Alphonse Lamartine Premières Méditations poétiques Tome I PRÉFACE
L'homme se
plaît à remonter à sa source; le fleuve n'y
remonte pas. C'est que l'homme est une intelligence et que le fleuve
est un élément. Le passé, le présent,
l'avenir, ne sont qu'un pour Dieu. L'homme est Dieu par la pensée.
Il voit, il sent, il vit à tous les points de son existence à
la fois. Il se contemple lui-même, il se comprend, il se
possède, il se ressuscite et il se juge dans les années
qu'il a déjà vécu. En un mot, il revit tant
qu'il lui plaît de revivre par ses souvenirs. C'est souffrance
quelquefois, mais c'est sa grandeur. Revivons donc un moment, et
voyons comment je naquis avec une parcelle de ce qu'on appelle poésie
dans ma nature, et comment cette parcelle de feu divin s'alluma en
moi à mon insu, jeta quelques fugitives lueurs dans ma
jeunesse, et s'évapora plus tard dans les grands vents de mon
équinoxe et dans la fumée de ma vie.
J'étais
né impressionnable et sensible. Ces deux qualités sont
les deux premiers éléments de toute poésie. Les
choses extérieures à peine aperçues laissaient
une vive et profonde empreinte en moi; et, quand elles avaient
disparu de mes yeux, elles se répercutaient et se conservaient
présentes dans ce qu'on nomme l'imagination,
c'est-à-dire la mémoire, qui revoit et qui repeint en
nous. Mais, de plus, ces images ainsi revues et repeintes se
transformaient promptement en sentiment. Mon âme animait ces
images, mon coeur se mêlait à ces impressions. J'aimais
et j'incorporais en moi ce qui m'avait frappé. J'étais
une glace vivante qu'aucune poussière de ce monde n'avait
encore ternie, et qui réverbérait l'oeuvre de Dieu! De
là à chanter ce cantique intérieur qui s'élève
en nous il n'y avait pas loin. Il ne me manquait que la voix; cette
voix que je cherchais et qui balbutiais sur mes lèvres
d'enfant, c'était la poésie. Voici les plus lointaines
traces que je retrouve, au fond de mes souvenirs presque effacés,
des premières révélations du sentiment poétique
qui allait me saisir à mon insu, et me faire à mon tour
chanter des vers au bord de mon nid, comme l'oiseau.
J'avais dix
ans; nous vivions à la campagne. Les soirées d'hiver
étaient longues; la lecture en abrégeait les heures.
Pendant que notre mère berçait du pied une de mes
petites soeurs dans son berceau, et qu'elle allaitait l'autre sur un
long canapé d'Utrecht rouge et râpé, à
l'angle du salon, mon père lisait. Moi je jouais à
terre à ses pieds avec des morceaux de sureau que le jardinier
avait coupés pour moi dans le jardin; je faisais sortir la
moelle du bois à l'aide d'une baguette de fusil. J'y creusais
des trous à distances égales, j'en refermais aux deux
extrémités l'orifice, et j'en taillais ainsi des flûtes
que j'allais essayer le lendemain avec mes camarades les enfants du
village, et qui résonnaient mélodieusement au printemps
sous les saules, au bord du ruisseau, dans les prés.
Mon
père avait une voix sonore, douce, grave, vibrante comme les
palpitations d'une corde de harpe, où la vie des entrailles
auxquelles on l'a arrachée semble avoir laissé le
gémissement d'un nerf animé. Cette voix, qu'il avait
beaucoup exercée dans sa jeunesse en jouant la tragédie
et la comédie dans les loisirs de ses garnisons, n'était
point déclamatoire, mais pathétique. Elle empruntait un
attendrissement d'organe et une suavité de son de plus, de
l'heure, du lieu, du recueillement de la soirée, de la
présence de ces petits enfants jouant ou dormant autour de
lui, du bruit monotone de ce berceau à qui le mouvement était
imprimé par le bout de la pantoufle de notre mère, et
de l'aspect de cette belle jeune femme qu'il adorait, et qu'il se
plaisait à distraire des perpétuels soucis de sa
maternité.
Il lisait dans un grand et beau volume relié
en peau et à tranche dorée (c'était un volume
des oeuvres de Voltaire) la tragédie de Mérope.
Sa voix changeait d'accents avec le rôle. C'était tantôt
le tyran cruel, tantôt la mère tremblante, tantôt
le fils errant et persécuté; puis les larmes de la
reconnaissance, puis les soupçons de l'usurpateur, puis la
fureur, la désolation, le coup de poignard, les larmes, les
sanglots, la mort, le livre qui se refermait, le long silence qui
suit les fortes commotions du coeur.
Tout en creusant mes flûtes
de sureau, j'écoutais, je comprenais, je sentais; ce drame de
mère et de fils se déroulait précisément
tout entier dans l'ordre d'idées et de sentiments le plus à
la portée de mon intelligence et de mon coeur. Je me figurais
Mérope dans ma mère; moi dans le fils disparu et
reconnu retombant dans ses bras, arraché de son sein. De plus,
ce langage cadencé comme une danse de mots dans l'oreille, ces
belles images qui font voir ce qu'on entend, ces hémistiches
qui reposent le son pour le précipiter ensuite plus rapide,
ces consonnances de la fin des vers qui sont comme des échos
répercutés où le même sentiment se
prolonge dans le même son, cette symétrie des rimes qui
correspond matériellement à je ne sais quel instinct de
symétrie morale cachée au fond de notre nature, et qui
pourrait bien être une contre-empreinte de l'ordre divin, du
rhythme incréé dans l'univers; enfin cette solennité
de la voix de mon père, qui transfigurait sa parole
ordinairement simple, et qui me rappelait l'accent religieux des
psalmodies du prêtre le dimanche dans l'église de Milly;
tout cela suscitait vivement mon attention, ma curiosité, mon
émotion même. Je me disais intérieurement: -Voilà
une langue que je voudrais bien savoir, que je voudrais bien parler
quand je serai grand.- Et quand neuf heures sonnaient à la
grosse horloge de noyer de la cuisine, et que j'avais fait ma prière
et embrassé mon père et ma mère, je repassais en
m'endormant ces vers, comme un homme qui vient d'être ballotté
par les vagues sent encore, après être descendu à
terre, le roulis de la mer, et croit que son lit nage sur les flots.
Depuis cette lecture de Mérope, je cherchais
toujours de préférence des ouvrages qui contenaient des
vers, parmi les volumes oubliés sur la table de mon père
ou sur le piano de ma mère, au salon. La Henriade,
toute sèche et toute déclamatoire qu'elle fût, me
ravissait. Ce n'était que l'amour du son, mais ce son était
pour moi une musique. On me faisait bien apprendre aussi par coeur
quelques fables de La Fontaine; mais ces vers boiteux, disloqués,
inégaux, sans symétrie ni dans l'oreille ni sur la
page, me rebutaient. D'ailleurs, ces histoires d'animaux qui parlent,
qui se font des leçons, qui se moquent les uns des autres, qui
sont égoïstes, railleurs, avares, sans pitié, sans
amitié, plus méchants que nous, me soulevaient le
coeur. Les fables de La Fontaine sont plutôt la philosophie
dure, froide et égoïste d'un vieillard, que la
philosophie aimante, généreuse, naïve et bonne
d'un enfant: c'est du fiel, ce n'est pas du lait pour les lèvres
et pour les coeurs de cet âge. Ce livre me répugnait; je
ne savais pas pourquoi. Je l'ai su depuis: c'est qu'il n'est pas bon.
Comment le livre serait-il bon? l'homme ne l'était pas. On
dirait qu'on lui a donné par dérision le nom du bon
La Fontaine. La Fontaine était un philosophe de beaucoup
d'esprit, mais un philosophe cynique. Que penser d'une nation qui
commence l'éducation de ses enfants par les leçons d'un
cynique? Cet homme, qui ne connaissait pas son fils, qui vivait sans
famille, qui écrivait des contes orduriers en cheveux blancs
pour provoquer les sens de la jeunesse, qui mendiait dans des
dédicaces adulatrices l'aumône des riches financiers du
temps pour payer ses faiblesses; cet homme dont Racine, Corneille,
Boileau, Fénelon, Bossuet, les poëtes, les écrivains
ses contemporains, ne parlent pas, ou ne parlent qu'avec une espèce
de pitié comme d'un vieux enfant, n'était ni un sage ni
un homme naïf. Il avait la philosophie du sans-souci et la
naïveté de l'égoïsme. Douze vers sonores,
sublimes, religieux, d'Athalie m'effaçaient de
l'oreille toutes les cigales, tous les corbeaux et tous les renards
de cette ménagerie puérile. J'étais né
sérieux et tendre; il me fallait dès lors une langue
selon mon âme. Jamais je n'ai pu depuis, revenir de mon
antipathie contre les fables.
Une autre impression de ces
premières années confirma, je ne sais comment, mon
inclination d'enfant pour les vers.
Un jour que j'accompagnais
mon père à la chasse, la voix des chiens égarés
nous conduisit sur le revers d'une montagne boisée, dont les
pentes, entrecoupées de châtaigniers et de petits prés,
sont semées des quelques chaumières et de deux ou trois
maisonnettes blanchies à la chaux, u peu plus riches que les
masures de paysans, et entourées chacune d'un verger, d'un
jardin, d'une haie vive, d'une cour rustique. Mon père, ayant
retrouvé les chiens et les ayant remis en laisse avec leur
collier de grelots, cherchait de l'oeil un sentier qui menait à
une de ces maisons, pour m'y faire déjeuner et reposer un
moment, car nous avions marché depuis l'aube du jour. Cette
maison était habitée par un de ses amis, vieil officier
des armées du roi, retiré du service, et finissant ses
jours dans ces montagnes natales, entre une servante et un chien.
