant cinq j ours la copie en
a traîné dans une antichambre. " C'est donc bien, remarquez-le, la note de février 1894 que
Dreyfus est accusé d'avoir livrée. Mais, au procès Zola, nos deux grands foudres de guerre et de
réaction, le général Gonse et le général de Pellieux, ont oublié ce
détail. Ils ont oublié aussi que, selon l'opinion unanime des bureaux
de la guerre, le bordereau est d'avril ou mai 1894. Ils oublient
encore que puisque le bordereau parle du nouveau projet de manuel
de tira et qu'il en donne la date (14 mars 1894), c'est assurément
dans les manoeuvres qui ont immédiatement suivi, en avril et mai,
que le ministère de la guerre en a donné des exemplaires aux
officiers. Or, comme le bordereau dit précisément que les officiers ont
en main pour peu de jours ces exemplaires, il est peu près certain
que c'est en avril ou mai que le bordereau a été rédigé. Cela ne gêne
pas nos grands guerriers. Ils veulent avant tout charger Dreyfus : ils se rappellent
qu'une autre note, plus importante, sur Madagascar a été rédigée au
mois d'août, au ministère, et ils affirment aussitôt que c'est cette
note qu'a surprise et communiquée Dreyfus. Ils ne craignent pas, pour rendre le fait possible, de reculer
le bordereau jusqu'en*septembre* alors que selon l'acte
d'accusation il est d' *avril* ou *mai.*
--- IV --- Ecoutez, je vous prie. C'est le général Gonse qui parle
(Dixième audience, tome II, page 110) : " Troisième point : " Note
sur Madagascar. "
Il est bien certain que tout le monde peut faire des notes sur
Madagascar ; mais, en 1894, on a fait une note sur Madagascar, une
note qui était destinée au ministre, une note secrète qui indiquait
les mesures à prendre, mesures qui concernaient tout
particulièrement l'expédition, enfin toute une série de
renseignements extrêmement secrets et confidentiels. Quand nous avons vu le bordereau annonçant cette note, nous
avons été extrêmement surpris ; il n'est venu à l'idée de personne
que cela pouvait être une note prise dans un journal ou dans une
revue. Me LABORI. - Mais à quelle date y avait-il une note très
importante sur Madagascar rédigée au ministère de la guerre? M. LE GENERAL GONSE. - Je ne sais pas la date exacte, *mais
c'est dans le courant du mois d'août*.
Aussitôt Me Labori lui oppose *l'acte d'accusation qui parle de
la note de février*. Ainsi, au moment où l'on condamne Dreyfus d'après la
nature des envois mentionnés au bordereau, on ignore Si bien la
nature de ces envois que, par la note de Madagascar, l'acte
d'accusation entend une note rédigée en février, et les généraux
Gonse et Pellieux une note beaucoup plus importante rédigée en
août et, d'ailleurs, postérieure au bordereau, La vérité, c'est que ni les premiers enquêteurs, ni les
généraux ne pouvaient avoir la moindre idée de ce que signifie, dans
le bordereau, la note sur Madagascar. Et quand il suffit au général
Gonse de lire dans le bordereau Note sur Madagascar pour
admettre d'emblée qu'il s'agit du mémoire secret rédigé en août, il
nous donne une idée de la légèreté incroyable, de l'illogisme et de
la sottise qui ont faussé toute cette affaire. En fait, les cinq mentions contenues au bordereau ne sont que
des étiquettes, et sous ces étiquettes nul n'a pu conjecturer ce qui
se trouvait. Or, dans un pareil état d'ignorance, ceux qui ont osé conclure
de la nature de documents inconnus à la qualité du coupable inconnu
se sont livrés à la fantaisie de raisonnement la plus extravagante. Et notez, je vous prie, que pas un moment, Si on lit l'acte
d'accusation, cette difficulté n'a effleuré l'esprit des enquêteurs et
accusateurs. De même qu'ils n'ont pas pria garde â cette phrase si
gênante pour eux et qui mettait Dreyfus hors de cause : " Je vais
partir en manoeuvres ", de même ils n'ont pas songé une minute
que, puisqu'ils ignoraient la nature des envois faits par le traître,
ils ne pouvaient, avec des données aussi indéterminées, déterminer
le coupable. Non : ils n'y ont pas songé un instant, et je ne crois pas qu'on
puisse pousser plus loin l'irréflexion et l'inconscience. Je me trompe : ils se sont dépassés eux-mêmes, et pour
démontrer que Dreyfus a pu se procurer certains documents, ils
indiquent des moyens qui ont pu, tout aussi bien, être employés par
n'importe qui. Voici ce que dit l'acte d'accusation :
#Si nous examinons ces notes ou documents, nous trouvons
d'abord la note sur le frein hydraulique du 120. L'allégation produite
par le capitaine Dreyfus au sujet de cet engin tombe, Si l'on
considère qu'il lui a suffi de se procurer, soit à la direction de
l'artillerie, *soit dans des conversations avec des officiers de son
arme*, les éléments nécessaires pour être en mesure de produire la
note en question.#
Ë merveille, mais s'il a suffi à Dreyfus, pour être en état de
faire la note sur le frein du 120, de causer avec des officiers
d'artillerie, n'importe qui pourra faire également la même note
pourvu qu'il puisse causer avec des officiers d'artillerie. Or, comme rien n interdit à qui que ce soit, comme rien
n'interdit surtout à un officier d'infanterie comme Esterhazy
d'avoir des *conversations* avec des officiers d'artillerie, le
premier Français venu est, de l'aveu même de l'acte d'accusation,
aussi capable que Dreyfus d'avoir rédigé cette note. Mais pourquoi alors l'acte d'accusation ne se borne-t-il pas à
dire que Dreyfus a pu Connaître ces documents? Pourquoi déclare-
t-il que ces envois, ayant rapport (au moins trois sur cinq) à des
questions d'artillerie, démontrent que l'auteur du bordereau est
nécessairement un officier d'artillerie? Quoi! il suffit, pour faire cette note, de causer avec des
artilleurs, et vous prétendez qu'il est nécessaire, pour causer avec
des artilleurs, d'être artilleur! Et c'est avec ces niaiseries, c'est avec ces raisonnements
d'imbécillité que vous resserrez autour de Dreyfus le cercle de
l'accusation! En vérité, qu'un homme ait pu être livré ainsi à des hommes
dont l'esprit est si évidemment au-dessous du niveau humain, cela
fait trembler. Et ce n'est pas seulement à propos du frein du 120 que les
accusateurs affirment leur débilité mentale. Au sujet des troupes do couverture, comparez ce que dit le
général Gonse et ce que dit l'acte d'accusation. Le général Gonse
déclare (10e audience, tome II, page 110) : Lorsque, à l'indication du bordereau : " Note sur les troupes de
couverture ", on ajoutait : " Il y a quelques modifications au plan >,
c'était absolument exact, Un officier de l'Etat-Major général de
l'armée seul pouvait connaître ces modifications, donner une note
sur ce sujet. *il est absolument impossible* qu'un officier de
troupe, quel qu'il soit, même un officier d'Etat-Major dans une
division, ait pu donner des renseignements importants sur un
sujet de cette nature.
Toujours le même sophisme! Mais comment le général Gonse
peut-il savoir Si les renseignements transmis par l'auteur du
bordereau étaient importants ou non! Et puisqu'il l'ignore, comment
peut-il raisonner à vide? Quant au profond mystère qui, selon lui, enveloppait ces
travaux, voici ce que dit l'acte d'accusation : " Ensuite vient une note sur les troupes de couverture, avec la
restriction que quelques modifications seront apportées par le
nouveau plan. Il nous paraît impossible lue le capitaine Dreyfus
n'ait pas eu connaissance des modifications apportées au
fonctionnement du commandement des troupes de couverture, le
fait ayant eu un caractère confidentiel, *mais non absolument
secret*, et les officiers employés à l'Etat-Major de l'armée ayant,
par suite, pu *s'en entretenir entre eux et en sa présence*. " Ainsi, selon le général Gonse, c'est tellement secret que seul
un officier de l'Etat-Major a pu en connaître. Au contraire,
l'accusation, pour expliquer que Dreyfus pu être informé d'un
travail exécuté dans un autre bureau que le sien, déclare que ce
n'était pas absolument secret. Les officiers en parlaient entre eux,
devant des officiers d'autres bureaux. Mais la conversation est infiniment élastique et extensible :
qui peut dire qu'un renseignement livré à la conversation, s'arrête
aux limites d'un bureau ou d'un ministère? Et comment un officier
de troupe, causant lui aussi avec des officiers d'Etat-Major,
n'aurait-il pu
recueillir quelques échos d'un secret qui n'est pas " absolument
secret "? - Voyez encore le vague et l'inconsistance de ce qui suit :
En ce qui concerne la note sur une modification aux
formations de l'artillerie, il doit s'agir de la suppression des
pontonniers et des modifications en résultant.
Ainsi, ou ne sait même pas avec certitude de quoi il s agit, et
on ose conclure que seul un officier des bureaux de la guerre a pu on
être informé! Et on oublie *qu'à la même date, le projet de
suppression des pontonniers était soumis aux Chambres*, que la
Commission de l'armée en délibérait et qu'il suffisait de connaître
un député ou un sénateur pour être renseigné là-dessus!
VI Mais voici qui est plus singulier encore. A propos du projet du
manuel de tir de l'artillerie, c'est-à-dire à propos de la seule
indication précise que contienne le bordereau, voici ce que dit le
bordereau :
#Ce dernier document est extrêmement difficile à se
procurer, et je ne puis l'avoir à ma disposition que très peu de
jours. Le ministère de la guerre en a envoyé un nombre fixe dans les
Corps et ces corps sont responsables ; chaque officier détenteur
doit remettre le sien après les manoeuvres.#
Ainsi il est bien clair que l'auteur du bordereau emprunte le
manuel de tir à un des officiers qui participent aux manoeuvres. Il
doit le lui - rendre à la fin des manoeuvres pour que celui-ci à son
tour puisse le restituer : et c'est pourquoi il n'en peut disposer que
quelques jours. Je le demande à tout homme de bon sens, Est-ce que pour
emprunter un manuel de tir à un officier d'artillerie, qui va en manoeuvres, il est nécessaire d'appartenir aux bureaux de
la guerre, ou même d'être artilleur? Il semble qu'un officier d'Etat-Major comme Dreyfus, attaché
aux bureaux de la guerre, aurait d'autres moyens de se procurer ce
manuel de tir. Il risquait en le demandant â un officier de corps
d'éveiller la méfiance. Au contraire, Si un officier d'infanterie
comme Esterhazy affecte une grande curiosité pour les exercices.
de tir, s'il demande à assister aux manoeuvres de brigade de 1894
et s'il y assiste en effet, il est tout naturel qu'il dise à un officier
d'artillerie : " Pour m'aider à suivre utilement les manoeuvres,
prêtez-moi donc votre manuel de tir ; je vous le rendrai les
manoeuvres finies. " Pressé par la défense, le général Gonse lui-même a été obligé
d'en convenir devant la cour d'assises (Tome II, page 116) :
Me CLEMENCEAU - Est-ce que le général Gonse pense qu'un
officier d'infanterie allant aux écoles à feu a pu avoir pendant
quelque temps le manuel d'artillerie? Autrement dit, est-ce qu'un
officier d'artillerie aux écoles à feu aurait refusé de prêter à un
chef de bataillon d'infanterie> se trouvant à ces écoles à feu, son
manuel d'artillerie? LE GENERAL GONSE. - Il est certain qu'on aurait pu le lui
prêter, parce qu'on n'est pas en défiance avec les officiers
d'infanterie?
A merveille, mais que reste-t-il donc, dans cet ordre d'idées,
de l'acte d'accusation? C'est parce que trois notes sur cinq se rapportent à
l'artillerie que l'on conclut : Ce doit être un artilleur, et l'analyse la
plus simple, les aveux mêmes des généraux, bien mieux l'acte
d'accusation lui-même établissent que n importe quel officier a pu,
soit par conversation, soit par emprunt, se procurer ces
renseignements ou ces documents.
VII Donc, au point où nous sommes, voici qui est certain. D'abord,
dans les antécédents de Dreyfus, il n'y a rien, absolument rien qui
puisse le désigner au soupçon, et ensuite, dans le contenu même du
bordereau, non seulement il n'y a rien qui désigne particulièrement
Dreyfus, mais rien ne permet même de conclure que le coupable est
un officier d'Etat-Major et un officier d'artillerie. Au contraire, le
paragraphe relatif au manuel d'artillerie semble indiquer plutôt un
officier de corps. Enfin (car il y faut insister), tandis que rien dans
le bordereau ne conclut contre Dreyfus, ou ne fournit aucun indice
contre lui, il y a une phrase, ou plutôt un fait : " Je vais partir en
manoeuvres z, qui met Dreyfus hors de cause ; car s'il est certain
qu'Esterhazy est allé aux manoeuvres contemporaines du bordereau,
il est certain aussi que Dreyfus n'y est pas allé.
DREYFUS ET BERTILLON
-----------------------------------
Le bordereau et les premiers experts
--------------------------------------------
Que reste-t-il donc pour attribuer le bordereau à Dreyfus?
Uniquement les expertises d'écriture. Or il est à peine besoin de faire observer combien " la science
des experts " est conjecturale et incertaine. Il est inutile de rappeler les erreurs effroyables commises
par eux. Condamner un homme sur de simples rapports d'écriture a
toujours été une témérité coupable. En tout cas, pour que les expertises d'écriture puissent avoir
quelque force probante, il faut que les experts soient unanimes ; il
faut qu'entre l'écriture de la pièce criminelle et l'écriture de
l'accusé la ressemblance soit si complète, si évidente, Si
irrésistible que tous, ignorants et savants, à première vue et à
l'examen le plus approfondi, 'l'ensemble et à l'analyse la plus
minutieuse, reconnaissent unanimement l'identité. Nous verrons bientôt qu'il en est ainsi de l'écriture
d'Esterhazy comparée à celle du bordereau.
-
Mais pour Dreyfus c'était tout le contraire. Les experts n ont
pas été d'accord. Sur les cinq qui ont été consultés, deux, MM.
Pelletier et Gobert, ont conclu que le bordereau ne pouvait pas être
attribué à Dreyfus. Trois, MM. Teyssonnières, Charavay et Bertillon concluent que
le bordereau doit être attribué à Dreyfus. Même si la conclusion de
ces derniers était ferme, absolue,
ces sortes de questions ne se tranchent pas à la majorité. Quand on
n'a pour condamner un homme qu'un morceau d'écriture non signé,
quand cet homme nie en être l'auteur, et quand deux spécialistes
sont d'un avis, trois d'un autre, il y a au moins un doute grave, et il
est effrayant que dans l'acte d'accusation il n'y ait pas trace de ce
doute. Mais, ce qui aggrave la responsabilité de l'accusation et des
juges, c'est que les trois experts défavorables à Dreyfus n'ont pu
affirmer la ressemblance complète de l'écriture du bordereau à
celle de Dreyfus. Il faut écarter d'abord M. Bertillon, l'anthropométreur, qu'il ne
faut pas confondre avec le savant statisticien ; sa déposition a
frappé de stupeur les juges mêmes du Conseil de guerre. A la cour d'assises, quand il commença à ébaucher son
système, il donna à tous une telle impression d'étrangeté que le
lendemain il reçut du ministère de la guerre l'ordre de se taire. On
craignait de montrer au public l'état d'esprit de l'expert qui avait
fait la majorité. Mais le schéma que nous possédons de lui, qu'il a soumis aux
juges du Conseil de guerre et qu'au procès Zola il a reconnu exact
suffit à démontrer, pour parler son langage, l'étrangeté de son "
rythme " mental. L'Etat-Major, pour se défendre, a commis bien des
indiscrétions ; il a maintes fois violé lui-même le huis clos. Il a
communiqué à l'Eclair le texte du bordereau ; il a divulgué la
pièce secrète : " cette canaille de D... " Il a laissé aux mains d'un
expert la photographie du bordereau. Il a publié la prétendue lettre
de 1896 écrite par un attaché à un autre. Nous le mettons au défi de publier in extenso le rapport
Bertillon et sa déposition devant le Conseil de guerre ; il n'y aurait
qu'un cri d'épouvante dans tout le monde civilisé. Quoi! ce sont ces visions qui ont décidé de la vie et de
l'honneur d'un homme.
II Ce qui caractérise l'état mental de M. Bertillon, c'est qu'aux
hypothèses les plus incertaines, les plus contestables, il donne
d'emblée une forme mathématique, une figuration matérielle qui
supprime désormais pour lui le doute et la discussion. Par exemple, il croit qu'Alfred Dreyfus a utilisé, au moins en
partie, pour écrire le bordereau, l'écriture de son frère Mathieu
Dreyfus. L'hypothèse, comme on le verra, est absurde et fausse ; en
tout cas, elle est controversable et elle est Si étrange que M.
Bertillon lui-même ne devrait la risquer qu'avec prudence. - Pas du tout ; et comme dans le bureau d'Alfred Dreyfus on a
trouvé deux lettres de Mathieu Dreyfus dont Alfred aurait, selon M.
Bertillon, décalqué quelques mots, il dit devant la cour d'assises,
avec une certitude à la fois mathématique et sibylline : " Le
bordereau, quoi qu'on en dise, n'est pas d'une écriture courante ; il
obéit à un rythme géométrique dont l'équation se trouve dans le
buvard du premier condamné. " Et M. Bertillon s'éblouit lui-même de ces formules pseudo-
scientifiques qui, pour les géomètres, n'ont aucun sens. De même, M. Bertillon émet l'hypothèse que si l'écriture du
bordereau n'est pas semblable entièrement i, celle de Dreyfus, s'il y
a même, pour bien des traits caractéristiques, des différences
notables, c'est parce que Dreyfus avait à dessein altéré son
écriture afin de répondre plus tard, s'il était pris, à toute une
catégorie d'accusations. Soit : c'est une hypothèse à discuter, et : nous la discuterons.
Ce qui est effrayant, c'est de la convertir en un tracé géométrique
et militaire. Il n'est pas de pire désordre mental et de pire cause
d'erreur que de donner à des suppositions de l'esprit, en les
matérialisant, une fausse précision et une certitude illusoire. Je voudrais pouvoir mettre sous les yeux de tons les lecteurs
ce dessin de M. Bertillon avec ses flèches et ses tranchées, avec "
son arsenal de l'espion habituel élevé spécialement en vue de
desservir les ouvrages de droite, mais pouvant néanmoins prêter
aux ouvrages de gauche une aide souvent plus nuisible qu'utile! " ;
avec " Sa batterie des doubles SS, tir à longue portée et en tous
sens! ", avec " sa forgerie! ", avec sa " dernière tranchée
souterraine et plus dissimulée! " ; avec les prévisions tactiques
qu'il prête à l'accusé :
Plan de la défense en cas d'attaque venant de la droite : 1e Se
tenir coi dans l'espérance que l'assaillant, intimidé à première vue
par les maculatures et les signes de l'écriture rapide, reculera
devant les initiales et la tour des doubles SS : 2e se réfugier dans
l'arsenal de l'espion habituel ; 3e invoquer le coup ténébreusement
monté.
Enfin, pour abréger, voici sur ce beau plan militaire " la
citadelle des rébus graphiques ", voici " la voie tortueuse et
souterraine reliant l'es différents trucs entre eux et permettant au
dernier moment de la citadelle ". Je le répète, M. Bertillon, devant la cour d'assises, a reconnu
l'exactitude de ce schéma. Voilà donc un homme qui est chargé sur quelques lignes
d'écriture non signées de reconnaître la main d'un autre homme ; et
cet expert se livre à l'exécution du plan que je viens de décrire ; et
c'est lui qui, parmi les cinq experts consultés, fait pencher la
majorité contre Dreyfus. Oui, cela est terrible. Mais il ne faut pas, quelque évident que soit ici le désordre
d'esprit, s'arrêter à ces apparences : puisqu'aussi bien Bertillon a
été dans l'affaire un personnage quasi décisif, il faut aller au fond
de son oeuvre et saisir le sophisme essentiel de ce d'élire logique. M. Bertillon, il l'a dit lui-même devant la cour d'assises, n'a
pas voulu simplement comparer l'écriture du bordereau et l'écriture de Dreyfus. C'était besogne trop modeste
pour lui et trop vulgaire. Comme il l'a dit orgueilleusement, il n'est pas un graphologue,
et il ne croit pas beaucoup à la graphologie. Lui, il est un
psychologue, et c'est en psychologue qu'il a étudié les écritures.
Le système Bertillon
------------------------
I
Il s'est dit : Dans l'hypothèse où Dreyfus serait le traître, il a
dû se préoccuper avant tout du cas où il serait pris. Or, il pouvait être pris de deux façons. Ou bien le bordereau
serait trouvé sur lui, ou bien, au contraire, le bordereau serait
saisi par le ministère sans qu'on pût en conjecturer l'auteur. Et pour les deux cas Dreyfus devait avoir des réponses prêtes. Dans le premier cas, Si le bordereau était saisi ou chez
Dreyfus, à son domicile, avant qu'il l'eût expédié, ou sur lui, dans sa
poche, comment, étant ainsi porteur du document criminel, pouvait-
il se défendre? Il n'avait qu'une ressource : c'est de dire que c'était
un coup monté et que des ennemis pour le perdre, avaient glissé,
dans son tiroir ou dans sa poche, le bordereau compromettant. Mais
pour qu'il pût dire cela, pour que la manoeuvre des ennemis fût
vraisemblable, il fallait qu'entre l'écriture du bordereau et celle de
Dreyfus, il y eût des ressemblances marquées. Il fallait aussi que certains mots fussent décalqués sur
l'écriture même de Dreyfus pour que celui-ci pût dire : Vous voyez
bien que c'est un calque, et une infâme manoeuvre de mes ennemis. Et voilà comment, selon M. Bertillon, Dreyfus, pour se
défendre au cas où le bordereau serait saisi sur lui, avait laissé
subsister une ressemblance sensible entre son écriture et celle du
bordereau. " L'identité d'écriture, dit textuellement M. Bertillon
(fragment de son rapport ,procès Zola, tome II, page 398), a été
conservée volontairement par notre criminel qui compte s'en servir
comme d'une sauvegarde justement a' cause de son absurdité même.
" Voilà aussi comment, selon M. Bertillon, il avait pris la peine
pour confectionner le bordereau, de décalquer des mots de sa propre
écriture pris dans un travail technique déjà fait par lui. Et ce sont
ces premières dispositions de défense qui figurent dans la partie
gauche du plan militaire de M. Bertillon. Mais ici, que ce grand tacticien nous permette de l'arrêter
tout de suite. Pour que Dreyfus redoutât qu'on saisît sur lui ou dans
son tiroir, le bordereau, il fallait qu'il se crût soupçonné ou
surveillé. Et dans ce cas le plus simple était encore d'adresser les
documents sans aucune note d'envoi. L'envoi du bordereau suppose chez le coupable, quel qu'il soit,
une sécurité à peu près complète. De plus, puisque Dreyfus a tout calculé, selon Bertillon, avec
une rigueur polytechnicienne, le danger d'être pris avec le
bordereau sur soi est extrêmement court. Ecrire le bordereau à la
dernière heure, quand toutes les notes sont déjà rassemblées, et
envoyer le tout immédiatement, cela réduit le danger au minimum. Au contraire, il y a un danger extrême à laisser entre son
écriture ordinaire et celle du bordereau une ressemblance marquée.
C'est là un danger durable, qui se prolonge tant que le bordereau
n'est pas détruit. Et en outre, comme la surveillance constante de la police
française s'exerce sur les attachés étrangers, et non sur la totalité
des officiers français, il y a beaucoup plus de chances que le
bordereau soit pris à la légation militaire étrangère, ou à la poste,
que dans la poche de l'officier français. Si donc l'auteur du bordereau avait fait tons les calculs que
lui prête M. Bertillon, il se serait exposé à un très grand danger
pour en éviter un tout petit. Mais comment M. Bertillon n'a-t-il pas
vu que le coupable, en compliquant à ce point la fabrication du
bordereau, aggravait et multipliait pour lui le péril? Quoi! Il
redoute qu'on prenne le bordereau sur lui, et au lieu de le faire vite,
il s'amuse à décalquer péniblement, lentement, Sa propre écriture.
Il prolonge ainsi l'opération pendant laquelle le risque pour lui est
au maximum : car il lui sera vraiment difficile de faire croire que
c'est un ennemi qui lui a glissé dans la poche le document criminel,
et pendant qu'il se livre à ces lentes manipulations d'écriture, à ces
minutieux travaux de décalquage qu'il ne pourra aucunement
expliquer s'il est surpris, il est, je le répète, au maximum du
danger. Et c'est lui qui, par prudence, aurait ainsi prolongé la période
la plus critique! C'est de la pure folie. D'ailleurs, comment aurait-il
pu employer, avec un succès certain ou même probable, ce moyen
présumé de défense? Il n'est vraiment pas commode, si graphologue
qu'on soit, de distinguer toujours un mot écrit par un homme
directement du même mot écrit par cet tomme et décalqué par lui. Il eût donc été extrêmement difficile au coupable, Si le
bordereau eût été pris sur lui, de le rejeter sur un autre en
alléguant un décalque très difficile à établir. C'est donc pour un moyen de défense tout à fait incertain et
même nul que Dreyfus se fût exposé aux dangers résultant pour lui
de la longueur de l'opération.
II
D'ailleurs, M. Bertillon, en supposant que le traître recourait à
une facture aussi compliquée, aussi laborieuse, oublie qu'il n'était
pas un traître d'occasion, n'opérant qu'une fois. La première phrase du bordereau démontre qu'il s'agit d'un
traître d'habitude : c'est donc souvent qu'il devait renouveler les
envois. C'est donc souvent qu'il devait se livrer à la fabrication si
étrangement compliquée et si manifestement dangereuse que lui
prête le chimérique Bertillon. Ce serait d'une déraison absolue, et d'une impossibilité
complète. Enfin, M. Bertillon, ayant en main le bordereau, a cédé à une
illusion assez naturelle. Comme, pour lui, le bordereau était tout, il
a supposé que pour le traître aussi le bordereau était tout, et que
sur celui-ci devait se concentrer tout l'effort de précaution, toute
l'ingéniosité de défense préventive du coupable. C'est une erreur : le bordereau n'était pour le traître qu'une
minime part du danger. Sans doute, la pièce pouvait être surprise.
Mais c'est surtout en recueillant des renseignements, en
empruntant des documents comme le manuel de tir, en faisant
copier ces documents, en expédiant des notes plus ou moins
volumineuses, en ayant des entrevues personnelles, comme il était
inévitable, avec l'attaché étranger qu'il courait des risques : et
c'est bien plutôt à l'ensemble de sa conduite qu'il devait appliquer
son système de précaution et de dissimulation qu'aux quelques
lignes du bordereau, hâtivement griffonnées et expédiées sans
signature à la légation militaire. En fait, Esterhazy était beaucoup plus près de la raison quand
il écrivait tout simplement le bordereau, comme nous le verrons
bientôt, de son écriture naturelle et courante. En tout cas, M. Bertillon touche aux limites de l'absurde quand
il suppose qu'en prévision d'un danger infiniment improbable et
extrêmement réduit, le traître allait se condamner, pour la
fabrication du bordereau, à des opérations complexes, longues,
difficiles qui créaient pour lui un péril très grave. C'est pourtant à cette imagination puérile et absurde que M.
Bertillon n'a pas craint de donner, dans son graphique, une sorte de
certitude matérielle et de précision linéaire. Cc sont ces
suppositions inconsistantes et niaises qui ont été comme réalisées
par lui en arsenal, en tranchées souterraines, en forgerie, en
batterie, en cheminements obscurs d'espions ténébreusement
conseillés. Qu'une pareille aberration cérébrale ait pu se produire, cela
est de l'humanité ; mais qu'elle ait pu, dans la stupide enquête
menée contre Dreyfus, agir sur les décisions suprêmes des
accusateurs et du ministre c'est ce qui sera la honte éternelle des
coteries militaires, et un scandale de la pensée. Mais par cette série de calculs enfantins et tortueux,
Bertillon substituant sa pensée déréglée à celle du traître, n'avait
paré qu'à une des deux hypothèses. Restait l'autre. Restait le cas où le bordereau ne serait pas pris dans le tiroir
ou dans la poche de Dreyfus, mais ailleurs. Dans ce cas, il devenait
très dangereux qu'entre l'écriture du bordereau et sa propre
écriture il y eût des ressemblances trop marquées. - Il ne lui était plus possible alors de dire : " C'est pour me
perdre que mes ennemis ont fabriqué ces ressemblances. ", puisque
le document ,n'étant pas trouvé sur lui, ne pouvait le compromettre
immédiatement. Et, au contraire, ces ressemblances d'écritures mettaient sur
la trace du coupable et le désignaient. Ainsi les ressemblances qui, dans la pensée de l'ingénieux
Bertillon, devaient servir la défense de Dreyfus au cas où le
bordereau eût été pris sur lui devenaient au contraire accusatrices
au cas où le bordereau serait pris ailleurs. Que faire alors, et comment résoudre la difficulté? C'est bien
simple et notre psychologue ne s embarrassera pas pour Si peu.
Dreyfus, conseillé après coup par son subtil interprète, mettra dans
le bordereau des ressemblances d'écriture pour le cas ou le
bordereau serait pris sur lui, et il y mettra des différences
notables pour pouvoir s'écrier au cas où le bordereau serait pris
ailleurs : " Ce n'est pas de moi. > Et comme il y a en effet entre l'écriture du bordereau et celle
de Dreyfus, quelques ressemblances superficielles avec des
différences caractérisées, notre Bertillon triomphe, et, en
substance, il conclut i, la trahison par le syllogisme suivant qui
donne la clef de sa méthode, le secret de son schéma et la mesure
de son génie : " Dans l'hypothèse où Dreyfus serait un traître, il aurait mis
dans le bordereau des ressemblances avec sou écriture propre et
des différences. Or il y a en effet des ressemblances et des
différences : donc Dreyfus est un traître. " Il n'y a qu'un malheur : c'est que, pareillement dans
l'hypothèse où Dreyfus ne serait pas un traître, il se pourrait aussi
fort bien qu'entre son écriture et celle du bordereau, il y eut, avec
quelques ressemblances, des différences. Mais c'est la seule hypothèse à laquelle n'ait point songé M.
Bertillon ; il a, sans y prendre garde, considéré d'emblée la trahison
comme acquise et avec cette clef, forgée par lui, il s'est mis
magistralement a' expliquer le bordereau. Il n'a pas songé une
minute que le bordereau pouvait être d'un autre, et que, s'il était
d'un autre, il était tout naturel que, malgré certaines rencontres
d'écriture, il n'y eut pas ressemblance complète de l'écriture de
Dreyfus et du bordereau. C'est pourtant cet incroyable sophisme qui fait tout le fond du
système Bertillon : c'est par cette imbécillité raisonneuse et cette
logique folle qu'a été soudain, au cours de l'enquête, aggravé le cas
de Dreyfus, et décidé son destin. Pour que cette affaire fût complète, il y fallait la déraison
suprême : elle y est.
L'illusion tenace
-----------------
--- I ---
Et voici l'illusion tenace qui caractérise l'état spécial de M.
Bertillon. Deux ans après, quand ou lui eut fourni la preuve que l'écriture
du bordereau était identique à celle d'Esterhazy, quand il l'eut
reconnu lui-même, il persista à soutenir que le bordereau n'avait pu
être fabriqué que selon son système à lui. Le colonel Picquart dé pose qu'après avoir eu en main des
lettres d'Esterhazy, il les a soumises à M. Bertillon :
M. Bertillon, dés que je lui eus présenté la photographie, me
dit : C'est l'écriture du bordereau. - Je lui dis : Ne vous pressez pas ;
voulez-vous reprendre cet échantillon et l'examiner à loisir? - Il
me répliqua : Non, c'est l'écriture du bordereau ; d'où tenez-vous
cela.?
Ainsi, pour M. Bertillon, dès qu'on lui soumet, sans lui dire
quelles sont ces pièces, des lettres d'Esterhazy, l'identité entre
l'écriture du bordereau et l'écriture de ces lettres a éclaté. Il ne le
nie pas devant la cour d'assises. Voici ses paroles, confirmant celles du colonel Picquart :
#En déposant le papier sur la table, je lui ai dit : C'est encore
l'affaire Dreyfus? - Il 'm'a dit : Oui... enfin, je voudrais savoir votre
opinion. - J'ai regardé cette écriture et je lui ai dit : Cela
ressemble singulièrement à l'écriture du bordereau...#
Le colonel Picquart lui laissa la lettre d'Esterhazy pour
l'étudier à loisir, et M. Bertillon ajoute :
#Je fis ce que me demandait le colonel Picquart : je fis
photographier le document, et, ma foi, je vous dirai que je ne m'en
suis pas occupé plus longuement. J'avais une écriture qui
ressemblait à celle du bordereau. Or, j'ai fait la démonstration
absolue que le bordereau ne peut pas être d'une autre personne que
le condamné. *Qu'est-ce que cela me fait qu'il y ait d'autres
écritures semblables à celle-là?* Il y aurait cent officiers au
ministère de la guerre qui auraient cette écriture, cela me serait
absolument égal car pour moi la démonstration est faite.#
Ainsi, voilà un homme auquel il y a deux ans on a soumis un
bordereau non signé. Ce bordereau offrait avec l'écriture de Dreyfus
quelques ressemblances, mais aussi, bien des différences.
Néanmoins, en vertu d'un système tout psychologique, c'est-à-dire
arbitraire et incertain, sinon absurde, il conclut que le bordereau
doit être attribué à Dreyfus. Deux ans après, on lui présente un autre morceau d'écriture,
une lettre d'Esterhazy. Cette fois, ce ne sont plus des
ressemblances incomplètes, partielles, incertaines : c'est l'identité
absolue, c'est la ressemblance foudroyante dans le détail comme
dans l'ensemble, trait pour trait. Cette identité, M. Bertillon lui-même en est saisi, mais il dit :
" *Qu'est-ce que cela me fait, puisqu'il y a deux ans j'ai fait ma
démonstration?* " Comme un inventeur maniaque qui n'accepte pas le démenti
brutal de l'expérience, M. Bertillon maintient contre l'évidence le
système incohérent sous lequel il a accablé Dreyfus. Et il ne lui
vient pas une minute la pensée de se demander : " Mais Si le bordereau, comme je l'ai cru il y a deux ans, est le produit d'une fabrication tout à fait compliquée, s'il est
fait de l'écriture naturelle et directe d'Alfred Dreyfus, de l'écriture
de Dreyfus décalquée par lui-même, d'altérations volontaires
introduites par Dreyfus et, en outre, comme je l'ai dit aussi, de
certains mots de l'écriture du frère, Mathieu Dreyfus, décalquée par
Alfred, Si le bordereau est vraiment, comme je l'ai affirmé aux
juges, une macédoine d'écritures aussi extraordinairement
composée, par quelle rencontre merveilleuse, par quel miracle
sans précédent sous les cieux, l'écriture spontanée, naturelle, d'un
autre officier ressemble-t-elle, trait pour trait, lettre pour lettre,
point par point, au produit artificiel, & l'étonnante mixture que
j'avais cru démêler? " Non! pas une minute, cette question n'effleure l'esprit de M.
Bertillon. Il a son système, cela le dispense de toute raison. Et
contre ce système la vérité, l'évidence se brisent.
--- II ---
j'ai assisté à la déposition de M. Bertillon devant la cour
d'assises : comme ces spirites qui vous parlent avec assurance de
leurs révélations, mais qui ne sont pas pressés de vous faire
assister aux expériences décisives, M. Bertillon affirmait devant la
cour et devant la postérité, l'excellence de son système, mais il
hésitait à l'analyser devant nous ; il ne laissait échapper que des
bribes. Et pendant qu'il parlait, pendant que la défense lui arrachait,
lambeau par lambeau, l'aveu de son rêve extravagant la défense
triomphait. Et chose curieuse : les officiers des bureaux de la guerre, qui
étaient là, commandants et généraux, par leurs ricanements, par
leurs haussements d'épaules, affectaient de se désintéresser de
Bertillon. Qu'y avait-il de commun entre ce délire et eux?
Trop tard, messieurs! Ce n'est pas après le procès, ce n'est pas après la
condamnation qu'il fallait reconnaître et désavouer l'aberration de
cet homme. Vous le raillez maintenant mais vous vous êtes servis
de sa déraison pour condamner l'innocent. Etrange justice qui en est réduite à rejeter, avec mépris le
lendemain, les instruments d'accusation dont elle a usé. A les rejeter et à les cacher Car le lendemain, le ministère de
la guerre signifiait à Bertillon qu'il eût à se taire. Et il se refusa,
*par ordre*, à expliquer publiquement sa méthode. Pauvre outil faussé que l'on jette au loin ou qu'on enfouit sous
terre quand une fois l'attentat est consommé! Mais quoi que fassent les officiers, mêlés comme enquêteurs
ou comme juges au procès Dreyfus, ils ne peuvent plus se séparer
de Bertillon ; ils restent éternellement solidaires de lui. S'ils ont
pris son système au sérieux, sa déraison est leur déraison, et s'ils
ne l'ont pas pris au sérieux, s'ils s'en sont servis, sans y croire, ce
qui est déraison chez lui est crime chez eux.
--- III ---
Mais admirez l'inconscience des accusateurs. Quelque
jugement que l'on porte sur la méthode de M. Bertillon, elle est tout
à fait particulière. Il ne s'agit plus avec lui d'une expertise
d'écritures ordinaire ; il le déclare lui-même devant la cour
d'assises (page 406) : " j'ai des preuves qui ne sont pas précisément des preuves
graphiques. je n'ai pas confiance dans l'expertise des écritures ; je
crois que c'est une chose qui est bonne pour une élimination, mais
qu'ensuite il faut faire table rase! " Ainsi, il n'y a rien de commun entre le travail fait par M.
Bertillon et le travail fait par les quatre autres experts. MM.
Charavay, Teyssonnières, Gobert, Pelletier, ont procédé, eux, â une expertise d'écritures ; c'est comme graphologues
qu'ils ont étudié le bordereau. MM. Charavay et Teyssonnières ont conclu qu'il devait être
attribué à Dreyfus. MM. Gobert et Pelletier ont conclu qu'il ne
pouvait pas être attribué à Dreyfus : deux contre deux. Mais quoique leurs conclusions fussent opposées, leur travail
était du même ordre. C'était une expertise d'écriture et rien que
cela. La méthode de M. Bertillon, quelle qu'en soit la valeur, était
donc d'une tout autre nature et son travail était hors cadre. - Or, de ce fait Si important, il n'y a pas trace dans l'acte
d'accusation. Voici le passage qui concerne M. Bertillon
#M. Bertillon, chef du service de l'identité judiciaire, chargé
aussi d'un premier examen, avait formulé le 13 octobre 1894 ses
conclusions comme suit : " Si l'on écarte l'hypothèse d'un document
forgé avec soin, il appert maintenant que c'est la même personne
qui a écrit la lettre et les pièces incriminées. " Dans son rapport du 23 du même mois, établi après un examen
plus approfondi et portant sur un plus grand nombre de pièces, M.
Bertillon a formulé les conclusions suivantes qui sont beaucoup
plus affirmatives : " La preuve est laite, péremptoire ; vous savez
quelle était mon opinion du premier jour, elle est maintenant
absolue, complète, sans réserve aucune. "#
je défie qu'on puisse démêler dans ces lignes qu'il y a un
abîme entre la méthode de M. Bertillon et une expertise d'écritures. Evidemment Si les enquêteurs y avaient pris garde, s'ils s'en
étaient rendu compte, il y aurait un mot là-dessus dans l'acte
d'accusation. Mais non : le rapport Bertillon est traité comme un
simple rapport d'expertise : il vient s'ajouter aux autres rapports
d'experts ; il est clair que les enquêteurs demandaient simplement
aux experts : e Concluez-vous contre Dreyfus? - Oui. - C'est bien ; "
et n'examinaient de prés ni par quels procédés ni par quels
principes ils avaient conclu. Mais nous, maintenant, qui savons par le schéma de Bertillon
et par sa déposition en cour d'assises â quelle aventureuse et
extravagante méthode il a demandé ses conclusions, nous avons le
droit de dénoncer l'inconscience avec laquelle les accusateurs
présentent son rapport comme tout pareil aux autres.
--- IV ---
Pourtant dans les quelques lignes de lui qu'on cite, si courtes
soient-elles, quelque chose d'étrange encore se devine. Dans son
premier rapport, il conclut que Dreyfus est bien l'auteur du
bordereau, " si l'on écarte l'hypothèse d'une pièce forgée avec
soin ". Donc, tout de suite, avec son goût du compliqué, M. Bertillon
a pensé à une pièce forgée ; mais au début, il lui apparaissait que
cette pièce, Si elle avait été forgée, avait dû l'être par un autre que
Dreyfus. Aussi, au début, M. Bertillon ne pouvait concilier la
culpabilité de Dreyfus et sou penchant pour l'hypothèse compliquée
d'une pièce forgée. Dans l'intervalle entre ses deux rapports, un
éclair de génie a lui, et la conciliation lui a apparu. Oui, le
bordereau était une pièce forgée ; mais elle l'avait été par l'auteur
du bordereau lui-même. Le roman était plus mystérieux encore et
plus étrange : dès lors il était plus vrai, et la certitude était
absolue. Ainsi travaillait l'imagination de M. Bertillon, et le
bordereau n'était pour lui qu'une de ces nuées inconsistantes où
l'esprit croit voir les formes qu'il veut. Tout cela a échappé aux enquêteurs ; tout cela, pour les
accusateurs, est nul et non avenu. Ils ne paraissent même pas avoir
soupçonné le chaos de suppositions, de fantaisies et
d'extravagances, (lui s'agite dans la pensée et le rapport de M.
Bertillon, c'est-à-dire dans l'accusation elle-même dont M.
Bertillon a été, au moment décisif, la caution et le répondant.
Le chaos de l'enquête
---------------------
--- I ---
Et ce qui ajoute encore au chaos de l'enquête, à son
incohérence et à son étrangeté, c'est que quelques-uns des
enquêteurs ont mêlé à la confection du bordereau le frère de
l'accusé, Mathieu Dreyfus. C'est d'abord l'enquêteur préalable, celui qui a tout mené, M.
du Paty de Clam. Voici ce que dit le colonel Picquart (tome I, page
288) :
#La seconde personne à qui je montrai cet échantillon de
l'écriture du commandant Esterhazy, fut le colonel du Paty, alors
commandant. Je ne le lui confiai que quelques minutes, cinq
minutes, je crois, et il me dit : " C'est l'écriture de Mathieu
Dreyfus ". Il faut vous dire, pour expliquer cela, que le colonel du
Paty prétendait que pour écrire le bordereau, Alfred Dreyfus avait
fait un mélange de son écriture avec celle de son frère.#
M.
du Paty de Clam n'a point démenti cela, et, au contraire,
dans la conversation suprême qu'il a eue avec Dreyfus, après la
condamnation de celui-ci, il lui a parlé encore de la " complicité "
de sa famille. Je suppose, pour le dire en passant, que, lorsque le général
Mercier, dans l'interview qu'il accorda le 28 novembre 1894 à M.
Léser du Figaro, lui disait : " Tout ce que l'on peut affirmer, c'est
que la culpabilité de cet officier est certaine et qu'il a eu des
complices civils ", il faisait allusion au concours que Mathieu
Dreyfus aurait prêté à son frère pour la confection du bordereau. Cette suggestion ne lui venait pas seulement de M. du Paty,
elle lui venait de M. Bertillon. L'opinion de celui-ci n'est pas
douteuse. Quand le colonel Picquart lui montra les lettres
d'Esterhazy, il s'écria : " C'est l'écriture du bordereau... ou celle de
Mathieu Dreyfus. "
Il
assimilait donc l'une à l'autre. D'ailleurs, il résulte dé sa déposition même qu'il s'est servi,
pour démontrer la culpabilité d'Alfred Dreyfus, de deux ou trois
lettrés de Mathieu Dreyfus saisies dans le buvard d'Alfred à son
domicile. Ces lettres, par leur contenu, n'avaient aucun rapport, même
lointain, avec une affaire dé trahison ou avec la défense nationale.
Elles étaient sur des sujets indifférent, une entre autres sur un
fusil de chasse. Immédiatement, M. Bertillon ramène ces lettres au bordereau :
il les fait entrer dans le plan de fabrication extrêmement complexe
qu'il prête à l'accusé, et il affirme que celui-ci a utilisé, par
décalque, certains mots, certaines lettres de Mathieu Dreyfus pour
déguiser en partie sa propre écriture. Ainsi il ne suffit pas à Alfred Dreyfus, selon M. Bertillon,
d'avoir laissé subsister exprès entre son écriture et celle du
bordereau, certaines ressemblances ; il ne lui suffit pas d'avoir
Juxtaposé aux mots courants de sa propre écriture des mots de sa
propre écriture décalqués par lui même ; il ne lui suffit pas d'avoir
glissé dans cette mixture certaines lettres certaines formes
graphiques, comme les doubles SS, qui ne sont ni dans sa propre
écriture, ni dans celle de son frère : il faut encore qu'il utilise
certains éléments de l'écriture de son frère et qu'il jette ce
suprême ingrédient dans le bordereau, véritable chaudière de
Macbeth où l'imagination de M. Bertillon ,sorcière incomparable,
mêlé> broie, dénature les éléments.
--- II ---
C'est donc entendu. Selon M. du Paty de Clam et selon M.
Bertillon, il y a dans le bordereau des parties de l'écriture de
Mathieu Dreyfus. Combien cette hypothèse est intenable et absurde, deux mots
suffisent à le montrer. D'abord, comment concilier cette
imprudence d'Alfred Dreyfus gardant dans son buvard, six mois
encore après la confection du bordereau, des pièces qui peuvent le
compromettre, avec ce que dit l'acte d'accusation? On y lit ceci :
#Au moment de son arrestation, le 15 octobre dernier,
lorsqu'on lé fouilla, il dit : " Prenez mes clefs, ouvrez tout chez
moi ; vous ne trouverez rien. " La perquisition qui a été pratiquée à
son domicile a amené à peu prés le résultat indiqué par lui. Mais il
est permis de penser que Si aucune lettre même de famille, sauf
celles des fiançailles adressées à madame Dreyfus, aucune note,
même des fournisseurs, n'ont été trouvées dans cette perquisition,
c'est que tout ce qui aurait pu être en quelque façon compromettant
avait été caché ou détruit de tout temps.#
C'est admirable, et il est clair que ce système
d'interprétation fera toujours un coupable d'un innocent. De même qu'on dit : " Si l'écriture du bordereau ne ressemble
pas tout à fait à la sienne, c'est qu'il l'a déguisée volontairement ; "
on dit : " Si après une arrestation soudaine, on n'a trouvé chez lui
aucun papier compromettant, c'est que de tout temps il faisait tout
disparaître. " Oui, quelle est l'innocence qui résistera à ces partis pris de
raisonnement? Mais en tout cas, que M. Bertillon explique comment cet
homme, qui détruit Si soigneusement tout ce qui peut, même à un
faible degré, lé compromettre, conserve justement, six mois encore
après la confection du bordereau, les lettres de son frère qu'il
aurait utilisées pour ce bordereau. C'est le document qui va le perdre, qui va perdre son frère! et
c'est justement ce document qu'il garde dans son buvard, quand
l'opération est depuis longtemps finie! Et l'homme qui commet cette folie est le polytechnicien
calculateur et retors qui selon M. Bertillon a prévu tous les cas,
toutes les formes possibles du danger> et qui a paré à tout! Oui, l'homme qui, selon M. Bertillon, a craint que le bordereau
fût saisi sur lui, à son domicile ou dans sa poche, et à qui ce danger
de quelques minutés a paru Si grand qu'il y a presque tout
subordonné, ce même homme garde à son domicile, sur sa table de
travail, d'avril en octobre, les lettres dé son frère qui sont entrées
comme éléments dans le bordereau? Qu'on réponde, ou qu'on essaie même de répondre. Mais M.
Bertillon n'a pas même entrevu la contradiction misérable où il se
heurtait, Si Dreyfus est un étourdi, un imprévoyant, tout le système
de démonstration psychologique dé M. Bertillon tombe, puisqu'il
suppose avant tout le profond esprit dé calcul, de prévoyance et de
dissimulation de Dreyfus. Et si celui-ci est au contraire subtil, soupçonneux et
minutieusement prudent comme l'exige le système, comment est-il
possible qu'il laissé traîner ainsi, et qu'il réservé exprès pour le
regard perçant du grand homme le document le plus dangereux pour
lui? Incohérence de plus qui s'ajoute à toutes les incohérences de
cette instruction fantastique> qui déconcerte toute pensée.
--- III ---
Mais encore, quel intérêt avait donc Dreyfus à utiliser ainsi
pour le bordereau l'écriture de son frère? Ou bien l'écriture de Mathieu Dreyfus ressemblait à celle
d'Alfred : et vraiment Dreyfus n'avait point besoin de copier son
frère pour introduire dans le bordereau des ressemblances à sa
propre écriture ; il n'avait qu'à écrire lui-même. Ou bien, au contraire, l'écriture de Mathieu Dreyfus différait
de celle d'Alfred ; et si celui-ci voulait introduire dans lé
bordereau des traits d'une écriture différente, il n'avait qu'à copier
l'écriture de n'importe qui. Tout valait mieux pour lui que de copier celle de son frère. Car ceci était dangereux à tous égards. C'était dangereux
d'abord pour son frère, qui pouvait ainsi être impliqué dans
l'affairé. On pouvait, en effet, supposer, comme l'a insinué M.
Bertillon, comme l'a insinué M. du Paty, qu'il savait l'usage auquel
Alfred Dreyfus destinait ces lettrés et qu'il y avait même introduit
à dessein quelques mots utilisables pour le bordereau. C'était aussi très dangereux pour Dreyfus lui-même, car
l'écriture de son frère, Si On la retrouvait dans le bordereau, le
dénonçait lui-même. Copier l'écriture de son frère était donc pour Dreyfus la
manoeuvre la plus inutile et la plus redoutable à la fois, c'est-à-
dire la plus absurde. Et il a fallu, pour la lui prêter, l'imagination égarée de M.