C'était une belle journée d'automne. Les rayons du
soleil du matin, dorant de teintes bronzées les châtaigniers
et de teintes pourpres les flèches de deux ou trois jeunes
peupliers, venaient se réverbérer sur le mur blanc de
la petite maison, et entraient avec la brise chaude par une petite
fenêtre ouverte encadrée de lierre, comme pour l'inonder
de lumière, de gaieté et de parfum. Des pigeons
roucoulaient sur le mur d'appui d'une étroite terrasse, d'où
la source domestique tombait dans le verger par un conduit de bois
creux, comme dans les villages suisses. Nous appuyâmes le pouce
sur le loquet, nous traversâmes la cour; le chien aboya sans
colère, et vint me lécher les mains en battant l'air de
sa queue, signe d'hospitalité pour les enfants. La vieille
servante me mena à la cuisine pour me couper une tranche de
pain bis, puis au verger pour me cueillir des pêches de vigne.
Mon père était entré chez son ami. Quand j'eus
mon pain à la main et mes pêches dans mon chapeau, la
bonne femme me ramena à la maison rejoindre mon père.
Je le trouvai dans un petit cabinet de travail, causant avec son
ami. Cet ami était un beau vieillard à cheveux blancs
comme la neige, à l'aspect militaire, à l'oeil vif, à
la bouche gracieuse et mélancolique, au geste franc, à
la voix mâle, mais un peu cassée. Il était assis
entre la fenêtre ouverte et une petite table à écrire,
sur laquelle les rayons du soleil, découpés par les
feuilles d'arbres, flottaient aux ondulations du vent, qui agitaient
les branches du peuplier comme une eau courante moirée d'ombre
et de jour. Deux pigeons apprivoisés becquetaient les pages
d'un gros livre ouvert sous le coude du vieillard. Il y avait sur la
table une écritoire en bois de rose avec deux petites coupes
d'argent ciselé, l'une pour la liqueur noire, l'autre pour le
sable d'or. Au milieu de la table, on voyait de belles feuilles de
papier vélin blanc comme l'albâtre, longues et larges
comme celles des grands livres de plain-chant que j'admirais le
dimanche à l'église sur le pupitre du sacristain. Ces
feuilles de papier étaient liées ensemble par le dos
avec des noeuds d'un petit ruban bleu de ciel qui aurait fait envie
aux collerettes des jeunes filles de Milly. Sur la première de
ces feuilles, où la plume à blanches ailes était
couchée depuis l'arrivée de mon père, on voyait
quelque chose d'écrit. C'étaient des lignes régulières,
espacées, égales, tracées avec la règle
et le compas, d'une forme et d'une netteté admirables, entre
deux larges marges blanches encadrées elles-mêmes dans
de jolis dessins de fleurs à l'encre bleue. Je n'ai pas besoin
d'ajouter que ces lignes étaient des vers. Le vieillard était
poëte; et, comme sa médiocrité n'était pas
aussi dorée que celle d'Horace, et qu'il ne pouvait pas payer
à des imprimeurs l'impression de ses rêves champêtres,
il se faisait à lui-même des éditions soignées
de ses oeuvres en manuscrits qui ne lui coûtaient que son temps
et l'huile de sa lampe; il espérait confusément
qu'après lui la gloire tardive, comme disent les
anciens, la meilleure, la plus impartiale et la plus durable des
gloires, ouvrirait un jour le coffret de cèdre dans
lequel il renfermait ses manuscrits poétiques, et le vengerait
du silence et de l'obscurité dans lesquels la fortune
ensevelissait son génie vivant. Mon père et lui
causaient de ses ouvrages pendant que je mangeais mes pêches et
mon pain, dont je jetais les miettes aux deux pigeons. Le vieillard,
enchanté d'avoir un auditeur inattendu, lut à mon père
un fragment du poëme interrompu. C'était la description
d'une fontaine sous des châtaigniers, au bord de laquelle des
jeunes filles déposent leurs cruches à l'ombre, et
cueillent des pervenches et de marguerites pour se faire des
couronnes; un mendiant survenait et racontait aux jeunes bergères
l'histoire d'Aréthuse, de Narcisse, d'Hylas, des dryades, des
naïades, de Thétis, d'Amphitrite et de toutes les nymphes
qui ont touché à l'eau douce ou à l'eau salée.
Car ce vieillard était de son temps, et en ce temps-là
aucun poëte ne se serait permis d'appeler les choses par leur
nom. Il fallait avoir un dictionnaire mythologique sous son chevet,
si l'on voulait rêver des vers. Je suis le premier qui ai fait
descendre la poésie du Parnasse, et qui ai donné à
ce qu'on nommait la muse, au lieu d'une lyre à sept cordes de
convention, les fibres mêmes du coeur de l'homme, touchées
et émues par les innombrables frissons de l'âme et de la
nature.
Quoi qu'il en soit, mon père, qui était
trop poli pour s'ennuyer de mauvais vers au foyer même du
poëte, donna quelques éloges aux rimes du vieillard,
siffla ses chiens, et me ramena à la maison. Je lui demandai
en chemin quelles étaient donc ces jolies lignes égales,
symétriques, espacées, encadrées de roses, liées
de rubans, qui étaient sur la table. Il me répondit que
c'étaient des vers, et que notre hôte était un
poëte. Cette réponse me frappa. Cette scène me fit
une longue impression; et depuis ce jour-là, toutes les fois
que j'entendais parler d'un poëte, je me représentais un
beau vieillard assis auprès d'une fenêtre ouverte à
large horizon, dans une maisonnette au bord de grands bois, au
murmure d'une source, aux rayons d'un soleil d'été
tombant sur sa plume, et écrivant entre ses oiseaux et son
chien des histoires merveilleuses, dans une langue de musique dont
les paroles chantaient comme les cordes de la harpe de ma mère,
touchées par les ailes invisibles du vent dans le jardin de
Milly. Une telle image, à laquelle se mêlait sans doute
le souvenir des pêches, du pain bis, de la bonne servante, des
pigeons privés, du chien caressant, était de nature à
me donner un grand goût pour les poëtes, et je me
promettais bien de ressembler à ce vieillard et de faire ce
qu'il faisait quand je serai vieux. Les beaux versets des psaumes de
David, que notre mère nous récitait le dimanche en nous
les traduisant pour nous remplir l'imagination de piété,
me paraissaient aussi une langue bien supérieure à ces
misérables puérilités de La Fontaine, et je
comprenais que c'était ainsi qu'on devait parler à
Dieu.
Ce furent là mes premières notions et mes
premiers avant-goûts de poésie. Ils s'effacèrent
longtemps et entièrement sous le pénible travail de
traduction obligée des poëtes grecs et latins qu'on
m'imposa ensuite comme à tous les enfants dans les études
de collége. Il y a de quoi dégoûter le genre
humain de tout sentiment poétique. La peine qu'un malheureux
enfant se donne à apprendre une langue morte, et à
chercher dans un dictionnaire le sens français du mot qu'il
lit en latin ou en grec dans Homère, dans Pindare ou dans
Horace, lui enlève toute la volupté de coeur ou
d'esprit que lui ferait la poésie même, s'il la lisait
couramment en âge de raison. Il cherche, au lieu de jouir. Il
maudit le mot sans avoir le loisir de penser au sens. C'est le
pionnier qui pioche la cendre ou la lave dans les fouilles de Pompéi
ou d'Herculanum, pour arracher du sol, à la sueur de son
front, tantôt un bras, tantôt un pied, tantôt une
boucle de cheveux de la statue qu'il déterre, au lieu du
voluptueux contemplateur qui possède de l'oeil la Vénus
restaurée sur son piédestal, dans son jour, dans sa
grâce et dans sa nudité, parmi les divinités de
l'art du Vatican ou du palais Pitti à Florence.
Quant à
la poésie française, les fragments qu'on nous faisait
étudier chez les jésuites consistaient en quelques
pitoyables rapsodies du P. Ducereau et de Mme Deshoulières,
dans quelques épîtres de Boileau sur l'Équivoque,
sur les bruits de Paris, et sur le mauvais dîner du
restaurateur Mignot. Heureux encore quand on nous permettait de lire
l'épître à Antoine,
Son
jardinier d'Auteuil,
Qui dirige chez lui l'if
et le chèvrefeuil,
et
quelques plaisanteries de sacristie, empruntées au Lutrin!
Qu'espérer de la poésie d'une nation qui ne donne
pour modèle du beau dans les vers à sa jeunesse que des
poëmes burlesques, et qui, au lieu de l'enthousiasme, enseigne
la parodie à des coeurs et à des imaginations de quinze
ans?
Aussi je n'eus pas une aspiration de poésie pendant
toutes ces études classiques. Je n'en retrouvais quelque
étincelle dans mon âme que pendant les vacances, à
la fin de l'année. Je venais passer alors six délicieuses
semaines près de ma mère, de mon père, de mes
soeurs, dans la petite maison de campagne qu'ils habitaient. Je
retrouvais sur les rayons poudreux du salon la Jérusalem
délivrée du Tasse et le Télémaque
de Fénelon. Je les emportais dans le jardin, sous une petite
marge d'ombre que le berceau de charmille étend le soir sur
l'herbe d'une allée. Je me couchais à côté
de mes livres chéris, et je respirais en liberté les
songes qui s'exhalaient pour mon imagination de leurs pages, pendant
que l'odeur des roses, de giroflées et des oeillets des
plates-bandes, m'enivrait des exhalaisons de ce sol, dont j'étais
moi-même un pauvre cep transplanté!
Ce ne fut donc
qu'après mes études terminées que je commençai
à avoir quelques vagues pressentiments de poésie. C'est
Ossian, après le Tasse, qui me révéla ce monde
des images et des sentiments que j'aimai tant depuis à évoquer
avec leurs voix. J'emportais un volume d'Ossian sur les montagnes; je
le lisais où il avait été inspiré, sous
les sapins, dans les nuages, à travers les brumes d'automne,
assis près des déchirures des torrents, aux frissons
des vents du nord, au bouillonnement des eaux de neige dans les
ravins. Ossian fut l'Homère de mes premières années;
je lui dois une partie de la mélancolie de mes pinceaux. C'est
la tristesse de l'Océan. Je n'essayai que très-rarement
de l'imiter; mais je m'en assimilai involontairement le vague, la
rêverie, l'anéantissement dans la contemplation, le
regard fixe sur des apparitions confuses dans le lointain. C'était
pour moi une mer après le naufrage, sur laquelle flottent, à
la lueur de la lune, quelques débris; où l'on entrevoit
quelques figures de jeunes filles élevant leurs bras blancs,
déroulant leurs cheveux humides sur l'écume des vagues;
où l'on distingue des voix plaintives entrecoupées du
mugissement des flots contre l'écueil. C'est le livre non
écrit de la rêverie, dont les pages sont couvertes de
caractères énigmatiques et flottants avec lesquels
l'imagination fait et défait ses propres poëmes, comme
l'oeil rêveur avec les nuées fait et défait ses
paysage.
Je n'écrivais rien de moi-même encore.
Seulement, quand je m'asseyais au bord des bois de sapins, sur
quelque promontoire des lacs de la Suisse, ou quand j'avais passé
des journées entières à errer sur les grèves
sonores des mers d'Italie, et que je m'adossais à quelque
débris de môle ou de temple pour regarder la mer ou pour
écouter l'inépuisable balbutiement des vagues à
mes pieds, des mondes de poésie roulaient dans mon coeur et
dans mes yeux! je composais pour moi seul, sans les écrire,
des poëmes aussi vastes que la nature, aussi resplendissants que
le ciel, aussi pathétiques que les gémissements de
brises de mer dans les têtes des pin-liéges et dans les
feuilles des lentisques, qui coupent le vent comme autant de petits
glaives, pour le faire pleurer et sangloter dans des millions de
petites voix. La nuit me surprenait souvent ainsi, sans pouvoir
m'arracher au charme des fictions dont mon imagination s'enchantait
elle-même. Oh! quels poëmes, si j'avais pu et si j'avais
su les chanter aux autres alors comme je me les chantais
intérieurement! Mais ce qu'il y a de plus divin dans le coeur
de l'homme n'en sort jamais, faute de langue pour être articulé
ici-bas. L'âme est infinie, et les langues ne sont qu'un petit
nombre de signes façonnés par l'usage pour les besoins
de communication du vulgaire des hommes. Ce sont des instruments à
vingt-quatre cordes pour rendre des myriades de notes que la passion,
la pensée, la rêverie, l'amour, la prière, la
nature et Dieu, font entendre dans l'âme humaine. Comment
contenir l'infini dans ce bourdonnement d'un insecte au bord de sa
ruche, que la ruche voisine ne comprend même pas? Je renonçais
à chanter, non faute de mélodies intérieures,
mais faute de voix et de notes pour les révéler.
Cependant je lisais beaucoup, et surtout les poëtes. A force
de les lire, je voulus quelquefois les imiter. A mes retours de
voyage, pour passer les hivers tristes et longs à la campagne,
dans la maison sans distraction de mon père, j'ébauchai
plusieurs poëmes épiques, j'écrivais en entier
cinq ou six tragédies. Cet exercice m'assouplit la main et
l'oreille aux rhythmes. J'écrivis aussi un ou deux volumes
d'élégies amoureuses, sur le mode de Tibulle, du
chevalier de Bertin et de Parny. Ces deux poëtes faisaient les
délices de la jeunesse. L'imagination, toujours très-sobre
d'élans et alors très-desséchée par le
matérialisme de la littérature impériale, ne
concevait rien de plus idéal que ces petits vers corrects et
harmonieux de Parny, exprimant à petites doses les fumées
d'un verre de vin de Champagne, les agaceries, les frissons, les
ivresses froides, les ruptures, les réconciliations, les
langueurs d'un amour de bonne compagnie qui changeait de nom à
chaque livre. Je fis comme mes modèles, quelquefois peut-être
aussi bien qu'eux. Je copiai avec soin, pendant un automne pluvieux,
quatre livres d'élégies, formant ensemble deux volumes
sur du beau papier vélin, et gravées plutôt
qu'écrites d'une plume plus amoureuse que mes vers. Je me
proposais de publier un jour ce recueil quand j'irais à Paris,
et de me faire un nom dans un des médaillons de cette
guirlande de voluptueux immortels qui n'ont cueilli de la vie humaine
que les roses et les myrtes, qui commencent à Anacréon,
à Bion, à Moschus, qui se continuent par Properce,
Ovide, Tibulle, et qui finissent à Chaulieu, à La Fare,
à Parny.
Mais la nature en avait autrement décidé.
A peine mes deux volumes étaient-ils copiés, que le
mensonge, le vide, la légèreté, le néant
de ces pauvretés sensuelles plus ou moins bien rimées
m'apparut. La pointe de feu des premières grandes passions
réelles n'eut qu'à toucher et à brûler mon
coeur, pour y effacer toutes ces puérilités et tous ces
plagiats d'une fausse littérature. Dès que j'aimai, je
rougis de ces profanations de la poésie aux sensualités
grossières. L'amour fut pour moi le charbon de feu qui brûle,
mais qui purifie les lèvres. Je pris un jour mes deux volumes
d'élégies, je les relus avec un profond mépris
de moi-même, je demandai pardon à Dieu du temps que
j'avais perdu à les écrire, je les jetai au brasier, je
les regardai noircir et se tordre avec leur belle reliure de maroquin
vert sans regret ni pitié, et je vis monter la fumée
comme celle d'un sacrifice de bonne odeur à Dieu et au
véritable amour.
Je changeai à cette époque
de vie et de lectures. Le service militaire, les longues absences,
les attachements sérieux, les amitiés plus saines, le
retour à mes instincts naturellement religieux cultivés
de nouveau en moi par la Béatrice de ma jeunesse, le
dégoût des légèretés du coeur, le
sentiment grave de l'existence et de son but, puis enfin la mort de
ce que j'avais aimé, qui mit un sceau de deuil sur ma
physionomie comme sur mes lèvres; tout cela, sans éteindre
en moi la poésie, la refoula bien loin et longtemps dans mes
pensées. Je passai huit ans sans écrire un vers.
Quand
les longs loisirs et le vide des attachements perdus me rendirent
cette espèce de chant intérieur qu'on appelle poésie,
ma voix était changée, et ce chant était triste
comme la vie réelle. Toutes mes fibres attendries de larmes
pleuraient ou priaient, au lieu de chanter. Je n'imitais plus
personne, je m'exprimais moi-même pour moi-même. Ce
n'était pas un art, c'était un soulagement de mon
propre coeur, qui se berçait de ses propres sanglots. Je ne
pensais à personne en écrivant çà et là
ces vers, si ce n'est à une ombre et à Dieu. Ces vers
étaient un gémissement dans la solitude, dans les bois,
sur la mer; voilà tout. Je n'étais pas devenu plus
poëte, j'étais devenu plus sensible, plus sérieux
et plus vrai. C'est là le véritable art: être
touché; oublier tout art pour atteindre le souverain art, la
nature:
Si vis me
fiere, dolendum est
Primum ipsi tibi! ...
Ce fut
tout le secret du succès si inattendu pour moi des
Méditations, quand elles me furent arrachées,
presque malgré moi, par des amis à qui j'en avais lu
quelques fragments à Paris. Le public entendit une âme
sans la voir, et vit un homme au lieu d'un livre. Depuis J. J.
Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand, c'était
le poëte qu'il attendait. Ce poëte était jeune,
malhabile, médiocre; mais il était sincère. Il
alla droit au coeur, il eut des soupirs pour échos et des
larmes pour applaudissements.
Je ne jouis pas de cette fleur de
renommée qui s'attacha à mon nom dès le
lendemain de la publication de ce premier volume des Méditations.
Trois jours après je quittai Paris pour aller occuper un poste
diplomatique à l'étranger. Louis XVIII, qui avait de
l'Auguste dans le caractère littéraire, se fit lire,
par le duc de Duras, mon petit volume, dont les journaux et les
salons retentissaient. Il crut qu'une nouvelle Mantoue promettait à
son règne un nouveau Virgile. Il ordonna à M. Siméon,
son ministre de l'intérieur, de m'envoyer, de sa part,
l'édition des classiques de Didot, seul présent que
j'aie jamais reçu des cours. Il signa le lendemain ma
nomination à un emploi de secrétaire d'ambassade, qui
lui fut présentée par M. Pasquier, son ministre des
affaires étrangères. Le roi ne me vit pas. Il était
loin de se douter qu'il me connaissait beaucoup de figure, et que le
poëte dont il redisait déjà les vers était
un de ces jeunes officiers de ses gardes qu'il avait souvent paru
remarquer, et à qui il avait une ou deux fois adressé
la parole quand je galopais aux roues de sa voiture, dans les courses
à Versailles ou à Saint-Germain.
Ces vers cependant
furent pendant longtemps l'objet des critiques, des dénigrements
et des railleries du vieux parti littéraire classique, qui se
sentait détrôné par cette nouveauté. Le
Constitutionnel et la Minerve, journaux très-illibéraux
en matière de sentiment et de goût, s'acharnèrent
pendant sept à huit ans contre mon nom. Ils m'affublèrent
d'ironies, ils m'aguerrirent aux épigrammes. Le vent les
emporta, mes mauvais vers restèrent dans le coeur des jeunes
gens et des femmes, ces précurseurs de toute postérité.
Je vivais loin de la France, j'étudiais mon métier,
j'écrivais encore de temps en temps les impressions de ma vie
en méditations, en harmonies, en poëmes; je n'avais
aucune impatience de célébrité, aucune
susceptibilité d'amour-propre, aucune jalousie d'auteur. Je
n'étais pas auteur, j'étais ce que les modernes
appellent un amateur, ce que les anciens appelaient un curieux
de littérature, comme je suppose qu'Horace, Cicéron,
Scipion, César lui-même, l'étaient de leur temps.
La poésie n'était pas mon métier; c'était
un accident, une aventure heureuse, une bonne fortune dans ma vie.
J'aspirais à tout autre chose, je me destinais à
d'autres travaux. Chanter n'est pas vivre: c'est se délasser
ou se consoler par sa propre voix. Heureux temps! bien des jours et
bien des événements m'en séparent.