Bertillon uniquement occupé à corser son feuilleton scientifique,
romanesque et ténébreux. Il y a fallu aussi le cerveau de faussaire de du Paty de Clam,
de l'homme connu aujourd'hui comme l'esprit le plus trouble et
l'intrigant le plus misérable. On sait à présent, malgré la complaisance dés juges, que du
Paty de Clam emploie de préférence, dans le crime, les moyens
compliqués et tortueux, et il était tout naturel qu'il supposât que le
bordereau avait été fabriqué de même, Dans ce bordereau où Bertillon et du Paty de Clam avaient cru
voir comme en un miroir magique tant de scènes étranges, Dreyfus
décalquant sa propre écriture, Dreyfus mêlant écriture spontanée à
son écriture décalquée, Dreyfus saupoudrant de différences
caractéristiques, la ressemblance générale d'écriture, et poussant
la rouerie jusqu'à " combiner dans le style la concision et la
prolixité ", Dreyfus, enfin décalquant l'écriture de son frère, oui,
dans ce miroir magique, Bertillon et du Paty de Clam n'avaient vu,
sans y prendre garde,- que leur propre image, le reflet trouble de
leur' prétentieuse sottise ou de leur ténébreuse perversité. Mais enfin, puisque ce prétendu emprunt d'écriture à Mathieu
Dreyfus, Si absurde qu'il soit, était affirmé par Bertillon et du Paty
de Clam, puisqu'ils expliquaient par là une partie au moins des
différences qui séparent l'écriture. du bordereau de l'écriture
propre de Dreyfus ; pourquoi n'y a-t-il pas eu là-dessus une
enquête? Pourquoi Mathieu Dreyfus n'a-t-il même pas été
interrogé? La question pourtant en valait la peiné. On n'a contre un
homme que quelques lignes d'écritures non signées, et qu'il affirme
n'être point de lui. Entre ce morceau incriminé et l'écriture
habituelle de cet homme, il y a des différences notables. Grande
difficulté, à coup sûr, pour des informateurs sérieux! Or ; voici que deux enquêteurs suggèrent une hypothèse (lui
expliquerait au moins en partie ces différences et qui fournirait un
élément de conviction. Pourquoi n'a-t-on pas soumis à un examen en
forme cette hypothèse? Pourquoi les experts n'ont-ils pas été
chargés, officiellement, de comparer l'écriture de Mathieu Dreyfus
à celle du bordereau? Si l'accusation ne prenait pas au sérieux cette hypothèse
précise de M. Bertillon, partie essentielle de son système et
application notable de sa méthode, pourquoi a-t-elle pris au
sérieux, en bloc, lé système de M. Bertillon et ses conclusions? Si, au contraire, elle prenait au sérieux cette hypothèse
précise et si grave pour Dreyfus, pourquoi ne l'a-t-elle pas soumise
à une vérification exacte et à un contrôle régulier? Mais non! Il fallait aboutir et aboutir vite. Les bureaux de la
guerre s'étaient engagés à fond contre le juif Dreyfus, dont la seule
présence à l'Etat-Major menaçait le monopole militaire de la rue
des Postes : l'Etat-Major avait forcé la main au ministre hésitant,
en communiquant, malgré lui, aux journaux antisémites, le nom et
la religion de l'officier prévenu : la bonne presse de démagogie
cléricale hurlait ou grondait, attendant sa proie. On avait bien le
temps de raffiner et d'étudier! Mettre en cause Mathieu Dreyfus
avec Alfred, pour lé même bordereau, c ' eût été avouer au public
qu'il y avait, dans l'écriture du bordereau, dés éléments
déconcertants, que l'affaire n'était point simple, que la culpabilité
n'était point certaine! En avant donc! et ne nous arrêtons pas à ces
vétilles! Et c'est ainsi que l'enquête, conduite par l'extravagant'
Bertillon, de concert avec le louche du Paty, a abouti à accabler
Dreyfus sans autre charge qu'un morceau d'écriture qui, de l'aveu
même de Bertillon, de l'acte d'accusation, ne ressemble
qu'imparfaitement à l'écriture dé Dreyfus. Et l'acte d'accusation,
adoptant la méthode insensée de Bertillon, déclare que Si la
ressemblance n'est pas complète, c'est parc que Dreyfus a déguisé
son écriture. Une fois encore quel est l'innocent qui, avec un pareil
système, pourra échapper? Mais en regard de toute cette déraison et de tout ce parti pris
qu'on me permette une bien simple supposition. En octobre et
novembre 1894, quand lés bureaux de la guerre s'acharnaient sur
Dreyfus sans autre indice que le bordereau, si tout à coup un
officier du bureau dés renseignements avait appris ce qu'était
Esterhazy, s'il avait connu lés lettrés à Mme de Boulancy, s'il avait
apporté aux enquêteurs dés spécimens de son écriture,
immédiatement, quelle que fut la passion dé l'Etat-Major contre le
juif, ou aurait dû abandonner la poursuite commencée contre
Dreyfus, et poursuivre Esterhazy. La vérité a été connue trop tard, et lés bureaux dé la guerre
ont pu s'abandonner sans frein au génie dé M. Bertillon. Leur
responsabilité est devenue terrible depuis que sachant la vérité ils
l'étouffent systématiquement par le faux et par la violence : mais
elle était grande déjà en 1894 lorsque pour condamner Dreyfus sans
autre indice, ils torturaient parles suppositions les plus absurdes
l'écriture du bordereau ; c'est une sorte d'inquisition mentale qui
arraché dé force, à une pièce d'écriture, par les hypothèses lés plus
violentes et la logique la plus frauduleuse, un aveu de culpabilité
qui n'y est pas.
LE VERITABLE TRAITRE
--------------------
Le document révélateur
----------------------
--- I ---
Le véritable auteur du bordereau pour lequel a été condamné
Dreyfus, c'est Esterhazy. Le véritable traître, appointé par l'Allemagne pour livrer lés
secrets de la défense, c'est Esterhazy. - Ce traître, protégé par les généraux, par lés ministres, par
les juges, par lés professionnels du patriotisme, il faut que devant
le peuple il soit démasqué. Depuis dix-huit mois Dreyfus était condamné ; depuis dix-huit
mois, l'innocent, frappé sans preuve et sans raison, subissait son
terrible supplice, quand le bureau des renseignements du ministère
dé la guerre fut mis en éveil par un document très inquiétant. Ce n'était plus lé colonel Sandherr qui dirigeait le service dés
renseignements. Il avait dû se retirer à la suite d'une maladie
cérébrale et il avait été remplacé par le lieutenant-colonel
Picquart. Or, en mai 1896, celui-ci recevait une lettré, ou plus
exactement une carte-télégramme, adressée par l'attaché militaire
allemand ou un de ses agents au commandant Esterhazy. Cette
lettre, qu'on veuille bien le remarquer, était apportée au
ministère de la guerre dans les mêmes conditions que le bordereau>
sur lequel fut condamné Dreyfus. Elle offrait donc lés mêmes garanties d'authenticité que le
bordereau. Comme le bordereau, elle avait été saisie à la légation
militaire allemande. Elle était apportée par lé même agent, par le
même serviteur de la légation, qui avait apporté le bordereau. Et comme le bordereau, elle était apportée coupée en menus
morceaux. C'était là une précaution toute naturelle pour couvrir l'agent
qui servait la police française. S'il avait remis au service dés
renseignements les documents entiers, non déchirés, ces
documents, passant sous lés yeux de plusieurs personnes dans les
bureaux, auraient été aisément reconnus : leur provenance eût été
ainsi connue et la moindre indication, la moindre imprudence
pouvait perdre l'agent qui la livrait. Au contraire, quand ils arrivaient en petits morceaux, ils ne
prenaient de sens qu'une fois reconstitués ; et seul, lé chef du
service des renseignements et les deux officiers qui l'assistaient
dans lé travail de reconstitution étaient au courant. Voilà comment le bordereau était parvenu au ministère en
octobre 1894, coupé en morceaux ; voilà comment la lettre de
l'attaché militaire à Esterhazy parvint en mai 1896, coupée en
morceaux, et par les mêmes voies que le bordereau.
--- II ---
Nous connaissons officiellement le texte de ce document
qu'on a appelé le petit bleu, parce que> au procès d'Esterhazy, lé
général de Luxer, président du Conseil de guerre, en a donné
connaissance dans la partie publique - du procès. Le voici :
#J'attends avant tout une explication plus détaillée que celle
que vous m'avez donnée, l'autre jour, sur la question en suspens. En
conséquence, je vous prie de me la donner par écrit, pour pouvoir
juger si je puis continuer mes relations avec la maison R..., ou non.
Monsieur le commandant Esterhazy, 27, rue de la
Bienfaisance, à Paris.# Cette lettre était signée C... Son authenticité n'était pas
douteuse ; car, je le répète, elle était apportée directement de la
légation militaire allemande, de la même façon que lé bordereau.
III En soi, par son contenu, cette carte-lettre était bien loin
d'être décisive, et certes, elle né suffirait pas à démontrer la
trahison d'un homme. Cependant, il sera bien permis de dire que les
adversaires de Dreyfus triompheraient bruyamment s'ils pouvaient
produire contre lui une pièce de cette gravité, un indice de cette
valeur. En tout cas, elle démontre au moins qu'entre l'attaché
militaire allemand, M. dé Schwarzkoppen, et le commandant
Esterhazy, il y avait dés relations louches. Ce n'était pas assez pour conclure contré le commandant t
Esterhazy : c 'était assez pour, ouvrir une enquête sur lui. C'est ce que fit tout de suite le lieutenant-colonel Picquart.
Là est lé crime qu'on ne lui a pas encore pardonné. Aujourd'hui, l'Etat-Major protecteur d'Esterhazy et lés
journaux à sa dévotion, pour affaiblir l'effet de cette première
pièce, insinuent qu'elle est un faux. Ils insinuent qu'elle pourrait bien avoir été fabriquée par le
lieutenant-colonel Picquart lui-même. Et ils invoquent pour cela
deux arguments misérables. Ils disent que le colonel Picquart, en priant son subordonné le
capitaine Lauth de photographier cette pièce, lui a recommandé de
faire disparaître sur la photographie les traces de déchirure. C'est puéril, car c'est ce qui se pratique toujours quand on
fait la photographie d'un document déchiré. Et cela ne pouvait
tromper personne, puisque c'est l'original seul qui fait foi, et que
l'original portait forcément toujours les traces de déchirure. Le colonel Picquart prenait là simplement une précaution très
sage. Comme il y avait eu, à propos du procès Dreyfus des
indiscrétions et des bavardages sur le bordereau, comme on savait
dans les bureaux de la guerre qu'il était parvenu déchiré, Si la
photographie de la carte-télégramme avait, elle aussi, révélé dés
déchirures, son origine aurait été aisément devinée et lé secret
nécessaire a l'enquête eut été compromis. Bien mieux, le colonel Picquart n'avait aucun intérêt, pour
établir l'authenticité de la pièce, à faire disparaître les traces de
déchirure : car ces, déchirures au contraire, pareilles à celles du
bordereau et s'expliquant par l'identité dé provenance, ajoutaient à
l'authenticité de la carte-lettre. Et qu'on n'oublie pas que, pour les fac-similés du bordereau,
l'Etat-Major avait fait disparaître la trace dés déchirures ; le
colonel Picquart né faisait que se conformer à l'usage même des
bureaux dé la guerre. Il faut à ceux-ci une singulière mauvaise foi et un désir bien
violent dé sauver à tout prix Esterhazy, pour oser le lui reprocher. Le second grief est aussi puéril, et le colonel Picquart s'en
est expliqué dans sa déposition avec une simplicité d'accent, une
clarté et une sincérité décisive :
#(Procès Zola, tome I, page 298) : On m'a reproché ensuite
d'avoir voulu faire dire que la carte-télégramme était d'une
personne déterminée. Le fait s'est passé d'une façon bien simple :
j'examinais ce document avec le capitaine Lauth, et le capitaine me
dit : " Mais ce document n'a aucun signe d'authenticité ; il faudrait
qu'il eût une date, un cachet de poste. " Là-dessus, je lui dis : " Mais vous pourriez bien témoigner
vous, d'où il vient, vous savez bien de quelle écriture il est.> Il me
répondit : " Ah! non, jamais. Je ne connais pas cette
écriture. " Remarquez que la chose s'est passée exactement comme cela,
qu'il n'y a pas eu un mot de plus ou de moins, et je crois que la
déposition du commandant Lauth n'a pas dû être différente de la
mienne a' cet égard. Cet officier n'a attaché au moment même aucun
caractère douteux à ma question. La preuve, c'est que nous sommes
restés dans les meilleurs termes ; la preuve, c'est qu'il m'a reçu
ensuite à sa table, chose qui ne se fait pas d'habitude entre un
inférieur et un supérieur ; en un mot, nous étions restés dans les
meilleurs termes. Or, si j'avais voulu le suborner, lui imposer une opinion qui
n'était pas la sienne, j'aurais commis une action qui ne m'eut pas
permis dé rester en relations de camaraderie avec lui. Plus tard, *lorsque cette carte-télégramme m'a conduit au
bordereau Dreyfus, les choses se sont gâtées* ; on n ramassé tous
ces petits faits, et ou s'en est servi contre moi en les dénaturant. Du reste, il y a une chose qui montre très bien comment on
peut se servir des faits les plus petits, lés plus simples, quand on
veut perdre quelqu'un : . il y a une autre chose qui m'a été reprochée,
bien qu'elle ne soit pas mentionnée au rapport Ravary, c'est d'avoir
voulu faire mettre le cachet de la poste sur le petit bleu. jamais de la vie, je n'ai eu une intention pareille ; d'ailleurs,
je crois que la chose est encore de la même espèce que cette
affaire de subornation. Dans la déposition écrite du commandant Lauth, qui m'est
assez présente à la mémoire, cet officier affirme m'avoir dit en
parlant du petit bleu : " Cette pièce n'a aucun caractère
d'authenticité, il faudrait une date ou le cachet de la poste ". Il est
probable que ce mot a été répété, dénaturé, et qu'on est parti de là
pour dire que j'avais voulu faire - apposer le cachet de la poste.#
--- IV ---
On peut ajouter que le cachet de la poste n'aurait en rien
garanti l'authenticité. Il est toujours facile &' l'autorité militaire,
Si elle fabrique un document, dé le jeter à
la poste et de l'y faire saisir. Le colonel Picquart, dans l'hypothèse
où il aurait voulu donner â une pièce fausse un caractère
authentique, n'avait donc aucun intérêt à la faire timbrer. Ce qui faisait l'authenticité du petit bleu c'est au contraire
qu'il vint directement, comme le bordereau, et par les mêmes voies
que lui, de la légation militaire allemande. D'ailleurs, quel intérêt pouvait avoir, en mai 1896, le chef du
service des renseignements, à fabriquer un faux contre Esterhazy? Bien mieux, quel intérêt pouvait avoir, â ce moment, n'importe
quelle personne au monde, à user contre Esterhazy d'une pièce
fausse? Les adversaires de la révision du procès Dreyfus ont indiqué
que la famille Dreyfus et ses amis voulaient substituer au
condamné un autre coupable et qu'ils avaient choisi à Cet effet
Esterhazy. Nous verrons que cette hypothèse désespérée ne résiste pas â
l'examen. Mais, même dans ce cas, quel intérêt aurait-on eu, en mai
1896, à fabriquer cette carte-lettre contre Esterhazy? Ou bien, à ce moment-là, on ignorait que toute la conduite
d'Esterhazy était abominable et suspecte, qu'il avait écrit à Mme de
Boulancy des lettres odieuses et qu'entre son écriture et celle du
bordereau il?J avait une ressemblance " effrayante ", comme il
le dit plus tard lui-même. Si on ignorait tout cela, il était bien inutile de créer contre
Esterhazy un faux qui ne mènerait à rien. Et Si au contraire, on pouvait savoir, dès ce moment-là, que
des charges réelles, sérieuses, terribles, pesaient sur Esterhazy, à
quoi bon, au lieu de produire directement ces charges,
compromettre une cause solide par la fabrication d'un faux? La carte-lettre ne pouvait pas constituer une preuve : elle
pouvait simplement mettre sur la piste. A quoi bon ouvrir cette
piste par un faux, Si l'on avait déjà des soupçons graves contre
Esterhazy? Et Si on n'avait pas à cette époque la moindre
connaissance d'Esterhazy, par quel miracle la piste ouverte par un
faux conduira-t-elle précisément à un homme dont l'écriture
ressemble " effroyablement " à celle du bordereau? La vérité, c'est qu'à cette date, personne aux bureaux de la
guerre, personne non plus parmi ceux qui croyaient à l'innocence de
Dreyfus, n'avaient la moindre connaissance d 'Esterhazy. Personne ne pouvait donc songer à fabriquer un faux destiné à
le perdre. Ce faux était inutile dans tous les cas. Il était inutile s'il
n'y avait pas d'autres charges contre Esterhazy ; il était inutile
aussi s'il y avait d'autres charges.
--- V ---
Enfin, voici qui coupe court à toute controverse. Depuis deux
ans, depuis l'automne de 1896, depuis que le colonel Picquart, en
enquêtant sur Esterhazy, a découvert qu'il était l'auteur véritable
du bordereau, le traître véritable, des haines effroyables se sont
abattues sur le colonel Picquart. Les bureaux de la guerre, responsables de l'enquête contre
Dreyfus et de la condamnation d'un innocent, ont juré une haine
sans merci à l'homme qui, en découvrant leur erreur, humiliait leur
amour-propre et compromettait leur avenir. La haute armée, exaspérée par le rude coup qu'un officier
portait à l'infaillibilité militaire, est acharnée à le perdre. La réaction cléricale et antisémite, qui, il y L quatre ans, a
saisi le juif Dreyfus comme une proie et qui ne veut pas le rendre,
dénonce le colonel Picquart comme un malfaiteur public. Les gouvernants, incapables de résister à l'opinion
aveugle, affolés d'ambition et de peur, se prêtent contre l'officier,
coupable d'avoir vu la vérité et de l'avoir dite, aux plus répugnantes
besognes. Il n'a pas suffi de lui arracher son grade. Le voilà maintenant
jeté en prison, en attendant sans doute qu'on le livre au huis clos
des Conseils de guerre, pour avoir dit à M. Cavaignac qu'il se
trompait sur la valeur d'un document. Parce que tout le système d'orgueil, d'arbitraire et de
mensonge de la haute armée s'est heurté à la conscience de cet
homme, il est maudit et livré aux bêtes : tous les jours il est
accusé de trahison parce qu'il a trouvé le véritable traître. Et pourtant, Si l'on insinue qu'il a fabriqué la carte-lettre, on
n'ose pas l'affirmer. On n'ose pas le poursuivre pour cela [On vient
de s'y décider, au moment même où je relis Ces épreuves. Mais la
date tardive de cette décision montre bien qu'il n'y a là qu'une
manoeuvre désespérée de l'Etat-Major, et tout mon raisonnement
subsiste.] On sait que cette accusation serait Si monstrueuse et Si
ridicule qu'on hésite, et c'est la meilleure preuve de l'authenticité
de la carte-télégramme qui a jeté une première lueur sur les
relations suspectes d'Esterhazy avec M. de Schwarzkoppen.
--- VI ---
Cette carte-lettre subsiste donc, avec toute sa gravité, et ce
n'est pas le piètre argument d'Esterhazy qui la détruira. Il a dît à
son procès devant le Conseil de guerre : " Il n'est pas admissible que
Si j'avais des relations louches avec la personne visée par M.
Picquart, elle soit assez bête pour m'écrire à moi qui serais un
espion, d'une telle façon, en mettant mon nom, mon grade, mon
adresse, sur une carte ainsi jetée à la poste, une carte qu'on laisse
traîner, qui peut être ouverte par mes domestiques, par les
concierges, par ma famille. C'est invraisemblable. " Esterhazy n'oublie qu'une chose : c'est que, signée seulement
de l'initiale conventionnelle C, cette carte, d'ailleurs fermée, ne
pouvait le compromettre ni auprès des concierges, ni auprès des
domestiques en supposant qu'ils aient pu la lire. Pour qu'elle devînt une charge contre lui, il fallait qu'elle fût
soustraite à la légation même, comme l'avait été le bordereau, et
portée directement au ministère. Et cela, à coup sûr, le correspondant d'Esterhazy ne l'avait pas
prévu, de même qu'il ne pouvait savoir encore, à cette date, que le
bordereau lui avait été dérobé. Il est donc établi, ou, Si l'on veut, infiniment vraisemblable
que c'était bien une lettre de la légation allemande à M. Esterhazy
qui, en mai 1896, parvenait au bureau des renseignements, et
mettait en éveil le lieutenant-colonel Picquart.
Ce qu'est Esterhazy
-------------------
--- I ---
C'était un premier indice> et le colonel Picquart ouvrit une
enquête. Il reçut tout d'abord sur la vie privée du commandant les
renseignements les plus déplorables. Au contraire de Dreyfus, Esterhazy menait une vie de désordre
et de jeu qui l'acculait sans cesse à d'extrêmes besoins d'argent et
le tenait dans une violente agitation d'esprit. Vivant d'opérations
de Bourses et d'expédients douteux, il était sans cesse à la veille
d'une catastrophe. Sa violence haineuse, effrénée et sans scrupule, éclate dans
toutes ses lettres. Contre la France surtout, il
semble toujours exaspéré. Il écrit à Mme de Boulancy : " Les
Allemands mettront tous ces gens-là (il s'agit des Français) à la
raison avant qu'il soit longtemps. " Il lui écrit : " Voilà la belle
armée de France! C'est honteux, et Si ce n'était pas la question de
position, je partirais demain. J'ai écrit à Constantinople : Si on me
propose un grade qui me convienne, j'irai là-bas ; mais je ne
partirai pas sans avoir fait à toutes ces canailles *une
plaisanterie de ma façon*. " Il lui écrit encore : " Mes grands
chefs, poltrons et ignorants, iront une fois de plus peupler les
prisons allemandes. " Voici de quel ton il parle d'une femme : " Je suis à l'absolue
merci de cette drôlesse, Si je commets vis-à-vis d'elle la moindre
faute ; et c'est une situation qui est loin d'être gaie ; je la hais, tu
peux m'en croire et donnerais tout au monde pour être aujourd'hui à
Sfax et l'y faire venir. Un de mes spahis, avec un fusil qui
partirait comme par hasard, la guérirait à tout jamais. " Enfin, dans une lettre qu'il a vainement tâché de nier et dont
l'authenticité est certaine, il se livre contre la France a une
véritable explosion de haine sauvage.
#Je suis absolument convaincu que Cc peuple (c'est le peuple
français) ne vaut pas la cartouche pour le tuer ; et toutes ces
petites lâchetés de femmes saoules auxquelles se livrent les
nommes, me confirment à fond dans mon opinion ; il n'y a pour moi
(lu 'une qualité humaine, et elle manque complètement aux gens de
ce pays, et si, ce soir, on venait me dire que Si *j'étais tué demain
comme capitaine de uhlans en sabrant des Français, je serais
parfaitement heureux*... Je ne ferais pas de mal à un petit chien
*mais je ferais tuer cent mille Français avec plaisir*... Aussi tous
les petits potins de perruquier ou goguette me mettent-ils dans une
rage noire ; et Si je pouvais, ce qui est plus difficile qu'on ne croit,
je serais chez le mahdi dans quinze jours. Ah! les on dit que, avec le on anonyme et lâche, et les hommes
immondes qui vont d'une femme à une autre colporter leur ragoût de
lupanar, comme cela ferait triste figure dans un rouge soleil de
bataille, dans Paris pris d'assaut et *livré au pillage de cent mille
soldats ivres*. *Voilà une fête que je rêve!* Ainsi soit-il.#
--- II ---
Et l'homme qui écrit ces lettres appartient encore, comme
officier, à l'armée française : il porte encore la croix de la Légion
d'honneur qui a été arrachée Zola! Mais "e n'est point ce scandale que je veux relever. Il suffit de
noter que l'homme qui écrit de ce style ne doit pas répugner tout à
fait à une besogne de trahison. Aussi bien, malgré les allures romantiques de ses lettres et
leur violence criarde, c'est un banditisme sans grandeur. On ne devine pas en lui, quoi qu'il en dise, l'homme capable de
grandes choses, même dans le mal. C'est plutôt un aventurier
médiocre et vantard, un rastaquouère de trahison qui se contentera
de passer à la caisse allemande, en livrant des documents
quelconques, quand les créanciers seront trop exigeants ou que
l'opération de Bourse aura manqué. On sent toujours qu'il est à la veille d'un mauvais coup, et
après avoir ruiné les siens par son désordre, il s'écrie, avec une
vulgarité mélodramatique, qu'il est acculé au crime pour les sauver. Voici ce qu'il écrit en février 1894, c'est-à-dire vers le
temps Où est envoyé le fameux bordereau :
#Cette perte d'un héritage, que nous étions en droit de
regarder comme assuré, et qui nous aurait sauvés, nous aurait
permis de vivre, causée par l'intolérance stupide de cette famille
sans coeur, la conduite inouïe de mon oncle, la sauté de ma
malheureuse femme, la destinée qui attend mes pauvres petites
filles, et à laquelle je ne puis me soustraire que par un crime,
tout cela est au-dessus des forces humaines.#
A défaut dé crime, c'est aux plus tristes expédients
qu'il a recours. Ayant servi de témoin à un officier juif dans un
duel, il s'en prévaut pour faire faire à son profit chez les juifs
riches, à commencer par M. de Rothschild, une quête à domicile. Ce
futur champion de l'antisémitisme monnayait aux dépens des juifs
son rôle de témoin. Et en ce moment même, il est sur le coup d'une plainte en
escroquerie déposée par son cousin.
--- III ---
Quand le colonel Picquart, déjà mis en éveil par la carte-
lettre adressée de la légation allemande à Esterhazy, eut appris par
une première enquête que le commandant " était un homme à court
d'argent et ayant bien des accrocs dans son existence " il poussa
plus loin. Et il apprit que le commandant Esterhazy, quoiqu'il eut un
médiocre souci de ses devoirs militaires, manifestait une grande
curiosité pour les documents militaires ayant un caractère
confidentiel. Il les recherchait constamment, *et il les faisait
recopier chez lui par des secrétaires*.
Les charges
-----------
--- I ---
A ce moment, les charges qui pesaient sur Esterhazy
commençant à devenir graves, le colonel Picquart mit ses chefs au
courant de ses démarches ; il leur déclara qu'un officier de l'armée
pouvait être gravement soupçonné. Ses chefs lui donnèrent plein pouvoir pour continuer ses
recherches. Notez qu'à ce moment encore aucun lien entre l'affaire
Dreyfus et i 'affaire Esterhazy n'apparaissait. On savait que
l'attaché militaire allemand, M. de Schwarzkoppen, ou un de ses
agents, avait écrit une carte-lettre à Esterhazy et avait avec lui
des relations suspectes. On savait qu'Esterhazy menait une vie de
désordre et d'expédients qui justifiait tous les soupçons. On savait
enfin qu'il recueillait le plus possible et faisait transcrire des
documents militaires qui, dans sa vie d'agitation, n'avaient
certainement pas pour lui un intérêt d'étude. On pouvait supposer
dès lors qu'on se trouvait en face d'un cas de trahison. Mais rien n'indiquait encore qu'Esterhazy fut coupable des
faits pour lesquels Dreyfus avait été condamné : il semblait qu'une
trahison Esterhazy venait s'ajouter à la trahison Dreyfus. Rien ne laissait encore apparaître que la trahison Esterhazy
devait être substituée à la trahison Dreyfus. Aussi l'Etat-Major approuvait-il, à cette date, et
encourageait-il le colonel Picquart. Ayant ainsi averti ses chefs, celui-ci précisa ses recherches.
Et tout d'abord un rapprochement saisissant s'offre à lui. Un agent du service des renseignements avait appris qu'un
officier livrait à une légation étrangère des documents déterminés.
C'était, selon l'agent, un officier supérieur, un chef de bataillon,
âgé d'environ cinquante ans. (C'est l'âge d'Esterhazy.) Or, c'étaient
précisément ces documents qu'Esterhazy avait cherché à se
procurer.
--- II ---
Mais voici le coup de foudre. Le colonel Picquart, comme il est
d'usage dans toutes les enquêtes, se procure des spécimen s de
l'écriture d'Esterhazy. Il est naturel, en effet, quand un officier est suspect
de trahison, que l'on rapproche son écriture des nombreuses pièces
anonymes saisies par la police de renseignements. Le colonel Picquart demande donc au colonel du régiment
d'Esterhazy des lettres de service de celui-ci, et, quand il les a en
mains, il est frappé, on peut dire sans excès, il est foudroyé par la
ressemblance complète, décisive, irrésistible de l'écriture
d'Esterhazy et de l'écriture du bordereau. Comme nous l'avons déjà vu, il soumet ces lettres, sans en
montrer les signatures aux deux enquêteurs, qui menèrent le procès
contre Dreyfus, à Bertillon et à du Paty de Clam. Tous les deux, à l'instant, sans hésitation aucune, sans
réserve aucune, reconnaissent *l'écriture du bordereau*. Bertillon apprend avec surprise que ces lettres sont
postérieures à la condamnation de Dreyfus. Et il dit ceci au colonel Picquart : " Les juifs ont payé un
officier' pour qu'il se donne l'écriture du bordereau. " En soi, le propos était absurde, mais il suffit à démontrer
qu'aux yeux de l'enquêteur qui, par son rapport d'expertise, a décidé
l'accusation contre Dreyfus la ressemblance entre l'écriture du
bordereau et l'écriture d'Esterhazy était complète. Du reste, comme nous allons le voir, Esterhazy lui-même a
reconnu la ressemblance " effrayante " de son écriture à celle du
bordereau, comme il a reconnu en alléguant divers prétextes, qu'il
avait été plusieurs fois voir M. de Schwarzkoppen. Il a avoué dans des interviews aux journaux amis, à la Libre
Parole, à l'Eclair, à l'Echo de Paris.
--- III ---
Donc, à ce point de l'enquête, et l'écriture du bordereau
apparaissant identique à celle d'Esterhazy, voici où nous en
sommes :
Je demande aux hommes de bon sens de comparer l'acte
d'accusation qui a abouti à la condamnation de Dreyfus à l'acte
d'accusation qui pouvait, dès le mois de septembre 1896, être
dirigé contre Esterhazy. Dans l'acte d'accusation contre Dreyfus, rien, absolument
rien, en dehors du bordereau ; une seule charge : la ressemblance
incomplète, d'après l'acte d'accusation lui-même, de l'écriture de
Dreyfus à l'écriture du bordereau. Au contraire, un ensemble de charges précises, terribles,
décisives, pèse sur Esterhazy. Pendant que la vie de Dreyfus est
régulière et sobre et qu'il n'a aucun besoin d'argent, Esterhazy,
toujours à court d'argent, toujours dans les affaires de Bourse, le
jeu et le désordre, glisse d'expédient en expédient. Pendant qu'aucune relation, directe ou indirecte, ne peut être
établie entre M. de Schwarzkoppen et Dreyfus, Esterhazy est obligé
d'avouer qu'il a vu M. de Schwarzkoppen. Pendant qu'aucune pièce, qu'aucun document n'établit qu'il y
ait eu correspondance entre M. de Schwarzkoppen et Dreyfus, une
carte-télégramme saisie à la légation militaire comme le
bordereau, authentique comme le bordereau, démontre que M. de
Schwarzkoppen se renseignait auprès d'Esterhazy. Pendant que rien, dans la nature des documents ou notes
mentionnés au bordereau, n'indique que Dreyfus ait été, plus que
n'importe qui, en état de les livrer, il se trouve que les documents
qu'Esterhazy a cherché à se procurer sont exactement ceux qui,
d'après la police du ministère de la guerre, ont été livrés à un
attaché militaire par un officier supérieur âgé de cinquante ans. Pendant qu'aucune pratique suspecte ne peut être relevée
contre Dreyfus, Esterhazy, à qui sa vie de dissipation et de
perpétuels soucis ne laisse ni le loisir ni le goût de l'étude,
emploie pourtant des secrétaires, en permanence, pour copier des
documents, et le bordereau offre précisément à l'attaché étranger
de lui faire copier des documents. Tandis que Dreyfus n'est pas allé en manoeuvres en 1894 et
qu'ainsi la dernière phrase du bordereau : " Je vais partir en
manoeuvres ", ne peut s'appliquer à lui, Esterhazy, quoique ce ne
fût pas son tour, a demandé à aller hors rang, aux manoeuvres de
printemps de 1894, juste à la date du bordereau. A ces manoeuvres, selon le témoignage même du général de
Pellieux, " il passait son temps à fumer des cigarettes " ; Il n'y
allait donc que pour justifier, en paraissant s'intéresser aux choses
militaires, les emprunts de documents qu'il faisait à Rouen et à
Paris. Enfin, pendant qu'entre l'écriture du bordereau et celle de
Dreyfus, il n'y a qu'une ressemblance incomplète, pendant que les
accusateurs s'épuisent en systèmes absurdes pour attribuer le
bordereau à Dreyfus, malgré des différences caractéristiques, la
ressemblance entre l'écriture du bordereau et l'écriture d'Esterhazy
est complète, évidente, certaine. Les moindres particularités de l'une se retrouvent dans
l'autre, et les experts même qui plus tard, dans le huis clos du
Conseil de guerre, ont innocenté Esterhazy, sont obligés pourtant
par l'évidence de reconnaître, comme nous le verrons, que
l'écriture du bordereau est l'écriture d'Esterhazy.
--- IV ---
Oui, je le répète : qu'on compare l'acte d'accusation Si vain, Si
vide, Si absurde, qui a fait condamner Dreyfus et l'acte d'accusation
Si plein, Si solide, Si décisif, qui pouvait en septembre 1896 être
dressé contre Esterhazy. Et qu'on se demande par quelle coalition
monstrueuse de toutes les forces d'iniquité et de mensonge Dreyfus
innocent gémit dans le plus horrible supplice, tandis qu'Esterhazy défie, sur les boulevards, la vérité et la justice. Et qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée. Ceci n'est pas,
et ne peut être un réquisitoire de colère et de haine. Si dégradé, si 'vil que soit le traître Esterhazy, il est homme,
et il n'est pas un seul individu humain qui ait le droit d'être
impitoyable pour un autre. Il nous répugnerait de l'accabler, s'il n'était nécessaire, pour
sauver l'innocent injustement condamné, de faire la lumière sur le
vrai coupable, s'il n'était nécessaire aussi de montrer au peuple et
à la France, sur le vif, l'oeuvre monstrueuse d'arbitraire, de
mensonge et de trahison, à laquelle la haute armée, conduite par les
du Paty et inspirée par la réaction, s'est laissé acculer.
--- V ---
Au point où le colonel Picquart avait conduit son enquête,
l'affaire prenait soudain les proportions les plus vastes. Il ne
s'agissait plus seulement de poursuivre Esterhazy : l'affaire
Dreyfus se réveillait. Puisqu'il était certain que le bordereau sur lequel avait été
condamné Dreyfus était d'Esterhazy, la culpabilité d'Esterhazy
c'était l'innocence de Dreyfus, et le procès Esterhazy, sérieusement
et honnêtement conduit, menait droit à la révision du procès
Dreyfus. Du coup, c'était une affaire d'Etat qui était engagée : elle
dépassait de beaucoup la compétence et la fonction du colonel
Picquart, et il ne pouvait plus que remettre l'affaire en mains à ses
chefs, en leur disant : " Voila' la vérité : pour le bien de l'armée,
pour l'honneur de l'armée, proclamez-le! " Le colonel Picquart n'avait aucune relation avec la famille
Dreyfus. Il ne la connaissait pas, et on a vu par quelle suite
d'événements, où la famille Dreyfus n'intervient à aucun degré, le
colonel Picquart mit été mis sur la trace de la vérité. Mais la famille Dreyfus, convaincue de l'innocence du
capitaine, cherchait de son côté. Elle allait entreprendre une
campagne de réhabilitation. La première et courageuse brochure de
Bernard Lazare, qui allait paraître en novembre 1896, était en
préparation. Une sourde agitation commençait ; et le colonel Picquart
suppliait l'Etat-Major de ne pas se laisser devancer, de ne pas se
laisser enlever la direction de l'affaire. Puisqu'une erreur
judiciaire avait été commise par des officiers, il fallait que ce fût
l'armée elle-même qui eût l'initiative et l'honneur de la réparation. Seul, l'Etat-Major, ayant des éléments sérieux et des moyens
décisifs d'information, pouvait mener à bonne fin l'oeuvre de
justice, qui s'égarerait au dehors et se perdrait. Voilà le langage
que le colonel Picquart tenait à ses chefs. Le 9 septembre 1896, il écrivait au général Gonse :
#Mon Général, j'ai lu attentivement votre lettre et je suivrai
scrupuleusement vos instructions. Mais je crois devoir vous dire
ceci : De nombreux Indices et un fait grave dont je vous parlerai à
votre retour me montre ut que le moment est proche où des gens qui
ont la conviction qu'on s'est trompé à leur égard vont tout tenter et
faire un gros scandale. je crois avoir fait le nécessaire pour que l'initiative vienne
de nous. Si l'on perd trop de temps, l'initiative viendra d'ailleurs, ce
qui, abstraction faite de considérations plus élevées, ne nus
donnera pas le beau rôle. je dois ajouter que ces gens-là ne me paraissent pas informés
comme nous, le sommes et que leur tentative me parait devoir
aboutir à un gros gâchis, un scandale ; un gros bruit qui n'amènera
pourtant pas la clarté : Ce sera une crise fâcheuse inutile et qu'on
pourrait éviter en faisant justice a' temps. Veuillez, etc.
Picquart.#
En termes discrets, mais forts, cette lettre Si prévoyante et
Si belle posait devant l'Etat-Major le cas de conscience, le
problème de conduite qu'il fallait résoudre. Ou bien l'Etat-Major reconnaîtrait hardiment que le Conseil de
guerre qui avait jugé Dreyfus avait pu se tromper et il allait lui-
même prendre la direction d'une enquête loyale et décisive sur
Esterhazy, la lumière serait faite et " l'honneur de l'armée " serait
grand ; ou bien l'Etat-Major allait se troubler ; et sacrifier la vérité
à ses intérêts de classe : alors il n'étoufferait pas la vérité que rien
ne supprime, mais celle-ci ne se ferait jour qu'à travers les plus
douloureuses agitations.
--- VI ---
Le général Gonse était au-dessous de ce problème. Il répondit
la lettre suivante :
#Mon cher Picquart, Je vous accuse réception de votre lettre du 8. Après y avoir
réfléchi, malgré ce qu'elle contient d'inquiétant, je persiste dans
mon premier sentiment. je crois qu'il est nécessaire d'agir avec une
extrême circonspection. Au point où vous en êtes de votre enquête,
il ne s'agit pas bien entendu d'éviter la lumière, mais il faut
savoir comment on doit s'y prendre pour arriver à la manifestation
de la vérité. Ceci dit, il faut éviter toute fausse manoeuvre, et surtout se
garder de démarches irréparables. Le nécessaire est, il me semble, d'arriver en silence, dans
l'ordre d'idées que je vous ai indiqué, à une certitude aussi
complète que possible, avant de rien. compromettre. < je sais bien que le problème à résoudre est difficile, et qu'il
peut être plein d'imprévu, mais c'est précisément pour cette raison
qu'il faut marcher avec prudence. Cette vertu ne vous manque pas ;
je suis donc tranquille. > Songez donc que les difficultés sont grandes et qu'une bonne
tactique posant à l'avance toutes les éventualités est
indispensable. "
Gonse.#
Cette lettre prouve trois choses. Elle prouve d'abord qu'à ce
moment les chefs du colonel Picquart lui témoignaient une entière
confiance et avaient la plus haute idée de sou caractère et de son
esprit. Plus tard, quand les bureaux de la guerre auront pris
décidément parti contre Dreyfus innocent, pour Esterhazy coupable,
quand ils se seront engagés à fond dans le mensonge pour ne pas
avouer une erreur, ils calomnieront par tous les moyens le colonel
Picquart. Maintenant, au contraire, ils proclament sa clairvoyance, sa
droiture et sa prudence, et ils comptent sur lui pour mener à bien
une oeuvre très difficile. Cette lettre du général Gonse prouve en second lieu qu'il
n'avait rien de décisif ou même rien de sérieux à opposer à
l'enquête et aux conclusions du colonel Picquart. Celui-ci apprend à l'Etat-Major qu'Esterhazy est en
correspondance avec M. de Schwarzkoppen ; il lui apprend
qu'Esterhazy recueille et fait copier des documents confidentiels,
et que ces documents sont précisément ceux qui, d'après les
experts du ministère, ont été livrés. Enfin et surtout le colonel Picquart apprend à l'Etat-Major
que, de toute évidence et de l'aveu même de MM. Bertillon et du Paty
de Clam, le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus est de
l'écriture d'Esterhazy. Ce n'est donc plus seulement une affaire Esterhazy à
instruire, c'est l'affaire Dreyfus à réviser. Bien mieux, pour qu'il n'y
ait pas de doute possible, le colonel Picquart fait allusion, dans Sa
lettre, aux démarches de la famille Dreyfus et il adjure ses chefs
de ne pas se laisser remorquer. Le général Gonse ne pouvait donc
pas ignorer que l'affaire Dreyfus était réveillée par les découvertes
du colonel Picquart. ; et c'est parce qu'il l'avait compris ainsi qu'il
parle des difficultés du problème.
--- VII ---
Mais que répond-il? Certes, sa lettre ne prouve pas qu'il
considère des lors comme absolument certaines la culpabilité
d'Esterhazy et l'innocence de Dreyfus. Mais elle démontre qu'il n'a
pas d'objection péremptoire à opposer au colonel Picquart. Si, à ce moment, le général Gonse avait cru la culpabilité de
Dreyfus indiscutable, il eût dit au colonel Pic quart :" Prenez garde,
vous vous engagez dans une fausse voie ou dans une impasse ; vous
allez vous briser contre un mur. " S'il avait connu dans le fameux dossier secret dont nous
parlerons bientôt, une pièce décisive Contre Dreyfus, il aurait dit â
son ami le colonel Picquart : " Vous vous méprenez sur la portée de
vos découvertes : il est impossible que Dreyfus soit innocent. " Le général Gonse se garde bien d'invoquer avec assurance le
dossier secret, Car il sait qu'il n'a point une valeur certaine, et le
colonel Picquart affirme à ses chefs, dès ce moment-là, comme il
l'a déclaré devant la cour d'assises, qu'il n'y a au dossier " secret "
aucune pièce concluante contre Dreyfus et au contraire qu'une pièce
du prétendu dossier Dreyfus s'applique certainement à Esterhazy. Pas plus qu'il n'oppose au colonel Picquart le dossier secret,
le général Gonse ne lui oppose les prétendus aveux de Dreyfus. Et
pourtant, c'est le général Gonse lui-même, comme en témoigne la
lettre lue par M. Cavaignac, qui à assisté au récit du capitaine
Lebrun-Renaud devant le ministre de la guerre : Si bien que M.
Cavaignac fonde sa conviction personnelle sur une conversation
rapportée par le général Gonse et qui ne suffisait pas à convaincre
le général Gonse lui-même. Non, quand le colonel Picquart lui soumettait la carte-
télégramme envoyée par M. de Schwarzkoppen à
Esterhazy, quand il lui transmettait son enquête sur la vie privée et
les déplorables habitudes de celui-ci, quand il lui signalait
l'étrange atelier où Esterhazy faisait copier des documents
confidentiels, enfin et surtout quand il lui mettait sous les yeux
l'écriture d'Esterhazy, ressemblant trait pour trait à l'écriture du
bordereau, le général Gonse n'avait rien à répondre ; il ne
s'engageait pas aussi vite et aussi à fond que le colonel Pic quart,
mais il acceptait la haute probabilité de son enquête, et il lui
demandait seulement de la pousser encore pour en faire une
certitude complète : à ses yeux le colonel Picquart, affirmant
l'innocence de Dreyfus et la trahison d'Esterhazy, était sur le
chemin de la certitude ; et la lumière était déjà assez éclatante
pour que nul ne put songer à l'éteindre. C'est là ce que prouve bien,
en second lieu, la lettre du général Gonse.
--- VIII ---
Mais elle prouve aussi qu'il commençait à avoir peur. Sous ces
recommandations de prudence, on devine déjà les hésitations, les
terreurs naissantes. Au point où en étaient les choses, l'enquête
officieuse avait donné tout ce qu'elle pouvait donner. Il
n'y avait qu'un moyen d'aboutir à la certitude absolue
réclamée par le général Gonse, c'était d'ouvrir contre Esterhazy,
dès ce moment, une information judiciaire. Certes, on n'avait pas attendu, pour informer contre Dreyfus,
des éléments de preuve aussi concluants ; et quand ou songe qu'un an
plus tard, quand Esterhazy fut publiquement dénoncé, il fallut
l'intervention frauduleuse et criminelle de l'Etat-Major pour le
sauver de lui-même et l'empêcher d'avouer, il est infiniment
probable qu'en septembre 1896 l'information judiciaire aurait
rapidement abouti. Mais quoi! ouvrir ainsi officiellement l'information contre
Esterhazy, et sur le même bordereau qui avait fait condamner
Dreyfus, c'était rouvrir officiellement l'affaire Dreyfus, c'était
proclamer que la culpabilité de celui-ci n'était plus certaine,
c'était avouer qu'un Conseil de guerre avait pu se tromper et que les
bureaux de la guerre avaient conduit l'enquête avec un détestable
parti pris ou une coupable légèreté. Et le général Gonse hésitait. Sa conscience, l'enquête
lumineuse du colonel Picquart lui faisaient un devoir de remettre
en question l'affaire Dreyfus, et la peur dos responsabilités lui
conseillait une attitude expectante. De là ses hésitations et ses
atermoiements. Pendant qu'il hésitait et ajournait, les bureaux de la guerre
avertis décidaient de marcher contre la vérité : ils préviennent les
journaux antisémites, déchaînent l'opinion, terrorisent les
ministres et les Chambres. Le colonel Picquart voit tout à coup se former contre lui, rue
Saint-Dominique, à l'Etat-Major, une conspiration formidable : des
officiers criminels dirigés par le principal coupable, du Paty de
Clam, décident de maintenir au bagne, malgré tout, Dreyfus
innocent, et de perdre le colonel Picquart. Celui-ci, isolé, se trouve pris tout t coup et broyé par une
énorme machine d'oppression et de mensonge ; le militarisme,
incompatible avec la conscience et la pensée, rejette Picquart et
se prépare à l'écraser ; et celui-ci ne peut plus opposer au terrible
mécanisme de fer, organisé pour la suppression de l'esprit, que la
noble révolte de la conscience individuelle : " Je sais que Dreyfus
est innocent et je n'emporterai pas ce secret au tombeau. " En tout cas, quelles que soient les violences qu'il subit, son
enfer n'a pas été vain. Car, dès maintenant, il est démontré que le
bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus est d'Esterhazy.
Les aveux d'Esterhazy
---------------------
--- I ---
Que le bordereau *sur lequel a été condamné Dreyfus* soit
d'Esterhazy, il n'y a plus de doute aujourd'hui pour personne et
même beaucoup d'adversaires de Dreyfus le reconnaissent
expressément. M.
Cavaignac lui-même, dans son discours du 7 juillet,
quand il a résumé pour la France les raisons, selon lui décisives,
qui démontraient la culpabilité de Dreyfus, *n'a pas osé parler du
bordereau*. Esterhazy lui-même a été obligé, sur ce point, à des aveux à
peu près complets, et dans son procès même, les experts, qui ont
l'air de l'innocenter, l'accablent. Voici d'abord son aveu, à peine dissimulé sous la plus ridicule
invention. Je prie les lecteurs attentifs de méditer l'article
suivant, signé *Dixi*, et qui a paru dans la Libre Parole, le 15
novembre 1897. Cet article, qui contient sur Esterhazy, sur son caractère et
sa vie, des détails intimes, et qui est consacré à la défense
d'Esterhazy, avant qu'il ait été publiquement accusé, émane
certainement d'Esterhazy lui-même : nul ne le conteste. L'article a été rédigé ou par Esterhazy ou sur les données
fournies par lui. C'est son système de défense. Le 14 novembre, le Figaro analysait ce qu'on a appelé le
dossier Scheurer-Kestner. Il disait que celui-ci avait en mains des
spécimens d'écriture d'un officier et que l'écriture de cet officier,
d'ailleurs dissipé et déréglé, ressemblait d'une manière absolue à
celle du bordereau. L'officier n'était pas nommé, mais Esterhazy comprit, et, pour
amortir un peu le coup, il répondit dès le lendemain 15 dans la
Libre Parole.
--- II ---
Comment avait-il su qu'il s'agissait de lui? Il n'y a que deux
explications. Ou bien, se sachant en effet coupable, il n'avait pas
besoin d'attendre qu'on le nommât ; ou bien, il avait été averti dès
longtemps par ses amis de l'Etat-Major, Ca particulier par du Paty
de Clam, que c'était contre lui que le colonel Picquart avait
recueilli des preuves. Ou plutôt les deux explications sont vraies à la fois. Quoi qu'il en soit, il n'attend pas la dénonciation publique de
Mathieu Dreyfus, qui ne se produit que le 16. Et dès le 15, il se
défend. Voici comment il explique le plan d'attaque de ses ennemis :
*Le Complot.*
Malgré l'active surveillance du ministère des colonies,
Dreyfus n'a jamais cessé de correspondre occultement avec la
France, Nous n'insistons pas sur ce qu'il a pu faire à l'époque où il
avait pour geôlier cet étrange commandant dont parlait
l'Intransigeant, qui passait son temps à se documenter et qui
s'est si bien documenté toute sa vie, qu'on n'a pas osé le destituer
malgré sa conduite extraordinaire. Ce qui est certain, c'est que pendant cette entrevue entre
Dreyfus et sa famille, qu'on eut la stupidité de tolérer, il imagina
un système de correspondance occulte dont le seul défaut était
d'être très lent. Néanmoins, à la fin de 1895, il avait réussi à
donner tous les détails nécessaires à l'exécution de la machination
dont il espérait d'être réhabilité. Dreyfus, en effet, s'était alors décidé à révéler le procédé
employé par lui, dans ses correspondances avec l'étranger, pour se
protéger contre une surprise.
Voici ce procédé : Il écrivait ses correspondances sur un papier transparent, de
manière à décalquer telle ou telle écriture ressemblant à la sienne.
Il se couvrait ainsi, il est facile de le comprendre, contre tous les
événements. On conçoit donc l'attitude des experts au moment du procès ;
les uns se sont prononcés nettement et ont reconnu la main de
Dreyfus ; les autres, moins habitués aux trucs des calqueurs, ont
hésité. Néanmoins, la main de Dreyfus, si habile qu'elle ait été, s'est
trahie manifestement sur plusieurs points ; quelques-uns figurent
dans une brochure récemment vendue sur les boulevards. Un hasard dont on a retrouvé la trace fit découvrir à Dreyfus
une écriture ayant avec la sienne des similitudes assez sensibles.
Cette écriture appartenait à une personne que Dreyfus ne
connaissait pas personnellement. Il était indispensable de se procurer habilement des
échantillons d'écriture assez volumineux pour pouvoir y calquer des
syllabes et même des mots entiers, dans des conditions
particulières. Par une manoeuvre dont on connaît tous les détails
dont le gouvernement est instruit et qu'on divulguera en temps et
lieu, pour la confusion des défenseurs du traître, il réussit, en
février 1894, t se procurer une notice de six pages environ de cette
écriture renfermant un nombre notable de termes reproduits
précisément dans le bordereau. Désormais, il pouvait opérer à son aise. Il était assuré,
croyait-il, de l'impunité ; il avait un répondant sur lequel il
comptait bien, le cas échéant, égarer les soupçons. L'événement ne réalisa pas ses espérances. Par suite de
circonstances restées jusqu'ici incomplètement expliquées et qui
tiennent sans doute à ce qu'il ne connaissait pas personnellement
son répondant, Dreyfus ne réussit pas à le mettre en cause au
moment du procès. Ce n'est que plus tard qu'il se décida à donner le nom de ce
répondant pour en faire la victime à lui substituer, plus tard encore
qu'il y ajouta les indications nécessaires.
Et l'article raconte ensuite que, pour aider Dreyfus dans cette
oeuvre de réhabilitation frauduleuse, un officier des bureaux de la
guerre (c'est une allusion au colonel Picquart) fut " définitivement
embauché en février 1896 ". Celui-ci s'appliqua à transformer en
trahison les
désordres d'Esterhazy.
D'un prodigue il voulut faire un traître ; il lui attribua le
bordereau. Pour cela il constitua un dossier dans lequel il introduisit : 1e Les spécimens d'écriture achetés à des subalternes ; 2e Des pièces fausses provenant soi-disant d'une ambassade ; 3e Une pièce compromettante, émanant soi-disant de la
victime adressée à un diplomate et fabriquée avec un art
merveilleux, si merveilleux que X... eut le tort sans doute d'en rêver
tout haut...
--- III ---
Voilà, je le répète, à la date du 15 novembre 1897, le système
de défense d'Esterhazy. Que cet article soit de lui ou inspiré par lui, cela est évident :
car qui donc, avant que le nom d'Esterhazy eût été publiquement
prononcé, pouvait s'occuper de la défense préventive d'Esterhazy,
sinon Esterhazy lui-même? D'ailleurs, comme nous le verrons tout
à l'heure, c'est le même système de défense qu'il a publiquement
produit devant le Conseil de guerre. J'ose dire que jamais aveu de culpabilité ne fut plus éclatant.
Et j'ose dire aussi que jamais on n'offrit t la crédulité d'un pays un
roman aussi absurde. Mais Esterhazy et ses amis de l'Etat-Major qui, quelques jours
après, allaient raconter sérieusement la fable ridicule de la Dame
voilée, savaient qu'ils pouvaient tout se permettre. D'avance, les
grands chefs couvraient tout ; d'avance, les journaux de l'Etat-Major
acceptaient tout. Il vient pourtant une heure où les plus crédules se réveillent
et où ils regardent ; que l'on veuille donc regarder le récit
d'Esterhazy dans la Libre Parole. Il on résulte d'abord qu'Esterhazy ne conteste pas la
ressemblance, l'identité de son écriture avec celle du
bordereau. Bien mieux, il ne croit pas possible que cette identité
soit contestée. Observez qu'au moment où il écrit, il n'a pas encore été
officiellement dénoncé ; il ne peut même pas savoir au juste s'il
passera en jugement. En tout cas, son écriture comparée à celle du bordereau, n'a
pas été soumise à une expertise d'écriture officielle. Si donc la
ressemblance entre son écriture et celle du bordereau n'était pas
lumineuse, éclatante, effrayante, s'il y avait la possibilité d'un
doute, il attendrait que les experts se prononcent. Mais non : Esterhazy est tellement sûr que, dès qu'on regarde
le bordereau, on est obligé de dire : " C'est l'écriture d'Esterhazy ",
qu'il prend les devants et qu'il dit : " Oui, c'est mon écriture, mais
elle a été décalquée ". Décalquée? Nous verrons tout à l'heure Si elle l'a été, Si elle a
pu l'être. Mais ce que nous avons le droit de retenir tout d'abord,
c'est que, de l'aveu même d'Esterhazy, le bordereau est fait avec
des mots de l'écriture d'Esterhazy. Cette première concession est dangereuse pour lui : car s'il ne
parvient pas à démontrer que l'écriture du bordereau a été.
décalquée en effet, s'il ne fait pas accepter l'explication
extraordinaire qu'il propose, il ne restera décidément qu'une chose :
c'est que le bordereau est de son écriture et, par conséquent, qu'il
est de lui.
--- IV ---
Ce péril avait été vu par les amis d'Esterhazy, par les hommes
de l'Etat-Major, qui voulaient à tout prix sauver le traître. Et ils
avaient songé d'abord à une autre explication. Ils voulaient dire qu'après la condamnation de Dreyfus, le
Syndicat des traîtres avait cherché, parmi toutes les écritures
d'officiers, celle qui ressemblerait le plus à celle du bordereau, et
qu'il avait fini par faire choix de celle d'Esterhazy, qui était la plus
ressemblante. C'est cette explication, c'est ce moyen de défense
que, dans la soirée du 16 novembre, le commandant Pauffin de
Saint-Morel apporta chez M. Rochefort ; M. Rochefort la donnait
aussitôt dans l'Intransigeant et il précisait encore dans son
interview à la Patrie (17 novembre) :
Dans son article de ce matin, M. Henri Rochefort parle de
cinquante autographes d'un nombre égal d'officiers, qui auraient été
réunis par le syndicat Dreyfus, et parmi lesquels un choix aurait
été fait pour servir les desseins des amis du traître. Nous nous sommes rendus chez le rédacteur en chef de
l'Intransigeant pour lui demander des explications sur ce passage
de son article. Le célèbre polémiste 'est obligeamment mis à notre
disposition, et voici les renseignements d'une importance capitale,
ainsi qu'on va en juger, qu'il a bien voulu nous fournir : - Ce que je dis dans mon article de ce matin, je le tiens d'un
officier supérieur occupant une très haute situation au ministère
de la guerre dans le service de l'Etat-Major général. .. Il m'a dit,
presque mot pour mot, ceci : " Nous savons, au ministère de la guerre, que le comité
constitué pour travailler au sauvetage de Dreyfus a fait démarches
sur démarches, depuis près de deux ans, pour réunir un certain
nombre d'autographes, une cinquantaine environ, provenant
d'officiers susceptibles de remplir les conditions morales et
matérielles nécessaires pour être substitués, au besoin, au traître.
Parmi les autographes, un, après mûr examen, fut mis à part : il
était de la main du commandant Esterhazy. " L'écriture du commandant a, en effet, une certaine analogie
avec celle du traître. " De là, le choix qui fut fait par les amis de Dreyfus. "
Ainsi parlait le commandant Pauffin de Saint-Morel au
clairvoyant M. Rochefort, et le clairvoyant M. Rochefort n'a pas vu
qu'il y avait contradiction grossière entre le système de défense
exposé par le commandant Pauffin de Saint-Morel et le système de
défense exposé dans la Libre Parole, un jour auparavant par
Esterhazy lui-même. D'après Esterhazy, le bordereau est fait avec des mots de sa
propre écriture, traîtreusement décalqués par Dreyfus, et c'est par
cette machination que Dreyfus veut perdre Esterhazy. D'après M.
Pauffin de Saint-Morel, envoyé ('e Boisdeffre, le bordereau était
bien de l'écriture de Dreyfus ; mais les amis du traître avaient
trouvé, après coup, une écriture qui ressemblait à la sienne et ils
essayaient ainsi de substituer Esterhazy à Dreyfus. Evidemment, les deux inventions sont contradictoires : l'Etat-
Major, pour sauver Esterhazy, était résolu à tous les mensonges,
mais dans ces mensonges il n'avait pas su, d'emblée, mettre
l'accord. C'est, d'ailleurs, par la contradiction, que tout naturellement
les menteurs se perdent.
--- V ---
La version du commandant Pauffin de Saint-Morel était i-
coup sûr moins dangereuse pour Esterhazy que celle d'Esterhazy
lui-même. Déclarer, comme le fait Esterhazy, que le bordereau est
fait avec l'écriture d'Esterhazy, décalquée par Dreyfus, c'est se
créer bien des embarras, c'est s'obliger à bien des explications
difficiles, c'est mettre la main dans l'engrenage des aveux. Au contraire, il n'était pas compromettant pour lui de dire,
avec le commandant Pauffin, que les amis de Dreyfus avaient
constaté, après coup, une certaine ressemblance entre l'écriture de
Dreyfus et celle d'Esterhazy, et qu'ils voulaient en abuser. Aussi
l'Etat-Major avait-il songé d'abord, évidemment, à cette
explication dont le commandant Pauffin se fait, auprès de M.
Rochefort, l'écho attardé. Pourquoi donc l'Etat-Major et Esterhazy lui-même ont-ils
renoncé à cette explication moins dangereuse? Pourquoi dans l'article de la Libre Parole du 15, pourquoi
ensuite devant le Conseil de guerre Esterhazy a-t-il déclaré que le
bordereau avait été fait avec des décalques de son écriture? Pourquoi est-ce à cette explication imprudente et périlleuse
que se sont arrêtés les experts du procès Esterhazy, conseillés par
l'Etat-Major? Pourquoi? C'est qu'entre l'écriture d'Esterhazy et l'écriture du
bordereau, la ressemblance est trop complète, trop évidente pour
que le système de Pauffin de Saint-Morel et de Rochefort puisse
suffire. Dans ce système, en effet, on peut bien expliquer une
certaine ressemblance entre l'écriture du bordereau et celle
d'Esterhazy. Le hasard peut amener, entre deux hommes, une
analogie d'écriture assez marquée. Mais ce qu'on ne peut expliquer
ainsi, c'est la ressemblance absolue, l'identité complète. Quand il y a rencontre fortuite entre l'écriture de deux
hommes, il y a toujours quelque trait où se trahit la différence de
main. Or, *entre l'écriture du bordereau et celle d'Esterhazy, la
ressemblance est entière, trait pour trait, point pour point ; il n'y a
pas un détail, Si léger soit-il qui diffère*. Voilà pourquoi Esterhazy et l'Etat-Major ont dû renoncer au
système moins dangereux, mais trop insuffisant dont parle encore,
le 16 novembre, M. Pauffin. Et, pour Esterhazy lui-même, la ressemblance de son écriture
à celle du bordereau est Si absolue que, pour se défendre, il est
obligé d'imaginer qu'il y a eu décalque. J'ai donc le droit de dire qu'en ce qui concerne l'identité
d'écriture, l'aveu est complet. Et s'il n'y a pas eu décalque,
Esterhazy est convaincu d'être l'auteur du bordereau.
Hypothèse absurde
-----------------
--- I ---
Que vaut donc cette hypothèse du décalque? J'observe tout d'abord que, quelle que soit la réponse, le
procès de 1894, tel qu'il a été institué contre Dreyfus, s'écroule
misérablement. S'il n'y a pas en décalque, s'il est faux qu'on puisse
expliquer par un décalque l'identité d'écriture du bordereau et
d'Esterhazy, c'est donc qu'Esterhazy est l'auteur du bordereau. Et s'il y a eu décalque, Si le bordereau a été fait avec des
mots d'Esterhazy décalqués par un autre homme, comment peut-on
savoir que cet autre homme est Dreyfus et que deviennent les
conclusions des premiers experts? Parmi ceux-ci, les uns, comme MM. Charavay et
Teyssonnières, ont reconnu dans le bordereau l'écriture et la main
de Dreyfus. Ils se sont évidemment trompés, puisque dans le
système d'Esterhazy, c'est avec l'écriture décalquée d'Esterhazy
qu'a été fait le bordereau. Quant à M. Bertillon, il a bien parlé, lui, d'un décalquage ; mais
il a affirmé que Dreyfus avait décalqué sa propre écriture et celle
de son frère Mathieu Dreyfus. Pas un mot, et pour cause,
d'Esterhazy. Donc, dans l'hypothèse où le bordereau serait fait avec de
l'écriture d'Esterhazy décalquée, toutes les expertises du procès
Dreyfus tombent et il ne reste plus aucune raison d'attribuer le
bordereau à Dreyfus. Se trouvera-t-il, en effet, un seul expert qui osera dire que
dans la manière dont a été décalquée l'écriture d'Esterhazy il
reconnaît la main de Dreyfus? Non : depuis que l'écriture d'Esterhazy
est connue, depuis que l'identité de cette écriture à celle du
bordereau a apparu, il ne reste rien, il ne peut rien rester des
expertises du procès de 1894, car il a manqué aux experts, pour se
guider, la connaissance du fait décisif. Et comme la seule cause
légale et définie de l'accusation est le bordereau, toute
l'accusation s'écroule. Encore une fois Esterhazy déclare lui-même
que le bordereau est de son écriture. S'il n'y a pas eu décalque, le
bordereau est de la main même d'Esterhazy ; et c'est Esterhazy qui
est le coupable. S'il y a eu décalque de l'écriture d'Esterhazy, de
quel droit attribuer le décalquage à Dreyfus? Toute l'expertise,
tout le procès sont à refaire.
--- II ---
Mais il n'y a pas eu décalque : c'est bien Esterhazy qui a écrit
de sa main le bordereau, car il est impossible, absolument
impossible que Dreyfus ait décalqué l'écriture d'Esterhazy. Il y en a deux raisons décisives. D'abord, pourquoi Dreyfus
aurait-il décalqué l'écriture d'un autre homme? Evidemment pour
dérouter la justice. Dès lors, il est bien certain qu'il choisira une écriture
ressemblant le moins possible à la sienne. S'il fait en effet métier de trahison et s'il ne veut pas que le
bordereau puisse être un jour utilisé contre lui, s'il s'applique à le
composer d'une autre écriture que la sienne, il tâchera que le
soupçon ne puisse, même un instant, se porter sur lui. Pour cela, il
choisira, pour son décalquage, une écriture qui ne puisse, même un
moment, faire songer à la sienne. Il est impossible qu'on échappe à ce dilemme : ou le traître
écrira le bordereau de sa propre écriture naturelle, pour ne pas
compliquer sa besogne ; ou s'il la complique et se livre à un travail
de décalquage, il n'ira pas choisir de parti pris une écriture qui
ressemble même superficiellement à la sienne, car il perd ainsi
tout le fruit de son opération. Aussi, lorsque Esterhazy, dans l'article de la Libre Parole
que j'ai cité, dit : " Un hasard fit découvrir à Dreyfus une écriture
ayant avec la sienne des similitudes assez sensibles ", il fait un
raisonnement absurde, car c'est cette écriture qu'entre toutes
Dreyfus se serait abstenu de décalquer.
--- III ---
Mais voici qui est plus décisif encore. Quand Pierre, écrivant
un document compromettant, se sert de l'écriture de Paul et la
décalque, c'est pour pouvoir dire, Si le document est découvert : < Il
n'est pas de moi ; il est de Paul. " Si Dreyfus avait, pour confectionner le bordereau, décalqué
l'écriture d'Esterhazy, c'eût été pour pouvoir dire aux juges : " Vous
avez tort. <'e me soupçonner, c'est l'écriture d'un autre, c'est
l'écriture d'Esterhazy. " Cela est si clair, que c'est par ce calcul-là qu'Esterhazy
explique le prétendu décalquage fait par Dreyfus. " Il voulait, dit-
il, avoir ainsi un répondant, c'est-à-dire un homme sur lequel il
pût, au jour du péril, faire retomber la responsabilité du
bordereau. " Mais alors, je le demande à tous les hommes de bon sens, à
tous ceux qui sont capables d'une minute de réflexion : Comment
se fait-il que Dreyfus se soit laissé condamner sans mettre en
cause Esterhazy? Quoi, c'est afin de pouvoir rejeter sur un autre, au jour du
danger, la charge du bordereau qu'il aurait, selon vous, décalqué
l'écriture du bordereau, et quand il est accusé, quand, avec la seule
charge légale du bordereau, il est condamné, il ne dit pas un mot
qui puisse mettre les juges sur la trace d'Esterhazy! Il a préparé laborieusement ce moyen de défense, et quand
l'heure décisive est venue, il ne s'en sert pas! Il se laisse traîner en prison, condamner à huis clos, il subit
le supplice terrible de la dégradation : il n'aurait qu'un mot à dire
pour se sauver et il se tait! Il se pourvoit en cassation et il se lait! Il laisse la France entière s'ameuter contre lui! Il laisse se
former contre lui une force terrible de mépris et de haine ; il se
laisse emmener à l'île de Ré, puis à l'île du Diable ; il subit les pires
tortures, et lui qui, d'après vous, aurait tout calculé pour rejeter le
bordereau sur Esterhazy, il n'a pas essayé une minute le système
de défense et de diversion qu'à tout hasard j'avais minutieusement
préparé! C'est seulement quelques années après, du fond lointain de
l'île du Diable qu'il fait jouer le prétendu ressort qu'il avait si
ingénieusement monté! Pourquoi donc a-t-il attendu? Pourquoi ne s'est-il pas
défendu tout de suite? Pourquoi? pourquoi? Il est impossible de répondre, et pour qu'Esterhazy, écrasé par
l'identité de son écriture à celle du bordereau, osât imputer à
Dreyfus un décalquage dont celui-ci, au moment décisif, n'a point
tiré parti pour se défendre, il a fallu qu'Esterhazy comptât sans
mesure, sans limite, sur l'imbécillité de notre pays et sur la
complicité de l'Etat-Major, domestiquant pour lui l'opinion jusqu'à
la plus basse et la plus niaise crédulité.
Un mensonge
-----------
--- I ---
Pourtant Esterhazy comprend qu'il doit tenter une explication :
et voici l'ineptie qu'il nous propose. Il nous dit dans l'article de la Libre Parole : " L'événement
ne réalisa pas les espérances de Dreyfus. Par suite de
circonstances restées jusqu'ici incomplètement expliquées, et qui
tiennent sans doute à ce qu'il ne connaissait pas personnellement
son répondant, Dreyfus ne réussit pas à le mettre en cause au
moment du procès. " Oserai-je dire que c'est le comble de l'absurdité? Il est clair
que Si Dreyfus se procurait l'écriture d'un autre officier, afin de la
décalquer dans le bordereau et de rejeter au besoin sur lui ledit
bordereau, son premier soin était de connaître le nom de l'homme
dont il se procurait ainsi l'écriture. A quoi vraiment lui aurait servi de décalquer l'écriture d'un
autre homme s'il avait ignoré le nom de celui-ci et s'il n'avait pu le
signaler aux juges? J'ai presque honte d'insister sur l'absurdité de ce
raisonnement d'Esterhazy tant elle est évidente. Et il est
incroyable que la Libre Parole ait pu prendre au sérieux, une
minute, l'explication fantastique qu'elle insérait. Il est évident que Si Dreyfus s'était procuré, pour la
décalquer, l'écriture d'un autre officier, il aurait su le nom de
l'officier et au procès il t'aurait dit. *S'il ne l'a pas dit, c'est qu'il ne l'a pas su ; s'il ne l'a pas su,
c'est qu'il n'avait pas décalqué son écriture, et Si l'écriture
d'Esterhazy n'a pas été décalquée par Dreyfus, c'est que le
bordereau était de l'écriture d'Esterhazy et aussi de la main
d'Esterhazy ; c'est qu'Esterhazy est le véritable auteur du bordereau,
le véritable traître*.
--- II ---
Mais Esterhazy se heurte à une autre difficulté : il n'est pas
obligé seulement d'expliquer comment Dreyfus, au moment du
procès, ignorait le nom de l'homme dont il n'avait décalqué
l'écriture que pour pouvoir le nommer. Il est obligé encore
d'expliquer, comment Dreyfus, deux ans après sa condamnation,
avait appris, à l'île du Diable, le nom d'Esterhazy. Oui, il faut qu'Esterhazy et ses amis nous expliquent cela. Esterhazy s'y est essayé et son explication est lamentable. Il
nous dit que Dreyfus avait trouvé moyen de combiner une
correspondance occulte avec sa famille et que c'est ainsi, à
distance, par des communications secrètes entre l'île du Diable et
Paris, qu'a été machinée la conspiration contre Esterhazy. Je vous en supplie : regardons cela de près. D'abord, avec la
surveillance étroite, exceptionnelle à laquelle Dreyfus a été
soumis, toute correspondance secrète entre sa famille et lui est
impossible. Quand on songe que depuis plusieurs années les lettres de
Dreyfus ne sont pas directement transmises à sa femme, mais qu'on
les recopie d'abord au ministère des colonies, de peur que la
distribution et la disposition des virgules, des accents aigus et des
accents graves ne constituent un langage de convention ; quand les
précautions sont poussées à ce degré de manie et de folie, on se
demande comment une correspondance occulte aurait pu être
établie entre le déporté et sa femme. C'est vraiment une invention
fantastique. Et comment Dreyfus et sa femme, dans les rares et courtes
entrevues Si surveillées qu'on leur permit avant le départ, et où il
leur fut défendu de s'embrasser, comment auraient-ils pu convenir
d'un langage conventionnel? Et ce langage conventionnel, comment
ensuite auraient-ils pu l'employer? Cela révolte la raison. Mais, de plus, qu'auraient-ils pu se dire? D'après Esterhazy,
si Dreyfus, après avoir décalqué son écriture, n'a pas révélé son
nom, c'est qu'il l'ignorait. Cela fait crier l'esprit, tant cela est absurde. Mais, en tout
cas, ce n'est donc pas Dreyfus qui a pu apprendre à sa femme, de
l'île du Diable, le nom d'Esterhazy, puisqu'il ne le connaissait pas à
son départ de France. Il a donc fallu que, dans la correspondance occulte et
impossible dont parle Esterhazy, Dreyfus eût écrit à sa
femme pour lui expliquer qu'il avait décalqué l'écriture d'un
officier inconnu et qu'il s'agissait de retrouver le nom de cet
officier. Mais Si Dreyfus et sa femme pouvaient, avant le départ du
condamné, convenir d'un langage mystérieux et compliqué, à plus
forte raison Dreyfus pouvait-il, dès ce moment-là, expliquer à sa
femme son moyen de défense. Dès lors, la famille de Dreyfus aurait immédiatement cherché
le nom de l'officier dont Dreyfus avait décalqué l'écriture ; et
comme il ne peut être bien difficile de retrouver le nom et la
qualité d'un homme dont on s'est, de parti pris, procuré l'écriture,
c'est avant de quitter la France que Dreyfus aurait connu le nom
d'Esterhazy et l'aurait livré. Mais, je le répète, j'ai honte de discuter ces inventions du
misérable Esterhazy tant elles sont violentes d'absurdité. Supposer que Dreyfus a pris la précaution de décalquer
l'écriture d'un autre homme afin de rejeter sur lui le crime du
bordereau, et qu'il a négligé de s'enquérir du nom de cet homme ;
supposer ensuite que du fond de sa prison, à l'île du Diable, il a
réparé cet oubli par des signes cabalistiques envoyés à ses amis de
France, c'est outrager si audacieusement le bon sens, que cela
ressemble à une gageure. Pour que la Libre Parole, journal officiel d'Esterhazy, ait
inséré ce plaidoyer du traître et ait affecté de le prendre au
sérieux, il faut vraiment que la presse cléricale et antisémite
croie qu'en France toute pensée est morte. Non, certes, et contre ceux qui ont essayé ainsi de mystifier
la nation de vigoureuses colères s'accumulent. Dira-t-on que Dreyfus n'a pas signalé Esterhazy de peur de
découvrir sa propre machination i ‚a, encore, est absurde, car
Dreyfus, s'il a décalqué l'écriture d'Esterhazy, a dû imaginer un
procédé pour le mettre en cause au jour du péril.
--- III ---
Mais que penser de l'autorité militaire qui, au procès
Esterhazy, ne l'a pas une minute interrogé sur ce scandaleux
roman? Le premier devoir du Conseil de guerre était de dire à
Esterhazy : " Vous avouez que l'écriture du bordereau est identique
à la vôtre ; vous avouez en tout cas que l'identité, pour certains
mots, est Si évidente qu'elle ne peut s'expliquer que par un
décalque. Comment expliquez-vous alors que Dreyfus, au moment du
procès, ne vous ait pas mis en cause? " Cette question n'est pas venue aux juges. Ils ont paru trouver
tout simple, comme Esterhazy lui-même, que Dreyfus ait forgé ce
moyen de défense afin de ne pas s'en servir. Et ils ont pensé sans
doute qu'éblouie par les galons et les chamarrures des généraux,
trompée et abêtie par la presse de mensonges, la pensée française
ne serait pas choquée de cette absurdité. Et, en effet, elle n'a pas été révoltée. Vraiment, il faut
pleurer de honte sur notre pays, pleurer de douleur et de colère.
Voilà ce que les " nationalistes ", complices du traître Esterhazy,
ont fait du bon sens, notre vertu nationale. Ils ont réussi un
moment à faire accepter à ce peuple des mensonges grossiers qui,
en d'autres temps, auraient soulevé sa raison comme un vomitif
soulève le coeur. Pourtant, non! cela ne passera pas. Le peuple rejettera cette
mixture de mensonges imbéciles. Il est clair que si Esterhazy,
affolé, est obligé d'avouer, dès le 15 novembre 1897, avant même
d'être dénoncé, que le bordereau est de son écriture, c'est qu'il est
de sa main. Il est clair que la supposition d'un décalque d'Esterhazy, fait
par Dreyfus, ne se soutient pas ; et que. le premier soin de Dreyfus
eût été de nommer Esterhazy au procès s'il l'avait en effet
décalque. Il est clair qu'on ne peut se procurer l'écriture d'un homme
pour la décalquer et se décharger sur lui d'un crime sans savoir en
même temps le nom de cet homme, et sans être en état de le
désigner. Tout cela est clair, certain ; il suffit d'ouvrir les yeux pour le
voir et le peuple maintenant ouvre les yeux. Il ne voit donc dans le
récit de la Libre Parole que l'aveu d'Esterhazy aux abois.
--- IV ---
Ce système insoutenable, Esterhazy l'a reproduit
officiellement devant le Conseil de guerre qui a fait semblant de le
juger. Là aussi, et si indulgente que soit pour lui l'accusation, qui
le glorifie, il est obligé d'avouer qu'on ne peut expliquer que par un
décalque de son écriture au moins certains mots du bordereau. Voici ce que dit le rapport Ravary : " Il admet que dans
l'écriture de cette pièce se rencontrent des mots ayant une
ressemblance si frappante avec son écriture qu'on les dirait
calqués. Mais l'ensemble diffère essentiellement. " A l'audience, il ne se borne plus à dire qu'on les dirait
calqués, suivant l'expression adoucie du rapport ; il explique
comment on les a calqués.
#En voyant, dit-il, le bordereau publié par le Matin
rapproché des spécimens de mon écriture, j'ai été frappé de la
ressemblance de certains mots qui paraissent décalqués. Cette idée
de décalquage m'a frappé. Je me suis demandé comment l'auteur de
la publication du bordereau avait pu avoir de mon écriture. Mon
écriture a malheureusement traîné chez bien des gens dont le
métier est de prêter de l'argent ; de plus, j'ai été témoin dans un
duel (Crémieux-Foa). A ce sujet j'ai reçu beaucoup de lettres
d'officiers auxquels j'ai répondu. j'ai pensé que M. Mathieu Dreyfus
aurait pu en avoir quelques-unes. Mais cela n'était pas suffisant.# Et il explique alors comment des morceaux plus étendus de
son écriture avaient pu être utilisés par Dreyfus. Je vais discuter à l'instant cette explication. Mais je m arrête
une minute pour souligner, une fois de plus, les aveux grandissants
d'Esterhazy. Non seulement il avoue que le bordereau suppose un
décalquage de son écriture, non seulement il reconnaît ainsi que
son écriture est identique à celle du bordereau, mais il avoue que
cette identité ne se marque pas seulement dans un petit nombre de
mots, mai s qu'elle s'étend à l'ensemble du bordereau. Si le décalquage, en effet, n'avait été que partiel, s'il n'avait
porté que sur quelques mots, il suffirait pour l'expliquer que
Dreyfus eût eu en sa possession de courts morceaux d'écriture
d'Esterhazy. Mais Esterhazy a bien vu le péril. Il a bien vu que le bordereau
était de son écriture c du premier mot au dernier. Il a pense qu'un
jour peut-être un juge moins complaisant pourrait lui en demander
compte, et alors il a en recours à une invention nouvelle, à un
mensonge nouveau pour expliquer que Dreyfus ait pu avoir en main
un fragment étendu de son écriture. Ce nouveau mensonge nous al Ions l'analyser et le percer à
jour, afin de forcer le traître, comme dirait Bertillon, dans ses
derniers retranchements.
--- V ---
Donc, devant le Conseil de guerre auquel il a eu l'audace de
débiter l'histoire de la femme voilée, voici le roman
graphologique qu'il a conté. Je cite en entier, Si impudent que cela
soit. (Compte rendu du procès Esterhazy.)
#Je me suis souvenu qu'au mois de février 1893 j'ai reçu à
Rouen, où j'étais alors, une lettre d'un officier attaché à
l'Etat-Major du ministère de la guerre, me disant qu'il était chargé
de faire une étude sur le rôle de la cavalerie légère dans la
campagne de Crimée, qu'il savait que mon père avait commandé une
brigade à Eupatoria, et il me demandait de lui envoyer les
documents que je pouvais posséder sur cette époque. Je fis un petit
travail de sept à huit pages in-folio, que j'ai envoyé à ce monsieur :
le capitaine Brault, rue de Châteaudun. D. Quel numéro? R. Je ne me le rappelle pas. Après avoir envoyé ce travail,
j'ai été surpris de n'en pas recevoir de nouvelles. J'ai cherché au
ministère de la guerre ; le capitaine Brault n'y était plus ; il était
parti sans laisser d'adresse, mais j'ai su qu'il était en garnison à
Toulouse. Je lui ai écrit, et il m'a répondu en me disant qu'il ne
savait pas ce que je voulais dire. J'ai envoyé une lettre au chef
d'Etat-Major général de l'armée en lui demandant de faire une
enquête et de me confronter avec le capitaine Brault. Je n'ai pas eu
de nouvelles de cette démarche. D. Vous n'avez jamais retrouvé le capitaine Brault? R. Non, mon général. D. Vous lui avez écrit une lettre et il vous a dit qu'il n'avait
pas reçu les renseignements? R. *Il m'a écrit* qu'il ne les avait pas demandés. D. C'est-à-dire que vous avez fini par retrouver le capitaine
Brault, qui vous a déclaré ne vous avoir jamais rien demandé. R. Parfaitement. D. D'après les recherches faites on n'a pas trouvé, rue de
Châteaudun, l'adresse du capitaine Brault, mais l'adresse qui s'en
rapprochait le plus est celle de M. Hadamard, beau père de M.
Dreyfus.#
Tout cela est invraisemblable jusqu'à l'absurde. Tout cela est
criant de mensonge. Voici ce que veut dire Esterhazy. Il suppose que Dreyfus a
voulu, pour décalquer son écriture, se procurer un fragment de lui
assez étendu. Il suppose que pour cela Dreyfus lui a tendu un piège.
Il lui a écrit ou il lui a : fait écrire une lettre faussement signée du
nom du capitaine Brault, avec une adresse fausse. Esterhazy a donné dans le piège et ainsi Dreyfus a reçu un
assez long mémoire militaire qu'il a pu décalquer. Pour donner au
roman un peu de couleur et une manière de vraisemblance, on ajoute
que la' fausse adresse où l'on a reçu la réponse au capitaine Brault
était voisine du domicile du beau-père de Dreyfus.
--- VI ---
Dans ce récit, les impossibilités fourmillent. D'abord, il faut
rappeler sans cesse que Dreyfus n'a décalqué l'écriture de personne,
puisqu'il s'est laissé condamner sans désigner personne. Toit ce qui
heurte cette vérité de bon sens ne peut être que mensonge. Mais de plus, si Dreyfus avait voulu décalquer l'écriture d'une
autre personne, il aurait évité tout ce qui peut exciter la défiance
de cette personne et lui fournir plus tard un moyen de défense. Il
aurait évité surtout ce faux inutile et imbécile qui ne pouvait que
le compromettre. Admettons un instant que Dreyfus ait décalqué l'écriture
d'Esterhazy. Arrive le procès : il dénonce Esterhazy. Mais tout de
suite Esterhazy répond : " On s'est procuré de mon écriture en me
tendant un piège. " Remarquez en effet qu'il y avait bien des chances pour
qu'Esterhazy s'aperçut bien vite du tour qui lui aurait été joué. Il
suffisait qu'il s'étonnât de n'avoir pas la moindre réponse du
capitaine Brault. Il s'informait aussitôt ; il apprenait que celui-ci
ne lui avait jamais écrit. Il savait donc qu'une manoeuvre étrange
et suspecte avait été pratiquée contre lui, et aussitôt qu'éclatait
l'accusation de Dreyfus il était armé pour répondre. Donc, de la part de Dreyfus, se procurer ainsi l'écriture qu'il
voulait décalquer, eut été le comble de la folie. Il pouvait aussi
bien, pour son objet, décalquer l'écriture de n'importe qui. Obtenir
celle d'Esterhazy, par un moyen frauduleux qui pouvait être
immédiatement découvert, était la pire imprudence. Et il serait
prodigieux que, par prudence, il eût ajouté les risques du faux au
risque de la trahison. Mais ce n'est pas tout. Comment admettre qu'Esterhazy ne
s'est pas étonné plus tôt de n'avoir pas de réponse? Il prétend avoir adressé au capitaine Brault son mémoire sur
Eupatoria en février 1893. Il faut bien qu'il place cet envoi prétendu à cette date, avant
le bordereau, pour pouvoir dire que Dreyfus l'a décalqué. Et c'est
seulement *quatre ans après, le 29 octobre 1897*, qu'il écrit au
capitaine Brault pour lui demander s'il a reçu son mémoire! Il prétend que sa défiance n'a été éveillée que lorsque le
Matin a publié le fac-similé du bordereau et qu'il a pu ainsi
constater les ressemblances effrayantes de ce bordereau avec sa
propre écriture. Mais le Matin a publié ce fac-similé le 10 novembre 1896.
Tout de suite Esterhazy a été troublé ; tout de suite il a manoeuvré
avec du Paty de Clam et ses amis de l'Etat-Major pour perdre le
colonel Picquart. Comment n'a-t-il pas songé dès ce moment-là à s'inquiéter et
à écrire au capitaine Brault? Comment a-t-il attendu presque une
année, du 10 novembre 1896 au 29 octobre 1897? Tout cela ne tient pas debout. Et voici enfin â quoi Esterhazy
n'a point songé. Il n'a point vu que lui-même se mettait en
contradiction grossière avec son récit de la Libre Parole du 15
novembre 1897. Là, il a dit que Si Dreyfus ne l'a pas dénoncé au moment du
procès, en 1894, c'est parce que, tout en décalquant son écriture,
*il ignorait son nom*. Cela n'a pas le sens commun, mais il faut bien qu'Esterhazy
tente d'expliquer l'inexplicable. Mais, maintenant, si ce que raconte Esterhazy de l'affaire du
capitaine Brault est vrai, Dreyfus savait très bien que l'écriture
décalqués par lui était d'Esterhazy puisqu'il n'avait pu se la
procurer qu'en écrivant ou en faisant écrire frauduleusement à
*Esterhazy lui-même*. Cette fois, le menteur est pris et bien pris au piège de son
propre mensonge.
--- VII ---
De mémé qu'il a mystifié les jugés avec leur consentement,
par l'histoire de la dame voilée, il les a mystifiés aussi, par
l'histoire du manuscrit envoyé au capitaine Brault, ou plutôt sous
son nom, à Dreyfus lui-même. Toutes ces inventions sont aussi grossières les unes que les
autres, et sans la complicité des juges, elles n'auraient même pas
osé affronter l'audience. En tout cas, à l'analyse, il n'en reste rien. Esterhazy a donc menti quand il a prétendu que son écriture
avait été décalquée. Si le bordereau est de son écriture, c'est qu'il
est de sa main. Et son récit de la Libre Parole se tourne contre
lui comme un aveu écrasant. Détail curieux et par où il se trahit encore! Il répond d'avance
par une accusation de faux à un document qu'on n avait pas et qui
n'a pas été produit contre lui. Dans l'article du 15 novembre, il annonce que ses ennemis ont
inséré contre lui, dans le dossier qu'ils vont publier, " une pièce
compromettante émanant soi-disant de la victime et fabriquée
avec un art merveilleux... " Esterhazy s'est trop pressé ; il a pris peur trop vite, et en
essayant d'avance de disqualifier une pièce compromettante qu'on
n'avait pas, *il a avoué l'existence de cette pièce*. Mais qui donc a songé, dans la comédie d'enquête instituée
contre lui, à l'interroger là-dessus? En tout cas, devant le Conseil
de guerre, aucune question ne lui a été posée sur cette lettre si
suggestive de la Libre Parole, qui est, quand on l'examine avec
soin, l'aveu décisif.
EXPERTISES CONTRADICTOIRES
--------------------------
--- I ---
" Mais, nous objectent les défenseurs d'Esterhazy, les trois experts
commis, dans le procès d'Esterhazy, aux comparaisons d'écriture, ont
conclu en faveur d'Esterhazy ". Ils ont conclu, comme le dit le
rapporteur Ravary : " Le bordereau incriminé n'est pas l'œuvre du
commandant Valsin Esterhazy. Nous affirmons en honneur et
conscience la présente déclaration." Qu'on ne se hâte pas de conclure, car, à l'examen, ce rapport, qui paraît
innocenter Estherhazy, est accablant pour lui. Dans quelle condition ont travaillé les trois experts, Couard, Belhomme
et Varinard? Zola a dit que s'ils n'ont pas reconnu l'identité de l'écriture
du bordereau à celle d'Esterhazy, ils ont une maladie de la vue ou du
jugement. Zola s'est trop hâté! Non, MM. Couard, Belhomme et Varinard ne sont
pas nécessairement des incapables, mais ils opéraient dans des
conditions tout à fait difficiles. D'un côté, ils étaient certainement
frappés, comme tout le monde, comme Esterhazy lui-même, de la
ressemblance effrayante du bordereau et de l'écriture d'Estherhazy. Selon Esterhazy, cette ressemblance était telle que certainement il y
avait eu décalque de son écriture. Les experts ne pouvaient être plus
esterhaziens qu'Esterhazy : ils ne pouvaient pas nier, entre le bordereau
et l'écriture d'Esterhazy, une ressemblance qui éclatait aux yeux et que
lui-même avouait. Mais, d'un autre côté, pouvaient-ils dire nettement, librement, que le
borderau était l'œuvre d'Esterhazy? C'eût été rouvrir le procès Dreyfus,
et les trois experts savaient que la haute armée, la magistrature, le
gouvernement, presque toute la presse, toutes les grandes forces
sociales étaient contre Dreyfus. Ils savaient que le général de Pellieux,
chargé d'une première enquête contre Esterhazy, avait refusé longtemps
de se saisir du bordereau, sous prétexte que " c'était rouvrir l'affaire
Dreyfus : Si le bordereau avait été attribué à un autre, la revision
s'imposait. " Or, comme le général de Pellieux et ceux qui l'avaient
chargé d'une simili-enquête ne voulaient à aucun prix de revision, le
général de Pellieux s'abstenait de faire examiner le bordereau de peur "
qu'il ne fût attribué à un autre ". Cela, MM. Couard, Belhomme et Varinard le savaient ; tous les experts-
jurés, tous les fonctionnaires d'écriture le savaient. Aller contre cette
résolution ferme de la haute armée et du pouvoir eût été presque de
l'héroïsme. Aussi sur les instances de M. Scheurer-Kestner le bordereau fut versé à
l'enquête, quand le général de Pellieux fut obligé enfin de le faire
expertiser, il lui fut très difficile, comme il l'à raconté lui-même dans sa
déposition, de trouver des experts, car le péril était grand. Aussi il n'en faut pas vouloir à MM. Couard, Belhomme et Varinard de
s'être arrêtés à une conclusion prudente et transactionnelle. D'un côté,
ils ont sauvé leur renom d'experts en reconnaissant dans le bordereau
de l'écriture d'Esterhazy. Et d'un autre côté, ils ont sauvé la Patrie en
assurant que ce pouvait bien être là le résultat d'un décalque. Le bordereau était de l'écriture d'Esterhazy : mais il n'était pas de sa
main. Cette conclusion tempérée permettait de sauver, au moins pour
quelques temps, Esterhazy. Et après tout, c'était l'essentiel.
--- II ---
Comment MM. Couard, Belhomme et Varinard ont-ils établi qu'il y
avait décalque? Peut-être l'ont-ils expliqué à Esterhazy lui-même, avec
lequel, selon la déposition de Christian Esterhazy, M. Belhomme
s'entretenait pendant la période même de l'expertise. Mais ils n'ont pas
mis beaucoup d'empressement à le révéler au public. Devant la cour d'assises, ils se sont retranchés obstinément dans le
secret professionnel. En vain le général de Pellieux disait-il que sur la
question des écritures il ne voyait pas la nécessité du huis clos. En vain
le président lui-même, se relâchant un peu de sa rigueur, paraissait-il
les autoriser à quelques explications. Farouchement ils défendaient le
huis clos, et M. Belhomme ajoutait qu'il était résolu au silence le plus
complet, sur le conseil de ses avocats. Mais après tout, ce que nous savons nous suffit. M. Belhomme, si muet
devant la cour d'assises, a été moins réservé avec un journal ami,
l'Echo de Paris. Voici ce qu'il dit dans une interview :
#Nous avont fait photographier non seulement le bordereau, mais des
pages entières du commandant Esterhazy. Sur ces épreuves-là, les
similitudes, les ressemblances obtenues dans le Figaro, et depuis,
dans le Siècle, qui a employé les mêmes procédés, disparaissent, et
on voit que le bordereau n'est pas d'une écriture spontanée. Il y a des
surcharges nombreuses, des reprises, des mots décalqués même, car si
on les juxtapose, ils s'identifient parfaitement. Or, je défie n'importe qui
de tracer deux lettres, et à plus forte raison deux mots entiers avec des
caractères absolument identiques. Celui qui a écrit le bordereau a imité, calqué, c'est manifeste, l'écriture
du commandant ( Esterhazy ). Ce dernier emploie quelquefois, mais
assez rarement en somme, des S allemandes ; et dans le bordereau sur
six S, il y en a cinq de cette forme et toutes sont calquéses. De plus, les mots essentiels par leur sens sont calligraphiés. L'écriture
est inégale, incertaine. Aucune des lettres du commandant mises sous
nos yeux n'a ce caractère, mais cette différence n'est sensible que pour
nous qui avons vu les originaux. Avec des clichés habilement faits, on
a pu espérer tromper le public et on y a réussi.#
Nous discuterons cela tout a l'heure, mais pour qu'on ne dise pas que ce
n'est là qu'un interview, qui d'ailleurs n'a pas été démentie, rappelons
que M. Belhomme a daigné, devant la cour d'assises, laisser tomber une
phrase qui se rapporte à son interview : " Le bordereau est en grande
partie à main courante et en partie calqué."
--- III ---
Voilà donc qui est acquis. D'après M. Belhomme et, puisque les trois
experts ont déclaré être d'accord, d'après MM. Belhomme, Varinard et
Couard, l'écriture d'Esterhazy se retrouve au moins en partie dans le
bordereau, mais elle a été décalquée. Qu'on veuille bien le retenir : c'est dans une enquête destinée à
innocenter Esterhazy, dans un procès où Esterhazy avait avec lui les
accusateurs que les experts officiels sont conduits, malgré tout, par la
force de la vérité, à proclamer officiellement que l'écriture d'Esterhazy
se retrouve dans le bordereau. Oui, quoi qu'on fasse, " la vérité est en marche ". Quel que soit
l'expédient imaginé ensuite par les experts pour sauver Esterhazy,
client et protégé de l'Etat-Major, cette constatation officielle subsiste :
Ce n'est plus Esterhazy tout seul qui reconnaît sa propre écriture dans
le bordereau, ce sont les experts commis au procès.
--- IV ---
Et après cette constatation officielle, légale, que reste-t-il des expertises
par lesquelles a été condamné Dreyfus? Trois sur cinq des experts du procès Dreyfus reconnaissent dans le
bordereau l'écriture de Dreyfus. L'un d'eux (Bertillon) ajoute que, s'il y
a des différences, c'est que Dreyfus a décalqué l'écriture de son frère.
Et il affirme encore que pour dérouter la justice et pouvoir alléguer que
le bordereau est un faux, Dreyfus a décalqué sa propre écriture. Mais voici maintenant que d'autres experts, examinant officiellement le
bordereau, reconnaissent, au moins en partie, l'écriture d'Esterhazy.
C'est là un fait nouveau, et, qu'il y ait eu décalque ou non, les
conclusions des seconds experts infirment celles des premiers. Les experts du premier procès ont expliqué le bordereau tout entier
*sans tenir compte de l'écriture d'Esterhazy ;* les experts du second
procès introduisent dans le bordereau *l'écriture d'Esterhazy :* il y a
contradiction directe, et l'expertise de 1894, qui a condamné Dreyfus,
ne tient plus. C'est bien pour cela que dans la comédie du procès Esterhazy, le 10
Janvier 1898, le huis clos a été prononcé sur les expertises d'écriture. C'est vraiement prodigieux. Il y a eu une partie du procès, qui a été
publique. Pourquoi ne pas comprendre les rapports et les dépositions
des experts dans cette partie publique? La sécurité de la France
n'exigeait pas qu'on cachât au monde les conceptions graphologiques
de MM. Couard, Belhomme et Varinard. Non, si on les a cachées, c'est pour ne pas faire éclater aux yeux de tous
la contradiction officielle entre les expertises du procès Dreyfus et
celles du procès Esterhazy. On n'a même pas voulu que le public pût savoir que les trois bons
experts avaient reconnu dans le bordereau, au moins en partie, l'écriture
d'Esterhazy. Et le cauteleux Ravary se borne à donner la conclusion
brute : Le bordereau n'est pas l'œuvre d'Esterhazy. Il n'ajoute aucun détail. Il se garde bien de dire que les experts, malgré
leur bon vouloir à l'égard de l'autorité militaire, ont été contraints de
retrouver dans le bordereau l'écriture d'Esterhazy, et qu'ils ont dû
recourir, pour le sauver, à l'hypothèse du décalque. Non! autant qu'on le peut, on cache la vérité au pays, parce que même
le peu de vérité que laissent échapper les experts ébranle et ruine le
procès de 1894. --- V --- Bien mieux, même si on accorde un moment aux experts qu'il y a
décalque, pourquoi ne pas appliquer à Esterhazy le système que
Bertillon a appliqué à Dreyfus? Bertillon prétendait que Dreyfus avait décalqué lui-même des mots de
sa propre écriture afin de pouvoir dire : Le bordereau a été décalqué ;
il n'est pas de moi. Mais alors il est possible aussi qu'Esterhazy ait lui-même décalqué sa
propre écriture afin de se servir du même moyen de défense. Donc, même dans l'hypothèse du décalque, Esterhazy n'est pas hors de
cause, car le décalque peut être de lui. Deux choses seulement sont certaines. *La première c'est que
l'expertise légale qui a condamné Dreyfus est ruinée par l'expertise
légale du procès Esterhazy.- La seconde, c'est que, s'il y a eu décalque pour la confection du
bordereau, Dreyfus n'en peut même pas être soupçonné, car, une fois
encore, s'il avait décalqué l'écriture d'Esterhazy, c'eût été pour pouvoir
l'accuser en cas de péril : or, il s'est laissé condamner et supplicier sans
même essayer ce moyen de défense.
--- VI ---
Mais, par le huis clos sur les contre-expertises, l'Etat-Major n'a pas
voulu seulement cacher au pays la contradiction décisive entre les
expertises légales du procès Esterhazy et celles du procès Dreyfus. Il a
voulu aussi soustraire à la discussion les raisonnements par lesquels les
experts ont conclu à l'idée du décalque pour innocenter Esterhazy. A vrai dire, les raisons données par M. Belhomme à l'Echo de Paris
sont extraordinairement faibles et vagues. La seule qui ait quelque
précision est fausse. M. Belhomme prétend qu'il y a, dans le bordereau,
des mots qui peuvent se superposer rigoureusement l'un à l'autre. Et
comme cette superposition absolue n'est possible que si ces mots
proviennent d'un même type, ou, comme on dit, d'un même matrice, il
conclut qu'il y a eu calque, au moins pour ces mots. Mais au procès Zola, les experts les plus autorisés, les plus
considérables ont démontré publiquement et en citant des exemples
précis, qu'au contraire tous les mots du bordereau offaient la variété de
la vie et de l'écriture courante, qu'aucun d'eux n'était superposable.
Sans être graphologue, je soumets à M. Belhomme ce scrupule. Il a dit
à la cour d'assises (c'est peu, mais c'est encore trop) que le bordereau
était en grande partie d'une écriture courante, en partie calqué. Mais alors de deux choses l'une : ou bien les mots de l'écriture courante
offrent les mêmes caractères que les mots calqués : et alors, comme les
mots calqués sont empruntés à Esterhazy, c'est Esterhazy lui-même qui
a, de son écriture courante, écrit une partie du bordereau et qui, pour le
reste, s'est calqué lui-même. C'est donc Esterhazy qui est l'auteur du bordereau. Ou bien les mots de l'écriture courante ne sont pas de l'écriture
d'Esterhazy, et M. Belhomme doit indiquer par quelles différences
caractéristiques, par quels traits précis l'écriture de ces mots-là se
distingue de l'écriture des mots calqués. Or, nous mettons au défi M. Belhomme, assisté de MM. Couard et
Varinard, d'indiquer les différences. Dans tous les mots du bordereau,
dans tous sans exception aucune, se retouvent les mêmes particularités
d'écriture, les mêmes traits caractéristiques, la même forme des lettres,
les mêmes détails. Et en disant qu'une partie du bordereau est d'une écriture courante, M.
Belhomme a définitivement perdu Esterhazy. S'il avait dit que tout le bordereau est le résultat d'un décalque, on
pourrait supposer à la rigueur qu'un autre qu'Esterhazy a fait ce
décalque. Mais s'il y a une partie d'écriture naturelle et courante,
comme elle ressemble manifestement à la partie dite calquée qu'on
avoue être d'Esterhazy, c'est que le tout est d'Esterhazy. Et si M. Belhomme daigne sortir un moment de la graphologie, je me
permets de lui soumettre encore une objection d'un autre ordre,
finement indiquée par M. Louis Havet dans sa déposition en cour
d'assises. L'homme qui envoyait le bordereau ne signait pas : quelle était donc sa
signature? A quoi la reconnaissait-on? A son écriture. Des documents ou des offres de documents arrivaient sans doute de
plusieurs côtés à la légation allemande. Comment un traître déterminé
aurait-il pu indiquer que c'était lui qui faisait l'envoi si, supprimant sa
signature, il avait en outre déguisé son écriture? Ni Esterhazy, ni les experts qui ont adopté le système Esterhazy, c'est-
à-dire le système de décalque, n'ont répondu à cette difficulté. Il était
impossible de faire plusieurs lettres d'envoi avec les mêmes morceaux
d'écriture, car il ne contiennent pas toutes les combinaisons nécessaires. Or, Esterhazy explique à grande peine, par son roman du capitaine
Brault, qu'on se soit procuré de son écriture pour l'envoi *d'un
bordereau ;* il est donc impossible qu'on en ait envoyé plusieurs. Dès lors, il aurait fallu que le traître changeât, à chaque envoi nouveau
d'un bordereau, l'écriture calquée par lui, et il aurait ainsi complètement
dérouté son correspondant étranger. Encore une fois, toutes ces inventions sont absurdes, et on en revient
toujours à cette conclusion : Le bordereau étant de l'écriture
d'Esterhazy est de sa main. Mais à quoi bon argumenter plus longtemps contre ces experts du huis
clos qui, pris entre la force de la vérité et des forces d'un autre ordre,
ont abouti à une expertise incohérente, indéfendable et qu'il faut cacher
? Il faut leur savoir gré, malgré tout, d'avoir osé dire, même avec toutes
les précautions du décalque, que l'écriture d'Esterhazy se retrouvait
dans le bordereau. C'est un commencement de vérité, et la vérité
entière va apparaître.