Et
aujourd'hui je reçois continuellement des lettres d'inconnus
qui ne cessent de me dire: -Pourquoi ne chantez-vous plus? Nous
écoutons encore.- Ces amis invisibles de mes vers ne se sont
donc jamais rendu compte de la nature de mon faible talent et de la
nature de la poésie elle-même? Ils croient apparemment
que le coeur humain est une lyre toujours montée et toujours
complète, que l'on peut interroger du doigt à chaque
heure de la vie, et dont aucune corde ne se détend, ne
s'assourdit ou ne se brise avec les années et sous les
vicissitudes de l'âme? Cela peut être vrai pour des
poëtes souverains, infatigables, immortels ou toujours rajeunis
par leur génie, comme Homère, Virgile, Racine,
Voltaire, Dante, Pétrarque, Byron, et d'autres que je
nommerais s'ils n'étaient pas mes émules et mes
contemporains. Ces hommes exceptionnels ne sont que pensée,
cette pensée n'est en eux que poésie, leur existence
tout entière n'est qu'un développement continu et
progressif de ce don de l'enthousiasme poétique, que la nature
a allumé en eux en les faisant naître, qu'ils respirent
avec l'air, et qui ne s'évapore qu'avec leur dernier soupir.
Quant à moi, je n'ai pas été doué ainsi.
La poésie ne m'a jamais possédé tout entier. Je
ne lui ai donné dans mon âme et dans ma vie seulement
que la place que l'homme donne au chant dans sa journée: des
moments le matin, des moments le soir, avant et après le
travail sérieux et quotidien. Le rossignol lui-même, ce
chant de la nature incarné dans les bois, ne se fait entendre
qu'à ces deux heures du soleil qui se lève et du soleil
qui se couche, et encore dans une seule saison de l'année. La
vie est la vie, elle n'est pas un hymne de joie ou un hymne de
tristesse perpétuel. L'homme qui chanterait toujours ne serait
pas un homme, ce serait une voix.
L'idéal d'une vie
humaine à toujours été pour moi celui-ci: la
poésie de l'amour et du bonheur au commencement de la vie; le
travail, la guerre, la politique, la philosophie, toute la partie
active qui demande la lutte, la sueur, le sang, le courage, le
dévouement, au milieu; et enfin le soir, quand le jour baisse,
quand le bruit s'éteint, quand les ombres descendent, quand le
repos approche, quand la tâche est faite, une seconde poésie;
mais la poésie religieuse alors, la poésie qui se
détache entièrement de la terre et qui aspire
uniquement à Dieu, comme le chant de l'alouette au-dessus des
nuages. Je ne comprends donc le poëte que sous deux âges
et sous deux formes: à vingt ans, sous la forme d'un beau
jeune homme qui aime, qui rêve, qui pleure en attendant la vie
active; à quatre-vingts ans, sous la forme d'un vieillard qui
se repose de la vie, assis à ses derniers soleils contre le
mur du temple, et qui envoie devant lui au Dieu de son espérance
ses extases de résignation, de confiance et d'adoration, dont
ses longs jours ont fait déborder ses lèvres. Ainsi fut
David, le plus lyrique, le plus pieux et le plus pathétique à
la fois des hommes qui chantèrent leur propre coeur ici-bas.
D'abord une harpe à la main, puis une épée et un
sceptre, puis une lyre sacrée; poëte au printemps de ses
années, guerrier et roi au milieu, prophète à la
fin, voilà l'homme d'inspiration complet! Cette poésie
des derniers jours, pour en être plus grave, n'en est pas moins
céleste: au contraire, elle se purifie et se divinise en
remontant au seul être qui mérite d'être
éternellement contemplé et chanté, l'Être
infini! C'est encore la séve du coeur de l'homme, formée
de larmes, d'amour, de délires, de tristesses ou de voluptés;
mais ce coeur, mûri par les longs soleils de la vie, n'en est
pas moins savoureux: il est comme l'arbre d'encens que j'ai vu dans
les sables de la Judée, dont la séve en vieillissant
devient parfum, et qui passe des jardins, où on le cueillait à
l'ombre, sur l'autel, où on le brûle à la gloire
de Jéhovah.
Une naïve et touchante image de ces deux
natures de poésie et des deux autres natures de sons que rend
l'âme du poëte aux différents âges, me
revient de loin à la mémoire au moment où
j'écris ces lignes.
Quand nous étions enfants, nous
nous amusions quelquefois, mes petites soeurs et moi, à un jeu
que nous appelions la musique des anges. Ce jeu consistait à
plier une baguette d'osier en demi-cercle ou en arc à angle
très-aigu, à en rapprocher les extrémités
par un fil semblable à la corde sur laquelle on ajuste la
flèche, à nouer ensuite des cheveux d'inégale
grandeur aux deux côtés de l'arc, comme sont disposées
les fibres d'une harpe, et à exposer cette petite harpe au
vent. Le vent d'été, qui dort et qui respire
alternativement d'une haleine folle, faisait frissonner le réseau,
et en tirait des sons d'une ténuité presque
imperceptible, comme il en tire des feuilles dentelées des
sapins. Nous prêtions tour à tour l'oreille, et nous
nous imaginions que c'étaient les esprits célestes qui
chantaient. Nous nous servions habituellement, pour ce jeu, des longs
cheveux fins, jeunes, blonds et soyeux coupés aux tresses
pendantes de mes soeurs; mais un jour nous voulûmes éprouver
si les anges joueraient les mêmes mélodies sur des
cordes d'un autre âge, empruntées à un autre
front. Une bonne tante de mon père, qui vivait à la
maison, et dont les cachots de la Terreur avaient blanchi la belle
tête avant l'âge, surveillait nos jeux en travaillant de
l'aiguille, à côté de nous, dans le jardin. Elle
se prêta à notre enfantillage, et coupa avec ses ciseaux
une longue mèche de ses cheveux, qu'elle nous livra. Nous en
fîmes aussitôt une seconde harpe, et, la plaçant à
côté de la première, nous les écoutâmes
toutes deux chanter. Or, soit que les fils fussent mieux tendus, soit
qu'ils fussent d'une nature plus élastique et plus plaintive,
soit que le vent soufflât plus doux et plus fort dans l'une des
petites harpes que dans l'autre, nous trouvâmes que les esprits
de l'air chantaient plus tristement et plus harmonieusement dans les
cheveux blancs que dans les cheveux blonds d'enfants; et, depuis ce
jour, nous importunions souvent notre tante pour qu'elle nous laissât
dépouiller par nos mains son beau front.
Ces deux harpes
dont les cordes rendent des sons différents selon l'âge
de leurs fibres, mais aussi mélodieux à travers le
réseau blanc qu'à travers le réseau blond de ces
cordes vivantes, ces deux harpes ne sont-elles pas l'image puérile,
mais exacte, des deux poésies appropriées aux deux âges
de l'homme? Songe et joie dans la jeunesse; hymne et piété
dans les dernières années? Un salut et un adieu à
l'existence et à la nature, mais un adieu qui est un salut
aussi! un salut plus enthousiaste, plus solennel et plus saint à
la vision de Dieu qui se lève tard, mais qui se lève
plus visible sur l'horizon du soir de la vie humaine!
Je ne sais
pas ce que la Providence me réserve de sort et de jours. Je
suis dans le tourbillon au plus fort du courant du fleuve, dans la
poussière des vagues soulevées par le vent, à ce
milieu de la traversée où l'on ne voit plus le bord de
la vie d'où l'on est parti, où l'on ne voit pas encore
le bord où l'on doit aborder, si on aborde; tout est dans la
main de Celui qui dirige les atomes comme les globes dans leur
rotation, et qui a compté d'avance les palpitations du coeur
du moucheron et de l'homme comme les circonvolutions des soleils.
Tout est bien et tout est béni de ce qu'il aura voulu. Mais
si, après les sueurs, les labeurs, les agitations et les
lassitudes de la journée humaine, la volonté de Dieu me
destinait un long soir, d'inaction, de repos, de sérénité
avant la nuit, je sens que je redeviendrais volontiers à la
fin de mes jours ce que je fus au commencement: un poëte, un
adorateur, un chantre de sa création. Seulement, au lieu de
chanter pour moi-même ou pour les hommes, je chanterai pour
lui; mes hymnes ne contiendraient que le nom éternel et
infini, et mes vers, au lieu d'être des retours sur moi-même,
des plaintes ou des délires personnels, seraient une note
sacrée de ce cantique incessant et universel que toute
créature doit chanter, du coeur ou de la voix, en naissant, en
vivant, en passant, en mourant, devant son Créateur.
LAMARTINE.
2 juillet 1849.
DES
DESTINÉES
DE LA POÉSIE.
L'homme
n'a rien de plus inconnu autour de lui que l'homme même. Les
phénomènes de sa pensée, les lois de la
civilisation, les phases de ses progrès ou de ses décadences,
sont les mystères qu'il a le moins pénétrés.
Il connaît mieux la marche des globes célestes qui
roulent à des millions de lieues de la portée de ses
faibles sens, qu'il ne connaît les routes terrestres par
lesquelles la destinée humaine le conduit à son insu:
il sent qu'il gravit vers quelque chose, mais il ne sait où va
son esprit, il ne peut dire à quel point précis de son
chemin il se trouve. Jeté loin de la vue des rivages sur
l'immensité des mers, le pilote peut prendre hauteur et
marquer avec le compas la ligne du globe qu'il traverse ou qu'il
suit; l'esprit humain ne le peut pas; il n'a rien hors de soi-même
à quoi il puisse mesurer sa marche, et toutes les fois qu'il
dit: -Je suis ici, je vais là, j'avance, je recule, je
m'arrête,- il se trouve qu'il s'est trompé et qu'il a
menti à son histoire, histoire qui n'est écrite que
bien longtemps après qu'il a passé, qui jalonne ses
traces après qu'il les a imprimées sur la terre, mais
qui d'avance ne peut lui tracer son chemin. Dieu seul connaît
le but et la route, l'homme ne sait rien; faux prophète, il
prophétise à tout hasard, et, quand les choses futures
éclosent au rebours de ses prévisions, il n'est plus là
pour recevoir le démenti de la destinée, il est couché
dans sa nuit et dans son silence: il dort son sommeil, et d'autres
générations écrivent sur sa poussière
d'autres rêves aussi vains, aussi fugitifs que les siens!
Religion, politique, philosophie, systèmes, l'homme a prononcé
sur tout, il s'est trompé sur tout; il a cru tout définitif,
et tout s'est modifié; tout immortel, et tout à péri;
tout véritable, et tout a menti! Mais ne parlons que de
poésie.