Savants contre experts
----------------------
--- I ---
Elle apparaît par les témoignages de nouveaux experts, au procès Zola.
Ces témoignages, produits sous la foi du serment devant la cour
d'assises, ont un caractère tout à fait nouveau et décisif. D'abords *ils sont publics ;* en second lieu, ils émanent d'hommes
d'une compétence hors pair, d'une autorité scientifique indiscutable, et
enfin ces hommes sont d'une indépendance absolue. Si l'esprit chauvin l'exige, je laisse de côté M. Franck, avocat et docteur
en droit, parce qu'il est Belge. Je laisse de côté aussi M. Paul Moriaud,
professeur de la Faculté de droit e Genève, parce qu'il est Suisse. Il paraît que M. Zola a manqué de patriotisme en consultant sur
l'écriture du bordereau comparée à celle d'Esterhazy des hommes
compétents de tous les pays! Pour nos bons nationalistes, l'expertise en écriture ne compte que si elle
est de ce côté de la frontière et en faveur d'Esterhazy. Seuls, les noms
bien français de Couard, de Belhomme et de Varinard leur inspirent
confiance. Hélaas! hélas! J'écarte donc les experts étrangers, quoique leur démonstration est été
d'une valeur scientifique tout à fait remarquable. Mais quand des
hommes comme M. Paul Meyer, membre de l'Institut, professeur au
Collège de France et directeur de l'Ecole des Chartes, comme M.
Auguste Molinier, professeur de l'Ecole des Chartes, comme M. Louis
Havet, membre de l'Institut, professeur au Collège de France et à la
Sorbonne, comme M. Giry, membre de l'Institut, professeur à l'Ecole
des Chartes et à l'Ecole des Hautes Etudes, comme M. Emile Molinier,
conservateur au musée du Louvre, archiviste paléographe..., quand tous
ces hommes, après une conscienceuse étude, viennent affirmer devant
le pays que le bordereau est d'Esterhazy, il y a là à coup sûr un grand
fait, que j'ose dire décisif. D'abord entre tous ces hommes, il y a une unanimité. Et qu'on ne
dise pas qu'ils devaient tous déposer dans le même sens, étant tous
témoins de la défense. Saisis de la question par M. Zola, ils n'ont
accepté de l'examiner qu'à la condition de porter devant la cour
d'assises le résultat de leurs recherches, quel qu'il fût. Et tous, dans leur liberté, ils ont conclu de la même façon ; ils ont
affirmé sans réserve que *le bordereau était d'Esterhazy-.
--- II ---
Bien mieux, quand la question sera de nouveau étudiée, quand on
n'essaiera plus d'étrangler le débat, voici ce que Zola propose : Tous
les hommes de France et d'Europe connus par leur travaux scientifiques
dans l'étude des manuscrits et des archives peuvent être consultés, il est
certain d'avance, tant l'identité est complète entre l'écriture d'Esterhazy
et celle du bordereau, que la réponse de tous sera la même. Et il n'y aura pas seulement unanimité des savants, on peut dire, s'il
était possible de soumettre au peuple même, par de bonnes
photographies, le bordereau et les lettres d'Esterhazy, qu'il y aurait
unanimité du peuple. Car avec la ressemblance ou mieux avec l'identité qui existe entre
l'écriture du bordereau et celle d'Esterhazy, le premier venu peut se
prononcer avec certitude. A ce degré d'évidence, il n'est plus nécessaire
qu'on soit graphologue, comme il n'est pas nécessaire d'être
physionomiste pour trouver un air de famille à deux jumeaux. L'Etat-Major a été si épouvanté de cette unanimité des savants et de la
force d'évidence de leur démonstration, qu'il a tenté d'en affaiblir l'effet
en disant : " Ces messieurs n'ont pas vu l'original du bordereau, ils n'ont
vu que le fac-similé du Matin. " Et dans son zèle d'avocat d'Esterhazy, le général de Pellieux allait
jusqu'à dire : " Toutes les reproductions qui ont été publiées
ressemblent à des faux. " Pitoyable diversion! Car d'abords la défense, au procès Zola, a insisté
violemment pour que l'original même du bordereau fût versé au procès
et placé sous les yeux du jury. Le président et l'Etat-Major s'y sont
opposés. Il est certain que le bordereau aurait été montré si l'on avait pu ainsi
confondre Zola.
--- III ---
Mais M. Paul Meyer, par son aimable et incisive dialectique, a obligé
M. le général de Pellieux à la retraite. Il a démontré que la
photographie d'un document, si elle pouvais parfois empâter ou écraser
certains traits, n'altérait en rien les caractéristiques de l'écriture, la
forme spéciale et distincte des lettres et leur liaison. Il a demandé à M. le général de Pellieux avec une ironie souriante qui a
eu raison de la grosse voix du général :
#Si le fac-similé du Matin ne ressemble pas au bordereau, par quel
prodige cette reproduction ressemble-t-elle à l'écriture de M.
Esterhazy? Ou bien on a publié, sous le nom de bordereau, et avec le
même texte, une pièce qui n'est pas le bordereau, et c'est un faux qu'il
faut poursuivre : on ne le fait pas. Ou bien, si la reproduction photographique est loyale, mais maladroite,
comment expliquer que cette dénaturation involontaitre du bordereau
aboutisse précisément à reproduire l'écriture d'Esterhazy? Comment ce fait-il qu'Esterhazy lui-même ait d'emblée reconnu sa
propre écriture, avec effroi, dans le fac-similé du Matin?#
Et le général de Pellieux, ainsi pressé, sent bien qu'il s'est aventuré au
delà du vrai. Il rectifie devant le jury (Procès Zola, tome II, page 50),
par ces paroles qui coupent court au débat :
#M. LE GENERAL DE PELLIEUX : Pardon, pardon, je n'abandonne
rien ; je dis que j'ai reconnu que le fac-similé du Matin avait une
grande similitude avec le bordereau, mais qu'il y avait d'autres pièces
publiées par les journaux qui , pour moi, ressemblaient à des faux, et je
le maintiens.#
Mais il ne s'agit pas des autres pièces. Il s'agit du fac-similé du
Matin, sur lequel tous les hommes que je viens de citer ont travaillé
et, puisque M. le général de Pellieux, serré de près par M. Paul Meyer,
a dû convenir qu'il était exact, la question est close. Mais qu'en pense M. Alphonse Humbert qui, dans les couloirs de la
Chambre, décriait les expertises des savants en disant qu'ils avaient
travaillé sur des documents faux? S'obstinera-t-il à être plus militariste
que le général de Pellieux lui-même? Q'en pense aussi MM. Belhomme et Couard qui prétendaient que les
travaux faits sur le fac-similé était sans valeur? Non! C'est bien sur des données sérieuses qu'ont travaillé tous ses
archivistes, tous ces paléographes, tous ces chercheurs arrivés par
l'étude à la renommée, et leur unanimité, fondée sur la plus solide
enquête, est décisive. Ils ne sont pas divisés, comme l'ont été les
experts du procès Dreyfus, et ils n'opèrent pas à huis clos comme ceux
du procès Esterhazy. Avant de formuler leurs conclusions, ils définissent leurs méthodes,
leurs procédés de recherches ; ils ne s'enferment pas comme Bertillon
dans une nuée biblique. Ils ne s'enferment pas, comme Belhomme,
Varinard et Couard, dans un brouillard de procédure. C'est au plein jour de l'audience publique, c'est sous le contrôle de la
raison générale qu'ils définissent leurs moyens de recherches, leurs
preuves, leurs résultats. Et nul ne peut suspecter leur indépendance,
puisqu'ils se dressent contre le pouvoir et qu'au risque de blesser les
dirigeants, les ministres, les généraux, ils vont où la vérité les appelle et
témoignent selon leur conscience.
--- IV ---
Je ne puis, bien entendu, entrer ici dans le détail de leurs preuves ; elles
sont tout au long dans le compte rendu du procès. De ces détails, je
n'en relèverai qu'un ici, parce que je le trouve à la fois caractéristique et
tragique. Qu'on ne s'étonne pas de ce mot. Lorsque Deyfus fut livré aux
enquêteurs et aux experts, à des enquêteurs comme Paty de Clam, à des
experts comme Bertillon, il y eut une difficulté : les doubles S. D'habitude, quand pour écrire les doubles S, on emploie un grand S et
un petit, c'est le grand S qui est devant et le petit S derrière. Les spécialistes ont compulsé des centaines et des centaines d'écritures,
sans trouver l'ordre contraire. Or, par une singularité extraordinaire, *dans le bordereau, c'est le petit
S qui vient en premier-. C'était donc là un trait tout à fait
caractéristique. Vite, on regarde l'écriture de Dreyfus. Lui, il écrit les doubles S selon la
méthode commune, le grand S devant. Voilà donc une particularité tout à fait curieuse, tout à fait rare de
l'écriture du bordereau qui ne se retrouve pas dans l'écriture de
Dreyfus. Croyez-vous que nos enquêteurs et experts se troublent pour si peu?
Le génie de Bertillon veillait sur eux. Immédiatement ils disent : " Si
Dreyfus a renversé dans le bordereau l'ordre des S, c'est pour dérouter
la justice et pour opposer à tout assaut ce moyen de défense. " Et si l'on s'en souvient, ce double S renversé devient dans le plan
militaire du délirant Bertillon une tour, la tour des deux S, du haut de
laquelle le traître attend orgueilleusement l'assaillant. O folie meutrière! Mais plus tard, quand on compare l'écriture d'Esterhazy à celle du
bordereau, non seulement on retrouve dans l'écriture d'Esterhazy
toutes les particularités du bordereau, mais on y trouve encore le même
ordre renversé des S. -Oui, dans l'écriture d'Esterhazy, comme dans le bordereau, c'est le
petit S qui vient le premier-. Hélas! pendant ce temps, Dreyfus est au bagne, et de la tour du double
S il est passé sans autre cérémonie dans une enceinte fortifiée.
Témoignages des savants
-----------------------
--- I ---
Si j'ai relevé ce détail en apparence et minime, c'est que toute la
démence homicide du procès de 1894 y est contenue en raccourci. Au demeurant, c'est pour toutes les lettres et pour tous les détails de
toutes les lettres et pour les points sur les *i-, et pour les accents que
MM. Frank, Moriaud, Giry, Auguste Molinier, Emile Molinier, Paul
Meyer, Louis Havet démontrent l'identité de l'écriture d'Esterhazy et de
l'écriture du bordereau. Je ne puis que résumer leurs conclusions : M. Paul Meyer affirme que le bordereau est de l'écriture d'Esterhazy. Il
affirme en outre que toutes les hypothèses qu'il a pu imaginer pour
expliquer, après M. Belhomme, que le bordereau pouvait être de
l'écriture d'Esterhazy sans être de sa main lui ont paru absurdes. Mais il
ajoute avec son habituelle ironie que pour conclure définitivement sur
ce second point, il attend que MM. Belhomme, Varinard et Couard
aient bien voulu expliquer leur système. (Procès Zola, tome I, page
512.)
#Me LABORI. - Monsieur le président, est-ce que M. Paul Meyer nous
a fait connaître ses conclusions d'une manière complète en ce qui
concerne M. le commandant Esterhazy? M. PAUL MEYER. - J'ai dit que le fac-similé du bordereau
reproduisait absolument l'écriture du commandant Esterhazy, que je ne
voyais pas de raison pour faire une distinction entre l'écriture et la
main. Cependant je fais cette réserve prudente et parfaitement
scientifique, parce que je ne sais pas ce qu'il y a dans le rapport où on
explique que cette écriture n'a pas été tracée par le commandant
Esterhazy. Je ne crois pas que même avec une hypothèse compliquée
on puisse arriver à le démontrer : mais enfin je ne puis pas discuter ce
que je ne connais pas... Je dis que la question de l'identité de l'écriture du bordereau et de celle
d'Esterhazy se présente dans des conditions d'une telle simplicité, d'une
telle évidence, qu'il suffit d'avoir l'habitude de l'observation, l'habitude
de la critique, pour arriver à la conclusion que j'ai formulée, sauf
réserve. Me LABORI. - M. Paul Meyer nous a bien dit, si j'ai compris, que
toutes les hypothèses auxquelles il s'était livré pour arriver à
comprendre que tout en étant de l'écriture d'Esterhazy, le bordereau ne
fût pas de sa main, lui avaient paru impossibles? Ai-je bien compris? M. P. MEYER. - Parfaitement. Me LABORI. - Alors, il n'en voit aucune qui puisse être une certitude
et qui puisse expliquer cette contradiction. M. P. MEYER. - Je n'en vois aucune ; mais les experts du second
procès ont peut-être trouvé quelque chose qui m'a échappé.#
Malheureusement, les experts du second procès se gardent bien de
répondre au défi ironique de M. Meyer, en faisant connaître leur
système.
--- II ---
Voici maintenant, dans ses grands traits, la déposition de M. Molinier :
#Messieurs les jurés, il y a déjà vingt-cinq ans que je vis au milieu des
manuscrits : il m'est passé entre les mains des milliers de Chartes,
pièces de toute époque, depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos
jours. A la suite de cette étude très prolongée, qui a porté sur des milliers de
manuscrits, je le répète, j'ai fini par contracter une méthode toute
particulière d'observation ; j'ai pour ainsi dire contracté un tact spécial,
si bien que par des signes presque imperceptibles pour d'autres, j'arrive
à reconnaître l'identité des écritures ou à dater exactement des
manuscrits. J'ai appliqué cette méthode personnelle, méthode que je
qualifie d'absolument scientifique, à l'examen du bordereau en question
et à l'examen des pièces de comparaison. De ce bordereau j'ai eu, comme tout le monde, entre les mains un fac-
similé. Sur ce fac-similé les opinions les plus diverses ont été
exprimées devant vous ; mais étant donné que ce bordereau a été publié
pour prouver la culpabilité d'une personne que je ne nommerai pas ici,
je crois que le fac-similé doit être exact. Alors, me méfiant des reproductions d'écriture, puisque je n'ai pu
comparer ces reproductions avec des originaux, je me suis attaché à
relever, dans le bordereau, que j'avais en fac-similé, uniquement ce que
j'appelle les signes physiologiques de l'écriture, c'est-à-dire non point
l'épaisseur des lettres qui peut être altérée, renforcée par un fac-similé
si bien fait qu'il soit, mais je me suis attaché aux liaisons des lettres, à
l'aspect général de l'écriture, si elle est courante ou non courante...#
On voit avec quelle prudence et quelle rigueur de méthode procède M.
Molinier, et après avoir donné des détails, il affirme : " Tout d'abord,
dans cette écriture, nous trouvons une main extrêmement courante,
aucune hésitation à mon sens. " Et enfin :
#En un mot, pour conclure, en mon âme et conscience, après avoir
étudié non seulement le bordereau, mais tout ce que j'ai pu me procurer
de fac-similés d'écritures du commandant Esterhazy, après avoir
notamment examiné les formes de l'écriture des lettres et l'écriture du
bordereau, je crois pouvoir affirmer en mon âme et conscience, que
dans ces lettres j'ai retrouvé toutes les formes principales
physiologiques que j'avais retrouvées dans le bordereau, dans l'écriture
du commandant Esterhazy.
--- III ---
Voici un autre témoignage aussi catégorique. M. Emile Molinier
démontre d'abord que pour les constatations qu'il a faites sur le
bordereau, le fac-similé du Matin a la valeur d'un original. Et après
avoir résumé des constatations, il conclut en ces termes si décisifs : " Pour moi, la similitude est absoluement complète entre l'écriture du
bordereau et l'écriture du commandant Esterhazy. Je dirai même que
si un savant, un érudit, trouvant un volume de la Bibliothèque
nationale, dans un de ces volumes que nous consultons si souvent,
accolé à des lettres du commandant Esterhazy, l'original du bordereau,
il serait pour ainsi dire disqualifié, s'il ne disait pas que le bordereau et
la lettre sont de la même écriture, sont de la même main, ont été écrits
par le même personnage. " L'étude de M. Frank, très poussée dans le détail, est d'une précision
admirable et je renvoie à sa déposition (tome I, page 519), ceux qui
pourraient avoir le moindre doute.
--- IV ---
M. Louis Havet, professeur au Collège de France, dit ceci :
#Dans l'écriture, je suis arrivé tout de suite et sans faire de recherches
dignes de ce nom, simplement par l'évidence, par le saisissement des
yeux, à une conviction pour moi tout à fait certaine. C'est à l'écriture du
commandant Esterhazy ; ce n'est pas l'écriture du capitaine Dreyfus ;
cela me paraît sauter aux yeux avant même qu'on ait commencé à
analyser l'écriture.#
Et M. Havet démontre ensuite par les considérations les plus variées et
les plus précises, qu'il n'y a pas eu décalque. C'est de la main
d'Esterhazy comme de son écriture.
#Comment est-il possible d'imaginer un homme qui, pour dissimuler sa
personnalité, emprunte l'écriture d'autrui et qui se donne le mal
prodigieux qu'il faudrait se donner pour calquer, non pas des mots,
mais des lettres, en prenant à chaque instant des modèles différents et
en transportant son calque d'un mot sur un autre? Il y a, dans le bordereau, des mots qu'on n'a pas tous les jours sous la
main pour les calquer, par exemple le mot : " Madagascar ", le mot "
hydraulique ". On peut bien avoir sous la main un mot comme je,
comme vous, mais on n'a pas sous la main à point pour savoir où le
trouver le mot Madagascar ou le mot hydraulique juste au moment
où on en a besoin. Pour cela il faudrait avoir toute une collection de documents énormes,
avec un répertoire pour trouver le mot dont on a besoin. Il faudrait
donc, pour exécuter par calque le bordereau, composer le mot
Madagascar à l'aide du mot ma, puis avec le commencement du
mot dame, le commencement d'un troisième mot. Cela aurait coûté cinq ou six opérations différentes pour un mot
unique. Ce travail est absolument hors de proportion avec les besoins d'un
faussaire qui travaille ainsi. Il serait beaucoup plus court de prendre
tout autre moyen de falsification : une écriture dissimulée, des
caractères d'impression découpés, qu'on applique, qu'on colle, ou
même, si on emprunte l'écriture d'autrui, le procédé plus simple de
découper des portions d'écritures et de les coller au lieu de les
décalquer. C'est là une hypothèse qui n'est défendable que si on avait des raisons
particulières de trouver qu'il y a un calque. J'ajoute que je ne crois pas, pour ma part, à l'argument que j'ai vu
traîner dans les journaux qui soutenaient que le bordereau était de
Dreyfus et d'Esterhazy ; ils prétendaient qu'il y a des portions de mots
qui se répètent, parce qu'ils ont été calqués sur la même matrice, qu'il y
a deux fois la même syllabe. Quand nous retrouvons plusieurs fois la même syllabe, il n'y a jamais
superposition absolue. Il y a des syllabes qui se répètent un grand
nombre de fois ; par exemple, dans le mot quelque, il y a deux fois la
syllabe que, et cette syllabe revient plusieurs fois ; le mot note
revient également plusieurs fois. Eh bien, j'ai étudié avec soin toutes
ces syllabes et je n'ai jamais vu que deux portions de mots fussent
rigoureusement parailles et qu'on pût se vanter de les superposer. Je
crois donc que toutes les hypothèses tirées d'un calque se heurtent à des
difficultés matérielles et absolues. Je ne parle pas ici des arguments qui ne sont pas ceux d'un témoin, qui
serait plutôt ceux d'un avocat : par exemple si Dreyfus avait composé le
bordereau à l'aide d'un calque, sachant sur qui il avait calqué, il aurait
probablement dénoncé l'auteur de l'écriture, afin de se décharger sur
quelqu'un dont il aurait ainsi fac-similé l'écriture. C'est un argument
que je donne pour mémoire et qui ne rentre pas dans l'ordre d'une
déposition. Au point de vue du calque, je n'arrive pas à comprendre du tout
comment il l'aurait exécuté. Il avait mille moyens beaucoup plus
simples de dissimuler son écriture. Je termine par un autre argument : le bordereau n'est pas signé :
comment le destinataire pouvait-il savoir d'où venait le bordereau?
Pour le destinataire, la signature, c'est l'écriture ; cela voulait donc dire,
pour le destinataire : c'est Esterhazy qui m'envoie le document. Voilà,
messieurs, ce que j'avais à dire.#
--- V ---
Que reste-t-il après cela de l'expédient désepéré des experts officiels du
procès Esterhazy, imaginant qu'il y a eu décalque pour sauver
Esterhazy, tout en avouant que le bordereau est de son écriture? On ne m'en voudra pas, si aride que puisse paraître cette discussion, de
multiplier les citations. Aux procédés louches et de huis clos par
lesquels Esterhazy a été sauvé, malgré l'évidence, il faut opposer la
vérité lumineuse, les affirmations mesurées, motivées, fortes et
publiques que, sous leur responsabilité, des hommes de science sont
venus apporter devant le pays, pour éviter à la France, autant qu'il
dépendait d'eux, la prolongation d'un crime. Je tiens à soumettre encore au lecteur attentif et de bonne foi, qui
cherche sérieusement la vérité, le témoignage de M. Giry, membre de
l'Institut, professeur à l'Ecole des Chartes et à l'Ecole des Hautes
Etudes. Cette déposition est un modèle de conscience scientifique, de probité
intellectuelle et morale :
M. GIRY. - Messieurs, la ressemblance qui existe entre l'écriture de la
pièce qu'on appelle le bordereau et l'écriture du commandant Esterhazy
a frappé, dés le premier aspect, tous ceux qui ont eu l'occasion de voir
ces deux écritures... M. LE PRESIDENT. - Les fac-similés seulement? M. GIRY. - Je dirai sur quels documents je me suis appuyé. Mais, ce
que je puis ajouter, c'est que cette ressemblance n'est pas une de ces
ressemblances superficielles, banales, qui s'évanouissent après un
moment d'examen attentif, comme l'a été, par exemple, la ressemblance
de l'écriture de l'ex-capitaine Dreyfus et de l'écriture du bordereau.
C'est une ressemblance qui est confirmée par l'analyse et les
comparaisons les plus minutieuses... A l'école des Chartes je suis plus
spécialement chargé d'enseigner la diplomatique, c'est-à-dire
l'application de la critique aux documents d'archives. L'étude et la comparaison des écritures ont naturellement un rôle
important dans cette branche de l'érudition. Nous apprenons à nos
élèves à déterminer l'âge, l'attribution des documents, leur provenance,
à discerner les documents authentiques, à discerner les documents
falsifiés, interpolés, des documents sincères... Il n'y a pas - M. Couard l'a dit et c'est encore une des grandes vérités
qu'il a exprimées - à l'Ecole des Chartes de cours pour l'expertise en
écritures, cela est bien entendu, cela est bien évident ; nous n'apprenons
pas à nos élèves comment il faut établir le prétexte d'un rapport
d'expertise. Nous ne leur disons point quand il faut se taire ou parler
devant un tribunal... ce n'est pas matière scientifique. Nous leur enseignons quelque chose de supérieur et de plus utile, nous
leur enseignons la méthode, le sprocédés d'investigation et de critique ;
nous leur enseignons les moyens de se prémunir contre l'erreur, et je
crois que cela peut avoir sa place dans une expertise en écriture... Lorsque M. Zola m'a écrit pour me prier d'examiner les documents qui
devaient être versés dans le débat, j'ai hésité un moment à accepter la
charge de faire cet examen.... Mais en y réfléchissant, en réfléchissant à
la gravité des questions de justice et de légalité qui dominent tout ce
débat, j'ai pensé qu'il était de mon devoir de sortir de ma réserve
habituelle pour faire l'examen qu'on me demandait, afin d'essayer dans
la mesure de mes forces d'aider à la manifestation de vérité. J'acceptai donc. Seulement, en acceptant, je spécifiais, en écrivant à M.
Zola, que je voulais - cela était naturel, mais enfin, je tenais à le
spécifier d'une façon très précise - que si je faisais cet examen, quel
que fût le résultat des études auxquelles j'allais me livrer, je viendrais
l'exposer ici franchement et nettement. M. Zola m'a répondu aussitôt, par une lettre que j'aurais voulu vous
lire, mais que je puis citer de mémoire, en me disant qu'il acceptait
absolument toutes mes conditions et qu'il demandait simplement à des
hommes de science et de bonne foi de venir dire devant la cour ce
qu'ils pensaient.#
... Et M. Giry, après avoir montré que les documents sur lesquels il a
travaillé étaient sérieux et bien vérifiés, se prononce d'abords contre
l'hypothèse du calque imaginée par MM. Belhomme, Varinard et
Couard. Il affirme ensuite l'absolue identité de l'écriture du bordereau
et celle d'Esterhazy :
#J'ai examiné aussi une autre hypothèse de calque. Le bordereau
pourrait avoir été fait, fabriqué par calque de mots empruntés à d'autres
documents rapportés et juxtaposés ensuite. Eh bien, messieurs, je crois qu'il est absolument impossible que la pièce
ait été fabriquée ainsi : j'ai fait là-dessus des expériences nombreuses
qu'il seraient bien long d'exposer en détail. On m'a demandé de me
borner à vous donner des conclusions ; ce que je puis vous dire c'est
que j'ai essayé moi-même de faire un calque de faire un calque dans ces
conditions et que je ne suis arrivé à produire qu'une chose informe.
Quoique j'aie l'habitude des choses graphiques, j'ai fait une chose qui
ne ressemblait à rien et sur laquelle tout le travail de mosaïque était
visible au premier coup d'oeil. On peut faire mieux que moi, assurément, mais je pense qu'il aurait été
impossible de faire une pièce de cette dimension, de trente lignes. Il y
a toutes sortes de raisons dans lesquelles je ne peux pas entrer qui s'y
opposent d'une manière absolue. J'ajoute que je n'imagine pas qu'un
traître ait pu avoir l'idée de faire dans ces conditions un calque qui
aurait demandé tant de temps, tant de patience pour une pièce qui ne
devait pas être discutée contradictoirement avec lui. J'arrive maintenant à la comparaison de l'écriture du bordereau avec
celle du commandant Esterhazy. Messieurs, je crois que tout a été dit,
qu'au moins tout ce qui était frappant a été dit sur ce point. Par
conséquent, là encore, je veux abréger. Je vous dirai seulement que
j'ai fait la comparaison dans l'ensemble et dans le détail ; que j'ai fait
l'analyse la plus minutieuse, mot par mot, lettre par lettre, syllabe par
syllabe ; que j'ai comparé les signes accessoires de l'écriture, la
ponctuation, l'accentuation ; et soit que j'aie considéré le détail, soit que
j'aie considéré l'ensemble, je suis arrivé toujours aux mêmes
conclusions. Ces conclusions, auxquelles j'étais arrivé moimême, j'ai voulu les
contrôler par les observations de paléographes plus exercés, de gens
qui, mieux que moi, connaissent les écritures modernes ; j'en ai consulté
plusieurs ; tous ceux qui ont fait cet examen ont eu le même avis que
moi. Il y en a plusieurs que je pourrais nommer, car ils ont offert leur
témoignage à M. Zola... M. EMILE ZOLA. - Nous en aurions amené quarante ; si nous ne les
avons pas amenés, c'est pour ne pas abuser de vos instants. M. GIRY. - En résumé, ma conclusion a été celle-ci ; c'est qu'il existe
*entre l'écriture du bordereau et l'écriture du commandant Esterhazy
une ressemblance, une similitude qui va jusqu'à l'identité-.#
Voilà qui est net et décisif. Mais je tiens, pour ne pas m'exposer à
altérer même une nuance de la noble et sérieuse pensée de M. Giry, à
reproduire les dernières lignes qui contiennent une sorte de réserve
délicate :
#Est-ce à dire que je puisse affirmer que le commandant Esterhazy est
l'auteur du bordereau? Je ne veux pas le faire, je ne veux pas aller
jusque là. Je ne veux pas le faire, parce que, après tout, je n'ai fait mon
expertise que sur des fac-similés, et quoique bien persuadé que la
pièce originale confirmerait mes conclusions d'une manière éclatante,
cependant il y a une petite chance d'erreur. Je ne veux pas le faire, surtout parce que je crois qu'une
expertised'écritures peut bien servir à corroborer des soupçons, à
diriger des recherches, à conduire, comme c'est le cas ici, jusqu'à la
conviction morale, mais qu'elle ne peut pas produire, à elle seule, la
certitude absolue qui, à mon avis, est nécessaire pour asseoir son
jugement.#
Le scrupule, scientifique et humain, qui a dicté ces dernières paroles de
M. Giry, bien loin d'affaiblir ses affirmations essentielles ; en acroît au
contraire la valeur morale et l'autorité. On sent que ce n'est pas à la
légère qu'un tel homme affirme l'impossibilité matérielle et absolue du
calque, l'identité absolue de l'écriture du bordereau et de l'écriture
d'Esterhazy. Et ces dernières paroles sont surtout un blâme à l'Etat-Major qui tient
enfermé le bordereau, pour ne pas perdre la suprême argutie par
laquelle il essaie en vain d'amoindrir le témoignage des hommes de
science. Elles sont aussi une leçon sévère pour les juges qui n'ont pas
craint de condamner Dreyfus sans autre preuve légale et
contradictoirement discutée une expertise d'écriture où les experts
s'étaient partagés en deux camps. Mais qui donc, en résumé, ne serait pas frappé par l'ensemble de
témoignages si nets, si affirmatifs, si concordants, si puissamment
motivés que des hommes d'étude, exercés à la critique des écritures et
des textes, ont produit publiquement, contre le gré du pouvoir dont ils
relèvent, sans autre intérêt que celui d'éclairer la conscience française et
de sauver l'honneur de notre pays?
--- VI ---
Ainsi, dans l'étude du bordereau, nous sommes arrivés enfin à la vérité,
à la lumière après une longue route, et en trois étapes. D'abord, dans le procès de 1894, dans le procès Dreyfus, c'est l'erreur
et la nuit, c'est l'obscurité noire. Un fou calculateur et haineux, du Paty
de Clam, qui a cru, en frappant l'officier juif, s'ouvrir toute une carrière
d'ambition, croit saisir entre l'écriture du bordereau et celle de Dreyfus
une ressemblance. Il le dénonce ; il le traque ; et comme le ministre hésite, comme
l'instruction ne marche pas, il met en branle les journaux antisémites, il
déchaîne la colère de la foule trompée. Et c'est dans une atmosphère de haine et de suspicion, c'est, si je puis
dire, dans un esprit public tout en feu que les experts en écriture
examinent le bordereau. Malgrè l'affolement de l'opinion, malgré la
passion des bureaux de la guerre, deux experts déclarent que le
bordereau n'est pas de Dreyfus : deux déclarent qu'il est de lui, tout en
reconnaissant des différences qu'ils expliquent commodément par une "
altération volontaire ". Bertillon, avec son système insensé, fait la majorité, et *Dreyfus est
jugé à huis clos, sur la seule inculpation d'avoir écrit le bordereau-.
Cette expertise de la première heure laisse, malgé tout, apparaître aux
juges ses vices, ses faiblesses, ses incertitudes. Les juges hésitent, et il
faut les décider, illégalement, violemment, en leur jetant hors séance,
pour renforcer l'expertise défaillante, d'autres pièces dites secrètes,
qu'ils ne peuvent pas examiner sérieusement. Voilà la première étape, en pleine incohérence et en pleines ténèbres,
mais avec une première lueur de doute qui s'éteint bientôt et qui laisse
la nuit se reformer. Puis, dix-huit mois après, c'est une découverte imprévue, dramatique. C'est la culpabilité d'Esterhazy qui se dessine ; c'est son écriture qui
apparaît plus que semblable, identique à celle du bordereau ; c'est une
grande lumière de vérité et de certitude qui éclate, mais qui épouvante. L'Etat-Major ne veut pas voir. Il veut quand même innocenter
Esterhazy coupable pour n'être pas obligé de libérer Dreyfus innocent. Esterhazy est jugé à huis clos par des juges qui se font ses complices. Pourtant, la force de la vérité est telle, la lumière nouvelle est si
invincible que les experts les plus complaisants sont obligés, comme
malgré eux, de reconnaître dans le bordereau l'écriture d'Esterhazy.
Mais ils inventent pour le sauver l'hypothèse d'un décalque. Hypothèse
absurde! Hypothèse moralement et matériellement impossible! Moralement,
puisque Dreyfus n'aurait pu pratiquer ce calque que pour accuser
Esterhazy au procès, et il ne l'a pas fait. Matériellement, puisque l'examen du bordereau révèle une écriture
courante. D'ailleurs, c'est à huis clos, c'est dans l'ombre, c'est loin du
contrôle de la raison publique et de la science que les experts du procès
Esterhazy combinent l'hypothèse qui doit, un moment, sauver le traître. C'est en vase clos qu'ils mijotent leur petite cuisine officielle, qu'ils
n'osent pas servir au public. N'importe! Une part de vérité est acquise : c'est que l'écriture du
bordereau est celle d'Esterhazy. Et voici qu'à la troisième étape, avec les dépositions des hommes
savants et indépendants que la révolte de leur conscience mène au
procès Zola, c'est la vérité complète qui se dévoile et s'affirme. Le
bordereau est l'oeuvre d'Esterhazy. Le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus est, jusqu'à l'évidence,
l'oeuvre du louche uhlan. Cette fois, il n'y a plus de réticences, il n'y a
plus de mystère, il n'y a plus de mensonge. Ni huis clos, ni expertises
dociles, toute la vérité et rien que la vérité. Et elle est si éclatante et si
impérieuse que M. Cavaignac lui-même n'ose plus, quand il requiert
contre Dreyfus, lui attribuer le bordereau... C'est Esterhazy qui a fait le bordereau, c'est Esterhazy qui est le traître,
et Dreyfus enseveli vivant dans le crime d'un autre attend avec angoisse
derrière les murs de son tombeau, que la porte s'ouvre et que la vérité
entre pour le délivrer. La vérité le délivrera et la France, en libérant l'innocent de son supplice
immérité, se libérera elle-même d'une erreur qui devient un crime.
L' EXPEDIENT SUPREME
--------------------
--- I ---
Donc, du procès régulier, légal, fait à Dreyfus il ne reste rien. Il n'a été
jugé, selon la loi, que sur une pièce, le bordereau. Or, il est démontré
aujourd'hui qu ele bordereau n'est pas de Dreyfus, mais d'Esterhazy. La seule base légale de l'accusation s'est effondrée : comment se peut-il
que la condamnation soit encore debout? C'est un défi à la justice! Oh! je sais bien que les adversaires de la revision, obligés de
reconnaître que le bordereau est d'Esterhazy, mais voulant garder leur
proie, se réfugient dans les plus extaordinaires sophismes. Je suis bien
obligé de mentionner en passant le récit publié il y a quelques semaines
par le Petit Marseillais ; car j'ai constaté que le récit avait trouvé
créance auprès de beaucoup d'esprits ; il passe même, ce que vraiement
je ne puis croire, pour la version suprême, pour l'expédient désespéré
de l'Etat-Major
--- II ---
On dit qu'Esterhazy était attaché au service d'espionnage de la France,
qu'en cette qualité il fréquentait les ambassades étrangères pour en
surprendre les secrets, qu'il avait constaté la trahison de Dreyfus, mais
que les preuves de cette trahison ne pouvant être données sans péril, il
avait lui-même, d'accord avec l'Etat-Major, fabriqué le bordereau et
que ce bordereau avait été ensuite de parti pris attribué à Dreyfus. Voilà le thème général que j'ai entendu dans plus d'une discussion ; le
Petit Marseillais adoucissait un peu dans son récit la crudité de
l'opération. D'après lui, Esterhazy avait vu, à la légation allemande, le
bordereau, écrit de la main de Dreyfus. Ne pouvant l'emporter, il l'avait
copié, et c'est sur cette copie du bordereau faite par Esterhazy que
Dreyfus aurait été condamné. Ainsi s'expliquerait, disent les hommes hardis, que le bordereau fût de
l'écriture et de la main d'Esterhazy, quoique la trahison fût de Dreyfus. Je me demande vraiment s'il convient de discuter des inventions de cet
ordre. Elles attestent en tout cas l'extrême dérèglement d'esprit où sont
jetés nécessairement ceux qui se refusent à la vérité. Non! il est faux qu'Esterhazy est été attaché comme espion au service
de la France, car s'il en était ainsi, dès que le colonel Picquart eut des
doutes sur Esterhazy et qu'il eut informé ses chefs, *ceux-ci l'auraient
arrêté net, en lui disant : " Ne brûlez pas un de nos agents!* Si
Esterhazy reçoit une carte-télégramme de M. de Schwarzkoppen et s'il
lui communique des documents, c'est pour gagner sa confiance ; c'est
pour couvrir l'oeuvre d'espionnage qu'il fait à notre profit. " Voilà ce que les chefs du colonel Picquart lui auraient dit tout de suite.
Au contraire, ils l'ont encourahé à poursuivre son enquête contre
Esterhazy! Et d'ailleurs, comment le colonel Picquart lui-même, chef
du service des renseignements, aurait-il pu ignorer qu'Esterhazy était
attaché en qualité d'espion au ministère de la guerre? Donc, ce roman
inepte ne peut tenir un instant. Mais admirez, je vous prie, la valeur morale et la délicatesse de
conscience des défenseurs de l'Etat-Major. Ils proclament que celui-ci a
fait du procès contre Dreyfus une effroyable comédie. Ils proclament
qu'il a attribué à Dreyfus le bordereau, sachant que le bordereau était de
la main d'Esterhazy. Mais quels rôle, je vous prie, ont joué les experts
dans cette criminelle parade? Savaient-ils, eux aussi, que le bordereau
était de l'écriture d'Esterhazy, et ont-ils décidé tout de même d'y
reconnaître l'écriture de Dreyfus? Si nous consentions un moment à prendre au sérieux les moyens de
défense imaginés par certains amis de l'Etat-Major, il n'y aurait plus
qu'à envoyer au bagne, comme coupable du faux le plus criminel, tous
ceux qui ont participé au procès Dreyfus. Je passe donc, et je ne retiens de ces inventions misérables que le
désordre d'esprit d'un grand nombre de nos adversaires. Ils sont
obligés, par l'évidence, de reconnaître que le bordereau est d'Esterhazy,
mais ils n'ont pas le courage de tirer la conclusion toute simple,
naturelle et sensée : c'est qu'en attribuant le bordereau à Dreyfus et en
condamnant celui-ci sur un document qui est d'Esterhazy, on a commis
une déplorable erreur. Et ils s'épuisent en inventions désordonnées pour
concilier les faits qui démontrent l'innocence de Dreyfus, avec la
culpabilité de celui-ci.
--- III ---
D'autres disent : " Soit : le bordereau est d'Esterhazy! mais, dans le
procès Dreyfus, le bordereau est secondaire : il est presque une quantité
négligeable. C'est pour d'autres raisons surtout que Dreyfus a été
condamné : et comme les autres raisons subsistent il n'y a pas eu erreur ;
il n'y a pas lieu à revision. " Quoi! le bordereau n'a été, au procès Dreyfus, qu'un élémént
accessoire? Mais je ne me lasserai pas de le répéter : dans l'acte
d'accusation il n'y a contre Dreyfus que le bordereau : il est, selon les
paroles mêmes du rapporteur, " *la base de l'accusation* ". Avant que
le bordereau fût découvert et que du Paty de Clam crût démêler une
certaine ressemblance entre l'écriture du bordereau et celle de Dreyfus,
il n'y avait contre Dreyfus aucun soupçon, aucune enquête, aucune
surveillance. Le bordereau n'est pas seulement la base de l'accusation : il en est le
point de départ. Si le bordereau n'avait pas été trouvé, ou si on n'avait
pas cru y reconnaître l'écriture de Dreyfus, celui-ci serait
tranquillement à son bureau de l'EtatMajor ; non seulement il n'aurait
pas été condamné, mais il n'aurait pas été inquiété ni poursuivi. Et ce bordereau, qui a joué un rôle si décisif ; ce bordereau, qui a été
toute la base légale du procès, maintenant qu'on sait qu'il n'est pas
Dreyfus, mais d'Esterhazy, on le déclare sans importance! Il paraît que
le bordereau ne compte plus! On condamne un homme sur une pièce qui n'est pas de lui! Plus tard,
deux ans après, quand on reconnaît que cette pièce n'est pas de lui,
qu'elle est d'un autre, au lieu de courir vers l'innocent condamné pour
lui demander pardon, on dit : " Bagatelle! C'est une erreur de détail qui
ne touche pas au fond du procès! " Je ne sais si l'histoire contient
beaucoup d'exemples d'un pareil cynisme.
--- IV ---
Mais quand il serait vrai qu'il y a d'autres pièces graves contre Dreyfus,
il y a deux faits qui dominent tout. Le premier, c'est que le bordereau
seul a été soumis à Dreyfus ; le boredereau seul a été discuté par lui. Si
d'autres pièces ont été produites aux juges sans l'être à l'accusé, ce sont
elles qui ne comptent pas : elles n'ont pas de valeur légale. Elles ne
prendront une valeur que quand l'accusé pourra les connaître et les
discuter. Il n'y a eu qu'un procès légal : celui qui portait sur le bordereau, base
unique. Cette base ruinée, tout le procès légal, c'est-à-dire tout le
procès, est ruiné aussi. Si, en dehors du bordereau qui ne peut plus être attribué à Dreyfus, il y
a d'autres pièces qui le condamnent, rappelez l'accusé ; jugez-le de
nouveau en lui soumettant les pièces que vous alléguez contre lui.
Jusque-là, les pièces " secrètes " ne sont que des pièces de contrebande. Et un pays qui aurait quelque soucis de la justice, un pays où les
citoyens ne voudraient pas se laisser étrangler sans jugement par les
Conseils de guerre, ne tolèrerait pas une minute qu'on osât invoquer
contre un homme, dans les journaux et à la tribune de la Chambre, des
documents qu'il n'a pas été admis à connaître et à discuter. Mais quoi! et voici une aggravation singulière. Les juges se sont
trompés, grossièrement trompés, dans l'attribution de la seule pièce qui
ait été régulièrement introduite au procès, et on nous demande de les
croire infaillibles dans l'examen des pièces qui n'ont pas été soumises à
un débat contradictoire! Ils ont eu tout le loisir d'examiner le bordereau ; ils l'ont eu en main
pendant plusieurs jours ; ils ont pu, tout à leur aise, étudier les rapports
des experts, écouter et méditer leurs dépositions ; ils ont pu, sur le
bordereau, écouter les explications de l'accusé et de son défenseur ; et
pourtant, par une fatalité à jamais déplorable, ils se sont trompés : ils
ont attribué à Dreyfus un bordereau qui était d'un autre ; et lorsque,
malgré la garantie des formes légales, ils ont commis la plus triste
erreur, on veut que nous leur fassions crédit quand ils décident en
dehors des formes légales? Dans leur examen hâtif, irrégulier et non contradictoire des pièces
secrètes qui leur ont été apporté in extremis et que Dreyfus n'a
jamais vues, ils étaient beaucoup plus exposés à se tromper que dans
l'examen régulier, tranquille et contradictoire du bordereau. S'étant
trompés même quand ils prenaient contre l'erreur, toutes les précautions
légales, de quel droit, là ou ils n'ont pas pris ces précautions contre
l'erreur, prétendraient-ils à l'infaillibilité? Mais en fait, ils se sont trompés, lourdement trompés à propos des
pièces secrètes comme à propos du bordereau. Et M. Cavaignac aussi,
serviteur de l'Etat-Major exaspéré, s'est trompé à la tribune, trompé
grossièrement, et la Chambre, surprise, sans pensée et sans courage, a
donné l'éphémère sanction de son vote à la plus monstrueuse, à la plus
inepte erreur.
Erreur de fait
--------------
--- I ---
Que sont en effet ces pièces secrètes et que disent-elles? Je reproduis
d'abord in extenso, d'après l'Officiel, cette partie du discour de M.
Cavaignac : car il faudra examiner de près les raisonnements et les
textes :
#Tout d'abord, le service des renseignements du ministère de la guerre
a receuilli, pendant six ans, environ mille pièces de correspondance ; je
dis les originaux de mille pièces de correspondance échangées entre
des personnes qui s'occupaient activement, et avec succès, de
l'espionnage. Ces pièces de correspondance, qui portent tantôt des noms vrais, tantôt
des noms de convention, ne peuvent laisser ni par leurs origines, ni par
leur nombre, ni par leur aspect, ni par les signes de reconnaissance
qu'elles portent, aucun doute à aucun homme de bonne foi, ni sur leur
authenticité ni sur l'identité de ceux qui les écrivaient. Parmi ces pièces de correspondance il en est beaucoup qui sont
insignifiantes ; il en est quelques-unes de fort importantes. Je ne parlerai pas ici de celles qui n'apportent au sujet de l'affaire dont
il est question que ce que j'appellerai des présomptions, des
présomptions concordantes, qui cependant, par leur concordance
même, pèsent sur l'esprit d'une façon décisive. Je ferai passer sous les yeux de la Chambre seulement trois pièces de
ces correspondances. Les deux premières sont échangées entre les correspondants dont je
viens de parler et font allusion à une personne dont le nom est désigné
par l'initiale D.... Voici la première de ces pièces qui a reçu, lorsqu'elle est parvenue au
service des renseignements, l'indication suivante, mars 1894 : " Hier au
soir, j'ai fini par faire appeler le médecin, qui m'a défendu de sortir ; ne
pouvant aller chez vous demain, je vous prie de venir chez moi dans la
matinée, car D... m'a porté beaucoup de choses intéressantes et il faut
partager le travail, ayant seulement dix jours de temps. " La seconde de ces pièces porte la date du 10 avril 1894. En voici le
texte : " Je regrette bien de ne pas vous avoir vu avant mon départ. Du
reste je serai de retour dans 8 jours. Ci-joint 12 plans directeurs de...
(ici figure le nom d'une de nos places fortes) que ce canaille de D... m'a
donnés pour vous. Je lui ai dit que vous n'aviez pas l'intention de
reprendre les relations. Il prétend qu'il y a eu un malentendu et qu'il
ferait tout son possible pour vous satisfaire. Il dit qu'il s'était entêté et
que vous ne lui en voulez pas. Je lui ai répondu qu'il était fou et que je
ne croyais pas que vousvoulez reprendre les relations. Faites ce que
vous voudrez. " Bien qu'il soit certain à nos yeux, par l'ensemble des présomptions
concordantes dont je parlais tout à l'heure, que c'est de Dreyfus qu'il
s'agit ici, si l'on veut admettre qu'il subsiste un certain doute dans
l'esprit de ce fait que le nom n'est désigné que par une initiale, j'ai fait
passer sous les yeux de la Chambre une autre pièce où le nom de
Dreyfus figure en toutes lettres. (Mouvements) Au moment où fut déposée l'interpellation de M. Castelin, aux mois
d'octobre et de novembre 1896, les correspondants en question
s'inquiétèrent pour des raisons qui sont indiquées fort clairement dans
les lettres que j'ai eues sous les yeux et alors l'un d'entre eux écrivit la
lettre dont voici le texte : " J'ai lu qu'un député interpelle sur Dreyfus.
Si.. (ici un nombre de phrase que je ne puis lire), je dirai que jamais
j'avais des relations avec ce juif. C'est entendu. Si on vous demande,
dites comme ça, car il ne faut pas que on sache jamais personne ce qui
est arrivé avec lui. " (Exclamations.) M. ALPHONSE HUMBERT. - C'est clair. M. LE MINISTRE DE LA GUERRE. - J'ai pesé l'authenticité
matérielle et l'authenticité morale de ce document. Son authenticité matérielle résulte pour moi non seulement de tout
l'ensemble de circonstances dont je parlais il y a un instant ; mais elle
résulte entre autres d'un fait que je vais indiquer. Elle résulte de la
similitude frappante avec un document sans importance écrit comme
celui-là au crayon bleu, sur le même papier assez particulier qui servait
à la correspondance habituelle de cette même personne et qui, datée de
1894, n'est pas sortie depuis cette date du ministère de la guerre. Son authenticité morale résulte d'une façon indiscutable de ce qu'il fait
partie d'un échange de correspondances qui ont eu lieu en 1894. La
première lettre est celle que je viens de lire. Une réponse contient deux
mots qui tendent évidemment à rassurer l'auteur de la première lettre.
Une troisième lettre enfin, qui dissipe bien des obscurités, indique avec
une une précision absolue, une précision telle que je ne puis pas en lire
un seul mot, la raison même pour laquelle les correspondants
s'inquiétaient. Ainsi la culpabilité de Dreyfus n'est pas établie seulement par le
jugement quil'a condamné ; elle est encore établie par une pièce
postérieure de deux années, s'encadrant naturellement à sa place dans
une longue correspondance dont l'authenticité n'est pas discutable, elle
est établie par cette pièce d'une façon indiscutable.#
Ah! comme je remercie M. Cavaignac d'avoir fait à la Chambre ces
communications et ces lectures : car ce sont des textes officiels que
nous pouvons discuter, et je demande à M. Cavaignac la permission de
serrer de près sa méthode, ses affirmations générales, les textes précis
qu'il apporte.
--- II ---
Et tout d'abord je constate que pour M. Cavaignac lui-même, la seule
pièce décisive est la troisième, celle où Dreyfus est nommé en toutes
lettres et qui est postérieure de deux ans à la condamnation de Dreyfus. Les deux autres pièces, où il n'y a que l'initiale D, lui paraissent très
fortes : il est même certain à ses yeux, à raison de " présomptions
concordantes " qu'elles s'appliquent à Dreyfus. Mais enfin il veut bien
accorder que, comme il n'y a qu'une initiale, il peut " subsister un
certain doute dans l'esprit ". Ces pièces, qui sont d'avril ou mars 1894, qui sont par conséquent
antérieures au procès, n'ont pas été montrées à Dreyfus. Mais elles ont
pu être montrées aux juges. Ce sont elles, très probablement, d'après le
récit de l'Eclair du 15 septembre 1896, qui ont décidé les juges
hésitants. Et pourtant, de l'aveu même de M. Cavaignac, elles ne sauraient avoir
une absolue certitude : car il n'est pas certain absolument que D... ce
soit Dreyfus. Ainsi, contre Dreyfus, il y a trois ordres de pièces : le bordereau qui a
été soumis à la fois aux juges et à l'accusé, et qui n'a aucune valeur
puisqu'il n'est pas de Dreyfus ; les deux pièces avec l'initiale D... qui
n'ont été montrées qu'aux juges et qui, selon M. Cavaignac lui-même,
ont une haute valeur sans avoir cependant une force de certitude ; enfin
la troisième pièce secrète qui a, selon M. Cavaignac, une valeur de
certitude, mais qui, étant postérieure de deux ans au procès, n'a pu être
montrée ni à l'accusé ni aux juges. Donc, chose étrange, les documents produits contre Dreyfus ont
d'autant plus de valeur qu'ils s'éloignent davantage du procès. Au
centre même du procès, dans sa partie légale et régulière, le bordereau,
dont la valeur est néant ; sur les bords du procès, en dehors de ses
limites légales, mais y touchant, les deux pièces avec l'initiale D, qui
auraient une haute valeur affectée pourtant d'un doute. Enfin deux ans
après, à belle distance du procès, hors de la portée des juges comme de
l'accusé, la pièce qui serait décisive. Est-il un argument plus fort en faveur de la revision que le système de
M. Cavaignac? Il n'ose pas parler du bordereau, seule base légale de
laccusation ; il sait trop bien qu'on ne peut plus l'attribuer à Dreyfus. Il
s'appuie sur deux pièces, qui n'ont pas été communiquées à l'accusé, et
c'est une illégalité, c'est une violence abominable. Mais ces deux pièces
mêmes qui ont fait illégalement la conviction des juges, n'ont pas, ne
peuvent pas avoir, selon lui, une valeur de certitude absolue. Ainsi, le procès Dreyfus se compose de deux parties, une partie légale
qui est nulle, puisqu'elle repose sur le bordereau qui ne peut plus être
attribué à Dreyfus, et une partie illégale qui est doublement nulle,
d'abord parce qu'elle est illégale, ensuite parce que les documents
mêmes qui y sont servi n'ont pas, de l'aveu même de M. Cavaignac,
une valeur probante tout à fait décisive. Ce procès, ainsi suspendu à la fois dans l'illégalité et dans le vide, ne
trouve sa justification et sa base que deux ans après, dans une pièce
trouvée après coup et qui, elle, apporterait enfin, assure-t-on, la
certitude qui faisait défaut. Mais, une fois encore, qu'est-ce, je vous
prie, que cette condamnation qui n'est justifiée par un document décisif
(à le supposer authentique) que deux ans après? Si la troisième pièce, celle où Dreyfus est nommé en toutes lettres,
n'avait pas été écrite ou trouvée, M. Cavaignac lui-même serait obligé
d'avouer que " le doute peut subsister dans les esprits " sur la
culpabilité de Dreyfus. Comment n'a-t-il pas été troublé lui-même par
ce paradoxe de justice?
--- III ---
Je l'avoue : la méthode générale d'où procèdent ses affirmations me
paraît étrange. Il dit que depuis six ans le service des renseignements au
ministère de la guerre a saisi, entre l'attaché militaire allemand et
l'attaché militaire italien, " mille pièces de correspondances ", c'est-à-
dire, si je comprends bien, des lettres, des cartes, des mots d'envoi. Et ce ne sont pas des copies, ce ne sont pas des photographies, ce sont
des originaux. Mille pièces de correspondance en six ans! Je sais bien que M.
Cavaignac nous avertit qu'il en est beaucoup d'insignifiantes! Mais
enfin cela fait trois cartes ou trois lettres par semaine qui auraient été
saisies régulièrement et dans l'original pendant six ans aux deux
correspondants étrangers. Vraiement c'est beaucoup! Et on se demande comment ils ont pu assister ainsi pendant six ans à
la disparition régulière des originaux de lettres reçues ou écrites par
eux. M. Cavaignac dit que bien des signes, bien des traits caractéristiques
permettent d'affirmer l'authenticité de ces correspondances. C'est ici
que M. Cavaignac m'effraie particulièrement. Qu'il soit possible au
service des renseignements d'assurer, d'après des indices sérieux,
l'authenticité générale des documents ainsi saisis, je l'accorde très
volontier ; mais que l'on puisse, dans cet énorme fatras, garantir
l'authenticité de toutes les pièces, cela est inacceptable. Il est évident que les agents subalternes d'espionnage et de police ont
intérêt à apporter le plus de pièces possible ; de là à en fabriquer il n'y a
pas toujours loin, et comme ils connaissent déjà les particularités de
cette correspondance, puisqu'ils en ont saisi de nombreux spécimens, il
leur est aisé de donner à ces faux une apparence au moins sommaire
d'authenticité.
--- IV ---
Donc, quand on veut faire appel, comme M. Cavaignac à deux pièces
déterminées, celles qui portent l'initiale D..., et quand on veut surtout,
au moyen de ces pièces, justifier la condamnation terrible d'un homme,
on ne doit pas se borner à affirmer d'une façon générale l'authenticité
d'ensemble des " mille pièces de correspondance " où ces deux sont
comprises. Il faut affirmer que l'authenticité particulière de ces deux
pièces a été soumise à un contrôle particulier. Pour le bordereau, pour la carte télégramme adressée à Esterhazy, en
un mot pour les pièces qui chargent Esterhazy, nous savons, avec une
précision suffisante, quelles sont leurs garanties d'authenticité,
comment, par quelle voie, en quel état elles sont parvenues au
ministère. Dans les deux pièces secrètes qu'on invoque contre Dreyfus, nous
n'avons que les affirmations trop générales de M. Cavaignac. Nous ne
sommes pas sûrs que ces pièces, auxquelles on a fait jouer un rôle
spécial, aient été soumises à un contrôle spécial, proportionné au parti
qu'on en veut tirer. Et cela laisse dans l'esprit un certain malaise. Ce n'est pas que je veuille contester au fond l'authenticité de ces deux
pièces à l'initiale D.... Mais il y a bien quelques détails qui m'inquiêtent
un peu. D'abord, il en est une qui n'a été datée qu'après coup, par le
service des renseignements luimême, et cela surprend. Dans l'autre, il y a quelques fqutes d'orthographe qui, sans aller
jusqu'au charabia extraordinaire de la trisième pièce, oeuvre d'un
faussaire imbécile, sont pourtant de nature à étonner. A coup sûr, des attachés étrangers ont droit à une orthographe un peu
incertaine ; mais le mot ci-joint comme le mot ci-inclus est un de
ceux qui reviennent le plus souvent dans les lettres de toute nature,
commerciales, privées ou publiques ; il est assez étrange qu'un officier,
qui est en France depuis deux ans, écrive si-joint. D'ailleurs je n'insiste pas : ce ne sont pas là des objections décisives, ni
même peut-être très fortes. Je dis cependant qu'à ce point les affirmations de M. Cavaignac, trop
générales et trop vagues, laissent une impression d'insécurité : on ne
sent pas qu'il ait serré de près le problème, et vérifié minutieusement
toutes les pièces de son système.
Mauvaise foi
------------
--- I ---
De même, quand M. Cavaignac nous dit qu'il ne parlera pas des pièces
secrètes, qui ne contiennent que " des présomptions concordantes ", M.
Cavaignac est d'un vague très inquiétant. Il aurait pu, semble-t-il,
résumer à grands traits les présomptions qui, dans la correspondance,
convergent contre Dreyfus. Mais surtout, il y a une question grave, décisive même, que M.
Cavaignac ne semble même pas s'être posée. Avant le procès Dreyfus, avant la découverte du bordereau, les bureaux
de la guerre avaient l'essentiel de ce qui, selon M. Cavaignac,
condamne Dreyfus. Ils n'avaient pas le bordereau, mais M. Cavaignac
n'invoque plus le bordereau. Et ils avaient toutes les lettres dont se
dégagent contre Dreyfus des " présomptions concordantes ". Ils avaient
dès mars et avril, c'est-à-dire six mois avant le procès, les lettres avec
l'initiale D.... Comment se fait-il que pas un jour, pas une minute, ils
n'aient songé à faire à Dreyfus application de ces lettres? Pas une
minute il n'a été suspect! Pas une minute on n'a songé à ouvrir contre
lui une enquête secrète! Pas une minute on n'a songé à le faire
surveiller! Quoi! Vous saisissez par centaines les lettres des attachés étrangers :
dans ces lettres il y a des indications qui, selon vous, pèsent sur l'esprit,
contre Dreyfus, d'une façon décisive. Parmi ces lettres vous en recevez
deux qui attestent qu'un nommé D... va chez M. de Schwarzkoppen et
chez M. Panizzardi, qu'il est allé au moins trois fois en mars et avril à
leur domicile, qu'il leur porte des documents, et vous ne songez pas
une minute à mettre un agent sur les pas de Dreyfus! Bien mieux, vous
ne concevez pas contre lui le moindre soupçon! Et vous attendez, pour le mettre en cause, la découverte du bordereau! Non, d'après son discour, M. Cavaignac ne semble même pas s'être
posé cette question ; il ne semble pas qu'il l'ait posée aux bureaux de la
guerre, et pourtant, je le répète, cette difficulté est décisive. Si les
présomptions étaient, comme le dit M. Cavaignac, concordantes, si
elles pesaient sur l'esprit d'un poids décisif, et si les deux lettres avec
l'initiale D... paraissaient sérieusement applicables à Dreyfus, pourquoi
n'a-t-on pas organisé contre lui la moindre surveillance? Pourquoi
même n'a-t-on pas formé contre lui le plus léger soupçon? Pourquoi
l'acte d'accusation affirme-t-il que, dans l'enquête sur le bordereau, on
n'était guidé par aucun renseignement antérieur, par aucune
prévention? Pourquoi? Que M. Cavaignac réponde. Il a fallu qu'on découvrît le bordereau, il a fallu qu'on l'imputât à
Dreyfus, pour que l'on songeât aussi que les prétendues " présomptions
concordantes " et les lettres à l'initiale D... pouvaient être utilisées
contre Dreyfus. Supprimez le bordereau, vous supprimez en même
temps et les présomptions concordantes et l'attribution à Dreyfus des
pièces D.... C'est le bordereau seul, imputé à Dreyfus, qui a
communiqué par contagion un semblant de valeur probante contre lui à
d'autres pièces. C'est par le bordereau seul et appuyées sur lui qu'elles
ont pu valoir contre Dreyfus. Or, comme le bordereau n'est pas de lui,
toutes les autres pièces tombent avec le bordereau.
--- II ---
Ah! je sais bien qu'il est difficile au cerveau humain de se débarrasser
d'impression déjà anciennes. Dreyfus a été condamné et on s'est habitué
à le tenir pour un traître. Longtemps on a cru que le bordereau était de
lui, et maintenant même qu'on sait qu'il n'est pas de lui, il est malaisé
d'effacer en un jour les empreintes profondes marquées en notre esprit ;
l'impression obscure de la trahison survit en nous, malgré nous, même
quand les preuves essentielles qui en avaient été données sont détruites. Ainsi, il nous est très difficile de lire les pièces à l'initiale D... comme si
le bordereau n'avait pas été attribué à Dreyfus, comme si par suite
Dreyfus n'avait pas été arrêté et condamné. Songez pourtant qu'il le faut. Songez que le bordereau n'est pas de
Dreyfus et que, si on ne le lui avait pas attribué par erreur, Dreyfus
n'aurait même pas été inquiété. Songez que vous n'auriez contre lui
aucune prévention, aucune ombre, même légère, de soupçon. Si donc
vous voulez voir juste, si vous voulez pensez en hommes droits et
libres, effacez de votre esprit l'impression de trahison qu'il y a laissée,
et demandez-vous comment M. Cavaignac peut invoquer contre
Dreyfus comme décisives des pièces qu'avant le bordereau, nul dans
les bureaux de la guerre n'avait songé une minute à tourner contre lui. Comme vous avez cru longtemps que le bordereau était de Dreyfus et
qu'ainsi l'idée de Dreyfus traître s'est enfoncée en votre esprit, quand
vous voyez dans une lettre suspecte l'initiale D..., cette initiale éveille
en vous, à votre insu, par une sorte d'écho cérébral et d'involontaire
association, le nom de Dreyfus. Mais arrachez de votre cerveau, non
seulement le bordereau, mais les impressions qu'il a laissées en vous
contre Dreyfus. Faites qu'à l'égard du nom de Dreyfus votre cerveau
soit neuf comme il doit l'être, et vous trouverez monstrueux que M.
Cavaignac puisse invoquer contre Dreyfus deux lettres suspectes, où il
n'y a que l'initiale D.... Vous trouverez monstrueux qu'il déclare, après coup, concordantes et
décisives des présomptions qui, avant le bordereau, n'avaient ému ou
même effleuré aucun esprit. Mais c'est bien mieux : même après la découverte du bordereau,
même pendant le procès, les bureaux de la guerre *n'avaient pas
songé à appliquer à Dreyfus les pièces qu'invoque M. Cavaignac-.
L'acte d'accusation démontre qu'il n'a été interrogé, en dehors du
bordereau, sur aucune pièce suspecte, sur aucun détail inquiétant
d'une correspondance quelconque. Et qu'on ne dise pas que c'était par prudence, car le huis clos parait à
tout, car il était aussi compromettant de montrer le bordereau que
n'importe quelle autre pièce ; car M. Cavaignac lui-même a pu lire
publiquement ces pièces. Non, si on ne les a pas jetées dans le procès légal de Dreyfus, c'est
parce que d'abord on ne songeait pas du tout à les utiliser, et on ne
songeait pas à les utiliser parce qu'on ne les jugeait pas utilisables. Les pièces avec l'initiale D... avaient fait déjà l'objet d'une enquête ; on
avait cherché à savoir quel était ce D.... Or rien, ni dans les habitudes
de Dreyfus, ni dans la nature des documents livrés, ni dans le texte
même des lettres, ne permettait même de soupçonner Dreyfus, et c'est
dans de tout autres directions qu'on avait cherché : ainsi, les lettres à
l'initiale D... faisaient partie d'un tout autre dossier que l'affaire Dreyfus
; bien mieux, chose inouïe, elles en font partie encore.
--- III ---
Certes, si deux hommes ont été violemment opposés depuis le réveil de
l'affaire Dreyfus, c'est le lieutenant-colonel Picquart et le lieutenant-
colonel Henry ; ils se sont défiés et outragés : le lieutenant-colonel
Henry a dirigé les perquisitions au domicile du lieutenant-colonel
Picquart. Pendant que celuici réclame la révision du procès Dreyfus,
le lieutenant-colonel Henry, avec les autres officiers de l'EtatMajor,
s'y oppose par tous les moyens, par toutes les manoeuvres. Et pourtant, il y a un point sur lequel ils sont d'accord : c'est que la
fameuse pièce : " Ce canaille de D... " *ne fait pas partie du dossier
Dreyfus-. Le lieutenant-colonel Picquart, on le sait, affirme qu'elle n'est pas
applicable à Dreyfus. Il l'a affirmé encore publiquement, dans sa lettre
à M. Brisson, en réponse aux discours de M. Cavaignac. Et le
lieutenant-colonel Henry, lui, a déclaré publiquement devant la cour
d'assises ceci (Compte rendu sténographique, tome I, page 375) :
#-Jamais la pièce " Canaille de D... " n'a eu de rapport avec le dossier
Dreyfus-. Je le répète : Jamais, jamais, puisque le dossier est resté sous
scellés depuis 1895 jusqu'au jour où, au mois de novembre dernier
(1897), M. le général Pellieux a eu besoin du bordereau pour enquêter
au sujet de l'affaire Esterhazy : par conséquent, la pièce " Canaille de
D... " n'a aucun rapport avec l'affaire Dreyfus, je le répète. Alors, je
me suis mal expliqué ou on m'a mal compris. Mais je le répète devant
ces messieurs *que jamais ces deux pièces, le dossier Dreyfus et la
pièce " Canaille de D... ", n'ont eu aucun rapport-.#
Voilà qui est catégorique et c'est un officier du bureau des
renseignements qui parle. La conséquence est claire. La pièce "
Canaille de D... " reçue en mars ou en avril 1894, six mois avant le
procès, a donné lieu à une enquête. Cette enquête, qui n'a pas abouti,
n'a pas été une minute, une seconde, dirigée contre Dreyfus, que rien ne
permettait de soupçonner. Et la pièce a été classée dans un dossier
distinct. Même quand le bordereau est découvert, quand Dreyfus est soupçonné
et accusé de trahison, les bureaux de la guerre ne songent pas à lui faire
application de cette pièce : l'initiale D leur paraît si peu décisive que
même en face d'un accusé du nom de Dreyfus, ils ne tournent pas cette
pièce contre lui. Et c'est seulement après le procès légal, quand les juges, troublés par
les obscurités et les incertitudes de l'expertise du bordereau, hésitent,
qu'un ministre criminel et insensé, cédant à l'emportement de l'opinion,
prend *dans un autre dossier d'espionnage* la pièce " Ce canaille de
D... ", la jette aux juges qui ne peuvent ni examiner ni délibérer, et
enlève ainsi la condamnation. Puis, le crime accompli, la pièce est ramenée au dossier d'espionnage,
tout différent de l'affaire Dreyfus, d'où elle a été momentanément
détournée et le lieuteant-colonel Henry peut affirmer, en effet, qu'elle
n'a jamais fait partie du dossier Dreyfus. Voilà quelle valeur les bureaux de la guerre et l'accusation elle-même
accordaient à ces fameuses pièces secrètes. Elles n'ont été, pour
l'accusation, qu'un coup de désespoir, pour gagner la partie qu'au
dernier moment elle a crue perdue. Tant que les accusateurs ont pensé
que le bordereau accablerait Dreyfus, ils se sont bien gardés d'exhiber
des pièces qui ne pouvaient s'appliquer à Dreyfus. Puis quand sur la
seule base du bordereau l'accusation a chancelé, vite ils ont cherché
dans n'importe quel dossier, n'importe quelle pièce qui, à la dernière
heure, surprît la conviction des juges : mais cette opération ils l'ont
faite en se cachant, et aussitôt le coup porté, ils ont réintégré, dans son
dossier primitif, la pièce dont ils venaient d'abuser. Et maintenant, le bordereau étant ruiné tout à fait, ils sont bien obligés
de produire publiquement " les pièces secrètes " : ce sont elles,
maintenant, à défaut du bordereau qui se dérobe, qui constituent le
nouveau dossier Dreyfus. On est oblige aujourd'hui de le former tout
entier avec des pièces qui, dans la période de l'accusation et même
quatre ans après, n'y figuraient même pas. Dans le système de l'accusation et des bureaux de la guerre, à mesure
que le bordereau descend, les pièces secrètes montent. Tant qu'on croit
pouvoir compter absolument sur le bordereau, on n'accorde aux pièces
secrètes aucune valeur ; on ne songe pas à les utiliser contre l'accusé,
même comme indice ; on a peur que trop facilement il démontre
qu'elles ne lui sont pas applicables et on les laisse dans un autre dossier.
Le bordereau étant alors au plus haut, les pièces secrètes sont au plus
bas. Puis, quand le bordereau décline, quand il ne produit plus sur l'esprit
des juges qu'un effet incertain, vite la valeur des pièces secrètes se
relève et on les utilise en toute hâte, mais sous une forme irrégulière et
honteuse, et avec la pensée de les abriter de nouveau, et tout de suite,
dans leur vrai dossier distinct du dossier Dreyfus. Enfin quand le bordereau est au plus bas, quand sa valeur probante
contre Dreyfus est détruite, quand il est démontré qu'il est d'Esterhazy,
voici que les pièces secrètes sont au plus haut, et c'est par elles
publiquement que M. Cavaignac justifie la condamnation de Deyfus.
Ingénieux système de bascule ou de rechange.
--- IV ---
Par malheur, même quand M. Cavaignac parle d'un ton d'autorité,
même quand la Chambre l'affiche, cette substitution de preuves, cette
substitution de dossier en cours de route démontre la fragilité de
l'accusation. Nous ne pouvons pas oublier que si on n'avait pas cru le bordereau de
Dreyfus, jamais on n'aurait fait application à Dreyfus de pièces
secrètes. Nous ne pouvons pas oublier que les bureaux de la guerre ne
leur accordaient aucune valeur, et nous constatons que cette valeur ne
leur vient aujourd'hui que du discrédit du bordereau. Ainsi, par la
contradiction la plus violente, c'est seulement parce qu'on accordait de
la valeur au bordereau qu'on a pu diriger contre Dreyfus les pièces
secrètes : et c'est parce que le bordereau n'a plus de valeur qu'on fait
aujourd'hui de ces pièces, des pièces décisives. Il y a là, si je puis dire, une mauvaise foi fondamentale. Mais où M.
Cavaignac a commis, non pas seulement une erreur de méthode, mais
une faute grave contre la conscience, c'est lorsque, étudiant le dossier
secret, il n'a même pas appelé le lieutenant-colonel Picquart. Celui-ci
avait été diffamé par l'Etat-Major, c'est vrai ; il avait été frappé d'une
mesure disciplinaire, c'est vrai . Mais il avait été chef du bureau des
renseignements. Longtemps ses chefs avaient rendu hommage à sa
valeur intellectuelle et morale. Or, le lieutenant-colonel Picquart a affirmé solennellement devant la
cour d'assises qu'il n'y avait aucune pièce du dossier secret qui
s'appliquât à Dreyfus. Il a affirmé qu'une de ces pièces, au contraire,
s'appliquait exactement à Esterhazy. Il a affirmé particulièrement que
les deux pièces à l'initiale D... ne peuvent pas concerner Dreyfus. Il s'offre à le prouver où l'on voudra. Il s'offre à le prouver
publiquement, si on veut bien le relever en ce point du secret
professionnel. Il s'offre à le prouver aux ministres s'ils veulent bien lui
accorder une audience. Et M. Cavaignac, prenant sur lui de juger tout seul de la valeur du
dossier, et de se prononcer à la tribune sur la culpabilité ou l'innocence
d'un homme, ne daigne même pas entendre le colonel Picquart! Il
n'écoute que ceux qui, autour de lui, dans l'Etat-Major, sont acharnés à
la perte de Dreyfus ; et il repousse l'homme qui offre la preuve de leur
erreur! C'est d'une témérité prodigieuse ; et quand on tient dans ses
mains ou mieux encore quand on prend dans ses mains l'honneur et la
liberté d'un homme, c'est d'un parti pris coupable et d'une criminelle
légéreté. Jusqu'au bout il est donc entendu que les pièces secrètes, sur lesquelles
on accable Dreyfus, seront soustraites à l'examen contradictoire. Quand
les juges s'en servent pour le condamner, ils ne les lui montrent pas ; ils
ne l'appellent pas à les discuter. Et quatre ans plus tard, quand un
ministre s'en sert à nouveau pour accabler Dreyfus, il n'appelle pas non
plus à les discuter devant lui l'homme qui en conteste la valeur.
Toujours la même décision d'autorité, sans examen contradictoire, sans
débat et sans lumière.
Impossibilites
--------------
--- I ---
Heureusement, la nature de ces pièces est telle, que même sans les
explications précises offertes par le colonel Picquart et qu'on refuse, il
apparaît qu'elles ne peuvent pas avec quelque vraisemblance être
appliquées à Dreyfus. Il y a l'initiale D...? Mais les Dupont et les Durand, les Dubois et les
Dupuy, fourmillent dans le monde. De quel droit alors supposer qu'il s'agit de Dreyfus plutôt que de tout
autre? Les bureaux de la guerre avaient si bien senti l'insuffisance de cette
initiale que lorsque leur journal l'Eclair, le 15 septembre 1896, veut
frapper l'opinion et arrêter l'enquête du lieutenant-colonel Picquart il
publie, par le plus grossier mensonge, que la pièce portait en toutes
lettres le nom de Dreyfus. Aussi bien, si les députés avaient gardés leur sang-froid et leur lucidité
d'esprit dans la séance du 7 Juillet, l'un d'eux eût demandé sans doute à
M. Cavaignac : - Etes-vous sûr, monsieur le ministre, que les services
d'espionnage ne démarquent pas leur agents? Etes-vous sûr que c'est
sous leur vrai nom qu'ils les emploient? Le contraire paraît infiniment vraisemblable, ou plutôt, si l'on veut bien
se renseigner, le contraire est certain. Il suffit de savoir que certains
agents font de l'espionnage et du contre-espionnage : par exemple, tel
espion au service de la France s'offrira à l'Allemagne en qualité
d'espion, afin de surprendre plus aisément les secrets. Il est
inadmissible qu'il s'offre au service allemand sous le nom qu'il porte
dans le service français. Ce serait s'exposer à être démasqué trop vite. D'ailleurs, les légations étrangères, pour ne pas compromettre leurs
agents français, doivent éviter le plus possible de les désigner sous leur
vrai nom. Elles leur donnent sûrement un nom de guerre et les
désignent ensuite par l'initiale de ce nom de guerre de façon à les
protéger pour ainsi dire par un double secret. C'est une précaution
élémentaire ; c'est, pour les noms propres, l'application de la langue
chiffrée, ou tout au moins l'équivalent. En fait, nous savons par le petit bleu adressé à Esterhazy, par les
révélations faites au procès Zola, que M. de Schwarzkoppen signait C,
initiale d'un nom de convention. Ayant besoin d'écrire à Esterhazy, il
était bien obligé de mettre sur l'adresse son vrai nom, mais il prenait
bien garde que rien dans le texte et dans la signature ne pût le
compromettre, et il signait C. Ainsi, même interceptée, même lue par d'autres, cette lettre ne pouvait
compromettre Esterhazy, à moins qu'elle ne fût dérobée au point de
départ, à la légation même, et c'est à quoi il n'avait point songé. Au procès zola, le général de Pellieux a déclaré que la fameuse pièce
où il est question de Dreyfus était signée d'un nom de convention.
C'est, comme nous le verrons, un faux imbécile, mais le faussaire, pour
authentiquer son papier stupide, avait signé du nom de convention
habituellement employé par l'attaché militaire. Comment donc ces attachés militaires, qui prennent eux-mêmes la
précaution de changer leur nom, de se démasquer, ne prendraient-ils
pas la même précaution pour leurs agents français d'espionnage? Donc, il est infiniment probable, on peut même dire, il est moralement
certain que l'initiale D... désigne un agent dont le vrai nom ne
commence pas par un D.
--- II ---
Observez, je vous prie, qu'en ce qui touche Dreyfus, cette certitude
morale devient une certitude absolue. Personne n'a jamais pu
comprendre pourquoi il aurait trahi. Riche, vivant d'une vie régulière,
ayant devant lui un avenir militaire éclatant, très fier d'appartenir lui,
fils de juif, à l'Etat-Major de l'armée française, élevé, comme le
rappelle M. Michel Bréal, dans un article d'une sévère beauté, parmi les
juifs alsaciens, qui aimaient dans la France la nation émancipatrice de
leur race, sachant qu'en Allemagne les hauts grades de l'armée sont
interdits aux juifs, tandis qu'ils leur étaient ouverts en France, Dreyfus
n'avaient aucune raison de trahir. A moins de supposer l'inexplicable, le goût du crime pour le crime, de
la honte pour la honte et du danger pour le danger, il est inadmissible
qu'il soit devenu un traître. Mais en tout cas, il n'ignorait pas, il ne
pouvait pas ignorer les périls de cet abominable rôle. Il savait qu'à côté
de lui fonctionnait le service des renseignements. Il ne pouvait pas
ignorer que la correspondance des attachés militaires étrangers était
l'objet d'une surveillance particulière, et que la moindre imprudence
pouvait le perdre. Comment dés lors n'eût-il pas demandé lui-même à ses correspondants
étrangers de ne le désigner ni par son nom ni même par l'initiale de son
nom? Il pouvait faire ses conditions! Il n'était pas besogneux : il
n'était pas à la merci des attachés étrangers. Comment n'aurait-il pas
exigé des précautions élémentaires pour sa propre sécurité? Qu'on veuille bien prendre garde aux deux lettres avec l'initiale D...
citées par M. Cavaignac. Voici, je crois, une remarque qui n'a point été
faite et qui me paraît décisive. Il résulte de ces lettres que le nommé D... est allé, soit à la légation
allemande, soit à la légation italienne, au moins trois fois dans l'espace
d'un mois. Dans la première lettre, celle que les services des renseignements place
en mars 1894, l'attaché allemand écrit à l'attaché italien (et si c'est
l'inverse, mon raisonnement reste le même) que le nommé D... lui a
apporté des choses très intéressantes. Voilà une première visite. Un peu plus tard, le 10 avril, l'attaché écrit : " Ce canaille de D... m'a
porté pour vous douze plans directeurs ", et de plus la lettre parle d'une
conversation entre l'attaché et D.... Voilà une deuxième visite. Mais de cette conversation même il résulte qu'il y a eu dans l'intervalle
querelle et brouille entre l'autre attaché et D.... Il suffit de relire la lettre
pour s'en convaincre. Et cela représente au moins une visite. Ainsi, dans l'espace d'un mois environ, du courant de mars au 10 avril,
le nommé D... fait deux visites au moins à l'attaché militaire
allemand et et une visite au moins à l'attaché militaire italien. Q'un rastaquouère pressé d'argent et vivant aux crochets de légations
étrangères ou qu'un agent infime d'espionnage, protégé par son
obscurité, multiplie ainsi les démarches imprudentes ; qu'il aille d'une
légation à l'autre, qu'il se brouille et se dispute avec l'une, puis coure
chez l'autre, avec des documents quelconques, pour solliciter un
raccommodement, cela peut se comprendre. Mais qu'un officier d'état-
major que la police reconnaît aisément se compromette avec cette
étourderie, et qu'il coure de légation en légation pour de basses disputes
et d'humiliants marchandages, cela est inadmissible. Quoi! c'est ce même Dreyfus que l'acte d'accusation représente comme
la prudence et la prévoyance même! C'est ce même Dreyfus qui
déguise son écriture par les complications inouïes que lui attribue
Bertillon et qui ne garde chez lui aucune pièce compromettante! C'est
ce même Dreyfus dont la police n'a pu se rappeler aucune démarche
suspecte auprès des légations étrangères! C'est ce même homme qui
aurait, dans l'espace d'un mois, franchi trois fois au moins la porte des
légations avec de gros paquets de documents sous le bras! C'est cet
homme orgueilleux et riche qui aurait été mendier auprès des attachés
une rentrée en grâce, après des scènes bassement violentes! Cela est
criant d'invraisemblance et d'absurdité. Mais qui pourra penser un seul instant que si Dreyfus se présentait ainsi
aux légations allemande et italienne, il s'y présentait sous son vrai nom
d'officier français? Comment! Dreyfus va voir couramment,
fréquemment M. de Schwarzkoppen et M. Panizzardi. Il y va en sortant
de son bureau de la rue Saint-Dominique et quand il veut pénétrer dans
le cabinet de M. de Schwarzkoppen ou de M. Panizzardi, il se fait
annoncer sous son vrai nom? Il fait demander par l'huissier : Peut-on
recevoir M. Dreyfus? C'est de la folie. Evidemment, Dreyfus se serait fait annoncer sous un
faux nom convenu entre les attachés et lui. Et ensuite, c'est sous ce faux
nom que les attachés militaires l'auraient désigné entre eux. Ce n'est
donc pas par l'initiale D qu'il pourrait leur être désigné. Et bien loin que
cette initiale le désigne, elle l'exclut.
--- III ---
Enfin, qui ne voit que, dans ces lettres, il ne peut être question d'un
officier d'Etat-Major? voyons, les attachés militaires étrangers auraient
cette bonne fortune : un officier d'artillerie, ancien élève de
polytechnique, attaché à l'Etat-Major, travaillant au ministère de la
guerre, leur livre des documents et ils se demandent s'ils continueront
leurs relations avec lui! L'un d'eux écrit à l'autre : " Je lui ai dit que
vous ne vouliez pas reprendre les relations et qu'il était fou. Faîtes ce
que vous voudrez. " Evidemment il s'agit d'un bas aventurier, d'un agent infime qui peut
bien parfois, grâce au désordre des grandes administrations militaires,
dérober quelques papiers intéressants, mais qui n'offre pas aux attachés
des garanties sérieuses. Il les fatigue de ses exigences d'argent, il les
rebute par l'insuffisance ou la sottise des renseignements que le plus
souvent il leur donne. Sur le point d'être congédié et de perdre son
misérable gagne-pain, il proteste qu'à l'avenir il fera mieux, qu'il
tâchera " de satisfaire ". Ce ne sont pas là les rapports des attachés avec un officier disposant
des documents les plus important et disensé par sa fortune des
platitudes écoeurantes du mercenaire D.... Les attachés militaires
n'auraient pas aussi aisément songé à se priver du concours d'un traître
de marque placé exceptionnellement pour les servir et dont, à coup sûr,
ils n'auraient pas retrouvé l'équivalent. Voilà sans doute ce que Dreyfus et son avocat auraient répondu aux
pièces secrètes, du moins aux deux premières, s'ils les avaient connues.
Mais on s'est bien gardé de les leur soumettre, et traîtreusement on a
accablé Dreyfus d'un document qu'il n'a pu discuter.
--- IV ---
Voilà sans doute aussi ce que le colonel Picquart aurait fait remarquer à
M. Cavaignac. Et sans doute, connaissant le dossier secret, il y aurait
joint des raisons plus particulières. Il aurait expliqué notamment
pourquoi il affirmait qu'une au moins des pièces du dossier secret
s'appliquait certainement à Esterhazy. Mais on lui a violemment fermé la bouche. On l'a jeté en prison pour
avoir offert au ministère infaillible la preuve qu'il se trompait. Et c'est
une preuve de plus que les bureaux de la guerre n'ont guère confiance
dans la valeur de ces pièces secrètes : ils ne veulent pas permettre la
discussion de ceux qui savent. N'importe! Le texte même de ces deux premières pièces, celles à
l'initiale D, permet d'affirmer non seulement qu'on n'a pas le droit, sans
criminelle témérité, de les appliquer à Dreyfus, mais qu'elles ne
peuvent pas lui être appliquées. Et s'il en fallait une preuve de plus, c'est que les bureaux de la guerre
eux-mêmes, sentant la fragilité de ces deux premières pièces, ont tenté
deux ans après de les confirmer ou de les suppléer par une troisième
pièce, fabriquée par eux. Oui, la troisième pièce, celle où Dreyfus est nommé en toutes lettres,
est un faux scélérat et imbécile qui fqit partie de tout un système de
faux, pratiqué depuis deux ans rue Saint-Dominique. C'est ce que je démontrerai samedi prochain.
FAUX EVIDENT
------------
--- I ---
Certainement, la troisième pièce, celle qui contient le nom de Dreyfus,
ets fausse. En octobre 1896, à la veille de l'interpellation Castelin, Esterhazy, du
Paty de Clam et l'Etat-Major savaient que le colonel Picquart avait
réuni contre Esterhazy les charges les plus écrasantes. Ils savaient que
le bordereau était d'Esterhazy, que le dossier secret ne contenait contre
Dreyfus aucune pièce sérieuse, que l'innocence du malheureux
condamné allait éclater et que l'Etat-Major allait être compromis. Pour arrêter la campagne de réhabilitation qui allait s'ouvrir, Esterhazy
et ses complices de l'Etat-Major décidèrent de fabriquer une fausse
lettre qui prouverait enfin la culpabilité de Dreyfus. C'est cette fausse lettre que les généraux ont prises au sérieux. C'est
celle que M. Cavaignac a osé citer à la Chambre comme la pièce
décisive. Qu'il n'y ait là qu'un faux, et le faux le plus misérable, le plus grossier,
le plus imbécile, tout le prouve : le style, le texte, la date. Qu'on veuille bien seulement relire ce papier, oeuvre d'un sous-Norton.
Voici le texte donné par M. Cavaignac : " Si... (ici un membre de
phrase que je ne puis lire), je dirai que jamais j'avais des relations avec
ce juif. C'est entendu. Si on vous demande, dites comme ça ; car il faut
pas que on sache jamais personne ce qui est arrivé avec lui. " Ce n'est ni du français, ni de l'allemand, ni de l'italien ; c'est du nègre. Evidemment, le faussaire, maladroit ouvrier de mansonge, s'est dit
qu'un attaché militaire étranger ne devait pas écrire avec unecorrection
irréprochable : peut-être même s'est-il rappelé les fautes légères que
contient la lettre : " Ce canaille de D... " et il a forcé la note : il a
converti les quelques incorrections en un charabia vraiment burlesque.
C'est si évident que cela devrait suffire. Mais le fond est aussi absurde, aussi grotesque que la forme. Pourquoi l'attaché militaire X... éprouve-t-il le besoin d'écrire à
l'attaché militaire Y...? Malgé la suppression d'un membre de phrase,
opérée par M. Cavaignac, le sens est très clair : un attaché militaire est
censé écrire en substance à l'autre : " Si mon gouvernement me
demande des explications, je dirai que je n'ai jamais eu de relations
avec Dreyfus. Répondez de même au votre s'il vous interroge. " Et il est certain que M. de Schwarzkoppen était quelque peu embarrasé
à l'égard de son ambassadeur, M. de Munster. Celui-ci avait promis à la
France que les attachés militaires ne s'occuperaient pas d'espionnage :
et les attachés militaires, manquant à sa parole, avaient pratiqué
l'espionnage ; ils avaient eu des relations avec Esterhazy ; ils recevaient
de lui des documents ou des notes, comme l'atteste le bordereau. Quand Dreyfus fut arrêté en 1894, l'ambassadeur d'allemagne demanda
certainement des explications aux attachés militaires. Que lui
répondirent-ils? Nous l'ignorons. Se bornèrent-ils à déclarer, comme c'était la vérité, qu'ils ne
connaissaient pas Dreyfus? ou bien ajoutèrent-ils qu-ils avaient
commis la faute d'avoir des relations avec un autre officier esterhazy? A en croire le récit de M. Casella, confident de M. Panizzardi, ils
auraient protesté alors tout simplement qu'ils n'avaient pas eu de
relations avec Dreyfus. Mais, quelle qu'ait été leur attitude, qui ne voit que c'est au moment
même de l'arrestation de Dreyfus qu'ils ont dû la décider? C'est à ce
moment que leur gouvernement, leur ambassadeur à demandé aux
attachés militaires si Dreyfus leur avait servi d'espion. c'est à ce
moment qu'ils ont convenu de la réponse à faire et de la conduite à
tenir. Ce n'est pas deux ans après le procès, à propos d'une interpellation,
qu'ils vont déterminer leur plan de conduite : il l'est depuis
longtemps ; et le fond même de la lettre qu'on leur prête, en octobre
ou novembre 1896, est positivement absurde.
--- II ---
D'ailleurs, qu'on y prenne garde : s'il était vrai que M. de
Schwarzkoppen et M. Panizzardi aient eu des relations d'espionnage
avec Dreyfus, comment pourraient-ils le cacher à leurs gouvernements
? Quand Dreyfus a été arrêté, M. de Schwarzkoppen a bien pu assurer à
M. de Munster qu'il ne connaissait pas Dreyfus, parce qu'en effet il ne
le connaissait pas. Il a pu s'abstenir de renseigner M. de Munster,
personnage fatigué et peu au courant, sur le rôle d'Esterhazy. Comme il expédiait directement, aux bureaux de l'espionnage à Berlin,
les documents reçus d'Esterhazy, il a pu laisser ignorer ces pratiques à
un ambassadeur légèrement ridicule et peu informé. Mais comment MM. de Schwarzkoppen et Panizzardi, s'ils avaient
réellement utilisé Dreyfus, auraient ils pu former le plan de le cacher
aux gouvernements de Berlin et de Rome? C'est à Berlin, c'est à Rome, qu'ils expédiaient les documents remis par
le traître : ils avaient dû évidemment indiquer la source de ces
documents pour qu'on en pût mesurer la valeur. Sutout s'ils les avaient
tenus d'un officier d'Etat-Major, attaché au ministère français, ils
n'auraient pas manqué de le dire à leurs chefs militaires d'Allemagne et
d'Italie pour faire valoir leur propre habileté et l'importance des
documents transmis. Il suffisait donc d'une enquête dans les bureaux, à Berlin et à Rome,
pour savoir que M. de Schwarzkoppen et M. Panizzardi, en niant leurs
relations avec Dreyfus, ne disaient pas la vérité. Si donc ils avaient eu en effet des rapports d'espionnage avec lui, ils
n'auraient même pu songer une minute à tromper leur gouvernement. Là encore, l'absurdité est criante. Mais que penser du ton dont un de ces attachés militiares écrit à l'autre
? C'est chose grave pour un attaché militaire, dans tous les cas, de se
décider, sur une question aussi importante, à mentir à son
gouvernement. Or, voici un attaché, qui écrit à l'autre tranquillement : " Moi, je vais
mentir, mentez aussi. Si on vous demande, répondez comme ça. *C'est
entendu-. " Comment? C'est entendu? L'autre n'a donc même plus le droit de
délibérer, avant d'adopter ce système plein de péril? C'est en trois
lignes, sans causer, sans discuter, sans réfléchir, que ces hommes vont
arrêter la tactique la plus audacieuse et la plus folle? Et l'un d'eux transmet à l'autre un signal qui sera, à la minute,
littéralement obéi? Tout cela est révoltant d'invraisemblance et de niaiserie.
--- III ---
Mais ce qui est plus invraisemblable encore et plus sot, c'est qu'ils aient
songé à s'écrire. Ils se voient tous les jours ; il leur est facile, s'ils ont a
régler une question délicate, de la régler de vive voix ; et ils vont
choisir le moment où l'affaire Dreyfus se réveille pour confier au papier
un plan de mensonge contre leur propre gouvernement qui peut les
perdre sans retour? Observez que, dans les deux billets d'avril et de mai 1894, ceux qui
contiennent l'initiale D..., sil les deux attachés s'écrivent, c'est parce
que, à ce moment-là, ils ne peuvent faire autrement. Dans le premier
billet, l'un d'eux écrit que le médecin l'a consigné dans son
appartement. Dans le second, il écrit qu'il regrette de n'avoir pas
rencontré l'autre et qu'il est obligé de quitter Paris. Ce n'est donc que par l'effet de circonstances exceptionnelles et
d'empêchements précis qu'ils ont commis l'imprudence d'écrire. Et pourtant à ce moment-là rien n'avait pu encore les mettre en éveil
et surexciter leur défiance ; dreyfus n'avait pas été arrêté ; ils ne
pouvaient pas savoir que leur correspondance était saisie. Ils
pouvaient donc, de loin en loin, se laisser aller à une imprudence, et
encore avaient-ils le soin de ne désigner que par une initiale, et sans
doute l'initiale d'un faux nom, l'individu dont ils parlaient. Au contraire, en octobre et novembre 1896, peu avant l'interpellation
Castelin, la prudence des deux attachés militaires doit être au plus haut.
C'est quelques semaines avant, le 15 septembre 1896, que l'Eclair a
publié le texte approximatif du bordereau. M. de Schwarzkoppen a
reconnu sur le bordereau la mention des pièces qu'il avait, en effet,
reçues d'Esterhazy. Il sait donc qu'un bordereau qui lui était destiné a
été dérobé. De plus l'Eclair publie, à la même date, le contenu de la
lettre : " Ce canaille de D... " adressée, dit-il, par l'attaché allemand de
Schwarzkoppen à l'attaché italien Panizzardi. Les deux attachés savent donc, de la façon la plus précise, que leur
correspondance a été interceptée par les agents français. Et c'est le
moment qu'ils choisissent pour s'écrire l'un à l'autre sur le sujet le plus
redoutable, pour machiner une tromperie concertée à l'adresse de leur
gouvernement! C'est le moment qu'ils choisissent pour écrire en
toutes lettres, *pour la première fois-, le nom de Dreyfus! Non, vraiment, le faux est trop visible : le procédé du faussaire est trop
grossier. Il savait que les bureaux de la guerre, exaspérés des
découvertes formidables du colonel Picquart, avait besoin d'un
document décisif où il n'y eût pas seulement des initiales, où il y eût le
nom de Dreyfus en toutes lettres ; et le faussaire a fabriqué, sans
réfléchir aux impossibilités et aux absurdités que je signale, tout
justement le papier dont l'Etat-Major avait besoin.
Les erreurs de M. Cavaignac
---------------------------
--- I ---
Comment ce fait-il que ces absurdités, que ces impossibilités n'aient
pas apparu à M. Cavaignac? En acceptant, de parti pris, pour en accabler l'innocent, ces documents
mensongers et ineptes, M. Cavaignac a commis un grand crime. Mais il
en sera châtié : car il a joué toute sa fortune politique, tout son rêve
d'ambitieux maladif sur une carte fausse, et il faudra bien qu'il perde la
partie. Il a eu l'audace de dire qu'il a pesé l'authenticité matérielle et morale de
cette pièce. Comment l'aurait-il fait, puisqu'il a négligé les signes si
évidents, si certains qui attestent le faux? Mais enfin, que dit-il? Ici encore va apparaître l'exiguïté de sa
méthode, le vice essentiel de son esprit étroit. Jamais, en aucune
question, en aucun débat, il ne prend le problème d'ensemble : jamais il
n'en saisit et n'en compare les éléments multiples. Il réduit toujours la
question à un fait menu et aigu, qui, un moment, peut troubler
l'adversaire, comme une arête arrêtée au gosier, mais qui, séparé de
l'ensemble des faits, n'a ni valeur ni vérité. C'est ainsi, pour ne pas rappeler ses autres interventions parlementaires
qui ont toujours je ne sais quoi d'étriqué, de pointu et d'oblique, que
dans la question des prétendus aveux de Dreyfus il a négligé
l'ensemble, la longue protestation continue du malheureux condamné
par erreur. Dans ce long cri d'innocence qui emplit quatre années, il n'a retenu
qu'un journée, celle de la dégradation ; dans cette journée même, où le
cri de d'innocence vibre infatigable et désespéré, il ne retient que la
prétendue conversation avec Lebrun-Renaud ; et dans cette
conversation une phrase, et dans cette phrase même il néglige, il ignore
la première partie : " Le ministre sait.... " qui, en rattachant cette parole
de Dreyfus à son entrevue avec du Paty de Clam, donnait le vrai sens
des prétendus aveux. Par cette fausse et insidieuse précision, il s'est rendu incapable de
vérité. Et ainsi encore, dans cette question d'authenticité, il néglige tout ce qui,
dans le style, dans le texte, dans la date, atteste le faux pour les plus
aveugles et le crie pour les plus sourds. Et il ne retient qu'une chose :
c'est que la lettre en question est écrite au crayon bleu, comme une
autre lettre du même personnage qu'on a depuis quatre ans. Il faut citer une fois de plus les paroles textuelles de M. Cavaignac pour
qu'on puisse savoir à quel degré de sottise peuvent tomber les hommes
publics :
#Son authenticité matérielle résulte pour moi, non seulement de tout
l'ensemble des circonstances dont je parlais il y a un instant (ce sont
sans doute les fameuses présomptions concordantes), mais elle résulte
entre autres d'un fait que je veux indiquer : elle résulte de sa similitude
frappante avec un document sans importance, écrit par la même
personne et écrit comme celui-là au crayon bleu, sur le même papier
assez particulier qui servait à la correspondance habituelle de cette
même personne et qui, daté de 1894, n'est pas sorti depuis cette date du
ministère de la guerre.#
Quoi! voilà une preuve " matérielle " d'authenticité! Ah! M.
Cavaignac nous donne là la mesure de son esprit critique et nous
savons maintenant ce que valent " les présomptions concordantes "
qu'il a cru, dans d'autres pièces, relever contre Dreyfus! Quoi! il est visible, par le style baroque de cette lettre, par l'absurdité
et l'impossibilité du fond, par l'absurdité et l'impossibilité de l'envoi lui-
même, il est visible que c'est là un faux, fabriqué par le plus maladroit
faussaire! Et M. Cavaignac nous dit : " Permettez! C'est écrit avec un
crayon bleu comme une autre lettre de M. Panizzardi ; et c'est écrit sur
un papier semblable à celui qu'il employait il y a quatre ans. " Vraiment on se demande si on rêve. Mais, ô grand ministre, rien n'était
plus facile au faussaire que de savoir que M. Panizzardi écrivait au
crayon bleu et d'écrire lui-même au crayon bleu. Rien n'était plus facile
au faussaire que de savoir sur quel papier " assez particulier " écrivait
M. Panizzardi et d'employer le même papier.
--- II ---
Raisonnons un peu, je vous en supplie, si cela n'est pas encore un crime
en notre pays de liberté. Ce faux imbécile, à qui devait-il profiter? à Esterhazy dont le colonel
Picquart avait démontré la trahison et aux officiers comme du Paty de
Clam qui avaient machiné l'abominable condamnation de Dreyfus. Ce faux, commis pour sauver Esterhazy, du Paty de Clam et les autres
officiers compromis, a été certainement commis par eux, ou sur leurs
indications. Or, il était facile à Esterhazy de connaître les habitudes de travail des
attachés militaires, puisque, comme le démontrent le bordereau et le
petit bleu, il leur servait d'espion. Esterhazy, par cela même qu'il était
le véritable traître, était tout à fait en situation de fabriquer " du
Schwarzkoppen " et du " Panizzardi ". Quant à du Paty et aux autres officiers, comment n'auraient-ils pas
connu les habitudes d'écrire des attachés? Vous dites, monsieur le
ministre, qu'on avait, de la même personne et de la même main, une
lettre de 1894, écrite du même crayon bleu et sur un même papier, et
que cette lettre n'avait pas quitté le ministère depuis 1894. Vous voulez
nous démontrer par là que cette lettre, soigneusement tenue sous clef,
n'avait pu servir de modèle au faussaire, et qu'ainsi le billet ne peut être
un faux. Oh! comme vous allez vite! Mais, d'abord, que deviennent " les mille pièces de correspondance "
qu'on a saisies, en original, pendant six ans, entre les attachés militaires
? C'est vous qui nous en avez parlé : qu'en faites-vous maintenant? Mettons qu'il y en ait la moitié de M. de Schwarzkoppen, la moitié de
M. Panizzardi. Cela fait cinq cents pièces pour chacun et les
documents abondent qui permettent de connaître le crayon et le papier
dont se servent ces messieurs. J'avoue humblement que je ne comprends pas comment le billet de
1896 où est mentionné Dreyfus ne ressemble qu'à une seule autre
pièce, sur les mille qui ont été saisies. Mais, même s'il était vrai qu'une
seule pièce de 1894, et soigneusement gardée, pût servir d'indication et
de modèle au faussaire, la belle difficulté! Nous savons qu'à la veille du procès Esterhazy, à la fin de 1897, quand
il a fallu ragaillardir un peu le traître qui s'affalait, on a bien su lui faire
parvenir " le document libérateur ". La fameuse dame voilée a remis à
Esterhazy *une pièce du dossier secret,* qui était enfermée à triple
tour dans un tiroir du ministère. Si les pièces du ministère savent sortir de leur prison pour aller
réconforter le uhlan, elles peuvent bien en sortir aussi pour lui fournir
le modèle de l'aimable petit faux qui doit, en accablant Dreyfus
innocent, sauver Esterhazy coupable. Mais qu'importe tout celà à M. Cavaignac? Crayon bleu, messieurs,
l'authenticité est certaine.
--- III ---
J'oubliais qu'il a pesé aussi, dans les balances que lui a fournies l'Etat-
Major, " l'authenticité morale ".