Je me souviens qu'à mon entrée dans
le monde il n'y avait qu'une voix sur l'irrémédiable
décadence, sur la mort accomplie et déjà froide
de cette mystérieuse faculté de l'esprit humain.
C'était l'époque de l'Empire; c'était l'heure de
l'incarnation de la philosophie matérialiste du dix-huitième
siècle dans le gouvernement et dans les moeurs. Tous ces
hommes géométriques qui seuls avaient alors la parole
et qui nous écrasaient, nous autres jeunes hommes, sous
l'insolente tyrannie de leur triomphe, croyaient avoir desséché
pour toujours en nous ce qu'ils étaient parvenus en effet à
flétrir et à tuer en eux, toute la partie morale,
divine, mélodieuse, de la pensée humaine. Rien ne peut
peindre, à ceux qui ne l'ont pas subie, l'orgueilleuse
stérilité de cette époque. C'était le
sourire satanique d'un génie infernal quand il est parvenu à
dégrader une génération tout entière, à
déraciner tout un enthousiasme national, à tuer une
vertu dans le monde; ces hommes avaient le même sentiment de
triomphante impuissance dans le coeur et sur les lèvres, quand
ils nous disaient: -Amour, philosophie, religion, enthousiasme,
liberté, poésie; néant que tout cela! Calcul et
force, chiffre et sabre, tout est là. Nous ne croyons que ce
qui prouve, nous ne sentons que ce qui touche; la poésie est
morte avec le spiritualisme dont elle était née.- Et
ils disaient vrai, elle était morte dans leurs âmes,
morte dans leurs intelligences, morte en eux et autour d'eux. Par un
sûr et prophétique instinct de leur destinée, ils
tremblaient qu'elle ne ressuscitât dans le monde avec la
liberté; ils en jetaient au vent les moindres racines à
mesure qu'il en germait sous leurs pas, dans leurs écoles,
dans leurs lycées, dans leurs gymnases, surtout dans leurs
noviciats militaires et polytechniques. Tout était organisé
contre cette résurrection du sentiment moral et poétique;
c'était une ligne universelle des études mathématiques
contre la pensée et la poésie. Le chiffre seul était
permis, honoré, protégé, payé. Comme le
chiffre ne raisonne pas, comme c'est un merveilleux instrument passif
de tyrannie qui ne demande jamais à quoi on l'emploie, qui
n'examine nullement si on le fait servir à l'oppression du
genre humain ou à sa délivrance, au meurtre de l'esprit
ou à son émancipation, le chef militaire de cette
époque ne voulait pas d'autre missionnaire, pas d'autre séide,
et ce séide le servait bien. Il n'y avait pas une idée
en Europe qui ne fût foulée sous son talon, pas une
bouche qui ne fût bâillonnée par sa main de plomb.
Depuis ce temps, j'abhorre le chiffre, cette négation de toute
pensée, et il m'est resté contre cette puissance des
mathématiques exclusive et jalouse le même sentiment, la
même horreur qui reste au forçat contre les fers durs et
glacés rivés sur ses membres, et dont il croit éprouver
encore la froide et meurtrissante impression quand il entend le
cliquetis d'une chaîne. Les mathématiques étaient
les chaînes de la pensée humaine. Je respire; elles sont
brisées!
Deux grands génies, que la tyrannie
surveillait d'un oeil inquiet, protestaient seuls contre cet arrêt
de mort de l'âme, de l'intelligence et de la poésie, Mme
de Staël et M. de Chateaubriand. Mme de Staël, génie
mâle dans un corps de femme; esprit tourmenté par la
surabondance de sa force, remuant, passionné, audacieux,
capable de généreuses et soudaines résolutions,
ne pouvant respirer dans cette atmosphère de lâcheté
et de servitude, demandant de l'espace et de l'air autour d'elle,
attirant, comme par un instinct magnétique, tout ce qui
sentait fermenter en soi un sentiment de résistance ou
d'indignation concentrée; à elle seule, conspiration
vivante, aussi capable d'ameuter les hautes intelligences contre
cette tyrannie de la médiocrité régnante, que de
mettre le poignard dans la main des conjurés, ou de se frapper
elle-même pour rendre à son âme la liberté
qu'elle aurait voulu rendre au monde! Créature d'élite
et d'exception, dont la nature n'a pas donné deux épreuves,
réunissant en elle Corinne et Mirabeau! Tribun sublime, au
coeur tendre et expansif de la femme; femme adorable et
miséricordieuse, avec le génie des Gracques et la main
du dernier des Catons! Ne pouvant susciter un généreux
élan dans sa patrie, dont on la repoussait comme on éloigne
l'étincelle d'un édifice de chaume, elle se réfugiait
dans la pensée de l'Angleterre et de l'Allemagne, qui seules
vivaient alors de vie morale, de poésie et de philosophie, et
lançait de là dans le monde ces pages sublimes et
palpitantes que le pilon de la police écrasait, que la douane
de la pensée déchirait à la frontière,
que la tyrannie faisait bafouer par ces grands hommes jurés,
mais dont les lambeaux échappés à leurs mains
flétrissantes venaient nous consoler de notre avilissement
intellectuel, et nous apporter à l'oreille et au coeur ce
souffle lointain de morale, de poésie, de liberté, que
nous ne pouvions respirer sous la coupe pneumatique de l'esclavage et
de la médiocrité.
M. de Chateaubriand, génie
alors plus mélancolique et plus suave, mémoire
harmonieuse et enchantée d'un passé dont nous foulions
les cendres et dont nous retrouvions l'âme en lui; imagination
homérique, jetée au milieu de nos convulsions sociales,
semblable à ces belles colonnes de Palmyre restées
debout et éclatantes, sans brisure et sans tache, sur les
tentes noires et déchirées de Arabes, pour faire
comprendre, admirer et pleurer le monument qui n'est plus! Homme qui
cherchait l'étincelle du feu sacré dans les débris
du sanctuaire, dans les ruines encore fumantes des temples chrétiens,
et qui, séduisant les démolisseurs mêmes par la
pitié, et les indifférents par le génie,
retrouvait des dogmes dans le coeur, et rendait de la foi à
l'imagination! Des mots de liberté et de vertu politique
sonnaient moins souvent et moins haut dans ses pages toutes
poétiques; ce n'était pas le Dante d'une Florence
asservie, c'était le Tasse d'une patrie perdue, d'une famille
de rois proscrits, chantant ses amours trompés, ses autels
renversés, ses tours démolies, ses dieux et ses rois
chassés, les chantant à l'oreille des proscripteurs,
sur les bords mêmes des fleuves de la patrie; mais son âme,
grande et généreuse, donnait aux chants du poëte
quelque chose de l'accent du citoyen. Il remuait toutes les fibres
généreuses de la poitrine, il ennoblissait la pensée,
il ressuscitait l'âme; c'était assez pour tourmenter le
sommeil des geôliers de notre intelligence. Par je ne sais quel
instinct de leur nature, ils pressentaient un vengeur dans cet homme
qui les charmait malgré eux. Ils savaient que tous les nobles
sentiments se touchent et s'engendrent, et que, dans des coeurs où
vibre le sentiment religieux et les pensées mâles et
indépendantes, leur tyrannie aurait à trouver des
juges, et la liberté des complices.
Depuis ces jours, j'ai
aimé ces deux génies précurseurs qui
m'apparurent, qui me consolèrent à mon entrée
dans la vie, Staël et Chateaubriand; ces deux noms remplissent
bien du vide, éclairent bien de l'ombre! Ils furent pour nous
comme deux protestations vivantes contre l'oppression de l'âme
et du coeur, contre le desséchement et l'avilissement du
siècle; ils furent l'aliment de nos toits solitaires, le pain
caché de nos âmes refoulées; ils prirent sur nous
comme un droit de famille, ils furent de notre sang, nous fûmes
du leur, et il est peut d'entre nous qui ne leur doive ce qu'il fut,
ce qu'il est ou ce qu'il sera.
En ce temps-là, je vivais
seul, le coeur débordant de sentiments comprimés, de
poésie trompée, tantôt à Paris, noyé
dans cette foule où l'on ne coudoyait que des courtisans ou
des soldats; tantôt à Rome, où l'on n'entendait
d'autre bruit que celui des pierres qui tombaient une à une
dans le désert de ses rues abandonnées; tantôt à
Naples, où le ciel tiède, la mer bleue, la terre
embaumée, m'enivraient sans m'assoupir, et où une voix
intérieure me disait toujours qu'il y avait quelque chose de
plus vivant, de plus noble, de plus délicieux pour l'âme
que cette vie engourdie des sens et que cette voluptueuse mollesse de
sa musique et de ses amours. Plus souvent je rentrais à la
campagne, pour passer la mélancolique automne dans la maison
solitaire de mon père et de ma mère, dans la paix, dans
le silence, dans la sainteté domestique des douces impressions
du foyer; le jour, courant les forêts; le soir, lisant ce que
je trouvais sur les vieux rayons de ces bibliothèques de
famille.