#Elle résulte d'une façon indiscutable de ce que le billet fait partie d'un
échange de correspondance qui eut lieu en 1894. La première lettre est
celle que je viens de lire. Une réponse contient deux mots qui tendent
évidemment à rassurer l'autre. Une troisième lettre enfin, qui dissipe
bien des obscurités, indique, avec une précision absolue, une précision
telle que je ne puis pas en lire un seul mot, la raison même pour
laquelle les correspondants s'inquiétaient.#
Voilà qui est jouer de malheur, car ce que M. Cavaignac invoque
comme une preuve d'authenticité morale est une nouvelle preuve du
faux. Il était déjà absurde qu'à cette date, quand leur plan de conduite était
arrêté depuis deux ans et au moment même ou l'article de l'Eclair
venait de leur apprendre que leurs lettres étaient saisies, il était absurde
qu'un seul de ces attachés songeât à écrire à l'autre. Mais quoi, c'est
toute une correspondance qu'ils engagent, et sur le sujet le plus
périlleux! L'Italien écrit et, comme par miracle, il met en entier le nom de
Dreyfus. Puis l'autre juge utile de répondre. Pourquoi? Pour rassurer
son correspondant. Il ne pouvait donc pas le rassurer de vive voix? Mais ce n'est pas tout. Il semble que ce soit fini, puisque les voilà
d'accord. Pas du tout : l'Etat-Major a pensé que quand on se faisait ainsi
apporter des documents, on n'en saurait trop prendre. Il ne faut pas qu'il
reste le moindre doute! Le nom de Dreyfus est en toutes lettres sur le
premier billet, c'est bien ; le second billet acquiesce à la tactique, c'est
excellent ; mais il faut encore que les attachés nous révèlent sans détour
pourquoi ils adoptent cette aventureuse et impossible tactique de
mensonge. Qu'à cela ne tienne : un de ces messieurs, sachant très bien
d'ailleurs que sa lettre ira à nos bureaux de la guerre, prend son crayon,
bleu ou rose, et il écrit un troisième papier. N'admirez-vous pas la courtoisie de ces attachés militaires qui
fournissent à notre Etat-Major embarassé toutes les pièces dont il a
besoin? Et n'admirez-vous pas aussi la subtilité de nos agents? Pas de
lacune dans cette correspondance. Ils ne laissent pas tomber le moindre
morceau. Le premier attaché écrit ; et il a la délicatesse d'étaler dans sa lettre le
nom de Dreyfus. Nos agents saisissent cette première lettre. Le second
attaché répond. Nos agents saisissent la réponse. Le premier attaché reprend de plus belle, et n'ayant plus à convertir son
correspondant qui a acquiescé, il répand en une troisième lettre, pour
l'instruction future de M. Cavaignac, le fond de son coeur. Nos agents
ont cette troisième lettre. Par malheur, chaque lettre est une invraisemblance de plus, une
absurdité de plus, un faux de plus ; l'absurdité, en se prolongeant et se
renouvelant, ressemble à une gageure de folie. Comment notre Etat-
Major a-t-il pu être dupe? S'il l'a été, quelle profondeur de sottise! S'il
ne l'a pas été, quelle profondeur de scélératesse!
--- IV ---
Et non seulement il est manifeste qu'il y a un faux. Non seulement il est
certain que ce faux, fait pour sauver les Esterhazy et les du Paty de
Clam et les autres, ne peut procéder que d'eux : mais dans toutes les
paroles et dans tous les procédés de ceux qui ont touché à ce papier
frauduleux, il y a quelque chose de louche. D'abord, ce n'est pas par les voies ordinaires, ce n'est pas par les agents
accoutumés qu'il parvint au ministère. Le colonel Picquart, violemment combattu dés ce moment par l'Etat-
Major tout entier, va être envoyé en disgrâce : à la veille de
l'interpellation Castelin, ses chefs ont hâte de se débarasser de lui, pour
écarter celui qui sait. Ils vont l'expédier, en des missions lointaines, en
Tunisie, au désert, sur la route dangereuse où périt Morès. Mais enfin,
il est encore au service des renseignements. On n'a osé ni le violenter ni
le dessaisir ; c'est sous les prétextes les plus délicats, les plus flatteurs
qu'on va l'envoyer et le maintenir au loin ; après son départ, le général
Gonse continuera à lui témoigner, par lettres, la plus affable sympathie.
Et il dira tendrement, devant la cour d'assises, qu'en confiant une
mission lointaine au lieutenant-colonel Picquart, on avait voulu surtout
lui rendre service à lui-même, l'arracher à l'idée fixe, à l'obsession de
l'affaire Dreyfus. Donc, dans les semaines qui précèdent l'interpellation Castelin, le
colonel Picquart dirige encore son service ; et comme on espère se
débarrasser de lui " en douceur ", on lui témoigne encore les égards qui
lui sont dus. Pourtant, on s'abstient de lui montrer la fameuse lettre qui vient
d'arriver, en dehors de son service, et qui contient le nom de Dreyfus.
On y fait devant lui des allusions mystérieuses : Ah! si vous saviez!
Mais on se garde bien de la lui faire voir. Pourquoi? En bon sens et loyauté, c'est inexplicable. Dira-t-on que ses chefs le
croyaient tout à fait prévenu et buté? Mais c'était une raison de plus
pour lui montrer une pièce que l'on jugeait décisive. A cette époque,
toutes les lettres du général Gonse le démontrent, nul dans les bureaux
de la guerre n'osait mettre en doute la loyauté du colonel Picquart ;
pourquoi donc ne pas essayer de le détromper? Quoi! voilà un officier, chef du service des renseignements, qui a cru,
sur la foi de documents au moins troublants, qu'un Conseil de guerre
avait commis une déplorable erreur! Il croit que le bordereau sur
lequel a été condamné Dreyfus est d'Esterhazy! Il croit que Dreyfus est
innocent, il s'obstine, malgré la mauvaise humeur de ses chefs, à cette
pensée : et cette obstination trouble les bureaux de la guerre. Il est
imprudent de laisser dans la pensée, dans la conscience du colonel
Picquart, la croyance qui y est entrée : car cette croyance, même fausse,
pourra un jour ou l'autre remettre en question l'affaire Dreyfus. Par
bonheur, voici une pièce révélatrice décisive. Elle atteste, à n'en pas
douter, selon nos généraux, que Dreyfus est bien coupable : et on
néglige de la montrer au colonel Picquart! Elle a pénétré au ministère
par d'autres voies que les voies accoutumées ; et on ne la met pas sous
les yeux du chef du service des renseignements! Ou les généraux n'avaient aucun doute sur l'authenticité et la valeur
probante de cette pièce, et alors pourquoi ne s'en servaient-ils pas pour
renverser d'un coup le système erroné du colonel Picquart et le ramener
loyalement au vrai? Ou bien ils avaient dans l'arrière fond de leur
pensée des doutes sur le sérieux de cette pièce : et alors pourquoi ne les
éclaircissaient ils pas en soumettant cette pièce à l'examen du chef du
service des renseignements? Son opinion n'eût pas forcé la leur : et ils
restaient libres, quel que fût l'avis du colonel Picquart, de suivre enfin
leur propre pensée. Pourquoi donc ce mystère et cette ruse? Ah! c'est que les généraux
savaient bien que la fameuse pièce ne résisterait pas à une minute
d'examen. Ils voulaient troubler le lieutenant-colonel Picquart avant
son départ en lui parlant vaguement d'une pièce décisive. Mais il la lui laissaient ignorer, de peur que son esprit lucide et droit y
signalât un faux imbécile : et ils se réservaient de s'en servir plus tard,
quand le témoin importun ne serait plus là. Mais leurs précautions
mêmes, pour glisser cette pièce fausse dans la circulation sans qu'elle
fût soumise à un rigoureux contrôle, complètent et aggravent le
caractère frauduleux du document.
Les habiletés de M. Cavaignac
-----------------------------
--- I ---
Mais pourquoi, je vous prie, M. Cavaignac lui-même, quand il a
démontré à la Chambre " l'authenticité matérielle " de cette pièce par le
ridicule argument du crayon bleu et du papier " assez particulier ",
pourquoi M. Cavaignac a-t-il invoqué d'autres preuves d'authenticité
matérielle que le général de Pellieux? Voici, en effet, ce qu'a dit le général de Pellieux devant la cour
d'assises (tome II, page 118) :
#Au moment de l'interpellation Castelin, il s'est produit un fait que je
tiens à signaler. On a eu au ministère de la guerre - et remarquez que je ne parle pas de
l'affaire Dreyfus - la preuve absolue de la culpabilité absolue de
Dreyfus, absolue! et cette preuve, je l'ai vue! Au moment de cette
interpellation, il est arrivé au ministère de la guerre un papier dont
l'origine ne peut être contestée et qui dit - je vous dirai ce qu'il y a
dedans : - " Il va se produire une interpellation sur l'affaire Dreyfus. Ne
dites jamais les relations que nous avons eues avec ce juif. " Et, messieurs, la note est signée! elle n'est pas signée d'un nom connu,
mais elle est appuyée d'une carte de visite, et au dos de cette carte de
visite il y a un rendez-vous insignifiant, signé d'un nom de convention,
qui est le même que celui qui est portée sur la pièce, et la carte de visite
porte le nom de la personne.#
Il est à peine besoin de souligner l'absurdité, l'enfantillage des moyens
de preuve indiqués par le général de Pellieux. Il est inqdmissible, d'abord, que les attachés militaires se soient écrit
dans ces conditions et sur ce sujet. Mais en tout cas, si l'un deux avait
écrit à l'autre, en signant d'un nom de convention, il n'aurait pas joint à
ce billet une carte de lui, portant à la fois son vrai nom imprimé et son
nom de convention écrit à la main. Il y a, dans le récit du général de Pellieux, une double impossibilité,
une double absurdité. D'abord, quand on écrit, sur un sujet dangereux et qu'on signe d'un nom
de convention, c'est pour que, si ce billet est surpris, on ne puisse savoir
quel est le véritable auteur : il est donc absurde d'y joindre une carte de
visite qui, portant à la fois le vrai nom et le nom de convention, donne
la clef de celui-ci. Voilà une première et décisive absurdité! De plus, il est absurde aussi qu'un homme qui donne une rendez-vous
insignifiant sur une carte de visite, qui porte son vrai nom, y ajoute
encore son nom de convention ; car c'est livrer inutilement, niaisement,
à tous ceux qui pourraient voir cette carte, le secret du nom de
convention. Les personnages que le général de Pellieux met en scène sont masqués.
Seulement, ils portent leur masque à la main. Ainsi on voit à la fois leur
masque et leur visage, et le lendemain, s'ils s'avisent de mettre le
masque sur le visage, c'est au masque que l'on reconnaît le visage. Le général de Pellieux répondra-t-il que lorsqu'il dit que la note est "
appuyée d'une carte de visite ", il ne dit pas que celle-ci a été envoyée
en même temps que la note? Mais alors quel sens peuvent avoir ces
mots? Veulentils dire simplement que, à l'époque où il adressait ce billet
signé d'un nom de convention, le correspondant adressait aussi,
quoique par envoi distinct, la carte de visite? Ce serait alors le service
des renseignements qui aurait rapproché la note de la carte. En vérité,
cela ne répond pas du tout au sens naturel des mots : *Une note
appuyée d'une carte.* Mais, même avec cette interprétation, l'absurdité subsiste. Il est absurde
qu'un homme qui a besoin du mystère d'un nom de convention pour
signer des billets importants livre à la même époque ce secret, en
inscrivant ce même nom de convention, sans raison aucune, sur la carte
de visite qui porte son vrai nom. La maladresse du faussaire éclate
aussi grossièrement dans les marques d'authenticité qu'il a données à la
pièce que dans la pièce même.
--- II ---
Mais, et c'est là un point décisif, comment se fait-il que M. Cavaignac
n'ait pas reproduit les preuves d'authenticité qu'a données le général de
Pellieux, et qu'il en ait allégué d'autres? Le général de Pellieux n'a pas parlé à la légère. Quand il a dû enquêter
sur Esterhazy, tous les documents relatifs à l'affaire Dreyfus lui ont été
soumis. Et lui-même, devant la cour d'assises, nous dit de cette pièce
qu'il l'a vue. Il a vu la note ; il a vu la carte de visite dont elle était
appuyée : par conséquent, au moment où le général de Pellieux
enquêtait sur Esterhazy, en décembre 1897, et encore au moment où il
parlait devant la cour d'assises en février 1898, c'est par le
rapprochement de la note et de la carte de visite que les bureaux de la
guerre établissaient l'authenticité de la pièce où est mentionne Dreyfus. Avec M. Cavaignac, le système change : il n'est plus question de la
carte de visite. Ce qui pour lui fait l'authenticité matérielle de la pièce,
c'est qu'elle est écite au crayon bleu et sur un papier spécial comme
une autre lettre qu'on garde au ministère depuis 1894. Avec M. Cavaignac, c'est toujours le même procédé. Les systèmes, les
moyens de preuve, les affirmations changent en cours de route, selon
les besoins de sa tactique. De même que pour le rapport de Lebrun-Renaud sur les prétendus
aveux, M. Cavaignac, par des variations subtiles, a changé trois fois
son affirmation, de même il substitue aux moyens d'authenticité
allèguès depuis l'origine par l'Etat-Major pour la pièce " décisive " des
moyens nouveaux. Mais, en vérité, cet escamotage ne passera pas inaperçu. Pourquoi M. Cavaignac a-t-il fait le silence complet devant la Chambre
sur les moyens de preuve acceptés et proposés jusque-là par l'Etat-
Major? Voilà une pièce qui, de l'aveu même de M. Cavaignac, est la
seule décisive, puisque seule elle contient le nom de Dreyfus. Il
importe donc au plus haut degré de savoir si elle est authentique. Or,
quand devant le pays M. Cavaignac démontre ou essaie de démonter
l'authenticité matérielle de cette pièce, il néglige entièrement, comme
s'il n'en avait jamais été question, les moyens de preuves qui ont dés
l'origine fait la conviction de l'Etat-Major. Pourquoi? Pourquoi? Il faut que M. Cavaignac ait pour cela des raisons très fortes : car en
tenant pour négligeables les moyens de preuves qui ont convaincu les
officiers de l'Etat-Major lui-même, il nous singulièrement en défiance
de leur esprit critique. Il n'y a que deux explications possibles. Ou M.
Cavaignac a trouvé ces moyens d'authenticité insuffisants, ou il les a
trouvés absurdes. Mais s'il les trouvait insuffisants, il n'était point
nécessaire de les écarter : il fallait, en les mentionnant, les compléter
par des moyens nouveaux. Après tout, le " crayon bleu " n'était pas si décisif que M. Cavaignac
eût le droit d'écarter sans cérémonie les signes d'authenticité qui avaient
persuadé l'Etat-Major et le général de Pellieux. Non, si M. Cavaignac n'a pas rappelé devant la Chambre les raisons
données par le général de Pellieux, c'est qu'il n'a pas osé. Il a trouvé lui-
même si absurdes cette note signée d'un nom de convention et appuyée
d'une carte de visite portant le vrai nom et cette carte de visite où sont
juxtaposés le nom de convention et le vrai nom, qu'il n'en a pas soufflé
mot devant la Chambre. Il savait que l'absurdité de ce moyen de preuve avait été démontrée : il
craignait qu'un souvenir au moins confus de cette démonstration ne se
réveillât dans l'esprit des députés ; il a préféré glisser soudain un
nouveau moyen de preuve, si léger fût-il : celui-là du moins, n'ayant
pas été discuté encore, passerait sans doute. Oh! quelle basse tromperie, et comme dans la tristesse de cet homme,
qui lui donne un air de probité, il y a des habiletés louches! Mais il n'échappera pas cette fois, car cette carte de visite, M.
Cavaignac a beau la passer sous silence ; elle subsiste : et comme il est
certain que M. de Schwarzkoppen ou M. Panizzardi n'a pas signé de
son nom de convention sur sa propre carte de visite, il est certain qu'il y
a là un faux. Cela est si sûr que M. Cavaignac voudrait faire l'oubli là-dessus. Et s'il
y a faux dans la carte de visite qui accompagnait la lettre et qui
l'appuyait, qui ne voit que l'ensemble est un faux et que la lettre même
est fausse? Quand une lettre est authentiquée par une carte, et quand cette carte
porte la marque d'un faux, c'est que des faussaires se sont mêlés de
l'opération. La lettre est leur oeuvre comme la carte.
--- III ---
Ainsi le faux éclate de toutes parts : et quand on songe que pour
accabler un innocent, pour le tenir au bagne malgré l'évidence, la haute
armée a accepté un faux fabriqué par le véritable traître, quand on
pense que ce faux a été produit devant la Chambre par un ministre, et
que la Chambre elle-même l'a contresigné, en vérité, on sent monter en
soi du plus profond de la conscience et de la pensée une telle révolte
que la vie morale semble suspendue dans le monde tant que justice
n'aura pas été faite. Ah! certes, ils sont bien criminels les officiers comme du Paty de Clam
qui ont machiné contre Dreyfus une instruction monstrueuse. Il est bien criminel, ce général Mercier, qui a frappé Dreyfus, par
derrière, de documents sans valeur que l'accusé n'a pu connaître, que
les juges mêmes n'ont pu librement discuter. Criminels encore, ces généraux et officiers d'Etat-Major qui, apprenant
par le colonel Picquart l'innocence de dreyfus, la trahison d'Esterhazy,
ont frappé le colonel Picquart et lié partie avec Esterhazy, le traître. Il en est parmi eux qui, de chute en chute, sont tombés jusqu'à fabriquer
un faux imbécile pour charger Dreyfus, et les autres ont laissé faire ; ils
ont accepté, les yeux fermés, les papiers ineptes qui, en accablant
l'innocent, sauvaient l'orgueil de la haute armée. Que voulez-vous? Le bordereau se dérobait : il était si visiblement
d'esterhazy qu'il devenait difficile de s'en servir contre Dreyfus ; et les
pièces à initiales manquaient leur effet : car on ne pouvait plus cacher
que pendant des mois le ministère lui-même les avait eues avant le
procès Dreyfus sans même soupçonner celui-ci. Il fallait autre chose ; il fallait mieux. Il fallait une pièce où Dreyfus fût
nommé en toutes lettres, où sa trahison s'étalât pour toud les yeux. Il la fallait vous dis-je, " l'honneur de l'armée ne pouvait pas attendre ". Les faussaires ont répondu à l'appel. Et l'enfant attendu, l'enfant du
mensonge est venu à point, accouché par Esterhazy, du Paty et leurs
complices. Et le peuple a été convié. Et la foule a fait écho : Vive
Esterhazy! Vive l'Etat-Major! Vivent les traîtres et les faussaires! Oui, tout cela est igominieux et misérable, et ces scélérats conjurés, si
on ne les écrase pas, couvriront notre France aimée d'une couche de
ridicule et de honte si épaisse que seule peut-être une révolution la
pourra laver. Mais le plus coupable encore, c'est ce ministre Cavaignac qui a couvert
de son autorité, de son austérité toute cette besogne de faussaires, toute
cette intrigue de trahison. Avec pleine conscience? Non, certes. C'est la combinaison de l'esprit
le plus étroit avec l'ambition la plus maladive et la plus forcenée qui est
en lui le principe d'erreur. Son étroitesse d'esprit, sa fausse précision
qui, en rapetissant et isolant les faits, les dénature, nous l'avons saisie
dans tous ses raisonnements. Son ambition? Elle est toute la vie de
cette âme resserrée et contractée. Et sa tactique ambitieuse est bien claire. La famille Cavaignac a
manqué la présidence de la République et l'Elysée en 1850. M.
Cavaignac veut prendre la revanche de la famille : c'est comme un
vieux ferment aigri qui le travaille. Or, il sait que si le Cavaignac de 1850 a été battu, c'est parce que le
courant populaire, l'instinct de la masse à préféré l'autre. M. Cavaignac
ne veut pas retomber dans cette faute et il cherche toujours, lui qui n'est
peuple ni de coeur ni de pensée, quel est le courant populaire qu'il
pourra utiliser pour son dessein ; Au moment du Panama, il crut que le succés d'un discours vertueux le
porterait au pouvoir. En face de toutes ces hontes, il se gardait bien de
conclure contre tout le régime social, contre le capitalisme, principe de
corruption. Il n'a vu dans le scandale qu'un moyen de discréditer le
personnel gouvernemental ancien, et de s'ouvrir la route. Vain espoir :
c'est l'autre, l'heureux courtier du Havre, qui a cueilli le fruit ; et
pendant les votes du Congrès, entre les deux tours de scrutin, M.
Cavaignac, blême, chancelant, ivre d'une sorte d'ivresse blanche, se
demandait s'il n'allait pas tenter le destin. Non : il n'osa pas et son rêve se referma sur lui comme un cilice. Aussi, quand à propos de l'affaire Dreyfus il crut entrevoir, dans les
profondeurs obscures du peuple trompé, un courant de chauvinisme et
de nationalisme violent, vite il s'empressa à la revanche. Mais c'est sans audace et sans grandeur qu'il se livra à ce courant
nouveau. Il n'osa pas crier qu'après tout, l'intérêt de la Patrie et de
l'Armée commandait de passer outre, même à l'illégalité, même à
l'erreur. Non! il essaya de donner à ce mouvement aveugle je ne sais
pas quelle apparence de correction et de certitude. Sachant bien que
l'opinion, surexcitée par la presse, accueillerait sans critique tous les
documents, toutes les assertions, il lui jeta le mensonge documentaire
des aveux de Dreyfus. Sachant bien que la Chambre terrorisée par
l'opinion n'oserait même pas penser, il lui apporta des pièces
misérables, les unes inapplicables, les autres fausses. Et se trompait lui-même presque autant qu'il trompait les autres, égaré à
la fois par les habitudes étroites de son esprit et les suggestions de son
ambition illimitée, écartant les conseils et les lumières qui auraient pu
le réveiller de son rêve, il a infligé au Parlement et à la France la pire
humiliation. Il a jeté au pays, comme une preuve décisive, le faux inepte que les
plus grossiers des faussaires avaient fabriqué pour couvrir le plus
misérable des traîtres. Aussi ce n'est pas pour lui que nous avons résumé les preuves
évidentes, brutales qui établissent pour tous que la pièce qu'il a
invoquée est un faux. Nous ne lui demandons pas d'avouer son erreur :
ce serait lui demander un suicide. Mais nous pouvons le mettre au défi d'opposer ou de faire opposer une
réponse à la démonstration reprise par moi après bien d'autres, qui
réduit à rien, à moins que rien, au plus criminel et au plus stupide des
faux, le document qu'il a cité. Ce faux? Il avait un double but : Il devait d'abord, en produisant enfin
le nom de Dreyfus, en toutes lettres, décourager la campagne du
colonel Picquart. Mais il devait aussi parer à un péril qu'Esterhazy
sentait grandir. Esterhazy craignait que les attachés militaires étrangers finissent par
dire tout haut : " Nous n'avons jamais eu de relation avec Dreyfus. " Il
craignait que le gouvernement français rapprochant ces dénégations de
découvertes du colonel Picquart, ne fût troublé. Et voilà pourquoi, dans
les lettres fabriquées pour Esterhazy, les attachés militaires se disaient :
" Surtout, navouons jamais nos relations avec Dreyfus. " Le coup était double. D'une part, Dreyfus était touché à fond. D'autre
part, si les attachés militaires venaient à dire tout haut : " Nous n'avons
jamais connu Dreyfus, " l'Etat-Major pouvait dire : "Très bien ; nous
savons qu'ils ont convenu de ne pas avouer. " Ainsi le faux fabriqué en octobre ou novembre 1896, prouve que dés
cette époque Esterhazy et ses complices de l'Etat-Major redoutaient à la
fois l'effet des découvertes décisives de Picquart sur le bordereau et le
petit bleu, et les révélations toujours possibles des attachés étrangers. C'est pour parer à ce double péril que le faux a été fabriqué ; mais
précisément parce que la lettre fabriquée devait répondre à trop
d'exigences, parce qu'elle devait à la fois contre toute vraisemblance
contenir le nom de Dreyfus et contre toute vraisemblance révéler un
plan impossible des attachés étrangers, elle porte de toutes parts les
marques de faux. Peut-être dans le détail eût-il été possible de mieux faire : il eût été
facile, par exemple, d'éviter le terrible charabia qui décèle d'emblée un
Norton de quatrième ordre. Mais, au fond, il était difficile de donner à
ce papier un air sérieux d'authenticité. *Il venait trop tard.* Deux ans après le procès Dreyfus, il était absurde que les attachés
militaires s'avisassent soudain de se concerter. Quelques semaines
après les révélations de l'Eclair, publiant leurs lettres, il était absurde
que les attachés militaires s'écrivissent et nommassent Dreyfus. Mais les faussaires n'avaient pas le choix de la date. Ils ne recoururent à
cette tentative désespérée du faux que lorsque la longue et décisive
enquête de Picquart eut mit Esterhazy en péril. Mais à ce moment-là, je le répète, le coup du faussaire ne pouvait plus
porter. C'était trop tard, et c'est ainsi que les manoeuvres frauduleuses
d'Esterhazy et de ses complices se tournent contre eux. C'est ainsi
qu'en acceptant avec complaisance une pièce manifestement fausse,
l'Etat-Major a assumé une sorte de complicité morale dans le faux.
C'est ainsi que M. Cavaignac en associantson jeu à celui des joueurs
aux abois qui sortaient de fausses cartes s'est préparé la plus sinistre
déroute politique qui se puisse rêver. Ainsi enfin, malgré tout, la vérité éclate et crie. Et le faux que nous
avons dénoncé aujourd'hui n'est pas le seul. C'est tout un système de
fabrication frauduleuse qui a fonctionné. Pendant deux ans, le ministère de la guerre a eu comme annexe un
atelier de faussaires, travaillant à innocenter un traître. L'article prochain le démontrera.
LES FAUSSAIRES
--------------
Complicité des bureaux de la guerre
-----------------------------------
--- I ---
J'ai démontré dans l'article précédent que le document cité par M.
Cavaignac à la tribune, et qui contenait le nom de Dreyfus, était un
faux misérable. Je crois que nul, après y avoir réfléchi, n'osera le contester, et je
renouvelle à M. Cavaignac le défi d'apporter ou de faire apporter par
ses journaux la moindre réponse un peu sérieuse aux raisons décisives
qui ont été produites de toutes parts, contre l'authenticité de cette pièce. Mais, je le répète, non seulement il y a là un faux ; mais les conditions
dans lesquelles il s'est produit démontrent qu'il y a eu une complicité,
plus ou moins étendue, des bureaux de la guerre. Sans doute Esterhazy avait un intérêt direct à ce que cette pièce fausse
fournît à l'Etat-Major un point d'appui contre l'enquête du lieutenant-
colonel Picquart. Mais Esterhazy tout seul ne pouvait rien. D'abord il fallait qu'il sût qu'il était mis en cause : et comment l'eût-il
appris? Le lieutenant-colonel Picquart avait recueilli contre lui des
preuves décisives : mais il ne l'avait pas encore interrogé ; l'instruction
proprement dite n'était pas ouverte. Ce n'était donc pas par le colonel
Picquart, qui n'avait aucun intérêt à avertir avant l'heure Esterhazy, que
celui-ci a pu être mis en éveil. Evidemment, si Esterhazy a été informé dés cette date, dés octobre et
novembre 1896, des charges relevées contre lui et des périls qu'il
courait, c'est par les bureaux de la guerre.
--- II ---
Il y avait à l'Etat-Major des officiers compromis dans le procès Dreyfus
: du Paty de Clam surtout avait conduit l'instruction avec une partialité
et une légèreté criminelles ; l'affaire Dreyfus se rouvrant, il aurait eu
des comptes terribles à rendre. De plus, le grand service qu'il croyait
avoir rendu à la faction cléricale de l'armée tombait à rien si
l'innocence de Dreyfus était reconnue ; les juifs pouvaient reprendre
pied dans l'armée et dans l'Etat-Major ; et les officiers qui après avoir
aidé à sa condamnation n'auraient pas su arrêter à temps l'oeuvre de
réhabilitation tentée par la colonel Picquart auraient paru à la
Compagnie de Jésus de médiocres ouvriers. Donc, dés lors, l'intérêt de ces hommes, j'entends l'intérêt le plus
grossier et le plus vil, était de faire cause commune avec le véritable
coupable, avec le véritable traître, Esterhazy. En le défendant, ils se
défendaient. Quand il y a une erreur judiciaire, une sorte de solidarité criminelle
s'établit entre les juges qui ont frappé l'innocent et le véritable coupable
qui a bénéficié de leur erreur : c'est l'intérêt commun du vrai coupable
et des juges que l'erreur ne soit pas reconnue ; et quand les juges ne se
sont pas haussés, par un effort fe conscience, au-dessus de leur
misérable amour-propre ou de leur bas intérêt, cette solidarité
monstrueuse du juge et du criminel aboutit bientôt à une action
commune. Le vrai coupable et les juges se coalisent pour maintenir au bagne
l'innocent : c'est l'extrémité la plus violente et, semble-t-il, la plus
paradoxale, mais la plus logique aussi de l'institution de justice, quand
une fois elle est faussée par l'erreur et qu'elle ne consent pas elle-même
à son redressement. C'est ainsi que dés octobre et novembre 1896, à mesure que l'enquête
du colonel Picquart se hâte vers une crise, il se noue entre Esterhazy et
les bureaux de la guerre une agissante complicité. Le faux cité par M. Cavaignac est le premier produit de cette
collaboration. Quelle a été la forme exacte de celle-ci? Quel a été, entre Esterhazy et
du Paty de Clam, le partage du travail? Peut-être un jour le saurons-
nous. Mais qu'Esterhazy, averti du danger par l'Etat-Major, ait pris
l'initiative des faux, ou qu'au contraire les bureaux de la guerre en aient
fait la commande directe, il importe peu. Ce qui est sûr, c'est que le faux de novembre 1896 n'est possible que
par la complicité des bureaux de la guerre. Il fallait que le faussaire fût assuré d'avance qu'un faux aussi audacieux
recevrait bon accueil rue Saint-Dominique et ne se heurterait pas à trop
de défiance et d'esprit critique. Il fallait aussi que le faussaire pût faire parvenir son oeuvre par des
voies inaccoutumées sans passer par la fillière ordinaire du service des
renseignements dirigé encore par le lieutenant-colonel Picquart. Il y
avait là comme un petit coup d'Etat d'espionnage qui n'était possible
que par le concours bienveillant des gens qui étaient dans la place. Enfin il fallait que le faussaire eût l'assurance que le lieutenant-colonel
Picquart ne serait pas saisi du document et qu'il ne pourrait pas en
retrouver la source. C'est en ce sens et dans ces limites que les bureaux de la guerre sont
responsables de ce premier faux. Je ne sais si jamais une information exacte et une analyse profonde
permettront de discerner les responsabilités individuelles. Il y a, à coup
sûr, dans les crimes commun des bureaux bien des degrés et bien des
nuances. Les uns, en relations personnelle et directe avec Esterhazy, ont
participé immédiatement au faux. D'autres lui ont ménagé les facilités
d'accés, l'accueil propice. D'autres encore se sont bornés à fermer les
yeux, à accepter complaisamment l'oeuvre imbécile et informe qu'on
leur proposait. Enfin, il en est peut-être qui ont été si heureux de recevoir le document
décisif qui sauvait la haute armée de l'humiliation de l'erreur, que la
passion a aboli en leur esprit tout sens critique et créé en eux, même au
profit du faux le plus inepte, une sorte de sincérité. Mais ce qui est certain et ce qui importe, c'est que ce faux n'est
explicable que par une première coalition de la rue Saint-Dominique
avec le traître Esterhazy. Ce qui est certain aussi, c'est que du Paty de Clam, qui était
particulièrement compromis dans l'affaire Dreyfus, et que nous
retrouverons tout à l'heure dans la plus détestable machination, a dû
être dés le début l'agent principal de cette coalition criminelle.
--- III ---
Celle-ci dans sa besogne frauduleuse ne devait pas s'arrêter à ce
premier papier. Cette lettre fausse de M. Schwarzkoppen à M.
Panizzardi (ou inversement) avait eu son office. Elle était destinée
surtout à fournir à l'Etat-Major, un instant ébranlé par l'enquête de
Picquart, un point d'appui pour la résistance, un prétexte à se ressasir. Après des lettres un peu trop abandonnées, et les concessions
dangereuses du général Gonse, il fallait reprendre ou raffermir les
esprits. Il était temps de clore la période des incertitudes et des demi-aveux, et
le document brutal où était inscrit le nom de Dreyfus devenait comme
un point de cristallisation autour duquel les volontés, un moment
incertaines, allaient se fixer de nouveau. Apporter à des hommes qui craignent de s'être trompés et qui ne
veulent pas en convenir la preuve trompeuse qu'ils ont été dans le vrai,
mettre le mensonge au service des prétentions d'infaillabilité n'est pas,
après tout, d'une grande audace. Esterhazy et du Paty de Clam
pouvaient, sans trop de péril, tenter ce premier coup. Mais cela ne suffisait pas. Il ne suffisait pas non plus d'expédier au loin
le colonel Picquart. Malgré tout, son enquête demeurait. Malgré tout,
le petit bleu adressé par M. de Schwarzkoppen à Esterhazy, l'écriture
d'Esterhazy identique à celle du bordereau, les détestables
renseignements redueillis sur le traître, tout cela subsistait. Il était donc urgent de discréditer l'enquête du colonel Picquart et le
colonel Picquart lui-même. C'est à quoi, dés son départ, les conjurés
vont s'employer en fabriquant d'autres pièces fausses.
--- IV ---
Le colonel Picquart quitte Paris vers le 15 novembre 1896, trois jours
avant l'interpellation Castelin. Il part, pour une sorte d'exil mal
dissimulé, laissant derrière lui, dans les bureaux de la guerre, des
ennemis implacables, laissant son oeuvre et son nom exposés à tous les
assauts, à toutes les calomnies. Il n'a qu'un moyen de défense : ce sont
les lettres qu'en septembre dernier, tout récemment, lui écrivait le
général Gonse. Ces lettres, il les confiera, quelques mois plus tard, à son ami Leblois ;
s'il vient à périr au loin ou si l'on abuse de son absence forcée pour
dénaturer ses intentions et ses actes, ce sera là, pour lui ou pour sa
mémoire, une sauvegarde, une suprême réserve d'honneur. A peine est-il parti que les bureaux de la guerre saisissent et
décachètent sa correspondance. Et, dés les premiers jours, dés le 27
novembre 1896, les conjurés, manoeuvrant au ministère de la guerre
pour le compte du traître Esterhazy, s'imaginent qu'un trésor est
tombé en leurs mains. C'est une lettre écrite au colonel Picquart et qui contient des
expressions énigmatiques où du Paty et les autres découvrent ou
veulent découvrir un sens compromettant. Que l'on veuille bien suivre ici avec attention, car cette aventure, qui
ressemble à un mauvais roman feuilleton, est de l'histoire, la plus
douloureuse, la plus humiliante, la plus poignante. Voici donc, d'après le général de Pellieux lui-même, déposant devant la
cour d'assises, ce que contenait cette lettre (tome I, page 265) :
#Je me rappelle quelques expressions. Elle commençait ainsi : " Enfin
le grand oeuvre est terminé et Cagliostro est devenu Robert Houdin.... "
Et à la fin de la lettre il y avait cette phrase : " Tous les jours, le demi-
dieu demande s'il ne peut pas nous voir. " Voilà les points importants
de cette lettre. " Cette lettre était écrite en espagnol et signée G.... "#
Du coup, les amis d'Esterhazy s'imaginèrent qu'il y avait là des
allusions à l'enquête du colonel Picquart. Ils s'imaginèrent ou feignirent de s'imaginer que le demi-dieu
représentait un personnage mystérieux, travaillant dans l'ombre à la
réhabilitaion de Dreyfus et dont le colonel Picquart aurait été l'allié et
l'agent. Ou plutôt ils pensèrent ils pensèrent qu'un jour ou l'autre ils
pourraient donner à cette lettre ce tour et ce sens : c'était un trait qu'ils
pourraient empoisonner à loisir. Joyeux, ils prirent copie de cette lettre
et envoyèrent ensuite l'original au colonel Picquart. Or, cette lettre, nous pouvons le dire tout de suite, était la plus
innocente du monde. Elle était écrite par M. Germain Ducasse,
secrétaire d'une vieille demoiselle, Mlle Blanche de Comminges,
parente et amie du colonel Picquart, et les mots mystérieux étaient tout
simplement des allusions à des plaisanteries de société, qui avaient
cours dans le cercle d'amis de Mlle Comminges. Le " demi-dieu " n'était ni de près ni de loin un personnage du futur "
syndicat " Dreyfus : c'était le surnom amical donné au capitaine
Lallemand, officier d'ordonnance du général Garets. Sur ce point, il n'y
a pas l'ombre d'un doute. Un an plus tard, en octobre 1897, quand le colonel Picquart fût rappelé
de Tunisie et qu'il fût interrogé par le général de Pellieux sur cette
lettre, il donna l'explication que je viens de dire et le capitaine
Lallemand, appelé en témoignage, en confirma l'exactitude. Le général de Pellieux accepta, sans objection aucune, sans réserves,
les paroles de ce dernier. Je le répète : il n'y a là-dessus ni l'ombre d'un
doute ni la plus légère contestation.
Une lettre fausse
-----------------
--- I ---
Oui, mais un mois après, l'interprétaion erronée et fantastique que les
bureaux de la guerre voulaient donner à cette lettre prenait corps dans
une pièce fausse. Une lettre, signée Speranza, était adressée, le 15
décembre 1896, au colonel Picquart. Cette lettre contenait ces mots : " Depuis votre malentencontreux
départ, votre oeuvre est compromise ; le demi-dieu attend des
instructions pour agir. " Que cette lettre soit un faux, ceci encore n'est
plus contesté. On peut discuter sur la qualité juridique de ce fqux. On peut essayer de
soutenir, comme l'on fait des amis d'Esterhazy et de du Paty de Clam,
que ce n'est pas un faux proprement dit, parce que le mot Speranza
ne représente pas un personnage réellement existant. On peut se risquer à dire, comme l'on fait Vervoort et Rochefort en leur
bienveillance attendrissante pour le délicieux uhlan, que cette pièce
frauduleuse, destinée à perdre le colonel Picquart et à le déshonorer,
n'est qu'une plaisanterie ingénieuse, une mystification dans le genre de
celles de Lemice-Terrieux. On peut même penser que M. Bertulus, le juge d'instruction saisi de ce
faux, a été téméraire en supposant que le faussaire avait cru que le mot
Speranza était espagnol et qu'en signant de ce mot il avait voulu
rattacher cette lettre fausse à la lettre authentique du 27 novembre,
écrite en espagnol. Sur tous ces points, la discussion, en effet, est ouverte, et ce ne sont pas
les non-lieu de complaisance rendus à huis clos par la chambre des
mises en accusation qui peuvent la fermer. Mais, pour notre objet, peu nous importe. Car il y a un fait qui ne peut pas être discuté, et qui ne l'est pas.
*C'est que cette lettre est fausse.* C'est qu'elle a été écrite et adressée
au colonel Picquart par quelqu'un qui voulait le perdre. Le général de
Pellieux, après enquête, l'a reconnu lui-même, comme il a reconnu que
deux télégrammes adressés, un an plus tard, au colonel Picquart
*étaient des faux.* Tandis que le colonel Picquart attribuait ces faux à esterhazy, le général
de Pellieux, lui, déclarait devant la cour d'assises, qu'après enquête à la
préfecture de police, il les attribuait à Souffrain (tome I, page 265). Mais que le faux soit de Souffrain ou d'Esterhazy, *il y a faux*, de
l'aveu même des ennemis les plus acharnés du colonel Picquart. Or, ce faux est destiné à faire croire que le colonel Picquart, d'accord
avec le " demi-dieu ", joue un rôle louche et machine une entreprise
coupable. Il ne peut donc avoir été écrit que par un homme qui donne
au mot demi-dieu un sens suspect. Or, comme nous venons de voir que les bureaux de la guerre avaient
interprété ainsi, par erreur, la lettre du 27 novembre décachetée et
copiée par eux, le faux, qui donne corps à cette interprétation
erronée, *a été certainement commis par les bureaux de la guerre ou
sur leurs indications.* Libre au général Pellieux de dire que le faussaire est l'agent de police
Souffrain. Le juge d'instruction Bertulus affirme le contraire ; il a
affirmé qu'il y a pour toute cette série de faux, et notamment pour les
télégrammes ultérieurs, des charges suffisantes contre Esterhazy, sa
maîtresse Mme Pays, et du Paty de Clam. En tout cas, Souffrain n'avait aucun intérêt direct et personnel à
fabriquer ce faux ; il ne pouvait travailler que pour le compte des
interressés, c'est-à-dire Esterhazy et les officiers compromis de l'Etat-
Major. Et surtout il était impossible qu'il donn^t au mot " demi-dieu "
le sens compromettant qu'il lui donne dans la lettre frauduleuse du 15
décembre, s'il n'avait pas su que les bureaux de la guerre avaient trouvé
à ce mot un sens suspect dans la lettre authentique, ouverte et transcrite
par eux, du 27 novembre. La lettre frauduleuse et fabriquée du 15 décembre fait donc écho à la
lettre authentique du 27 novembre, *telle que les bureaux de la guerre
l'avaient comprise ou avaient affecté de la comprendre.* Si donc le général de Pellieux avait voulu mener son enquête jusqu'à la
vérité, il ne se fût pas arrêté à Souffrain : et dans l'hypothèse où celui-ci
était le faussaire immédiat, il eût cherché quels étaient ses inspirateurs
et ses conseillers. Il a tourné court, parce que c'est rue Saint-Dominique même qu'il eût
trouvé les vrais coupables. Il est impossible qu'ils soient ailleurs Dans l'entourage du colonel Picquart et de Mlle de Comminges, tout le
monde savait quel était le vrai sens du mot " demi-dieu ". Pour se
risquer à employer ce mot " demi-dieu " dans la lettre fausse du 15
décembre, en un sens absolument inexact et compromettant, il fallait
savoir que les officiers d'Etat-Major, acharnés contre Picquart, avaient
déjà donné au même mot, dans la lettre du 27 novembre, la même
signification compromettante. C'est donc dans les bureaux de la guerre qu'est l'origine certaine de
cette lettre certainement fausse. *C'est là qu'est le nid de la vipère.*
--- II ---
Et la monstrueuse machination de mensonge qui a pris dans son
engrenage toutes les institutions de notre pays continue avec une
incroyable audace. Après avoir inspiré et accueilli la fausse lettre des
attachés militaires afin d'accabler Dreyfus, les bureaux de la guerre, au
service du traître Esterhazy, fabriquent une fausse lettre afin de perdre
Picquart, qui a révélé l'innocence du condamné, la trahison de l'autre. Un faux en novembre contre Dreyfus, un faux en décembre contre
Picquart : les faussaires ne chôment pas ; les stratèges de mensonge et
de trahison gagnent bataille sur bataille.... Et ce qui aggrave le crime des bureaux de la guerre contre Picquart, ce
qui démontre, dans le faux commis contre lui, une sorte de
préméditation profonde et une absolue perversité, c'est que cette lettre
fausse on ne la transmet pas au colonel Picquart. De la lettre authentique mais mal interprétée du 27 novembre, on s'était
borné à prendre copie : on l'avait recachetée et envoyée au colonel.
Mais celle-ci, on la garde. On n'en prend pas copie ; on n'en prend pas
photographie : la photographie pourtant aurait suffi à accuser plus tard
le colonel Picquart. Non, on retient l'original, et on laisse ignorer au colonel Picquart que
cette lettre lui a été adressée. Il ne la connaîtra qu'un an plus tard, entre
les mains du général de Pellieux. Pourquoi? Parce que s'il recevait cette lettre fausse, il s'inquiéterait, il devinerait le
piège : il demanderait une enquête immédiate ; il vaut mieux tisser à
coup sûr, dans un coin obscur des bureaux de la guerre, la toile de
mensonge ; et plus tard, quand on le croira sans défense, on le prendra. En gardant cette lettre, les bureaux de la guerre *attestent qu'ils la
savaient fausse*. A aucun degré ils n'ont été dupes. C'est dans un
mensonge parfaitement délibéré qu'ils se réservent, à l'heure propice,
de faire tomber le colonel Picquart.
--- III ---
Et l'on nous demande de garder, en face de ces crimes qui s'enchaînent,
le sang-froid et la mesure! Et l'on ose dire qu'en dénonçant les scélératesses inouïes qui
déshonorent la France et l'armée, nous sommes les ennemis de l'armée
et de la France! Et le député Bourrat, élu comme socialiste, demande au conseil général
des Pyrénées-Orientales qu'on nous ferme la bouche et qu'on nous
brutalise! Honte et défi à ceux qui s'imaginent nous faire peur! L'énormité du crime fait des indignations à sa mesure, et j'espère bien
que nous trouverons dans notre conscience une force inépuisable de
vérité, de droiture et de courage, comme les criminels qui font la loi à
la France ont trouvé dans la lâcheté publique une force inépuisable de
mensonge et de trahison. Non merci à ceux qui nous avertissent de contenir notre colère et de
laisser parler, de laisser agir la seule force du vrai, mesurée et
invincible! Et quelle parole d'invective, quel cri de révolte peut égaler enfin sur
l'esprit de shommes le seul effet du drame et de sa marche logique?
L'innocent condamné au plus atroce supplice par la rencontre terrible
des passions du dehors et des combinaisons des bureaux de la guere ;
puis, quand la vérité apparaît, la haute armée se refusant à reconnaître
l'erreur et conduite ainsi, pour supprimer la révolte du vrai, à ajouter les
pièces fausses aux pièces fausses et à continuer sans fin le mensonge
par le mensonge, dans l'intérêt de la trahison impunie. Bourrat peut déposer contre nous des voeux : il n'arrachera pas de
l'histoire le crime qui s'y développe avec une logique implacable et une
sorte de force organique. Ce crime est d'une belle vitalité, je l'avoue, et
d'une belle poussée ; et ceux qui entrent à son service peuvent se
promettre sans doute quelques années triomphantes. Il approprie et
façonne à sa loi toutes les forces du pays, les conseils de guerre, la
haute armée, la magistrature civile, les ministères modérés, les
ministères radicaux, la presse, l'opinion, le suffrage universel et Bourrat
lui-même. Mais, malgré tous ces appuis, le monstrueux système de trahison et de
mensonge croulera bien un jour et la France réveillée demandera sans
doute des comptes aux adorateurs d'Esterhazy qui veulent aujourd'hui
exterminer à son profit tous les hommes libres. En attendant, acte est donné à Bourrat de sa requête aux pouvoirs
publics pour nous faire interner ou déporter.
--- IV ---
Donc la lettre fause du 15 décembre est soigneusement gardée dans un
tiroir du ministère pour éclater au jour propice contre le colonel
Picquart. Elle est contre lui une première amorce à laquelle, quand il
faudra, d'autre faux viendront se rattacher. Mais pendant près d'un an l'affaire Dreyfus semble renter en sommeil.
Il n'y a pas d'interpellation à la Chambre ; il n'y a pas de polémiques
dans les journaux ; le colonel Picquart, promené de mission lointaine
en mission lointaine, est, en quelque sorte, hors de l'action. Seul, M. Scheurer-Kestner poursuit silencieusement son enquête, sans
que rien encore ne parvienne au dehors. Le péril semble écarté, ou tout
au moins ajourné. L'atelier des faussaires suspend donc ses opérations. Les bureaux de la guerre, munis déjà de la première lettre fausse, en
déduisent sournoisement, comme il résulte de la correspondance
échangée en juin 1897 entre le lieutenant-colonel Henry et le
lieutenant-colonel Picquart, tout un système d'accusation contre le
colonel Picquart : mais c'est le travail obscur qui précède les crises. La crise éclate en novembre 1897, quand la France apprend que M.
Scheurer-Kestner croit à l'innocence de Dreyfus, qu'il en a recueilli les
preuves et qu'il va saisir le gouvernement de la question. Aussitôt, vif émoi et affolement dans le groupe d'Esterhazy et de du
Paty de Clam. Immédiatement, Esterhazy, comme nous l'avons vu, porte à la Libre
Parole, sous le pseudonyme de Dixi, un système de défense qui,
bien analysé, contient des aveux décisifs. Immédiatement aussi, l'atelier des faussaires reprend ses opérations.
Faux télégrammes
----------------
--- I ---
Le 10 novembre, à Sousse, en Tunisie, le colonel Picquart reçoit à la
fois une lettre vraie, authentique, du commandant Esterhazy, et deux
télégrammes faux. Dans sa lettre, Esterhazy lui disait en substance : " J'ai reçu ces temps
derniers une lettre dans laquelle vous êtes accusé formellement d'avoir
soudoyé des sous-officiers pour vous procurer de mon écriture. J'ai
vérifié le fait ; il est exact. On m'a informé aussi du fait suivant : vous
auriez distrait des documents de votre service pour en former un
dossier contre moi. Le fait du dossier est vrai. J'en possède une pièce en
ce moment-ci. Une explication s'impose. " Ainsi, Esterhazy, se sentant protégé par les bureaux de la guerre,
sachant que ceux-ci organisent contre le colonel Picquart tout un
système d'accusation, paie d'audace. C'est sur un ton arrogant et
menaçant qu'il écrit à l'homme qui a rassemblé les preuves de sa
trahison. Cette lettre suffirait à démontrer que, dés cette époque, *les
bureaux de la guerre étaient complices d'Esterhazy*. Comment, en effet, sinon par eux, Esterhazy pouvait-il savoir qu'un
dossier avait été formé contre lui par le colonel Picquart? Comment,
sinon par eux, pouvait-il savoir que celui-ci avaitrassemblé des
spécimens de son écriture? Chose prodigieuse : au moment où j'écris, on poursuit le colonel
Picquart pour avoir, dit-on, communiqué à son ami Leblois le dossier
de la trahison d'Esterhazy ; et rien ne le prouve. Mais cette lettre
d'Esterhazy démontre que *les bureaux de la guerre communiquaient
au traître lui-même le dossier établissant sa trahison, et nul n'a songé, je
ne dis pas à inquiéter, mais à interroger là-dessus Esterhazy et les
bureaux de la guerre*.
--- II ---
Les deux télégrammes faux qui parvenaient en même temps que la
lettre d'Esterhazy au colonel Picquart étaient ainsi conçus : Le premier, signé Speranza, comme la lettre fausse de décembre
1896, disait : " Tout est découvert ; votre oeuvre est compromise ;
affaire grave. " Le second, signé Blanche, disait : " On a des preuves que le petit
bleu a été fabriqué par Georges. " Que les deux télégrammes soient faux, personne ne le conteste. Il était
vraiment trop absurde que des amis du colonel Picquart lui
télégraphient, en clair, qu'il était un faussaire et quon en avait la
preuve. D'ailleurs, il est inutile d'insister, puisque le général de Pellieux lui-
même, et dans son enquête et dans sa déposition devant la cour
d'assises, a reconnu que les deux télégrammes étaient faux. Ici encore, Rochefort et Vervoort ne veulent voir que des gentillesses.
Et c'était pourtant la plus abominable manoeuvre. Ces deux télégrammes étaient destinés à faire croire que le colonel
Picquart avait organisé contre Esterhazy une machination scélérate. Ils
étaient destinés notamment à faire croire que le petit bleu, c'est-à-dire
la lettre écrite par M. de Schwarzkoppen à Esterhazy, et qui mit le
colonel Picquart en éveil, était l'oeuvre de celui-ci. Et pour le dire en passant, il faut bien que les bureaux de la guerre ne
puissent rien objecter de sérieux à l'authenticité du petit bleu pour qu'ils
en soient réduits à le discréditer par des manoeuvres frauduleuses. Car c'est bien des bureaux de la guerre, directement ou indirectement,
que procèdent ces deux dépêches. Qu'elles aient été envoyées par
Esterhazy lui-même ou par ces complices de l'Etat-Major il faut que les
bureaux de la guerre soient intervenus. La première dépêche, celle qui est signée Speranza, fait suite
évidemment à la fausse lettre du 15 décembre, également signée
Speranza. Le faussaire a voulu simuler une continuité de
correspondance. Mais comment pouvait-il savoir, sinon par les
bureaux de la guerre, que ceux-ci détenaient une lettre adressée au
colonel Picquart et signée Speranza? Et comment le faussaire qui a
signé Blanche aurait-il pu parler du petit bleu, s'il n'avait pas su par
les bureaux de la guerre qu'au dossier de trahison recueilli par le
colonel Picquart contre Esterhazy figurait le petit bleu de M. de
Schwarzkoppen? Non seulement donc il est incontestable et incontesté que ces deux
dépêches sont des faux, mais il est certain que ces faux supposent la
complicité des bureaux de la guerre ; et, au passage encore, je
demande à M. Cavaignac comment il n'a pas eu de doute sur
l'authenticité de la pièce inepte qui contenait le nom de Dreyfus quand
il est certain que les bureaux de la guerre ont collaboré à la fabrication
des pièces fausses.
--- III ---
Mais ce n'est pas tout : et des circonstances précises permettent
d'affirmer, avec une probabilité voisine de la certitude, que les deux
télégrammes sont l'oeuvre d'Esterhazy lui-même et de son complice du
Paty de Clam. En effet, la lettre d'Esterhazy reçue en Tunisie par le colonel Picquart
contenait une erreur d'adresse. Elle était adressée à Tunis, tandis que le
colonel était à Sousse. De plus, elle contenait une faute d'orthographe :
le nom du colonel Picquart y était écrit Piquart, sans C. Or, la dépêche signée Speranza et que le colonel recevait le même
jour, contenait la même erreur d'adresse et la même faute d'orthographe
que la lettre d'Esterhazy. Elle était adressée à Tunis et elle
orthographiait : Piquart. La lettre d'Esterhazy et la fausse dépêche
Speranza viennent donc de la même main. La seconde dépêche signée Blanche était au contraire adresée à la
véritable adresse, c'est-à-dire à Sousse. Et elle contenait la véritable
orthographe, c'est-à-dire Picquart. La seconde dépêche venait donc d'un
faussaire connaissant plus exactement la situation militaire et
personnelle du colonel Picquart que le premier, ou du même faussaire
plus exactement renseigné. Le cousin du commandant Esterhazy, Christian Esterhazy, a fait à ce
sujet, devant le juge d'instructin Bertulus, une déposition tout à fait
précise. Il affirme que pendant toute cette crise le commandant du Paty de Clam
et le commandant Esterhazy étaient en relations presque journalières
: et c'est lui qui leur servait d'intermédiaire. Il affirme que la dame voilée, dont nous allons parler bientôt et qui
communiquait à Esterhazy des dossiers secrets du ministère, *n'était
autre que du Paty de Clam lui-même*. Et, en même temps, voici qu'il dépose sur les faux télégrammes
Blanche et Speranza : " Le commandant m'en a parlé souvent,
ainsi que du Paty. C'est pour compromettre Picquart, dirent-ils, et
pour le débusquer, qu'ils imaginèrent le subterfuge. Deux
télégrammes lui furent envoyés sur le conseil de du Paty de Clam.
Le premier, celui de " Speranza ", a été dicté par le colonel, écrit par
Mme Pays, mis à la poste par le commandant Esterhazy. Mais, dans la
même journée, le colonel du Paty de Clam fait part au commandant
Esterhazy de ses craintes que le télégramme transmis n'arrive point à
destinantion, par suite d'une erreur d'orthographe faite au nom du
colonel Picquart et dont il s'est aperçu trop tard en consultant
l'Annuaire militaire. On avait oublié le C. Et comme il était nécessaire
de poursuivre l'aventure, qu'il ne fallait pas abandonner ce dessein pour
une cause si futile, on décida d'expédier un second télégramme. Le
colonel du Paty de Clam l'écrivit ou le dicta - mes souvenirs sont ici
un peu moins précis - et le commandant l'envoya. Il était signé
Blanche. " Je ne discute pas la moralité de Christian Esterhazy. Evidemment
puisqu'il a accepté, pendant des mois, le rôle suspect que lui faisait
jouer son cousin, elle est médiocre. D'autre part, le juge Bertulus affirme dans son ordonnance du 28 Juillet
dernier : " qu'il résulte de l'information que le lieutenant-colonel du
Paty de Clam a eu des relations répétées avec Walsin Esterhazy, la fille
Pays et Christian Esterhazy. " Il affirme " que les dires de ce dernier sont formels et corroborés
notamment par la carte postale coté 27 sous scellés A ". Et si l'on nous objecte que la chambre des mises en accusation a écarté
le système du juge Bertulus comme insuffisamment fondé, il nous
serait aisé de répondre que la magistrature continue le système
d'étouffement pratiqué dans l'affaire Dreyfus. Partout le huis clos, dans le procès Dreyfus, dans le procès Esterhazy ;
quand on est obligé, comme dans le procès Zola, de poursuivre au
grand jour de la cour d'assises, on mutile la poursuite pour mutiler la
preuve. Dans l'article de Zola, où tout se tient, on ne relève qu'un
phrase ; puis on trouve que c'est trop et au second procès Zola, devant
la cour de Versailles, on ne poursuit plus qu'un membre de phrase. Partout la nuit, le silence forcé, l'étranglement. Il n'est pas étrange que la chambre des mises en accusation, voyant que
l'implacable engrenage du vrai allait prendre du Paty après Esterhazy,
et après ceux-ci d'autres, ait arrêté net et cassé le mécanisme.
--- IV ---
Mais nous avons une autre réponse et plus décisive. Pourquoi ne
poursuit-on pas Christian Esterhazy? Il affirme sous serment devant
les juges, il affirme pubiquement dans un journal que du Paty de Clam
est bien la dame voilée, que c'est lui qui a communiqué à Esterhazy
des documents secrets. Il affirme sous serment devant le juge et publiquement dans un journal
que du Paty de Clam a participé à la confection des pièces fausses et
on ne le poursuit pas pour faux témoignage! Et du Paty de Clam restant, malgré les décisions secrètes des juges,
sous le coup de cette accusation publique, ne le traduit pas en justice
pour laver son honneur! Quoi! un officier est un accusé devant toute l'armée, devant tout le
pays, d'avoir, de concert avec Esterhazy le traître, fabriqué des faux
pour perdre un autre officier! Et personne ne s'émeut! C'est l'aveu le plus éclatant, le plus décisif de la culpabilité de du Paty
de Clam. *Oui, c'est lui qui avec Esterhazy est le faussaire!* Et quand on pense que l'homme qui s'est dégradé à ces besognes est le
principal inspirateur et directeur des poursuites contre Dreyfus, quand
on pense aussi qu'il est le conseiller intime de M. Cavaignac, les
conséquences vont loin. Et ce n'est pas tout ; de même qu'au moment des poursuites contre
Dreyfus, les bureaux de la guerre se sont servis de la Libre Parole
pour ameuter la foule en lui jetant le nom de l'officier juif et pour
rendre la condamnation inévitable, de même que dés le 29 octobre
1894, violant le secret de l'instruction, ils renseignaient la Libre
Parole pour forcer la main du ministre et mettre en branle les passions
antisémites, de même maintenant, en novembre 1897, quand il faut par
des pièces fausses perdre Picquart et maintenir au bagne Dreyfus
innocent, les bureaux de la guerre sont en communication affectueuse
avec la Libre Parole. Esterhazy et du Paty de Clam lui portent directement les faux
télégrammes adressés au colonel Picquart et, pour le perdre plus vite,
elle les publie avant qu'elle ait pu en avoir connaissance en Tunisie. En effet, la Libre Parole des 15, 16 et 17 novembre 1897 parle en
termes très clairs de ces télégrammes compromettants pour le colonel
Picquart. Or, celui-ci les a reçus à Sousse le 11 novembre.
Immédiatement, devinant l'abominable manoeuvre dirigée contre lui, il
télégraphie à son général à Tunis pour dénoncer le faux sans retard ; il
va à Tunis, et écrit au ministre, mais tout cela lui prend jusqu'au 15 ; sa
lettre n'a donc pu arriver à Paris que le vendredi 19. Or, c'est le 17, le
16 et même le 15 que la Libre Parole publiait des détails sur les
télégrammes. *Elle ne pouvait donc les tenir que des auteurs mêmes
des pièces fausses*. Voilà les monstrueuses et frauduleuses coalitions qui depuis quatre ans
font la loi à l'opinion et à la France dans l'affaire Dreyfus ; voilà les
manèges et les crimes qui prolongent le premier crime et perpétuent le
supplice d'un innocent.
--- V ---
Ainsi, jusqu'à l'évidence, un système de faux, manié par Esterhazy et
du Paty de Clam avec la complaisance et la complicité des bureaux de
la guerre, fonctionne depuis 1896. Il se marque d'abord par la prétendue lettre de M. de Schwarzkoppen
ou de M. Panizzardi en octobre ou novembre 1896, par le faux
imbécile et grossier où le nom de Dreyfus est en toutes lettres, et que
M. Cavaignac a eu l'audace ou l'inconscience de porter à la tribune de
la Chambre. Puis, le système de faux se marque en décembre 1896, par la fausse
lettre Speranza du 15 décembre destinée à perdre le colonel Picquart,
détenteur redoutable de la vérité. Enfin, après un chômage de dix mois coïncidant avec l'apparent
sommeil de l'affaire Dreyfus, les faussaires rentrent en scène le 10
novembre 1897, par les faux télégrammes Blanche et Speranza
destinés à perdre décidément le colonel Picquart au mompent où il est
appelé en témoignage dans l'enquête sur Esterhazy. L'histoire s'étonnera plus tard de cette continuité impunie dans le crime.
Elle s'étonnera que cet enchaînement d'actes criminels ait pu se
développer, que cet engrenage de crimes ait pu fonctionner dans une
société qui ose se dire humaine. Pour maintenir quand même une condamnation injuste et abominable,
toute une besogne de faussaire se déroule. *C'est le crime au service du
crime.* Et tantôt, comme pour la fausse lettre de l'attaché militaire, si inepte
pourtant, les pouvoirs publics sont dupes, ou affectent d'être dupes.
Tantôt, comme pour la fausse lettre Speranza, et les faux
télégrammes Speranza et Blanche, ils sont bien obligés eux-
mêmes de reconnaître qu'il y a faux. Mais toujours ils assurent aux faussaires la même impunité. Toujours
ils évitent de regarder jusqu'au fond de cet abîme de peur d'y trouver la
vérité, et qu'elle soit terrible. Mais tôt ou tard, que les criminels de tout ordre, traîtres, faussaires,
complices des traîtres et des faussaires, que tous, d'Esterhazy aux
généraux, et des généraux aux ministres, soient bien avertis, tôt ou tard
du fond de l'abîme la vérité monte, meurtrie, gémissante, blessée, mais
victorieuse enfin et implacable. Et comme pour épuiser toutes les variétés du faux, voici que du Paty de
Clam et Esterhazy, après avoir fabriqué de faux papiers, vont fabriquer
de fausses personnes : la " Dame voilée " est une sorte de faux vivant et
en action, où l'impudance des faussaires atteint au plus haut degré.
LES PREMIERS RESULTATS
----------------------
Dans les deux derniers articles que j'ai consacrés à l'affaire Dreyfus, la
Pièce fausse et les Faussaires, j'ai prouvé que les bureaux de la rue
Saint-Dominique avaient été depuis plusieurs années une abominable
fabrique de faux, destinés à perdre Dreyfus, innocent, et à sauver le
véritable traître, Esterhazy. Le coup de foudre de l'affaire Henry a démontré combien nos
affirmations étaient exactes : et j'ai hâte, je l'avoue, de passer à
l'examen du fameux dossier ultra secret, qui est un autre nid de pièces
fausses. Mais comme les nationalistes et les cléricaux, d'abord étourdi par l'aveu
du colonel Henry, tentent de se ressaisir, comme ils essaient d'affaiblir,
par les plus misérables sophismes, l'effet de ces terribles révélations, je
suis obligé, au risque de revenir sur certains faits déjà connus, de
résumer et de fixer les résultats acquis. Il est dés maintenant deux résultats certains, incontestables, définitifs.
C'est que le colonel Henry et le colonel du Paty de Clam, les deux
principaux organisateurs, témoins et enquêteurs du procès Dreyfus,
sont deux faussaires, deux criminels. Pour le colonel Henry, il n'y a pas seulement le faux qu'il a avoué.
Evidemment, les autres pièces dont a parlé M. Cavaignac sont fausses,
puisqu'elles se rattachent à la pièce reconnue fausse. Un des attachés militaires (M. de Schwarzkoppen ou M. Panizzardi,
peu importe) écrit à l'autre, et cette première lettre est un faux. Elle a
été fabriquée par le colonel Henry et elle n'est jamais sortie des bureaux
de la guerre où elle est née. Donc la réponse prétendue du
correspondant est également un faux. Et enfin la troisième lettre dont parle M. Cavaignac et qui donne, selon
lui, le chef des deux premières est fausse. Ainsi, ce n'est pas un faux qui est à la charge du colonel Henry, mais au
moins trois faux ; je dis au moins, car il semble résulter du langage
de M. Cavaignac qu'il peut y en avoir d'autres. Il dit en effet que la pièce citée par lui, celle où est nommé Dreyfus et
qui a été fabriquée par Henry, " s'encadre dans une longue
correspondance " des attachés militaires. Et c'était même là pour lui un
signe d'authenticité morale. Or, ou M. Cavaignac parle le langage le plus inexact, ou en disant que
cette pièce est " encadrée " dans une longue correspondance il veut dire
qu'elle est suivie et précédée d'autres lettres ayant avec elle quelque
rapport. Or, les deux autres pièces fausses sont postérieures. Il doit
donc y avoir d'autres lettres des attachés, qui précèdent la pièce fausse. Ces lettres, M. Cavaignac ne les a pas citées : il serait bon qu'on nous
en communiquât le texte, car si elles se rattachent par un lien
quelconque à la pièce fausse, si elles sont destinées à la préparer et à
l'annoncer comme les lettres postérieures sont destinées à la confirmer,
celles-là aussi sont fausses. Mais, quoi qu'il en soit, il est certain qu'au moins trois faux ont été
commis par le colonel Henry contre Dreyfus.
--- II ---
Et admirez, je vous prie, comment, sous prétexte de patriotisme, les
hautes coteries militaires et les ministres à leur suite travaillent à
l'abêtissement de la France. Cette pièce d'Henry, il y a des mois que la fausseté misérable en était
dénoncée par tous les hommes qui réfléchissent. Or, non seulement M. Cavaignac en a gravement affirmé à la Chambre
l'authenticité, mais il a dit que, par prudence patriotique, il ne pouvait
la lire tout entière. " Ici, dit-il, un passage que je ne puis pas lire. " De même il a déclaré que la troisième lettre, qui est également un faux,
était si grave, si précise, qu'il n'en pouvait lire un seul mot. Et toutes ces précautions de prudence internationale, tous ces mystères
de patriotisme, à propos de quoi? A propos de pièces ridiculeusement
fausses. Voilà à quelle sottise descendent les militaristes. M. Cavaignac se
piquait de n'avoir pas les timidités du ministère Méline. Il voulait faire
la lumière ; il apportait à la Chambre des pièces décisives ; il lui
montrait le chef-d'oeuvre imbécile du faussaire Henry, mais au moment
d'écarter le voile qui couvrait la statue, sa main de patriote, si ferme
pourtant, tremblait un peu. Pour ne pas offusquer et blesser l'étranger, il laissait sur un coin de la
statue un lambeau du voile ; il cachait au monde, de peur de le
bouleverser, quelques mots de la pièce fausse. Pauvre dupe orgueilleuse et niaise! Pendant que le faussaire Henry, sous la lampe fidèle et familière du
lampiste Gribelin, fabriquait la pièce fausse, il ne se doutait guère de la
fortune diverse qui attendait les quelques mots imbéciles péniblement
décalqués et assemblés par lui. Les uns devaient éclater à la tribune, dans la lumière et le
retentissement de la foudre, pour accabler Dreyfus ; les autres, moins
heureux, devaient rester dans l'ombre, par égard pour la paix du monde
qu'ils auraient bouleversée. O comédie! Et qu'on retienne bien ceci. Si Henry n'avait pas avoué, et si, démêlant
aux indices les plus sûrs, la fausseté misérable de cette pièce, nous en
demandions le texte, exact et complet, le patriotes de l'Etat-Major nous
répondraient avec indignation : " Traîtres, vous voulez donc livrer à
l'étranger les secrets de la Patrie! " C'est ainsi que maintenant, quand nous réclamons la révision au grand
jour, quand nous demandons la production des rapports de police
allemands qui, bien après la condamnation de Dreyfus, sont venus, sur
commande, porter à l'Etat-Major, les preuves dont il avait besoin, les
faussaires, charlatans de patriotisme, nous disent que nous voulons
livrer les secrets de notre service d'espionnage. Combien de temps encore sera-t-il permis à ces criminels de cacher
leur crime et leur imbécillité sous le voile de la patrie? Combien de temps aussi, après la cruelle leçon que M. Cavaignac a
reçue, les ministres continueront-ils à examiner le dossier Dreyfus avec
les seules indications, avec les seules lumières des bureaux de la guerre
? C'est un hasard, c'est la particulière maladresse du colonel Henry qui a
amené la découverte du faux. Il paraît qu'il n'avait pas bien ajusté les morceaux de papier sur lesquels
il écrivait, et cela se voyait à la lampe. Si donc il avait été plus adroit,
les bureaux de la guerre n'auraient pas aperçu le faux de la pièce,
quoiqu'elle portât en effet, pour tout homme de bon sens, par son style,
son contenu et sa date, la triple marque du faux.
--- III ---
Et pourtant, ce sont ces hommes ou déplorablement aveugles ou
passionnément animés contre le vrai qui, après avoir trompé M.
Cavaiganc, le Parlement et la France, restent, pour l'étude du dossier
Dreyfus, les guides du général Zurlinden. C'est avec les annotations qu'ils ont suggérées au général Zurlinden que
M. Sarrien, garde des sceaux, étudie en ce moment le dossier. Et pendant ce temps, il y a un homme que tous les ministres, M.
Sarrien comme M. Zurlinden, M. Zurlinden comme M. Cavaignac,
négligent de consulter, c'est le colonel Picquart. Celui-ci, ancien chef du service des renseignements, a dit dès le
premier jour devant la cour d'assises, que la pièce citée par le général
de Pellieux était un faux. Il a offert à M. Cavaignac et à M. Brisson de
leur en donner la preuve. Et l'évènement lui a donné raison. Il leur a offert aussi de démontrer que le dossier ne contenait aucune
pièce s'appliquant à Dreyfus. Et il y a des ministres qui ont l'audace
d'étudier le dossier et de se prononcer sans écouter les explications qui
leur sont offertes. C'est une gageure contre le bon sens. Nous demandons, tous les bons citoyens doivent demander, que les
ministres, et particulièrement M. Sarrien, appellent le colonel Picquart
et lui demandent ce qu'il a à dire. Ils décideront ensuite, s'ils ont l'audace de substituer leur pensée
personnelle à la justice régulière, procédant au grand jour. Mais qu'ils aient la prétention d'étudier et de juger le dossier Dreyfus
en *n'écoutant que l'Etat-Major complice des faussaires* et en
écartant le témoignage de l'homme dont les évènements ont démontré
la clairvoyance, voilà qui est un scandale. Aussi bien, que les ministres prennent garde. Pour avoir écarté la
lumière qu'on lui offrait, M. Cavaignac est tombé d'une chute lourde ;
s'ils prennent au sérieux, faute d'avoir entendu un témoin avisé et
pénétrant qui leur offre la vérité, le dossier ultra secret, aussi faux, aussi
misérable que les pièces fabriquées par Henry, ils tomberont d'une
chute plus lamentable encore. Car ils seront impardonnables de n'avoir
pas profité de la cruelle expérience du sot Cavaignac. En tout cas, aucune lâcheté ministérielle, aucune habileté
gouvernementale ne prévaudrait contre ce grand fait : c'est que le
colonel Henry, directeur du service des renseignements, avait introduit
au dossier Dreyfus au moins trois pièces fausses.
--- IV ---
M. Zurlinden peut capituler devant les bureaux de la guerre. M. Sarrien
peut louvoyer. M. Lockroy, pour flatter quelques grands réactionnaires
de la rue Royale, peut se livrer à une besogne équivoque dont il sera
châtié. M. Félix Faure, pour échapper aux menaces et aux chantages de
la Libre Parole et chasser des splendides salons de l'Elysée le
revenant aux chaînes traînantes, peut essayer de maintenir au bagne un
innocent. Tous ces calculs de mensonge et de honte pourront retarder
de quelques jours la révision nécessaire. Ils n'endormiront pas
l'inquiétude de la conscience publique. Il n'y a plus en France un seul homme sensé, un seul honnête homme
qui ne se dise : *Puisque l'Etat-Major a été obligé de fabriquer contre
Dreyfus, après coup, des pièces fausses, c'est que contre lui il n'y avait
pas de charge vraie* : quand on en est réduit à fabriquer de la fausse
monnaie, c'est qu'on n'en a pas de bonne. Et puisque les bureaux de la guerre ont été assez criminels pour faire
des faux contre Dreyfus après le procès, quand sa réhabilitation était
demandée, comment ne pas soupçonner qu'ils ont recouru contre lui,
pendant le procès même, aux plus criminelles manoeuvres? Oui, les combinaisons et les terreurs de M. Félix Faure n'empêcheront
pas la révolte de la conscience publique. Et qu'il prenne garde. Nous ne sommes pas de ceux qui avons remué
contre lui de déplorables souvenirs de famille. Nous ne sommes pas de
ceux qui menacent de l'éclabousser par de honteuses histoires. C'est
seulement dans la vie publique des hommes que nous cherchons contre
eux les moyens de combat. Mais si la France, par respect pour elle-même, oublie certaines
aventures de l'entourage présidentiel, elle a le droit d'exiger que le
président les oublie lui-même. Elle a le droit d'exiger qu'il s'affranchisse de toute crainte comme elle
l'a affranchi elle-même de toute solidarité. Elle est prête, si des maîtres chanteurs veulent exhumer contre lui
quelques cadavres, à enfouir dans la même fosse et ces tristes histoires
et ceux qui les remuent. Mais elle veut qu'il ne soit pas lié par la peur à des choses passées dont
elle-même l'a libéré par son choix. Quelque jugement que les partis portent sur lui, elle a voulu mettre à
l'Elysée un homme libre, qui pût suivres aux heures de crise les grand
mouvements de la conscience nationale. Elle n'a pas prétendu se donner pour chef un prisonnier, captif de je ne
sais quel passé fâcheux, et dont les réactions de sacristie tiendraient
sournoisement la chaîne. Avec lui, s'il le veut, mais san lui et au besoin contre lui, la France, qui
veut se débarrasser devant le monde des faussaires et des criminels qui
la déshonorent, fera la révision du procès Dreyfus. Qu'il prenne garde,
encore une fois, de se solidariser avec Henry et du Paty.
--- V ---
La pleine clarté est d'autant plus nécessaire que le crime d'Henry n'est
pas un crime personnel, isolé. Il engage la responsabilité du haut
commandement, car c'est seulement par la complicité des grands chefs
qu'il a été possible. Jamais le colonel Henry n'aurait pu introduire cette série de lettres
fausses dans les bureaux de la guerre et les glisser au dossier Dreyfus
sans la complaisance des généraux. Quoi! le général Gonse, le général de Boisdeffre voient arriver presque
tous les jours au ministère la correspondance de M. Panizzardi et de M.
de Schwarzkoppen : les lettres saisies foment une chaîne continue! Il
n'y manque pas un anneau! Et cette correspondance liée que nos
agents captent tout entière, porte sur les sujets les plus graves, les plus
délicats! Elle vient à point pour fournir des armes contre le colonel
Picquart, contre Dreyfus, contre la vérité! Et les généraux n'ont aucun doute! Ils ne posent au colonel Henry
aucune question! Ils ne lui demandent pas comment, par quel miracle
d'espionnage, il peut se procurer ainsi, au moment opportun, toute la
correspondance des attachés étrangers, les lettres, les réponses, les
répliques aux réponses! Non, pas une question, pas une curiosité ; ils laissent les papiers faux
entrer d'une aile silencieuse dans les bureaux de la rue Saint-
Dominique, et se blottir doucement au tiède abri des dossiers! Ou c'est une imbécillité surhumaine ou c'est une complicité. Evidemment, le général Gonse, le général de Boisdeffre, s'étaient dit : "
Henry est un gaillard qui nous sert bien ; ne le gênons pas en regardant
de trop près : si nous examinons les papiers, ou bien nous les écarterons
comme faux et nous serons désarmés, ou bien nous les accepteront
malgré leur carctère frauduleux, et nous assumerons une responsabilité
directe, nous serons immédiatement les complices du faussaire. Nous
laisserons traîner notre manteau dans cette besogne salissante. Mieux
vaut nous enfermer dans la hautaine décence des complaisance
aveugles, et puisque le brave Henry prend sur lui l'ignominie du faux,
profitons-en les yeux fermés. Ainsi nous aurons le bénéfice du crime
sans en avoir la trop visible et trop certaine souillure. " Nos généraux n'ont pas prostitué eux-mêmes la probité des bureaux :
mais ils ont souffert que, sous leur paternelle surveillance,
volontairement en défaut, elle fût forcée par un subalterne grossier et
hardi. Notre haut Etat-Major a été le Monsieur Cardinal du faux. Et il n'a pas eu seulement, au profit du faussaire, de majestueuses
ignorances et des aveuglements prémédités. Il a eu aussi de discrètes
incitations et de savantes agaceries paternelles.
--- VI ---
Ecoutez ce bref dialogue, à la cour d'assises, au procès Zola (Tome II,
page 173) : Maître Labori demande au colonel Picquart :
#- Est-ce que, lorsqu'il est entré en fonctions, M. le général de
Boisdeffre ne lui a pas dit : " Occuppez-vous de l'affaire Dreyfus : il
n'y a pas grand chose dans le dossier. " M. LE COLONEL PICQUART. - Je n'ai pas à répondre à cette
question ; elle se rapporte à des conversations que j'ai pu avoir avec le
chef d'Etat-Major.#
C'est clair, comme dit l'autre. L'Etat-Major savait que la révision
pouvait être demandée ; il savait que la condamnation de Dreyfus,
enlevée par la surprise, la fraude et la violence, ne pouvait être
justifiée, et dés le commencement de 1896, il cherchait à corser le
dossier Dreyfus. Le colonel Picquart ne comprit pas cette suggestion délicate. Le colonel Henry, lui, a compris. Et c'est pourquoi il a fabriqué des
faux. Et c'est pourquoi il s'est coupé la gorge. Est-ce à dire, comme le prétendent maintenant les glorificateurs du
faux et du faussaire, que c'était une sorte de brute héroïque se jetant au
crime pour sauver ses chefs comme un bon gros chien se jette à l'eau
pour sauver son maître? Il se peut qu'il y ait eu en lui une sorte de dévouement grossier,
savamment exploité par l'habileté perverse des généraux. Mais il y
avait aussi, certainement, de bas et tristes calculs. Il savait que par ce faux, par ce crime, il hâtait son avancement. Et sans
doute, cette obsession de l'avancement rapide l'a conduit au crime deux
fois. Qu'on se rappelle d'abord qu'au moment du procès Dreyfus, le colonel
Sandherr, chef du service des renseignements, était déjà atteint de
paralysie cérébrale : l'ouverture de sa succession était proche. Et à ce moment Henry et du Paty se sont dit que s'ils menaient à bien le
splendide procès Dreyfus, s'ils faisaient, par n'importe quel moyen,
condamner le juif, s'ils devenaient ainsi les favoris de la Libre
Parole, de l'Intransigeant et des sacristies, ils surgissaient d'emblée
comme des personnages de premier ordre, l'avenir était à eux. A eux la
faveur de la réaction et la succession prochaine du colonel Sandherr ; à
eux la marche triomphale vers les hauts grades. Grande déception quand le colonel Picquart est nommé, quand il se met
lui-même à l'étude des documents et des dossiers, quand il découvre
l'innocence de Dreyfus. Quoi! le crime que du Paty et Henry avaient
machiné pour leur avancement allait donc se tourner contre eux! Du coup, ils vouèrent au colonel Picquart une haine implacable, et
comme ils avaient été capables de tout contre Dreyfus pour se
hausser, ils furent capables de tout contre Picquart pour se sauver et,
s'il était possible encore, pour se pousser. Aussi, le colonel Henry, en octobre 1896, n'hésite pas à fabriquer les
pièces fausses. Il en espère un double avantage. D'abord, en consolidant la condamnation de Dreyfus, il écarte la
revanche de la vérité qui aurait coûté cher aux machinateurs du procès. Et ensuite, en procurant à point aux grands chefs désemparés la pièce
décisive dont ils avaient besoin, Henry se mettait bien avant dans leurs
bonnes grâces. Picquart allait partir en mission : il ne reviendrait plus, et c'est Henry
qui prendrait sa place dans la direction du service des renseignements. Les choses allèrent ainsi. A peine le colonel Henry eut-il mis sous les
yeux de ses chefs la pièce fausse qu'il fut nommé chef du service des
renseignements. C'était la récompense du faux, c'était la promotion
rêvée, enlevée à la pointe du crayon bleu. Non! dans le crime d'Henry, il n'y a aps eu fidélité canine et perversion
de l'héroïsme bestial. Il y a eu l'âpre calcul ambitieux du subalterne
violent et sournois, coïncidant avec le voeu visible, avec la pensée
inexprimée, *mais certaine*, des grands chefs subtils et
complaisants. Là où les sophistes du nationalisme signalent je ne sais quel noble
égarement, il n'y a eu que la rencontre et la combinaison de deux
égoïsmes, l'égoïsme épais du subalterne brutal qui veut monter et
l'égoïsme prudent et scélérat des grands chefs qui ne veulent pas
descendre. C'est dans ce calcul que le colonel Henry a trouvé la force d'accomplir
sa besogne. Peut-être, s'il n'eût fait qu'un faux, pourrait-on supposer qu'il a cédé à je
ne sais quel égarement d'une heure. Et poutant, le faux, avec ses lentes préparations, avec son exécution
minutieuse et prolongée, est le crime qui exclut le plus les soudainetés
de l'instinct. C'est le crime qui suppose le plus l'entière acceptation,
l'adhésion essentielle du criminel. Mais ce n'est pas un faux seulement, c'est une série de faux que le
colonel Henry a commis. Non, ce n'était pas je ne sais quel vertige de
sacrifice ; c'était le patient accomplissement de l'oeuvre sournoise et
fructueuse. Il n'y avait même pas péril, car il était assuré d'avance de l'approbation
muette et des encouragements très substantiels de l'Etat-Major.
--- VII ---
Je sais bien que pour le transformer en héros et mêm en saint, les
nationalistes ont imaginé que, s'il avait fabriqué une pièce fausse, c'était
pour tenir lieu devant le public des pièces authentiques que sans péril
pour la patrie on ne pouvait montrer. Et du coup, voilà le faussaire qui
commence à passer martyr. J'en conviens : malgré son parti pris, malgré l'impasse de sottise et de
honte où il s'est laissé acculer, Rochefort n'a pas osé risquer cette
glorification. Il l'a laissée à ses alliés catholiques, et en effet, il faut je
ne sais quelle pénétration ancienne et profonde de l'esprit jésuitique
pour qu'un pareille légende puisse germer. L'Etat-Major participe du privilège de l'Eglise qui étant la vérité
suprême transforme en vérités les mensonges mêmes quila doivent
servir. J'ose le dire : il n'est pas pire outrage à la France et à la conscience
française que cette glorification quasi-mystique et cette sorte
d'exaltation religieuse du faux. On comprend l'exaltation des vices et des crimes qui déchaînent les
force élémentaires de l'homme, la fureur de la volupté et du meurtre. Du moins en ces accès sauvages éclatent peut-être de nobles puissances
égarées. Mais le faux, mais le grimoire mensonger fabriqué surnoisement pour
perdre un homme, mais le patient et obscure assemblage d'écritures
fallacieuses et meutrières, agencées par l'ambition lâche pour prolonger
l'agonie d'un innocent, il était réservé au nationalisme clérical de
glorifier celà ; il était réservé au patriotisme jésuite de dresser cette
nouvelle idole, devant laquelle Drumont s'incline avec des excuses
éperdues, pour une heure d'hésitation. Il était réservé aux prétendus défenseurs de la race française, de la
conscience française, de magnifier le vice louche et bas qui répugne le
plus à la loyauté du génie français.
--- VIII ---
Mais ils n'ont même pas pour cette écoeurante apologie, le plus léger
prétexte, car il n'est pas vrai qu'Henry ait songé une minute à suppléer
les documents secrets. La preuve c'est que cette pièce fausse fabriquée
en 1896 n'a vu le jour qu'en 1898, et par hasard. Si le général de Pellieux et le général Gonse n'avaient pas commis dans
la procès Zola une erreur étourdissante sur la date du bordereau, s'ils
n'avaient pas cru nécessaire de racheter d'emblée par un coup d'éclat
cette lamentable défaite, le général de Pellieux n'aurait pas cité la pièce
fabriquée par Henry. Il n'aurait pas dit, intrépide Béarnais des pièces fausses : Allons-y! et
la pièce qu'Henry, à ce qu'on assure, n'a fabriquée que pour le public, ,
n'aurait même pas vu le jour. Aussi judet peut renoncer à ces comparaisons ingénieuses. Il nous
assure que le faux d'Henry n'est pas un faux, mais seulement une sorte
de papier représentatif comme le billet de banque. De même, nous dit-
il, que le billet de banque, quoique n'ayant par lui-même aucune valeur,
n'est pas un faux parce qu'il représente la valeur vraie de l'or accumulé
dans les caves de la Banque, de même le faux d'Henry n'est pas un faux
parce qu'il représente l'or pur des pièces authentiques soigneusement
gardées dans les coffres de l'Etat-Major. Et Drumont traduit en langage philosophique les analogies monétaires
de Judet. Le papier d'Henry n'était qu'un synthèse, qu'une figuration de
la vérité. Ah! quel juif que ce Drumont, s'il est vrai, comme il le dit, que les
juifs ont faussé le sens simple et honnête des mots, la naturelle droiture
des idées! Par malheur pour les apologistes du faussaire, la pièce fausse n'était
pas, je le répète, destinée à circuler (si toutefois, c'est une excuse à une
pièce fausse d'être destinée à la circulation). C'est pour les bureaux, c'est pour raffermir ceux des généraux qu'avait
pu ébranler Picquart, c'est surtout pour décider le général Billot à
prendre parti contre Dreyfus dans l'interpellation Castelin qu'Henry, en
octobre 1896, a machiné le faux. Chose curieuse : Le général de Pellieux lui-même, tout récemment,
dans une interview du Gaulois, a expliqué comment il avait eu
connaissance de la pièce fausse. Quand il fut chargé d'enquêter sur Esterhazy, il avait à coup sûr le plus
vif désir d'innocenter le cher commandant, le délicieux uhlan. Mais
comme il sentait lui-même, quoi qu'on en puisse dire, la connexité de
l'affaire Esterhazy et de l'affaire Dreyfus, il demanda " pour rassurer sa
conscience ", selon ses expressions, la *preuve formelle, positive de la
culpabilité de Dreyfus*. Et c'est la pièce fabriquée par Henry que les bureaux de la guerre lui
communiquèrent. Mais si les bureaux de la guerre *avaient eu contre
Dreyfus des pièces sérieuses et authentiques, ils n'auraient pas eu
besoin de communiquer confidentiellement au général de Pellieux la
pièce fausse*. C'était un ami, et on pouvait compter sur sa discrétion : on n'avait pas
besoin de ruser avec lui, et de remplacer les pièces vraies par une
pièce fausse, fût-elle synthétique ou figurative...
Mais non : Au moment où le général de Pellieux demande à ses amis
de l'Etat-Major de rassurer sa conscience, ils le trompent lui aussi :
*c'est donc qu'ils n'avaient à montrer que la pièce fausse*. C'est donc
que cette pièce fausse, bien loin d'être destinée à suppléer pour le
public d'autres pièces vraies et incommunicables, était destinée à
suppléer, dans l'intérieur des bureaux, l'absence de toute pièce vraie. C'est surtout le ministre de la guerre qu'il s'agissait de duper. Il fallait
du moins fournir à Billot, assez malin " pour faire la bête ", un prétexte
à paraître dupe. Et c'est ainsi que le faux Henry, ou mieux le système
des faux Henry, bien loin d'être je ne sais quelle déviation de l'instinct
patriotique, est la combinaison la plus froide de la scélératesse la plus
réfléchie. Et de la tentative de réhabilition ou de glorification à laquelle se sont
décidés les nationalistes, il ne reste que l'aveu de l'immortalité cynique
de tout un parti.
--- IX ---
De même que les pratiques d'Henry le faussaire, témoin de premier
ordre au procès Dreyfus, frappent ce procès même d'un soupçon
irrémédiable de fausseté, de même nous avons le droit de retenir
l'apologie effrontée du faux comme un nouvel et décisif argument
contre le huis clos. Que serait un nouveua procès à huis clos, avec des hommes auxquels
peut-être la cabale jésuitique et militariste soufflerait ses abominables
sophismes? S'il est vrai, selon Drumont, qu'il est licite et même glorieux de
fabriquer une fausse pour figurer, par synthèse, de prétendues pièces
vraies, il doit être licite et même glorieux de condamner un innocent
de race juive, si le crime qu'on lui impute à faux est la synthèse, la
figuration vraie d'autres crimes de la race qu'on n'a pu châtier. Cette sorte de substitution sacramentelle, que Drumont glorifie quand il
s'agit des documents, la logique veut qu'on les glorifie aussi quand il
s'agit des personnes. Qu'importe que cette pièce soit un faux puisqu'on assure qu'il en est de
vraies dans le même sens? Q'importe aussi que Dreyfus soit innocent, puisque la trahison qu'il n'a
pas commise est comme latente en toute sa race et que le condamner à
faux c'est encore exercer une justice supérieure? Oui, voilà les sophismes monstrueux, voilà le poison jésuitique que
peut-être la Libre Parole a inoculé à la conscience militaire ; et livrer
un homme, à huis clos, à des hommes qu'a pu effleurer ou même
entamer cette morale abominable, ce serait mettre l'innocent sous le
couteau sacré du nationalisme clérical. Il ne peut y avoir qu'un remède à ce poison, qu'une précaution contre
cette perversion de la conscience, c'est la publicité du débat. Ainsi ce qui est resté honnête et sain dans la conscience française
pourra réagir contre les aberrations jésuitico-militaires du sens moral. Et si le crime d'Henry a eu pour résultat d'ébranler jusqu'à sa base le
procès Dreyfus, les apologies qui l'ont suivi ont eu pour effet d'éclairer
jusqu'au fond la conscience antisémite qui, d'emblée, s'est harmonisée
avec la conscience des faussaires. Non, ces quelques jours n'ont pas été perdus pour la vérité, et pour le
redressement de l'opinion. Et les constatations décisives contre Henry
n'ont pas été continuées par les constatations décisives contre du Paty
de Clam.
DU PATY DE CLAM
---------------
--- I ---
Après le faussaire Henry, le faussaire du Paty de Clam. Celui-ci est momentanément couvert par les arrêts complaisants de
justice, mais la mesure disciplinaire dont M. Zurlinden lui-même le
frappe atteste la vérité des accusations portées contre lui. De l'information du juge Bertulus il résultait avec évidence que M. du
Paty de Clam avait aidé le traître Esterhazy et sa maîtresse, Mme Pays,
à fabriquer, en novembre 1897, les faux télégrammes Blanche et
Speranza, destinés à perdre le colonel Picquart, témoin à charge
contre le traître Esterhazy. Il en résultait aussi avec certitude que pendant toute la durée de
l'enquête et du procès Esterhazy, M. du Paty de Clam avait eu avec
celui-ci des relations constantes : c'est lui qui, sous les fantastiques
espèces de la Dame voilée, avait communiqué à Esterhazy une pièce
secréte du ministère de la guerre. Et pour rehausser encore l'honneur de
l'armée, c'est dans des " vespasiennes "que se rencontraient le délégué
d'Esterhazy et le délégué de l'Etat-Major. Ainsi, voilà où nous en étions. Voilà où en étais la France. Il y a un
traître, Esterhazy, auteur véritable du bordereau, et pendant qu'on le
juge, les officiers de l'Etat-Major conspirent avec lui pour le sauver. Ils
savent que la culpabilité d'Esterhazy c'est l'innocence de Dreyfus, et,
pour maintenir au bagne Dreyfus innocent, ils collaborent à la défense
du traître Esterhazy. En tout cas, même s'ils avaient douté de la culpabilité d'Esterhazy,
celui-ci était accusé de trahison ; il allait être jugé devant un Conseil de
guerre ; et des officiers, chargés du service des renseignements,
sassociaient à lui pour fabriquer des faux ; ils lui ouvraient les dossiers
secrets du ministère ; ils l'aidaient à déshonorer par des manoeuvres
frauduleuses les témoins à charge et à tromper les juges. Et on nous dit qu'en balayant toute cette honte nous compromettons la
France! Je sais bien que la chambre des mises en accusation n'a pas donné suite
à l'information du juge Bertulus, si documentée pourtant et si écrasante.
Mais d'abord les juges savaient que le ministère venait d'arrêter le
colonel Picquart, coupable d'avoir offert à M. Cavaignac la preuve
qu'un faux est un faux. Les juges n'ont pas voulu se dresser contre le
gouvernement. Puis, la chambre des mises en accusation n'a pas osé faire connaître
l'ordonnance Bertulus et ses propres arrêts. Elle a craint qu'il y eût un
contraste trop violent entre la force des preuves recueillies par le juge
contre Esterhazy et du Paty de Clam et la faiblesse des considérants
qu'elle y oppsait. Elle a, autant qu'il dépendait d'elle, besogné dans
l'ombre, et il a fallu attendre la procédure de cassation pour avoir
connaissance de ces documents judiciaires. Enfin quand la Cour de cassation a eu à se prononcer, elle a été d'une
sévérité terrible pour la chambre des mises en accusation. Celle-ci avait rendu deux arrêts. Par l'un, elle prononçait le non-lieu au
profit d'Esterhazy et de Mme Pays. Par l'autre, elle déclarait que le juge
civil n'était pas compétent pour juger du Paty de Clam et que celui-ci
devait être confié à ses bons amis de la justice militaire. Sur le premier arrêt, arrêt de non-lieu, il n'y avait pas de pourvoi
possible et la Cour de cassation n'a pu se prononcer à fond. Mais elle a
déclaré que l'arrêt par lequel la chambre des mises en accusation avait
dessaisi le juge civil de la complicité de du Paty était absurde et
inexplicable, qu'il constituait même une violation scandaleuse de la loi
par défaut d'application. Et flétrissant ainsi celui des deux arrêts qui lui était soumis, la Cour de
cassation flétrissait l'autre, émané de la même complaisance servile, de
la même bassesse judiciaire. Les conclusions premières du juge Bertulus contre du Paty et
Esterhazy subsistent donc en leur entier. Et la mise à pied de du Paty,
prononcée il y a trois jours par M. Zurlinden, les confirme. C'est, nous dit le communiqué ministériel, à cause de ses agissements
pendant l'affaire Esterhazy que du Paty a été frappé. Or, la besogne de
du Paty pendant l'enquête Esterhazy a été double : il a pratiqué des faux
de complicité avec le traître et il lui a ouvert les dossierssecrets du
ministère de la guerre. M. Zurlinden, en frappant du Paty sous la rubrique de l'affaire
Esterhazy, *confirme donc cette double accusation*.
--- II ---
Et si nous ne retenons un moment que la communication des pièces
secrètes, nous avons le droit de demander : comment M ; du Paty n'est-
il pas traduit en justice? Le colonel Picquart est en prison depuis soixante jours : il va passer le
21 devant les juges correctionnels, il est menacé des peines qui
frappent l'espionnage. Pourquoi? Parce qu'il a communiqué à l'avocat
Leblois, son ami, quelques lettres du général Gonse, où celui-ci lui
recommandait la prudence dans l'affaire Dreyfus, tout en l'autorisant à
continuer ses recherches. Il n'y a rien là qui touche à la défense
nationale. Et quand du Paty de Clam est convaincu, par ses chefs eux-mêmes,
d'avoir communiqué des pièces d'un dossier secret d'espionnage à un
officier accusé de trahison, il n'est pas traduit devant les juges. Jamais le dérèglement d'esprit et de conscience de toute une société,
jamais l'affolement " des institutions fondamentales ", livrées à la
violence et à la sottise du militarisme ne furent aussi naïvement étalés. Mais peu importe! Chaque jour sous le mensonge la vérité perce, et il
faudra bien qu'au prochain procès Zola la lumière soit faite entière sur
le cas de du Paty. Les " agissements " de du Paty rentrent tout à fait
dans le cadre du procès, car Zola, ayant accusé le Conseil de guerre
d'avoir acquitté par ordre Esterhazy, doit être admis à faire la preuve
que derrière Esterhazy il y avait du Paty, délégué de l'Etat-Major et de
la haute armée. Donc tous les témoignages sur les relations d'Esterhazy et de du Paty
devront être entendus. Je crois qu'on peut se promettre d'avance une
audience intéressante. Il faudra bien aussi que le rapport du général Zurlinden sur " les
agissements de du Paty pendant l'affaire Esterhazy " soit communiqué
à la défense et au jury.
--- III ---
Mais dés maintenant la preuve est faite. Dés maintenant il est sûr que,
comme Henry, du Paty de Clam a été un faussaire. Dés maintenant il
est sûr que c'est lui qui passait au traître Esterhazy des pièces secrètes
et qui imaginait, pour couvrir ces relations coupables, le roman inepte
de la Dame voilée. Ah! cette histoire de la Dame voilée! Il y faut revenir non plus pour
faire la lumière qui est complète maintenant, mais pour montrer à notre
pays, pour montrer au peuple de France par quelles inventions niaises
on s'est joué de lui. Quelle comédie plate que ce procès d'Esterhazy devant le Conseil de
guerre! Il fallait bien que le traître se sentît soutenu par tous les grands chefs de
et par les basses cohortes césariennes et cléricales pour oser à ce point
mystifier les juges et la nation. Rappelez-vous que la prétendue Dame voilée c'était du Paty de Clam et
savourez , je vous prie, le récit d'Esterhazy devant le Conseil de guerre
:
#- J'étais à la campagne, lorsque je reçus, à la date du 20 octobre, une
lettre anonyme, ou plutôt signée Speranza, m'annonçant les
manoeuvres dont j'allais être victime et l'intervention dans cette affaire
du lieutenant-colonel Picquart... Je m'adressai immédiatement à M. le
ministre de la guerre auquel j'écrivis qu'il était le gardien de l'honneur
de tous ses officiers, et je le priai de m'entendre pour lui faire part d'une
communication très grave. Le ministre me fit recevoir par le général Billot qui me dit de faire un
récit détaillé de toute l'affaire. Je fis le récit demandé, mais je n'eus pas
de réponse. Deux jours avant, je reçus un télégramme me donnant rendez-vous
derrière le pont Alexandre III, sur le carré des Invalides. Je m'y rendis
et trouvai là cette dame dont on a tant parlé, que je ne connais pas,
couverte d'une voilette épaisse. Je n'ai pas pu voir sa figure et j'ai pris,
sur sa demande, l'engagement de ne pas chercher à la reconnaître. Cette dame me prévint de la machination tramée contre moi... LE GENERAL DE LUXER. - Vous n'avez pas cherché à trouver le
nom de cette dame, ni à savoir à quelle source elle avait puisé ses
renseignements? R. - Au cours de l'enquête du général de Pellieux, j'ai reçu un avis
fixant le jour où je devais la revoir, mais je n'ai pas pu la revoir parce
que j'étais entouré d'une collection de d'immondes gredins qui
m'enveloppaient et me suivaient botte à botte. J'ai prévenu le général de
Pellieux que je ne pouvais pas m'en débarrasser, et, en effet, je n'ai pas
été lâché d'une semelle. D. - Cependant cette bande vous a lâché, puisque vous avez eu des
rendez-vous avec la dame? R. - Au moment du rendez-vous du pont, je n'étais pas suivi encore. D. - Mais vous avez eu plusieurs rendez-vous. A combien de jours
d'intervalle? R. - Le premier, le 20 octobre ; le second, quatre jours après ; deux
autres ont précédé de très peu la déclaration du général Billot à la
Chambre... D. - A la suite de laquelle vous avez été suivi, dites-vous. Il est bien
singulier que vous ayez eu ainsi quatre rendez-vous de la personne
mystérieuse et que vous n'ayez pas pu chercher à savoir d'où venaient
les renseignements qu'elle vous donnait. R. - Les renseignements étaient exacts, j'en avais la preuve. D. - Vous n'avez pas cherché à savoir quel intérêt elle avait à vous
dévoiler les agissements de vos ennemis? R. - Elle semblait poussée par un besoin impérieux de défendre un
malheureux contre des imputations fausses. D. - Pourquoi ne pas reproduire ces allégations au grand jour?
Pourquoi se cacher quand on a quelque chose à dire dans l'intérêt de la
vérité? R. - Je ne chercherai pas même aujourd'hui à savoir où elle a puisé ses
renseignements, car j'ai juré de ne pas m'en occuper. Dans la seconde
entrevue que j'eus avec cette dame, elle me remit une enveloppe disant
qu'elle contenait la preuve de la culpabilité de Dreyfus et de mon
innocence ; elle ajouta que " si le torchon brûlait, il n'y avait qu'à faire
publier la pièce dans les journaux ". D. - Qu'avez-vous fait de cette pièce? R. - Je l'ai remise au ministre de la guerre. Je prévins le ministre, le
président de la République. Je fus appelé chez le gouverneur militaire
qui me demanda des détails. J'ai remis la pièce sans savoir ce qu'elle
contenait. C'était le 14 novembre. Le 15, M. Mathieu Dreyfus publiait,
dans le Matin, sa lettre de dénonciation. Le 13, à midi, je prévins le
ministre de la guerre que j'avais l'honneur de demander une enquête. D. - En ce qui concerne l'histoire de la Dame voilée, la police a
recherché les cochers qui l'auraient conduite dans les rendez-vous. Les
résultats ont été nuls. R. - *Tout ce que j'ai dit est aussi vrai que je suis innocent*.#
Ce dernier trait est admirable. Que dirait Esterhazy, si nous le prenions
au mot?