Job, Homère, Virgile, le Tasse, Milton, Rousseau,
et surtout Ossian et Paul et Virginie, ces livres amis ma
parlaient dans la solitude la langue de mon coeur, une langue
d'harmonie, d'images, de passion; je vivais tantôt avec l'un,
tantôt avec l'autre, ne les changeant que quand je les avais
pour ainsi dire épuisés. Tant que je vivrai, je me
souviendrai de certaines heures de l'été que je passais
couché sur l'herbe dans une clairière des bois, à
l'ombre d'un vieux tronc de pommier sauvage, en lisant la Jérusalem
délivrée, et de tant de soirées d'automne ou
d'hiver passées à errer sur les collines, déjà
couvertes de brouillards et de givre, avec Ossian ou Werther
pour compagnon: tantôt soulevé par l'enthousiasme
intérieur qui me dévorait, courant sur les bruyères
comme porté par un esprit qui empêchait mes pieds de
toucher le sol; tantôt assis sur une roche grisâtre, le
front dans mes mains, écoutant, avec un sentiment qui n'a pas
de nom, le souffle aigu et plaintif des bises d'hiver, ou le roulis
des lourds nuages qui se brisaient sur les angles de la montagne, ou
la voix aérienne de l'alouette, que le vent emportait toute
chantante dans son tourbillon, comme ma pensée, plus forte que
moi, emportait mon âme. Ces impressions étaient-elles
joie ou tristesse, douleur ou souffrance? Je ne pourrais le dire;
elles participaient de tous les sentiments à la fois. C'était
de l'amour et de la religion, des pressentiments de la vie future
délicieux et tristes comme elle, des extases et des
découragements, des horizons de lumière et des abîmes
de ténèbres, de la joie et des larmes, de l'avenir et
du désespoir! C'était la nature parlant par ses mille
voix au coeur encore vierge de l'homme; mais enfin c'était de
la poésie. Cette poésie, j'essayais quelquefois de
l'exprimer dans des vers; mais ces vers, je n'avais personne à
qui les faire entendre; je me les lisais quelques jours à
moi-même; je trouvais, avec étonnement, avec douleur,
qu'ils ne ressemblaient pas à tous ceux que je lisais dans les
recueils ou dans les volumes du jour. Je me disais: -On ne voudra pas
les lire; ils paraîtront étranges, bizarres, insensés;-
et je les brûlais à peine écrits. J'ai anéanti
ainsi des volumes de cette première et vague poésie du
coeur, et j'ai bien fait; car, à cette époque, ils
seraient éclos dans le ridicule, et morts dans le mépris
de tout ce qu'on appelait la littérature. Ce que j'ai écrit
depuis ne valait pas mieux; mais le temps avait changé, la
poésie était revenue en France avec la liberté,
avec la pensée, avec la vie morale que nous rendit la
Restauration. Il semble que le retour des Bourbons et de la liberté
en France donna une inspiration nouvelle, une autre âme à
la littérature opprimée ou endormie de ce temps, et
nous vîmes surgir alors une foule de ces noms célèbres
dans la poésie ou dans la philosophie qui peuplent encore nos
académies, et qui forment le chaînon brillant de la
transition des deux époques. Qui m'aurait dit alors que,
quinze ans plus tard, la poésie inonderait l'âme de
toute la jeunesse française; qu'une foule de talents, d'un
ordre divers et nouveau, auraient surgi de cette terre morte et
froide; que la presse, multipliée à l'infini, ne
suffirait pas à répandre les idées ferventes
d'une armée de jeunes écrivains; que les drames se
heurteraient à la porte de tous les théâtres; que
l'âme lyrique et religieuse d'une génération de
bardes chrétiens inventerait une nouvelle langue pour révéler
des enthousiasmes inconnus; que la liberté, la foi, la
philosophie, la politique, les doctrines les plus antiques comme les
plus neuves, lutteraient, à la face du soleil, de génie,
de gloire, de talents et d'ardeur, et qu'une vaste et sublime mêlée
des intelligences couvrirait la France et le monde du plus beau comme
du plus hardi mouvement intellectuel qu'aucun de nos siècles
eût encore vu? Qui m'eût dit cela alors, je ne l'aurai
pas cru; et cependant cela est. La poésie n'était donc
pas morte dans les âmes, comme on le disait dans ces années
de scepticisme et d'algèbre; et, puisqu'elle n'est pas morte à
cette époque, elle ne meurt jamais.
Tant que l'homme ne
mourra pas lui-même, la plus belle faculté de l'homme
peut-elle mourir? Qu'est-ce, en effet, que la poésie? Comme
tout ce qui est divin en nous, cela ne peut se définir par un
mot ni par mille. C'est l'incarnation de ce que l'homme a de plus
intime dans le coeur et de plus divin dans la pensée, de ce
que la nature visible a de plus magnifique dans les images et de plus
mélodieux dans les sons! C'est à la fois sentiment et
sensation, esprit et matière; et voilà pourquoi c'est
la langue complète, la langue par excellence qui saisit
l'homme par son humanité tout entière, idée pour
l'esprit, sentiment pour l'âme, image pour l'imagination, et
musique pour l'oreille! Voilà pourquoi cette langue, quand
elle est bien parlée, foudroie l'homme comme la foudre et
l'anéantit de conviction intérieure et d'évidence
irréfléchie, ou l'enchante comme un philtre, et le
berce immobile et charmé, comme un enfant dans son berceau,
aux refrains sympathiques de la voix d'une mère! Voilà
pourquoi aussi l'homme ne peut ni produire ni supporter beaucoup de
poésie; c'est que le saisissant tout entier par l'âme et
par les sens, et exaltant à la fois sa double faculté,
la pensée par la pensée, les sens par les sensations,
elle l'épuise, elle l'accable bientôt, comme toute
jouissance trop complète, d'une voluptueuse fatigue, et lui
fait rendre en peu de vers, en peu d'instants, tout ce qu'il y a de
vie intérieure et de force de sentiment dans sa double
organisation. La prose ne s'adresse qu'à l'idée; le
vers parle à l'idée et à la sensation tout à
la fois. Cette langue, toute mystérieuse, tout instinctive
qu'elle soit, ou plutôt par cela même qu'elle est
instinctive et mystérieuse, cette langue ne mourra jamais!
Elle n'est point, comme on n'a cessé de le dire, malgré
les démentis successifs de toutes les époques, elle
n'est pas seulement la langue de l'enfance des peuples, le
balbutiement de l'intelligence humaine; elle est la langue de tous
les âges de l'humanité, naïve et simple au berceau
des nations; conteuse et merveilleuse comme la nourrice au chevet de
l'enfant; amoureuse et pastorale chez les peuples jeunes et pasteurs;
guerrière et épiques chez les hordes guerrières
et conquérantes; mystique, lyrique, prophétique ou
sentencieuse dans les théocraties de l'Égypte ou de la
Judée; grave, philosophique et corruptrice dans les
civilisations avancées de Rome, de Florence ou de Louis XIV;
échevelée et hurlante aux époques de convulsions
et de ruines, comme en 93; neuve, mélancolique, incertaine,
timide et audacieuse tout à la fois aux jours de renaissance
et de reconstruction sociale, comme aujourd'hui! plus tard, à
la vieillesse de peuples, triste, sombre, gémissante et
découragée comme eux, et respirant à la fois
dans ses strophes les pressentiments lugubres, les rêves
fantastiques des dernières catastrophes du monde, et les
fermes et divines espérances d'une résurrection de
l'humanité sous une autre forme: voilà la poésie.
C'est l'homme même, c'est l'instinct de toutes ses époques,
c'est l'écho intérieur de toutes ses impressions
humaines, c'est la voix de l'humanité pensant et sentant,
résumée et modulée par certains hommes plus
hommes que le vulgaire, mens divinior, et qui plane sur ce
bruit tumultueux et confus des générations et dure
après elles, et qui rend témoignage à la
postérité de leurs gémissements ou de leurs
joies, de leurs faits ou de leurs idées. Cette voix ne
s'éteindra jamais dans le monde; car ce n'est pas l'homme qui
l'a inventée. C'est Dieu même qui la lui a donnée,
et c'est le premier cri qui est remonté à lui de
l'humanité! Ce sera aussi le dernier cri que le Créateur
entendra s'élever de son oeuvre quand il la brisera. Sortie de
lui, elle remontera à lui.
Un jour, j'avais planté
ma tente dans un champ rocailleux, où croissaient quelques
troncs d'oliviers noueux et rabougris, sous les murs de Jérusalem,
à quelques centaines de pas de la tour de David, un peu
au-dessus de la fontaine de Siloé, qui coule encore sur les
dalles usées de sa grotte, non loin du tombeau du poëte-roi
qui l'a si souvent chantée. Les hautes et noires terrasses qui
portaient jadis le temple de Salomon s'élevaient à ma
gauche, couronnées par les trois coupoles bleues et par les
colonnettes légères et aériennes de la mosquée
d'Omar, qui plane aujourd'hui sur les ruines de la maison de Jéhovah;
la ville de Jérusalem, que la peste ravageait alors, était
tout inondée des rayons d'un soleil éblouissant
répercutés sur ses mille dômes, sur ses marbres
blancs, sur ses tours de pierre dorées, sur ses murailles
polies par les siècles et par les vents salins du lac
Asphaltite; aucun bruit ne montait de son enceinte muette et morne
comme la couche d'un agonisant; ses larges portes étaient
ouvertes et l'on apercevait de temps en temps le turban blanc et le
manteau rouge du soldat arabe, gardien inutile de ces portes
abandonnées. Rien ne venait, rien ne sortait; le vent du matin
soulevait seul la poudre ondoyante des chemins, et faisait un moment
l'illusion d'une caravane; mais quand la bouffée de vent avait
passé, quand elle était venue mourir en sifflant sur
les créneaux de la tour des Pisans ou sur les trois palmiers
de la maison de Caïphe, la poussière retombait, le désert
apparaissait de nouveau, et le pas d'aucun chameau, d'aucun mulet, ne
retentissait sur les pavés de la route. Seulement, de quart
d'heure en quart d'heure, les deux battants ferrés de toutes
les portes de Jérusalem s'ouvraient, et nous voyions passer
les morts que la peste venait d'achever, et que deux esclaves nus
portaient sur un brancard aux tombes répandues tout autour de
nous. Quelquefois un long cortége de Turcs, d'Arabes,
d'Arméniens, de Juifs, accompagnaient le mort et défilaient
en chantant entre les troncs d'oliviers, puis rentraient à pas
lents et silencieux dans la ville; plus souvent les morts étaient
seuls, et, quand les deux esclaves avaient creusé de quelques
palmes le sable ou la terre de la colline, et couché le
pestiféré dans son dernier lit, ils s'asseyaient sur le
tertre même qu'ils venaient d'élever, se partageaient
les vêtements du mort, et, allumant leurs longues pipes, ils
fumaient en silence et regardaient la fumée de leurs chibouks
monter en légères colonnes bleues, et se perdre
gracieusement dans l'air limpide, vif et transparent, de ces journées
d'automne. A mes pieds, la vallée de Josaphat s'étendait
comme un vaste sépulcre; le Cédron tarit la sillonnait
d'une déchirure blanchâtre, toute semée de gros
cailloux, et les flancs des deux collines qui la cernent étaient
tout blancs de tombes et de turbans sculptés, monument banal
des Osmanlis; un peu sur la droite, la colline des Oliviers
s'affaissait, et laissait, entre les chaînes éparses des
cônes volcaniques des montagnes nues de Jéricho et de
Saint-Saba, l'horizon s'étendre et se prolonger comme une
avenue lumineuse entre des cimes de cyprès inégaux; le
regard s'y jetait de lui-même, attiré par l'éclat
azuré et plombé de la mer Morte, qui luisait au pied
des degrés de ces montagnes, et, derrière, la chaîne
bleue des montagnes de l'Arabie Pétrée bornait
l'horizon. Mais borner n'est pas le mot, car ces montagnes semblaient
transparentes comme le cristal, et l'on voyait ou l'on croyait voir
au delà un horizon vague et indéfini s'étendre
encore, et nager dans les vapeurs ambiantes d'un air teint de pourpre
et de céruse.
C'était l'heure de midi, l'heure où
le muezzin épie le soleil sur la plus haute galerie du
minaret, et chante l'heure et la prière à toutes les
heures; voix vivante, animée, qui sait ce qu'elle dit et ce
qu'elle chante, bien supérieure, à mon avis, à
la voix machinale et sans conscience de la cloche de nos cathédrales.
Mes Arabes avaient donné l'orge dans le sac de poil de chèvre
à mes chevaux attachés çà et là
autour de ma tente; les pieds enchaînés à des
anneaux de fer, ces beaux et doux animaux étaient immobiles,
leur tête penchée et ombragée par leur longue
crinière éparse, leur poil gris luisant et fumant sous
les rayons d'un soleil de plomb. Les hommes s'étaient
rassemblés à l'ombre du plus large des oliviers; ils
avaient étendu sur la terre leur natte de Damas, et ils
fumaient en se contant des histoires du désert, ou en chantant
des vers d'Antar, Antar, ce type de l'Arabe errant, à la fois
pasteur, guerrier et poëte, qui a écrit le désert
tout entier dans ses poésies nationales; épique comme
Homère, plaintif comme Job, amoureux comme Théocrite,
philosophe comme Salomon. Ses vers, qui endorment ou exaltent
l'imagination de l'Arabe autant que la fumée du tombach dans
le narguilé (1), retentissaient en sons gutturaux dans le
groupe animé de mes saïs; et, quand le poëte avait
touché plus juste ou plus fort la corde sensible de ces hommes
sauvages, mais impressionnables, on entendait un léger murmure
de leurs lèvres; ils joignaient leurs mains, les élevaient
au-dessus de leurs oreilles, et, inclinant la tête, ils
s'écriaient tour à tour: Allah! Allah! Allah!
(1) Pipe où la fumée du tabac passe dans l'eau avant d'arriver à la bouche.
A quelques
pas de moi, une jeune femme turque pleurait son mari sur un de ces
petits monuments de pierre blanche dont toutes les collines autour de
Jérusalem sont parsemées; elle paraissait à
peine avoir dix-huit à vingt ans, et je ne vis jamais une si
ravissante image de la douleur. Son profil, que son voile rejeté
en arrière me laissait entrevoir, avait la pureté de
lignes des plus belles têtes du Parthénon; mais en même
temps la mollesse, la suavité et la gracieuse langueur des
femmes de l'Asie, beauté bien plus féminine, bien plus
amoureuse, bien plus fascinante pour le coeur que la beauté
sévère et mâle des statues grecques. Ses cheveux,
d'un blond bronzé et doré comme le cuivre des statues
antiques, couleur très-estimée dans ce pays du soleil,
dont elle est comme un reflet permanent; ses cheveux, détachés
de sa tête, tombaient autour d'elle et balayaient littéralement
le sol; sa poitrine était entièrement découverte,
selon la coutume des femmes de cette partie de l'Arabie, et, quand
elle se baissait pour embrasser la pierre du turban ou pour coller
son oreille à la tombe, ses deux seins nus touchaient la terre
et creusaient leur moule dans la poussière, comme ce moule du
beau sein d'Atala ensevelie, que le sable du sépulcre
dessinait encore, dans l'admirable épopée de M. de
Chateaubriand. Elle avait jonché de toutes sortes de fleurs le
tombeau et la terre alentour; un beau tapis de Damas était
étendu sous ses genoux; sur le tapis il y avait quelques vases
de fleurs et une corbeille pleine de figues et de galettes d'orge,
car cette femme devait passer la journée entière à
pleurer ainsi. Un trou creusé dans la terre, et qui était
censé correspondre à l'oreille du mort, lui servait de
porte-voix vers cet autre monde où dormait celui qu'elle
venait visiter. Elle se penchait de moment en moment vers cette
étroite ouverture; elle y chantait des choses entremêlées
de sanglots, elle y collait ensuite l'oreille comme si elle eût
entendu la réponse, puis elle se remettait à chanter en
pleurant encore! J'essayais de comprendre les paroles qu'elle
murmurait ainsi et qui venaient jusqu'à moi; mais mon drogman
arabe ne put les saisir ou les rendre. Combien je les regrette! que
de secrets de l'amour et de la douleur! que de soupirs animés
de toute la vie de deux âmes arrachées l'une à
l'autre, ces paroles confuses et noyées de larmes devaient
contenir! Oh! si quelque chose pouvait jamais réveiller un
mort, c'étaient de telles paroles murmurées par une
pareille bouche!
A deux pas de cette femme, sous un morceau de
toile noire soutenue par deux roseaux fichés en terre pour
servir de parasol, ses deux petits enfants jouaient avec trois
esclaves noirs d'Abyssinie, accroupies, comme leur maîtresse,
sur le sable que recouvrait un tapis. Ces trois femmes, toutes les
trois jeunes et belles aussi, aux formes sveltes et au profil aquilin
des nègres de l'Abyssinie, étaient groupées dans
des attitudes diverses, comme trois statues tirées d'un seul
bloc. L'une avait un genou en terre et tenait sur l'autre genoux un
des enfants, qui tendait ses bras du côté où
pleurait sa mère; l'autre avait ses deux jambes repliées
sous elle et ses deux mains jointes, comme la Madeleine de Canova,
sus son tablier de toile bleue; la troisième était
debout, un peu penchée sur ses deux compagnes, et, se
balançant à droite et à gauche; berçait
contre son sein à peine dessiné le plus petit des
enfants, qu'elle essayait en vain d'endormir. Quand les sanglots de
la jeune veuve arrivaient jusqu'aux enfants, ceux-ci se prenaient à
pleurer; et les trois esclaves noires, après avoir répondu
par un sanglot à celui de leur maîtresse, se mettaient à
chanter des airs assoupissants et des paroles enfantines de leur
pays, pour apaiser les deux enfants.
C'était un dimanche:
à deux cents pas de moi, derrière les murailles
épaisses et hautes de Jérusalem, j'entendais sortir par
bouffées de la noire coupole du couvent grec, les échos
éloignés et affaiblis de l'office des vêpres. Les
hymnes et les psaumes de David s'élevaient, après trois
mille ans, rapportés, par des voix étrangère et
dans une langue nouvelle, sur ces collines qui les avaient inspirés;
et je voyais sur les terrasses du couvent quelques figures de vieux
moines de Terre sainte aller et venir, leur bréviaire à
la main, et murmurant ces prières murmurées déjà
par tant de siècles dans des langues et dans des rhythmes
divers!
Et moi j'étais là aussi, pour chanter
toutes ces choses, pour étudier les siècles à
leur berceau, pour remonter jusqu'à sa source le cours inconnu
d'une civilisation, d'une religion, pour m'inspirer de l'esprit des
lieux et du sens caché des histoires et des monuments sur ces
bords qui furent le point de départ du monde moderne, et pour
nourrir d'une sagesse plus réelle, et d'une philosophie plus
vraie, la poésie grave et pensée de l'époque
avancée où nous vivons!
Cette scène, jetée
par hasard sous mes yeux et recueillie dans un de mes mille souvenirs
de voyages, me présenta les destinées et les phases
presque complètes de toute poésie: les trois esclaves
noires, berçant les enfants avec les chansons naïves et
sans pensée de leur pays, la poésie pastorale et
instinctive de l'enfance des nations; la jeune veuve turque pleurant
son mari en chantant ses sanglots à la terre, la poésie
élégiaque et passionnée, la poésie du
coeur; les soldats et les moukres arabes récitant des
fragments belliqueux, amoureux et merveilleux d'Antar, la poésie
épique et guerrière des peuples nomades ou conquérants;
les moines grecs chantant les psaumes sur leurs terrasses solitaires,
la poésie sacrée et lyrique des âges
d'enthousiasme et de rénovation religieuse; et moi méditant
sous ma tente, et recueillant des vérités historiques
ou des pensées sur toute la terre, la poésie de
philosophie et de méditation, fille d'une époque où
l'humanité s'étudie et se résume elle-même
jusque dans les chants dont elle amuse ses loisirs.
Voilà
la poésie tout entière dans le passé; mais dans
l'avenir que sera-t-elle?
Un autre jour, deux mois plus tard,
j'avais traversé les sommets du Sannim, couverts de neiges
éternelles, et j'étais redescendu du Liban, couronné
de son diadème de cèdres, dans le désert nu et
stérile d'Héliopolis. A la fin d'une journée de
route pénible et longue, à l'horizon encore éloigné
devant nous, sur les derniers degrés des montagnes noires de
l'Anti-Liban, un groupe immense de ruines jaunes, dorées par
le soleil couchant, se détachaient de l'ombre des montagnes et
répercutaient les rayons du soir. Nos guides nous les
montraient du doigt, et criaient: -Balbek! Balbek!- C'était en
effet la merveille du désert, la fabuleuse Balbek, qui sortait
tout éclatante de son sépulcre inconnu, pour nous
raconter des âges dont l'histoire a perdu la mémoire.