--- IV ---
Mais vit-on jamais mystification pareille et vaudeville aussi grossier? Et quelle humiliation pour les juges d'être obligés d'accepter ou de
paraître accepter une fable aussi absurde! On devine bien, dans les paroles du président, le général de Luxer, une
sourde révolte de bon sens et de conscience. Il sent bien qu'on se joue
de lui, mais il n'ose pousser à fond. Il sait qu'Esterhazy est intangible. Pourtant, les juges du Conseil de guerre, s'ils n'avaient pas consenti à
être dupes de cette comédie, avaient un moyen bien simple de savoir la
vérité. Une pièce secrète du ministère de la guerre avait été remise à
Esterhazy. Ils n'avaient qu'à demander : " Comment cette pièce a-t-elle
pu sortir des tiroirs du ministère? Comment une photographie a-t-elle
pu en être livrée à Esterhazy? " Les officiers qui gardaient les dossiers n'étaient pas bien nombreux :
l'enquête aurait abouti bien vite. La preuve c'est qu'en quelques jours le
général Zurlinden a su que la Dame voilée c'était du Paty de Clam. Mais si on avait fait sérieusement cette enquête, on aurait constaté
publiquement la complicité de l'Etat-Major avec le traître Esterhazy. Et les hommes de bon sens se seraient dit : Puisque du Paty de Clam,
qui a été l'officier de police judiciaire dasn l'affaire Dreyfus, qui a
conduit et machiné tout le procès, est obligé maintenant de recourir aux
manoeuvres les plus suspectes pour sauver Esterhazy, accusé d'avoir
commis la trahison imputée à Dreyfus, c'est qu'il n'y a pas contre
Dreyfus de charges sérieuses. Ils se seraient dit aussi : Puisque du Paty de Clam est un charlatan et un
misérable, combinant, avec le louche Esterhazy, des romans ineptes et
livrant des dossier secrets à un homme accusé de haute trahison, quelle
autorité morale garde le procès Dreyfus que du Paty a mené? Oui, dés lors, dés le mois de janvier 1898, les honnêtes gens auraient
dit ce qu'ils sont bien obligés de dire aujourd'hui. Et c'est pourquoi, ni le général de Luxer, ni les juges du Conseil de
guerre n'osaient chercher à fond ce qui se cachait sous la fable insolente
de la Dame voilée, et au nom de l'honneur de l'armée ils ont dû subir,
en réprimant un haut-le-coeur, l'écoeurante mystification dont les
honorait Esterhazy.
--- V ---
Il est vrai que celui-ci n'épargnait pas non plus son enquêteur, le
général de Pellieux. Il lui avait raconté que la Dame voilée lui avait
donné un soir rendez-vous dans une rue voisine du Sacré-Coeur. Le
général de Pellieux lui dit : " Apportez-moi cette lettre. "
Naturellement, comme Esterhazy n'avait jamais reçu cette lettre, il dut,
une fois rentré chez lui, la fabriquer. Mais il ne se rappela plus le nom de la rue voisine du Sacré-Coeur et il
envoya sa concierge pour le vérifier. C'est elle qui en a témoigné
devant le juge. Quand la concierge fut de retour, Esterhazy put achever la lettre de la
Dame voilée, et le lendemain le général de Pellieux, comme un vieux
maître somnolent qu'un écolier frippon coifferait du bonnet d'âne,
recevait le document " authentique ". Et la verve bouffonne du traître s'attaquait au ministre lui-même : après
avoir rapporté solennellement au ministère la pièce secrète que lui avait
livrée du Paty, Esterhazy obtenait du ministre un reçu où la légende de
la Dame voiléeest officiellement inscrite. Et il portait ce reçu aux
journaux! C'était le plus beau trophée de l'audace du traître sur la plate rouerie de
Billot. Je ne connais pas de document plus monstrueusement bouffon
que le reçu donné gravement par un ministre de la guerre à un traître
qui rapporte un document volé au ministère. En voici le texte qui
passera à l'histoire :
#Commandant, Le ministre de la guerre vous accuse réception du document que vous
lui avez fait remettre à la date du 14 novembre, document qui vous a
été donné, avez-vous dit, par un efemme inconnue, et qui serait,
ajoutez-vous, la photographie d'un document appartenant au ministère
de la guerre.#
Ainsi, on ne vérifie pas tout de suite si c'est bien en effet la
photographie d'un document du ministère, car il aurait fallu arrêter
immédiatement Esterhazy comme receleur. On se borne à enregistrer
les affirmations du traître et à lui accuser réception du document. Le
général Billot peut-il relire aujourd'hui toute cette histoire sans une
rougeur de honte?
--- VI ---
Mais pourquoi du Paty avait-il communiqué à Esterhazy, quelques
jours avant le procès de celui-ci, une pièce secrète? On sait aujourd'hui
que c'est la fameuse pièce : " Ce canaille de D... " qui avait été
illégalement communiquée par le général Mercier aux juges de
Dreyfus, à l'insu de celui-ci. Le rapport Ravary nous apprend que c'est cette pièce qui fut
communiquée à Esterhazy. Pourquoi? dans quel intérêt? Comme je l'ai fait observer dans ma déposition à la cour d'assises, au
procès Zola, cette pièce ne pouvait pas aider Esterhazy dans sa défense.
Il était accusé d'avoir écrit le bordereau. La possession de la pièce : "
Ce canaille de D... " ne l'aidait pas à démontrer qu'il n'était pas l'auteur
du bordereau. Et je disais : " L'Etat-Major, en lui passant ce document,
a voulu dire à Esterhazy : Nous sommes avec vous : ne perdez pas
courage, n'avouez pas. " L'explication était vraie dans l'ensemble, puisque nous savons
maintenant que du Paty avait des relations constantes avec Esterhazy. Mais elle n'était pas assez précise. En effet, si du Paty de Clam avait
voulu seulement assurer Esterhazy du concours de l'Etat-Major, il
n'avait pas besoin de lui mettre en main une pièce du dossier qui ne
pouvait pas servir directement à sa défense. Non, par cette manoeuvre, l'Etat-Major a voulu autre chose. Il a voulu
faire peur au général Billot. Il a voulu lui signifier qu'Esterhazy avait
en main la pièce dont le général Mercier avait fait un usage illégal et
criminel. Cela disait à Billot : Ne touchez pas à Esterhazy, car il est armé d'un
secret redoutable ; il peut provoquer un grand scandale qui atteindra un
ancien ministre et ébranlera toute la haute armée. C'est pour cela qu'Esterhazy a reçu de du Paty cette pièce
compromettante et qu'il l'a remise au ministre. C'est un chantage
exercé par l'Etat-Major sur le général Billot et celui-ci peut être fier de
la façon dont les bureaux de la guerre l'ont traité. En octobre 1896, ils fabriquent un faux pour le lancer contre Dreyfus
dans l'interpellation Castelin ; et en novembre 1897, ils lui ont fait peur
du scandale pour qu'il fasse acquitter Esterhazy. C'est entre le faux et le chantage , comme entre les deux branches
d'un étau, que le général Billot a été pressé et façonné par l'Etat-Major.
--- VII ---
Aussi bien le général Billot croyait-il peut-être de son intérêt d'être
trompé. Mais maintenant que les faux d'Henry sont découverts, maintenant que
ceux de du Paty sont démontrés, maintenant qu'il est reconnu de tous
que la fable de la Dame voilée a été concertée par du Paty et Esterhazy
pour duper le ministre et égarer les juges, il faut quelque audace aux
nationalistes et aux cléricaux pour soutenir que le procès Dreyfus est
intact. Ils ont vraiement le génie de la disjonction : ils ne voient pas ou ils
n'avouent pas les connexités les plus évidentes. Dreyfus est condamné sur le bordereau ; plus tard, quand il est établi
que le bordereau est d'Esterhazy, nos bons nationalistes disent : " C'est
possible, mais cela n'a aucun rapport avec l'affaire Dreyfus. " Puis, il est établi que le colonel Henry, qui fut contre Dreyfus le
principal témoin à charge, est un faussaire et un scélérat. Ils disent : "
C'est possible ; mais c'est l'affaire Henry ; cela n'a aucun rapport avec
l'affaire Dreyfus. " Et encore il est prouvé que l'enquêteur et meneur du procès Dreyfus, du
Paty, est un faussaire, une sorte de feuilletonniste niais et malfaisant ;
ils disent : " C'est possible ; mais c'est l'affaire du Paty ; cela n'a aucun
rapport avec l'affaire Dreyfus. " Ils affectent même, à chaque découverte nouvelle qui ruine le
fondement même du procès Dreyfus, de se réjouir et de triompher. A la
bonne heure, murmurent-ils : voilà le procès qui s'épure de tous ses
éléments parasites, de toutes ses dépendances suspectes ; c'est " la
liquidation " de toutes les affaires accessoires et latérales : l'affaire
centrale, dominante, va se dresser dans sa rectitude et sa force, comme
un monument dégagé des masures qui le souillaient et le masquaient. Il n'y a qu'un malheur : c'est que toutes ces affaires Henry et du Paty ne
sont pas des excroissances du procès Dreyfus, elles en sont le coeur et
le centre. Quand un homme a été condamné par l'action de deux hommes, l'un
juge d'instruction, l'autre premier témoin, et que l'indignité de ces deux
hommes est démontrée, le procès est atteint dans ses oeuvres vives. Le
procès est mort avec Henry ; il est déshonnoré avec du Paty. La tactique désespérée des nationalistes ne trompe plus personne ; et
c'est en vain qu'ils l'appliquent aux documents comme aux hommes. Ils avaient invoqué le bordereau : le bordereau croule, puisqu'il est
d'Esterhazy. Ils s'écrient : A la bonne heure ; les autres pièces ne sont
que plus fortes. Les pièces avec l'initiale D cessent de porter, car la preuve est faite
qu'elles ne peuvent s'appliquer à Dreyfus. Ils s'écrient : Très bien ; mais
la lettre des attachés où Dreyfus est nommé en toutes lettres est
irrésistible. On démontre que c'est un faux. Qu'à cela ne tienne, s'écrient-ils ; la
fausseté constatée de cette pièce ajoute encore à l'authenticité des
autres, et il y a le dossier ultra secret qui est inexpugnable ; il y a,
tremblez donc, la correspondance de Guillaume II et de Dreyfus. Au
bout de quelques jours cette correspondance croule à jamais sous le
ridicule, et ils n'osent plus en parler. Victoire, clament-ils, en avant! Il
y a les rapports des espions berlinois, et quand la preuve sera faite de
leur fausseté et de leurs inepties, ils trriompheront encore. La culpabilité de Dreyfus est pour eux comme une essence
immatérielle et immortelle qui survit à la ruine morale de tous les
témoins et au discrédit de toutes les preuves. Elle existe en soi et par soi, c'est une entité indestructible...Oui, mais le
pays se dit que lorsqu'il n'y a contre un homme que des témoins flétris
et des pièces fausses, c'est que cet homme est innocent.
--- VIII ---
Du Paty n'était pas un comparse au procès Dreyfus : c'est lui qui a mis
en mouvement les poursuites. C'est lui, d'accord avec Bertillon, qui a
imaginé que Dreyfus avait fabriqué le bordereau avec un mélange
d'écritures variées ; c'est lui qui a torturé le capitaine pour lui arracher
des semblants d'aveux que toujours il refusa. C'est lui enfin qui a machiné la scéne de la dictée où l'on retrouve toute
la fausseté d'esprit et de conscience, toute la complication niaise et
mélodramatique qui éclate dasn le roman de la Dame voilée. Le même fou qui a conspiré avec Esterhazy, dans le nocturne décor des
vespasiennes et sous le voile mystérieux de la femme inconnue, a
organisé contre Dreyfus cette épreuve judiciaire de la dictée, qui décida
de l'arrestation. Il avait imaginé de dicter à Dreyfus le bordereau pour voir s'il se
troublerait. De pareilles expériences sont toujours délicates. Essayer de surprendre sur la physionomie d'un homme les signes d'une
émotion secrète est très hasardeux. Il est toujours à craindre que
l'observateur, qui ne fait cette expérience que quand il a déjà des
soupçons, ne ramène à son idée préconçue les signes les plus
indifférents. En tout cas, cette méthode, toujours incertaine, ne vaut que ce que vaut
l'homme qui la pratique. Et quand on sait que le commandant du Paty de Clam avait une
imagination de Ponson du Terrail, quand on sait quau lieu de se
réserver tout entier pour l'observation directe de Dreyfus, il avait
disposé des miroirs sur toutes les faces du cabinet pour surprendre les
attitudes ou les mouvements que lui déroberait l'homme soupçonné,
quand on sait qu'il s'introduisait de nuit dans la chambre de prison où
dormait Dreyfus et qu'il voulait lui porter brusquement une lanterne au
visage pour saisir le soubresaut de sa pensée, on se demande si cette
enquêteur de mélodrame devenu un inquisiteur de tragédie avait le
sang-froid et la mesure nécessaires pour interpréter exactement les jeux
de la physionomie, les mouvements involontaires du pied ou de la
main.
--- IX ---
Mais regardons de près ce que dit à cet égard l'acte d'accusation :
#Alors que le capitaine Dreyfus, s'il était innocent, ne pouvait pas se
douter de l'accusation formulée contre lui, M. le commandant du Paty
de Clam le soumit à l'épreuve suivante : il lui fit écrire une lettre dans
laquelle étaient énumérés les documents figurant dans la lettre-missive
incriminée. Dès que le capitaine Dreyfus s'aperçut de l'objet de cette
lettre, son écriture, jusque-là régulière, normale, devint irrégulière et il
trembla d'une façon manifeste pour les assistants. Interpellé sur les motifs de son trouble, il déclara qu'il avait froid aux
doigts. Or, la température était bonne dans les bureaux du ministère, où
le capitaine Dreyfus était arrivé depuis un quart d'heure, et les quatre
premières lignes écrites ne présentent aucune trace de l'influence de ce
froid.#
Et d'abord pour couper court à tout, la défense met l'Etat-Major au défi
de produire cette pièce. Elle affirme que nul ne pourra surprendre à
aucune ligne la moindre trace de tremblement. Mais de plus, comme si tout devait être louche dans cette affaire, à quel
étrange procédé a recouru le commandant du Paty? S'il avait voulu que
l'expérience fût claire, qu'elle eût au moins quelque chance d'aboutir, il
fallait qu'il dictât à Dreyfus le texte même du bordereau. C'est alors que, si vraiment il en était l'auteur, il eût éprouvé une
commotion assez forte pour être un indice sérieux. Mais non : il semble bien, d'après le texte de l'acte d'accusation, que ce
n'est pas le bordereau même qu'on lui a dicté ; l'esprit tortueux de M.
du Paty de Clam a faussé encore, par une combinaison à côté, une
expérience déjà très incertaine. Si on eût dicté à Dreyfus le texte du bordereau, l'acte d'accusation le
dirait sans doute formellement, et il ne dirait pas qu'il a fallu un certain
temps à Dreyfus pour s'apercevoir de l'objet de la lettre ; c'est tout de
suite qu'il l'aurait vu. Mais si on ne lui a pas dicté le texte même du bordereau, que signifie
l'épreuve? Quoi! il suffira au traître, pour se sentir perdu et pour trembler, de voir
qu'on parle ou qu'on écrit des sujets mentionnés dans le bordereau?
Mais il ne pouvait supposer, j'imagine, qu'à partir de l'envoi de son
bordereau on cessât de parler au ministère de la guerre de la
mobilisation, des troupes de couverture et des expériences d'artillerie. Comment donc, aussitôt que dans une lettre qui n'est pas le bordereau
on lui dicte un mot qui a rapport à ces sujets, peut-il de mettre à
trembler? Il tremble, dit l'acte d'accusation, dès la quatrième ligne, c'est-à-dire à
la première mention qui est faite d'une des questions mentionnées au
bordereau. Or, depuis que le bordereau a été envoyé, depuis six mois, il a dû être
fait mention devant lui cent et mille fois, soit de vive voix et en
conversation, soit dans des rapports et des notes de service, des objets
indiqués au bordereau. Pourquoi donc tremblerait-t-il, ce jour-là, au
moindre énoncé de l'un d'entre eux? Encore une fois, par quelle bizarrerie, par quel goût suspect du
compliqué, du détourné et de l'étrange, ne l'a-t-on pas éprouvé
brutalement par la dictée du bordereau lui-même? Puisqu'on l'a arrêté
et mis au secret tout de suite après cette scène de la dictée, il n'y avait
aucun inconvénient à lui donner toute la précision possible. Et que penser de l'exactitude d'esprit d'hommes qui gâchent ainsi une
expérience jugée par eux décisive? Mais si, contrairement à ce que semble indiquer l'acte d'accusation,
c'est bien le texte même du bordereau qui a été dicté à Dreyfus, il est
inexplicable que sa main n'ait manifesté un peu d'émotion, selon du
Paty, qu'à la quatrième ligne. C'est tout de suite, c'est dés les premiers mots qu'il doit être foudroyé
par la découverte de son crime ; c'est dans les premières lignes que son
trouble doit se montrer au maximum, et au contraire il peut ensuite
retrouver quelque calme. Mais comment Dreyfus a-t-il marqué son prétendu trouble à la
quatrième ligne? Est-ce par un signe d'émotion certain, violent, non
équivoque? Quoi! voilà un homme qui depuis six mois, dans l'hypothèse de
l'accusation, a envoyé le bordereau. Il peut croire que tout péril a passé
pour lui. Brusquement, sans qu'il puisse s'attendre à rien, au moment où
il arrive dans son bureau pour sa besogne quotidienne, on lui dit : "
Ecrivez! " et il apprend soudainement que sa trahison est découverte! Je le répète : c'est la foudre qui tombe sur lui, et quelque maître qu'il
soit de se nerfs, il est au moins étrange qu'il ne lui échappe ni un cri ni
même un mouvement marqué. L'acte d'accusation ne dit même pas qu'il ait pâli ; que relève-t-on
seulement? que notent les hommes prévenus qui l'entourent, qui déjà
voient en lui le traître et qui ont tout disposé pour son arrestation? Ils notent que l'écriture cesse d'être " normale ", et là où l'on pouvait
attendre la force et la clarté de la foudre, nous sommes réduits à une
nuance de graphologie. La copie écrite par Dreyfus ne porte mêm pas, assure la défense, la
marque de cette prétendue irrégularité d'écriture. Maître Labori a défié qu'on osât la produire et la soumettre à des
experts. Mais quoi! c'est sur d'aussi misérables indices que l'on juge un homme
! Dreyfus a dit qu'il avait l'onglée et que ses doigts étaient un peu
gourds. Au matin du 15 octobre, à Paris, quand on vient du dehors, cela
n'est point pour surprendre. Mais, dit l'acte d'accusation, il était déjà au ministère depuis un quart
d'heure. Ainsi la culpabilité ou l'innocence de Dreyfus va dépendre de la
rapidité avec laquelle, par une matinée un peu froide, la circulation du
sang se rétablit à l'extrémité de ses doigts! Tout cela est enfantin et misérable. Et tout cela c'est l'oeuvre de du Paty le faussaire, de du Paty l'inventeur
niais et fourbe de la Dame voilée. Cette épreuve décisive qui a abouti à
l'arrestation de Dreyfus a été conçue et conduite par l'homme le plus
faux de conscience et d'esprit, et quand on découvre qu'en effet du Paty
est à la fois un faussaire et un feuilletoniste malade, qui donc voudrait
maintenir contre Dreyfus une épreuve toujours téméraire et incertaine
mais qui pour avoir quelque valeur suppose du moins chez celui qui la
dirige l'entière rectitude du sens moral et de la pensée? C'est dans sa source même que le procès Dreyfus est faussé. C'est dans sa double racine, Henry et du Paty, qu'il est pourri. Il est temps de l'arracher du sol.
LE DOSSIER ULTRA-SECRET
-----------------------
--- I ---
J'arrive au dernier chapître de mon étude sur l'affaire Dreyfus au
moment même où la procédure de révision vient d'être ouverte. Un pas décisif a été acccompli : mais la bataille n'est point terminée. Le
parti des faussaires essaiera de troubler l'opinion par des mensonges. Déjà il faut au général Zurlinden une singulière impudence pour oser
dire, en se retirant, que le dossier contient la preuve de la culpabilité de
Dreyfus. Par quel miracle alors, toutes les fois qu'au lieu d'affirmer
ainsi sans preuves les ministres ont essayé de prouver, *n'ont-ils pu
invoquer que des pièces fausses* comme la lettre fabriquée par Henry
ou des pièces qui, comme le bordereau, sont d'Esterhazy? Les grands chefs ne se résignent pas à leur défaite : mais qu'ils
prennent garde. Plus ils s'obstineront, plus ils compromettront la haute
armée. Boisdeffre, pour s'être porté garant d'une pièce fausse, a dû
démissionner. Le général Zurlinden, qui se porte garant, après la
mésaventure de Cavaignac, d'un dossier inepte et faux, devra
démissionner à son tour, quand la pleine lumière sera faite par un débat
public. En attendant, ce que nous savons du dossier ultra-secret suffit à
démontrer au peuple à quelles inventions ineptes les césariens et les
cléricaux recourent pour le berner. Il ne faut pas laisser tomber dans l'oubli l'histoire prodigieuse que
Rochefort a osé raconter à ses lecteurs. Peut-être espére-t-il que ceux-
ci, ahuris par son incohérence, ont perdu la mémoire du roman inepte
qu'il leur a servi. Mais l'heure est venue où ce mépriseur du peuple qui
a traité le prolétariat en vielle dupe imbécile, doit rendre ses comptes.
--- II ---
Donc, au moment où furent produites des accusations précises contre
Esterhazy, Rochefort, essayant de sauver le délicieux uhlan par tous les
moyens, imagina la diversion que voici. Le 15 décembre 1897,
l'Intransigeant, sous le titre : " La vérité sur le traître ", publiait
l'article suivant :
*Dreyfus et Guillaume II*
#Dreyfus était exaspéré depuis longtemps de la campagne antisémite
menée par plusieurs journaux. Très ambitieux il se disait que juif, il ne pourrait jamais atteindre au
sommets de la hiérarchie qu'il rêvait. Et il pensait que, dans ces conditions, il serait préférable pour lui de
reconnaître comme définitifs les résultats de la guerre de 1870, d'aller
habiter l'Alsacce où il avait des intérêts et d'adopter enfin la nationalité
allemande. C'est alors qu'il songra à donner sa démission, à quitter l'armée. Mais auparavant, il *écrivit directement à l'empereur d'Allemagne*,
afin de lui faire part de ses sympathies, pour sa personne et pour la
nation dont il est le chef, et lui demander s'il consentirait à lui permettre
d'entrer avec son grade dans l'armée allemande. Guillaume II fit savoir au capitaine Dreyfus, par l'entremise de
l'ambassade, qu'il était préférable qu'il servît le pays allemand, sa vraie
patrie, dans le poste que les circonstances lui avaient assigné, et qu'il
serait considéré à l'Etat-Major allemand comme un officier en mission
en France. La promesse lui fut faite, en outre, qu'en cas de guerre il prendrait
immédiatement rang dans l'armée allemande. Dreyfus accepta ces conditions et la trahison commença : elle dura
jusqu'au jour où le traître dut arrêté.
LETTRE IMPERIALE Ce préambule était nécessaire à ce qui va suivre : *Une des fameuses
pièces secrètes est une lettre de l'empereur d'Allemagne lui-même.* Elle fut dérobée, photographiée et replacée où elle avait été prise. Dans cette lettre adressée à M. Munster, Guillaume II nommait tout
au long le capitaine Dreyfus, commentait certains renseignements et
chargeait l'agent de l'ambassade communiquant avec lui d'indiquer au
traître les autres renseignements à recueillir, nécessaires à l'Etat-Major
allemand. Telle est l'origine de la principale " pièce secrète ". Nous possédions depuis longtemps une version qui nous aurait été
fournie par une *personnalité militaire des mieux placées* pour être
admirablement informée, analogue à celle que nous publions
aujourd'hui en toute certitude.
CONFIRMATION Nous avons tenu, d'ailleurs, à nous entourer de toutes les garanties
possibles avant de livrer ces importantes révélations au public, bien,
encore une fois, que la source d'où elles émanent soit des plus
autorisées. Un attaché militaire étranger à qui nous les avons soumises nous a
déclaré ce qui suit : " - J'ignorais les détails extrêmement curieux que vous possédez sur les
relations de Dreyfus avec le haut Etat-Major allemand : mais ce que je
sais du fond de l'affaire y correspond admirablement. De même que la
plupart de mes collègues attachés militaires des puissances étrangères,
j'ai entretenu des relations de camaraderie assez intimes avec le colonel
Schwarzkoppen, et il m'arriva souvent, dans les conversations
nombreuses que j'eus avec lui, de faire allusion à l'affaire Dreyfus. Et voici, résumé, ce que j'ai appris : Quelques jours avant l'arrestation de Dreyfus, le comte de Munster,
ambassadeur d'Allemagne, s'était rendu chez M. Charles Dupuy,
président du Conseil des ministres, et lui avait tenu le langage suivant : " On a soustrait dans les bureaux de l'ambassade une liasse de
documents, huit lettre qui m'étaient adressées. C'est une véritable
violation du territoire en temps de paix. J'ai le regret de vous informer que si ces lettres ne me sont pas
restituées immédiatement, je quitterai Paris dans les vingt-quatre
heures. " Les documents furent rendus séance tenante au comte de Munster. Seulement *ils avaient été photographiés*, et ce sont les photographies
qui ont été mises sous les yeux des juges du Conseil de guerre. Sur les huit lettres, sept émanaient de Dreyfus. " Cette déclaration sur la sincérité de laquelle aucun doute n'est possible,
confirme absolument les renseignements publiés plus haut d'autre
source. Des huit lettres soustraites, sept étaient de Dreyfus. La huitième était
évidemment la missive impériale *où le capitaine Dreyfus était
nommé*, et qui fut la cause du langage tenu par l'ambassadeur
allemand M. Dupuy.#
Voilà ce que l'Intransigeant osait raconter à ses lecteurs. Le
gouvernement, ayant cru devoir opposer à ces monstrueuses inepties un
démenti officiel, Rochefort intervint de sa personne ; sous le titre : "
Démentis négligeables ", il publiait ceci :
#Billot et Méline, tout en feignant de s'incliner devant la chose jugée,
laissaient volonties entendre que quoique déclaré coupable à
l'unanimité, il n'y aurait rien d'extraordinaire à ce que le déporté de lîle
du Diable fût innocent, étant donné le peu d'infaillibilité de la justice
humaine. Or, lorsque Billot, autant par crainte des manifestations de la rue que de
l'hostilité du Sénat, se résignait à cette posture entre deux selles, il
connaissait dans leurs moindres détails les phases des débats du procès
du traître. Il avait également sous les yeux la " pièce secrète " avec laquelle il lui
était si facile de moucher Scheurer-Kestner, quand ce vieil imbécile
venait dans son cabinet lui exhiber les paperasses incohérentes de son
prétendu dossier. En quatre mots, avant que la moindre agitation se produisît, il était
loisible à Billot de régler leur compte aux agitateurs.#
Pendant que Rochefort servait ce conte absurde aux lecteurs de
l'Intransigeant, Millevoye, qui porte avec sérénité le souvenir de
l'affaire Norton, contait la même histoire aux ouvriers de Suresnes qui
se moquaient de lui. Voici le compte rendu du Temps qui m'a été
confirmé par notre ami Chauvin présent à la réunion :
#M. Millevoye, faisant l'historique de l'affaire Dreyfus, arrive à la pièce
secrète. - Elle existe? crie-t-on de toutes parts.
- Eh bien, oui, citoyens, elle existe, dit l'orateur. Voulez-vous en
connaître la teneur?
- Oui! oui!
- La voilà ; cette pièce dit : " Que cette canaille de Dreyfus envoie au
plus tôt les pièces promises. Signé... Guillaume. "
Cette révélation est accueillie par un rire général. Ce sont, pendant cinq
minutes, des clameurs étourdissantes que percent des lazzi à l'adresse
du conférencier. - Est-ce la dame voilée qui vous a communiqué cette lettre? demande
ironiquement quelqu'un... L'orateur termine en disant que, vu les déclarations de M. de Bulow, la
publication de la pièce secrète prouverait le parjure de l'empereur
d'Allemagne et ce serait la guerre.#
Ces calembredaines et ces menaces ne firent pas trembler les socialistes
de Suresnes et à la presque unanimité un ordre du jour de flétrissure
contre les antisémites et nationalistes fut voté. Le bon sens des ouvriers et leur gaieté gouailleuse avaient balayé les
inventions ineptes de Rochefort et de Millevoye.
--- III ---
Je ne m'arrêterai pas longtemps à les discuter. Elles sont dix et vingts
fois absurdes. D'abord, si, au moment du procès, l'Etat-Major avait eu en main des
lettres de Dreyfus lui-même, adressées à l'ambassade et signées de lui,
*il s'en serait servi*. Il n'avait que le bordereau, et pour pouvoir l'attribuer à Dreyfus, il était
obligé de faire appel aux imaginations délirantes de du Paty et de
Bertillon. Il ne sert à rien de dire qu'on ne pouvait utiliser légalement les lettres
dérobées à l'ambassade d'Allemagne : le bordereau aussi y avait été
dérobé et il était la base légale de l'accusation. Et quelle joie c'eût été pour du Paty l'enquêteur et pour l'Etat-Major,
quand Dreyfus protestait de son innocence pendant toute l'instruction et
au procès même, de lui faire rentrer dans la gorge ce cri mensonger en
lui montrant, à huis clos, les lettres écrites par lui à l'ambassade! On ne les avait pas et l'Intransigeant a menti. S'il y en avait maintenant au dossier, c'est qu'après coup les faussaires
galonnés les auraient fabriquées. Puis, l'idée qu'un empereur, un chef d'Etat va se compromettre
personnellement dans une correspondance d'espionnage est bien la plus
folle qui se puisse imaginer. On comprend très bien que Guilllaume II ait fait savoir récemment par
la Gazette de Cologne qu'on pouvait publier ses lettres, qu'il ne s'en
offenserait pas. Je le crois bien ; elles couvriront de ridicule notre Etat-
Major, capable de prendre au sérieux de telles niaiseries. Pour nous qui ne sommes pas des patriotes de métier, mais qui
souffrons cruellement de toute diminution de la France, nous ne
pardonnerons jamais aux imbéciles de haut grade, qu'ils s'appellent
Boisdeffre ou Rochefort, qui, en accueillant et propageant de pareilles
inepties, font de notre gouvernement et de notre peuple la risée du
monde. Enfin comprenne qui pourra le calcul prêté par l'Intransigeant à
Dreyfus : Celui-ci a peur, étant juif, de ne pas arriver en France aux plus hauts
grades, et il songe à aller servir en Allemagne où jamais les juifs
n'arrivent aux grades élevés. Et comment aurait-il pu penser, étant un traître authentique, qu'il serait
accueilli dans l'armée allemande? Quel est le pays qui donnerait à un espion étranger l'uniforme de ses
officiers? Enfin, quelle eût été, en Alsace même, la vie de Dreyfus revêtu de
l'uniforme prussien? Il y aurait été écrasé par le mépris de tous, surtout
par le mépris de sa propre famille, qui depuis l'annexion envoie tous
ses fils servir sous le drapeau de la France. Et au bout du compte, à quoi se résigne Dreyfus? Lui qui craint de ne
pas monter assez vite dans l'armée française, le voilà qui y reste, mais
en acceptant le rôle aussi dangereux que vil d'espion et de traître. Il est vrai qu'il aura une compensation. Le jour où éclatera la guerre
entre la France et l'Allemagne, il désertera, aux prix de mille dangers,
et il retrouvera dans l'armée allemande le même grade que dans l'armée
française. Voilà les absurdités que les nationalistes ont osé proposer à la crédulité
du pays, à l'imagination surchauffée du peuple. Quand donc viendra le châtiment pour tous ces hommes? Quand donc
le peuple, qu'ils méprisent au point de lui raconter de telles inepties,
leur signifiera-t-il rudement qu'il ne veut plus être dupe? J'ajoute qu'il y a une contradiction grossière entre cette prétendue lettre
de Guillaume et les autres documents invoqués contre Dreyfus. Dans
les lettres où il y a l'initiale D... les attachés militaires traitent
cavalièrement leur espion et parlent de le congédier : comment
l'auraient-ils fait s'il s'agissait d'un espion en relation directe avec
l'empereur? Et dans les faux Henry, comment les attachés peuvent-ils comploter de
laisser ignorer à leurs gouvernements leurs relations avec Dreyfus s'il y
a rapport directs de Dreyfus et de l'empereur? Il n'y a pas seulement faux et crime, il y a incohérence dans le crime et
dans le faux. Aussi bien, Rochefort lui-même n'osa pas insister longuement sur cette
histoire. Il comprit sans doute qu'à tendre outre mesure la crédulité de
son public il la briserait, et il s'arrêta. Depuis la fin décembre 1897, il n'a pas osé parler de nouveau de la
lettre de Guillaume. Et lui qui accusait le général Billot de trahison, parce qu'il n'assénait
pas sur Scheurer-Kestner le coup de massue de la lettre impériale, il n'a
pas osé demander à son ami Cavaignac la production de cette lettre. Bien mieux, quand le faux de " la pièce décisive " citée par Cavaignac
fut démontré, pourquoi Rochefort n'a-t-il pas arrêté la débâcle en
s'écriant : " Mais il reste la lettre de Guillaume, qu'on la sorte! " Pourquoi n'a-t-il pas dit cela? Il ne peut pas allèguer que ce serait
dangereux, car c'est lui qui a lancé cette histoire, il y a un an, dans son
journal. M. Millevoye ne peut dire que ce serait dangereux, puisqu'il a donné
lui-même le texte de la pièce dans une réunion publique. Si donc ils se taisent, s'ils n'en réclament pas la production au moment
où elle leur serait le plus nécessaire, c'est qu'ils ont cessé de croire au
document jadis invoqué par eux. C'est qu'ils ont perdu l'espoir de faire
accepter au public une aussi énorme imbécilité.
--- IV ---
Mais ils n'échapperont pas par le silence et l'oubli aux responsabilités
qu'ils ont encourues. Et il faudra bien que, devant la peuple qu'il a
berné, M. Rochefort s'explique. De deux choses l'une. Ou bien M. Rochefort a inventé de toutes pièces
la lettre de l'empereur Guillaume, ou bien en effet, comme il le dit, c'est
par une " haute personnalité militaire ", par l'Etat-Major qu'il en a
appris l'existence. Dans le premier cas, M. Rochefort a commis le crime le plus abject. Il
a, pour accabler un innocent et pour sauver les grands chefs
réactionnaires compromis, jeté au public un mensonge. Il a tenté
d'affoler le patriotisme du peuple en mettant en cause, par un document
faux, l'empereur Guillaume. Il donnait ainsi à ce dernier le beau rôle
devant le monde, et si une émotion populaire avait suivi les révélations
mensongères de l'Intransigeant, si de ce mouvement populaire une
complication diplomatique était sortie, Guillaume avait beau jeu pour
accabler la France dans l'opinion de l'Europe, puisque c'est sur un
mensonge que le peuple de Paris se fût soulevé. Crime contre Dreyfus ; crime contre le peuple de Paris et contre la
France, voilà ce qu'a commis Rochefort s'il a lui-même imaginé cette
absurde et dangereuse histoire. Mais je me hâte de dire que Rochefort, du moins pour une large part, a
été dupe. Depuis l'origine de cette affaire, il a fait preuve surtout d'imbécilité. Ce
n'est pas impunément qu'il vieillit. Les hommes qu toute leur vie ont
cherché de bonne foi la vérité peuvent vieillir sans sans que leur pensée
se trouble : la forceet la lumière tranquille du vrai soutiennent leur
esprit jusqu'à la fin. Mais quand on s'est fait une loi de la fantaisie la plus incohérente,
quand on s'est fait une habitude et un jeu de forcer sans cesse les idées
et les faits, il vient une heure où l'esprit alourdi devient la dupe de lui-
même. Il ne s'arrête plus aux limites extrèmes de la fantaisie, il tombe
lourdement dans l'absurde. Pauvre amuseur raidi et bientôt ankylosé! Malgré la grimace du
sourire professionnel, à chaque tour de force il risque de se rompre le
cou. L'Etat-Major avait bien vu que Rochefort était à point pour accepter les
fables les plus invraisemblables et je suis porté à croire qu'en effet, une
haute personnalité militaire lui a raconté qu'il y avait une lettre de
Guillaume sur Dreyfus. Millevoye ne suffisait pas à l'Etat-Major. Non certes que Millevoye
n'eût sa bonne crédulité toujours prête. Celui-là est un modèle de bonne
foi. Il ne peut y avoir un dossier fabriqué dans le monde sans
qu'aussitôt, avec une conviction touchante, il en proclame l'authenticité. Vers cette haute chandelle à la lumière candide, les papiers faux volent
d'eux-mêmes, comme des papillons de nuit. Il suffisait donc de chuchoter à l'oreille de Millevoye : " Dossier A et
Dossier B - dans dossier B lettre de Guillaume " pour qu'aussitôt
de tout son clairon de patriote informé il le fît savoir à l'univers. Par malheur, l'aventure Norton diminuait un peu son crédit. Rochefort, lui, valait mieux. Il n'avait pas encore servi dans les papiers
faux : il n'était pas chevronné de la campagne Norton. Et sa réputation
d'homme d'esprit était intacte. Mais à y regarder d'un peu près, ses
facultés avaient faibli. On pouvait donc, en le flattant un peu, l'engager dans l'aventure. On lui envoya d'abord, au nom de l'Etat-Major, le commandant Pauffin
de Saint-Morel qui lui confia, symboliquement, " le drapeau de la
France ". Puis, quand cette cérémonie patriotique eut préparé Rochefort, par une
sorte d'attendrissement, à recevoir toutes les empreintes, on lui fit
passer l'histoire de la lettre de Guillaume, et avec une discipline toute
militaire il la communiqua à ces lecteurs. Le tour de l'Etat-Major était joué. Ce qu'il n'osait faire ouvertement lui-
même, par ses Gonse et ses Pellieux, il le faisait faire par Rochefort.
C'était tout bénéfice. Si l'histoire prenait, la haute armée bénéficiait du
trouble des esprits. Si elle ne prenait pas, la charge en restait à
Rochefort et cela ne tirait pas à conséquence. Ces vieux troupiers, bien qu'ils ne soient pas malins, ont joué du
pamphlétaire comme un chat joue d'un peloton de fil très embrouillé.
--- V ---
Très bien, et la responsabilité de Rochefort, dans l'invention criminelle
de la lettre, est très diminuée : mais celle de l'Etat-Major devient
terrible. En effet, il ne peut nier ses relations avec Rochefort, puisqu'il lui a
envoyé, d'ordre de Boideffre, Pauffin de Saint-Morel. C'est donc l'Etat-Major qui a soufflé à notre pauvre Géronte, l'histoire
de la lettre de Guillaume. Mais, ou bien l'Etat-Major n'a pas cette lettre et il a commis le plus
criminel mensonge. Ou bien il a en effet une lettre de Guillaume et que
penser alors de l'imbécilité de nos chefs s'ils ont pris au sérieux un faux
aussi monstrueusement inpepte? L'Etat-Major a le choix entre une incomparable scélératesse et une
insondable niaiserie. Pour moi, je l'avoue, j'incline à croire que nos chefs et nos sous-chefs
ont eu, en effet, en main une lettre de Guillaume, fabriquée par un
faussaire assez avisé pour se dire que l'Etat-Major accepterait tout. Aujourd'hui nos généraux hésitent à produire cette pièce imbécile parce
que l'aventure d'Henry, si elle ne les a pas rendus honnêtes, les a rendus
prudents. Mais il est probable qu'ils ont eu, un moment, ce document terrible
dans quelque tiroir mystérieux devant lequel leur sottise montait la
garde comme un dogue au collier hérissé de clous. Cette lettre, il faut qu'ils la montrent. Il faut que nous sachions au juste
si nous avons eu des chefs assez niais pour croire à l'authenticité d'un
pareil document, ou assez criminels pour faire jeter à la foule, par
l'intermédiaire de Rochefort, un faux connu pour tel. Oui, il faut que sur ce point la lumière se fasse. Il faut qu'au prochain
procès Dreyfus, Rochefort, appelé comme témoin, soit invité à dire s'il
a inventé de toutes pièces cette histoire, ou s'il la tient, en effet, d'une "
haute personnalité militaire ", comme l'affirme l'Intransigeant. Pour moi, j'incline à penser que cette pièce était, au ministère de la
guerre, une sorte de faux hors du cadre. Il y avait des pièces fausses, comme des lettres fabriquées par Henry,
qui étaient, si je puis dire, enrégimentées et encadrées. Elles étaient là,
au premier rang, toutes prêtes à marcher au premier signal des
faussaires. Il y en avait d'autres qui rôdaient, si je puis dire, tout autour de
l'enceinte régulière des faux. On n'osait pas trop les introduire au
dossier officiel et au coeur de la place. Elles étaient comme des
aventuriers campés dans les faubourgs. On se réservait de les mobiliser
si les autres succombaient. Ou bien on les destinait à Rochefort.
--- IV ---
Il semble bien que les bureaux de la guerre constituaient des sous-
dossiers, je dirai même des extra-dossiers, pour des usages irréguliers
et inconnus. Voici ce que dit devant la cour d'assises (Tome I, page 375) le
colonel Henry :
#M. LE COLONEL HENRY. - Hé bien! Allons-y. En 1894, j'ai
l'honneur d'appeler votre attention sur les dates, messieurs les jurés, au
mois de novembre, un jour le colonel Sandherr est entré dans mon
bureau et m'a dit : " Il faut absolument que vous recherchiez, dans vos
dossiers secrets, tout ce qui a trait aux affaires d'espionnage. - Vous les
avez classés? - Je lui ai dit : Oh! ce ne sera pas long ; j'y suis depuis un
an, depuis 1893. - Eh bien, recherchez tout ce que vous avez, vous en
constituerez un dossier. " J'ai recherché ce que j'avais, et j'ai retrouvé, je crois, *huit ou neuf
pièces*, - je ne me souviens plus exactement du nombre - dont une
lettre importante ayant un caractère extra-confidentiel et, si vous
voulez, extra-secret. Je fis un bordereau de ces pièces, je pris copie de
quelques-unes, et je remis le tout au colonel Sandherr. C'était, comme
je vous le disais tout à l'heure, messieurs les jurés, en novembre 1894.
Le colonel le prit, le garda environ un mois. Vers le 15 ou le 16
décembre 1894, le colonel vint me trouver et me dit : " Voilà votre
dossier. " Ah! pardon, avant il y a un détail important que j'oubliais. Lorsque je remis le dossier au colonel Sandherr, je lui fis remarquer
qu'une pièce secrète, pièce importante dont je vous parlait tout à
l'heure, messieurs les jurés, ne devait pas sortir du bureau sans que
nous en ayons le reçu ou la photographie. Il me répondit : J'en fais
mon affaire ; je ferai faire des photographies. Il a fait faire deux ou
trois photographies. Je ne me souviens plus exactement du nombre,
dans tous les cas deux ou trois - et comme je vous le disais tout à
l'heure, il me remit le dossier le 15 ou le 16 décembre 1894. J'appelle votre attention sur cette date, messieurs les jurés, parce qu'on
a fait à ce dossier une légende, et je tiens à rétablir son histoire. Puis le 16 décembre j'ai repris le dossier sans faire le dépouillement des
pièces qui s'y trouvaient, j'ai remis le tout dans un enveloppe : la
fameuse enveloppe dont je parlais tout à l'heure, sur laquelle j'ai écrit
au crayon bleu : " Dossier secret " ; dans un coin de l'enveloppe, la
lettre D et, au verso, après avoir collé l'enveloppe, mon paraphe ou
presque ma signature au crayon bleu ; j'ai remis ce dossier dans le tiroir
de mon armoire secrète et il n'en est plus sorti qu'au moment où le
colonel Picquart l'a demandé à M. Gribelin, c'est-à-dire - il se
souviendra mieux de la date que moi, j'étais en permission - à la fin
d'août ou au commencement de septembre 1896 ; voilà l'histoire de ce
dossier. Il faut vous dire que lorsque le colonel Sandherr m'a remis ce dossier le
16 décembre 1894, je lui ai dit : Mais comment se fait-il que vous
n'ayiez plus besoin de ce dossier-là? Il m'a répondu : J'en ai un plus important, et je vais vous montrer une
lettre de ce dossier. *Il m'a fait voir une lettre en me faisant jurer de n'en jamais parler.* J'ai juré. Il m'a montré une lettre plus importante encore que celles du
dossier. Il m'a dit : " *J'ai avec cela quelques documents, mais je les
garde par devers moi et je m'en servirai si besoin est.* " Je n'ai plus jamais entendu parler de ce second dossier ; jamais le
colonel ne me l'a remis.#
Qu'on me pardonne d'avoir cité en entier cette partie de la déposition
d'Henry. Il faudrait en méditer chaque parole. Quel malheur vraiment que Cavaignac lui ait laissé en main le rasoir
qui a coupé net tant d'explications. A coup sûr, nous ne pouvons prendre à la lettre les affirmations du
faussaire Henry. Nous pouvons pourtant relever les aveux qui y sont
contenus. C'est au moment du procès Dreyfus que se passent les faits racontés par
Henry. En novembre et décembre 1894, Dreyfus est sous les verrous, et
c'est le 22 décembre qu'il est condamné. Or, des paroles d'Henry, il ressort deux faits essentiels. Le premier c'est
que, au moment du procès, le dossier *de toutes les affaires*
d'espionnage, j'entends le dossier régulier connu des bureaux, ne
comprenait que *huit* ou *neuf pièces*. Que devient dés lors le
chiffre fantastique de pièces dont a parlé M. Cavaignac? Evidemment
si elles existent, *elles ont été fabriquées depuis*. Et le second fait, bien curieux, bien frappant, c'est que chacun au
ministère de la guerre se constituait des dossiers à son usage personnel. Quelle anarchie incroyable et comme elle est favorable à l'éclosion des
faux! Voilà le colonel Sandherr, chef du service des renseignements, et déjà
miné par une paralysie cérébrale, qui recueille pour son usage
personnel un dossier inconnu de ses collaborateurs. Il se réserve, lui, personnellement, d'en faire usage, comme si des
pièces d'espionnage pouvaient être sa propriété. Et qui ne voit qu'en opérant ainsi tout seul, sans le contrôle même de
ses collaborateurs, il s'exposait aux pires mésaventures? Il était à la
merci du premier coquin qui lui vendqit des pièces fausses. Et qu'a voulu le colonel Henry en nous parlant du dossier personnel
que s'était constitué le colonel Sandherr et de la lettre ultra-mystérieuse
sur laquelle il a dû jurer un éternel silence? Evidemment le colonel
Henry se réservait d'authentiquer par là les documents nouveaux et
décisifs qui surgiraient, au besoin, contre Dreyfus. Il était si facile de dire : Oui, oui ; cela était dans les papiers du colonel
Sandherr. Et je ne serais pas surpris que les bureaux de la guerre eussent formé le
plan de rattacher à cette source mystérieuse la prétendue lettre de
Guillaume, si l'opinion tâtée par Rochefort et Millevoye faisait mine de
la prendre au sérieux. En tout cas, nous savons que la grande officine de faux qui fonctionnait
au ministère de la guerre se divisait en plusieurs laboratoires. Le
faussaire Henry lui-même nous apprend que le colonel Sandherr avait
son dossier à lui. Dans cette cathédrale du mensonge et du faux il y avait plusieurs
chapelles, et cette anarchie, cette incohérence dans le crime explique
les résultats lamentables auxquels l'Etat-Major a abouti. Mais quelle que soit l'origine présumée de la lettre de Guillaume, il faut
qu'on nous donne cette lettre. Il faut qu'on nous explique cette origine. Il n'est pas possible que ce monument de l'audace criminelle de l'Etat-
Major et de l'imbécillité de Rochefort reste dans l'ombre. Ce faux est le roi des faux, comme Rochefort est le roi des dupes.
Qu'on ne nous prive pas de ce chef-d'oeuvre!
--- VII ---
Voilà donc qu'au point où nous sommes il y a, sans compter les faux
non encore constatés, huit faux, exactement, à la charge de l'Etat-
Major. Il y a les trois lettres fausses de Schwarzkoppen et Panizzardi
fabriquées par Henry. Il y a la faussephotographie représentant Picquart en conversation avec
Schwarzkoppen. Il y a les trois lettres ou dépêches fausses fabriquées contre Picquart. Enfin, par un couronnement impérial et superbe, il y a la lettre fausse
de Guillaume II. Et les bandits qui, dans la seule affaire Dreyfus, ont déjà à leur compte
huit faux reconnus, constatés, ont l'audace encore de nous demander
crédit. Ils chuchotent maintenant qu'au fond de leur dossier ultra-secret ils ont
des lettres de nos espions prussiens, mais qu'on ne pourrait les montrer
sans perdre nos agents de Berlin. Misérables, vous mentez! D'abord ces lettres, si elles existent, ne peuvent être que des faux, car
tant que le colonel Picquart était au ministère elles n'existaient pas. La preuve c'est qu'on lui a permis de pousser son enquête jusqu'à la fin
octobre 1896. On l'aurait arrêté d'un mot en lui disant : " Vous voyez
bien qu'il y a des preuves décisives contre Dreyfus. " Bien mieux, trois ans après la condamnation de Dreyfus, en décembre
1897, quand le général de Pellieux enquête sur Esterhazy et demande
aux bureaux de la guerre de rassurer sa conscience par une preuve
certaine de la culpabilité de Dreyfus, l'Etat-Major lui sert le faux
Henry. L'eût-il fait s'il eût eu des rapports décisifs de ses agents prussiens?_ Donc, ou ces rapports sont une invention misérable ou ils sont une
nouvelle série de faux, s'ajoutant aux huit faux déjà officiellement
connus. Ou peut-être, les agents de Berlin, assurés de plaire en pourvoyant
l'Etat-Major aux abois de documents sauveurs, lui ont-ils adressé tout
ce qu'il voulait. La date tardive suffit à démontrer l'imposture. Bandits, nous n'avons pas besoin de connaître le nom de vos agents
berlinois pour établir votre besogne de faussaires. Nous n'avons pas eu besoin, pour démontrer que le bordereau est
d'Esterhazy, de savoir par quel agent il avait été saisi. Nous n'avons pas eu besoin, pour que l'authenticité du " petit bleu " fût
certaine, de savoir s'il avait été porté au ministère par un agent
complice, ou s'il avait été fabriqué directemetn par Henry lui-même. Nous n'avons pas besoin de savoir le nom de l'agent qui vous a vendu
la lettre de Guillaume pour être assurés que c'est un faux imbécile. Cachez donc, si vous voulez, la signature des agents berlinois qui sont
venus à votre secours contre espèces sonnantes, mais montrez les
pièces elles-mêmes : la marque du faux éclatera d'emblée.
--- VIII ---
Ah! il serait trop commode à ces criminels, il serait trop commode à
ces faussaires d'échapper à tout contrôle et à toute responsabilité sous
prétexte qu'ils se font expédier leurs mensonges et leurs faux de l'autre
côté du Rhin! Admirez, je vous prie, quelle arme souveraine ces hommes auraient en
main contre tous les Français qui les gênent. Un beau jour, ils prétendraient qu'ils ont reçu de leurs agents de Berlin
ou de Rome des rapports démontrant la trahison d'un tel ou d'un tel... Et
sous prétexte de ne pas brûler ces agents, l'Etat-Major jugerait à huis
clos ceux qui dénoncent son incapacité et ses crimes. Oui, ce serait commode : mais quelle audace à ces faussaires, qui ont
déjà huit faux à leur actif, de demander confiance et discussion dans les
ténèbres, pour le reste des dossiers fabriqués par eux! Mais non : c'est au plein jour qu'il faut que votre ignominie apparaisse. A genoux devant la France, coquins qui la déshonoriez! Pas de huis clos! Pas de ténèbres! Au plein jour la justice! Au plein jour la révision pour le salut de
l'innocent, pour le châtiment des coupables, pour l'enseignement du
peuple, pour l'honneur de la patrie!