Nous avancions lentement au pas de nos chevaux fatigués, les
yeux attachés sur les murs gigantesques, sur les colonnes
éblouissantes et colossales qui semblaient s'étendre,
grandir, s'allonger, à mesure que nous en approchions; un
profond silence régnait dans toute notre caravane; chacun
aurait craint de perdre une impression de cette scène, en
communiquant celle qu'il venait d'avoir; les Arabes même se
taisaient, et semblaient recevoir aussi une forte et grave pensée
de ce spectacle qui nivelle toutes les pensées. Enfin, nous
touchâmes aux premiers blocs de marbre, aux premiers tronçons
de colonnes, que les tremblements de terre ont secoué jusqu'à
plus d'un mille des monuments mêmes, comme les feuilles sèches
jetées et roulées loin de l'arbre après
l'ouragan. Les profondes et larges carrières qui déchirent,
comme des gorges de vallées, mes flancs noirs de l'Anti-Liban,
ouvraient déjà leurs abîmes sous les pas de nos
chevaux; ces vastes bassins de pierre, dont les parois gardent encore
les traces profondes du ciseau qui les a creusés pour en tirer
d'autres collines de pierre, montraient encore quelques blocs
gigantesques à demi détachés de leur base, et
d'autres entièrement taillés sur leurs quatre faces, et
qui semblent n'attendre que les chars ou les bras de générations
de géants pour les mouvoir. Un seul de ces moellons de
Balbek avait soixante-deux pieds de long sur vingt-quatre pieds de
largeur, et seize pieds d'épaisseur. Un de nos Arabes,
descendant de cheval, se laissa glisser dans la carrière, et,
grimpant sur cette pierre en s'accrochant aux entaillures du ciseau
et aux mousses qui y ont pris racine, il monta sur ce piédestal,
et courut çà et là sur cette plate-forme, en
poussant des cris sauvages; mais le piédestal écrasait
par sa masse l'homme de nos jours; l'homme disparaissait devant son
oeuvre. Il faudrait la force réunie de dix mille hommes de
notre temps pour soulever seulement cette pierre, et les
plates-formes des temples de Balbek en montrent de plus colossales
encore, élevées à vingt-cinq ou trente pieds du
sol, pour porter des colonnades proportionnées à ces
bases!
Nous suivîmes notre route entre le désert à
gauche et les ondulations de l'Anti-Liban à droite, en
longeant quelques petits champs cultivés par les Arabes
pasteurs, et le lit d'un large torrent qui serpente entre les ruines,
et aux abords duquel s'élèvent quelques beaux noyers.
L'acropolis, ou la colline artificielle qui porte tous les grands
monuments d'Héliopolis, nous apparaissait çà et
là entre les rameaux et au-dessus de la tête des grands
arbres; enfin nous la découvrîmes tout entière,
et toute la caravane s'arrêta comme par un instinct électrique.
Aucune plume, aucun pinceau ne pourrait décrire l'impression
que ce seul regard donne à l'oeil et à l'âme;
sous nos pas, dans le lit des torrents, au milieu des champs, autour
de tous les troncs d'arbres, des blocs immenses de granit rouge ou
gris, de porphyre sanguin, de marbre blanc, de pierre jaune aussi
éclatante que le marbre de Paros, tronçons de colonnes,
chapiteaux ciselés, architraves, volutes, corniches,
entablements, piédestaux, membres épars, et qui
semblent palpitants, des statues tombées la face contre terre,
tout cela confus, groupé en monceaux, disséminé
en mille fragments, et ruisselant de toutes parts comme les laves
d'un volcan qui vomirait les débris d'un grand empire! A peine
un sentier pour se glisser à travers ces balayures des arts
qui couvrent toute la terre; et le fer de nos chevaux glissait et se
brisait à chaque pas sur l'acanthe polie des corniches, ou sur
le sein de neige d'un torse de femme: l'eau seule de la rivière
de Balbek se faisant jour parmi ces lits de fragments, et lavant de
son écume murmurante les brisures de ces marbres qui font
obstacle à son cours.
Au delà de ces écumes
de débris qui forment de véritables dunes de marbre, la
colline de Balbek, plate-forme de mille pas de long, de sept cents
pieds de large, toute bâtie de main d'homme, en pierres de
taille dont quelques-unes ont cinquante à soixante pieds de
longueur sur vingt à vingt-deux d'élévation,
mais la plupart de quinze à trente; cette colline de granit
taillé se présentait à nous par son extrémité
orientale, avec ses bases profondes et ses revêtements
incommensurables, où trois morceaux de granit forment cent
quatre-vingts pieds de développement et près de quatre
mille pieds de surface, avec les larges embouchures de ses voûtes
souterraines, où l'eau de la rivière s'engouffrait en
bondissant, où le vent jetait avec l'eau des murmures
semblables aux volées lointaines des grandes cloches de nos
cathédrales. Sur cette immense plate-forme, l'extrémité
des grands temples se montrait à nous, détachée
de l'horizon bleu et rosé, en couleur d'or. Quelques-uns de
ces monuments déserts semblaient intacts, et sortis d'hier des
mains de l'ouvrier; d'autres ne présentaient plus que des
restes encore debout, des colonnes isolées, des pans de
muraille inclinés, et des frontons démantelés;
l'oeil se perdait dans les avenues étincelantes de colonnades
de ces divers temples, et l'horizon trop élevé nous
empêchait de voir où finissait ce peuple de pierre. Les
sept colonnes gigantesques du grand temple, portant encore
majestueusement leur riche et colossal entablement, dominaient toute
cette scène et se perdaient dans le ciel bleu du désert,
comme un autel aérien pour les sacrifices des géants.
Nous ne nous arrêtâmes que quelques minutes pour
reconnaître seulement ce que nous venions visiter à
travers tant de périls et tant de distance; et, sûrs
enfin de posséder pour le lendemain ce spectacle que les rêves
même ne pourraient nous rendre, nous nous remîmes en
marche. Le jour baissait; il fallait trouver un asile, ou sous la
tente, ou sous quelque voûte de ces ruines, pour passer la nuit
et nous reposer d'une marche de quatorze heures. Nous laissâmes
à gauche la montagne de ruines et une vaste plage toute
blanche de débris, et, traversant quelques champs de gazon
brouté par les chèvres et les chameaux, nous nous
dirigeâmes vers une fumée qui s'élevait, à
quelques cent pas de nous, d'un groupe de ruines entremêlées
de masures arabes. Le sol était inégal et montueux, et
retentissait sous les fers de nos chevaux, comme si les souterrains
que nous foulions allaient s'entr'ouvrir sous leurs pas. Nous
arrivâmes à la porte d'une cabane basse et à demi
cachée par des pans de marbre dégradés, et dont
la porte et les étroites fenêtres, sans vitres et sans
volets, étaient construites de débris de marbre et de
porphyre mal collés ensemble avec un peu de ciment. Une petite
ogive de pierre s'élevait d'un ou deux pieds au-dessus de la
plate-forme qui servait de toit à cette masure, et une petite
cloche, semblable à celle que l'on peint sur la grotte des
ermites, y tremblait aux bouffées de vent. C'était le
palais épiscopal de l'évêque arabe de Balbek, qui
surveille dans ce désert un petit troupeau de douze ou quinze
familles chrétiennes de la communion grecque, perdues au
milieu de ces déserts et de la tribu féroce des Arabes
indépendants de Békaa. Jusque-là nous n'avions
vu aucun être vivant que les chacals, qui couraient entre les
colonnes du grand temple, et les petites hirondelles au collier de
soie rose, qui bordaient, comme un ornement d'architecture orientale,
les corniches de la plate-forme. L'évêque, averti par le
bruit de notre caravane, arriva bientôt, et, s'inclinant sur sa
porte, m'offrit l'hospitalité. C'était un beau
vieillard, aux cheveux et à la barbe d'argent, à la
physionomie grave et douce, à la parole noble, suave et
cadencée, tout à fait semblable à l'idée
du prêtre dans le poëme ou dans le roman, et digne en tout
de montrer sa figure de paix, de résignation et de charité,
dans cette scène solennelle de ruines et de méditation.
Il nous fit entrer dans une petite cour intérieure, pavée
aussi d'éclats de statues, de morceaux de mosaïques et de
vases antiques, et, nous livrant sa maison, c'est-à-dire deux
petites chambres basses sans meubles et sans portes, il se retira, et
nous laissa, suivant la coutume orientale; maîtres absolus de
sa demeure. Pendant que nos Arabes plantaient en terre, autour de la
maison, les chevilles de fer pour y attacher par des anneaux les
jambes de nos chevaux, et que d'autres allumaient un feu dans la cour
pour nous préparer le pilau et cuire les galettes d'orge, nous
sortîmes pour jeter un second regard sur les monuments qui nous
environnaient. Les grands temples étaient devant nous comme
des statues sur leur piédestal; le soleil les frappait d'un
dernier rayon, qui se retirait lentement d'une colonne à
l'autre, comme les lueurs d'une lampe que le prêtre emporte au
fond du sanctuaire; les mille ombres des portiques, des piliers, des
colonnades, des autels, se répandaient mouvantes sous la vaste
forêt de pierre, et remplaçaient peu à peu sur
l'acropolis les éclatantes lueurs du marbre et du travertin.
Plus loin, dans la plaine, c'était un océan de ruines
qui ne se perdait qu'à l'horizon; on eût dit des vagues
de pierre brisées contre un écueil, et couvrant une
immense plage de leur blancheur et de leur écume. Rien ne
s'élevait au-dessus de cette mer de débris, et la nuit,
qui tombait des hauteurs déjà grises d'une chaîne
de montagnes, les ensevelissait successivement dans son ombre. Nous
restâmes quelques moments assis, silencieux et pensifs, devant
ce spectacle sans parole, et nous rentrâmes à pas lents
dans la petite cour de l'évêque, éclairée
par le foyer des Arabes.
Assis sur quelques fragments de
corniches et de chapiteaux qui servaient de bancs dans la cour, nous
mangeâmes rapidement le sobre repas du voyageur dans le désert,
et nous restâmes quelque temps à nous entretenir, avant
le sommeil, de ce qui remplissait nos pensées. Le foyer
s'éteignait, mais la lune se levait pleine et éclatante
dans le ciel limpide, et, passant à travers les crénelures
d'un grand mur de pierres blanches et les dentelures d'une fenêtre
en arabesques qui bornaient la cour du côté du désert,
elle éclairait l'enceinte d'une clarté qui
rejaillissait sur toutes les pierres. Le silence et la rêverie
nous gagnèrent; ce que nous pensions à cette heure, à
cette place, si loin du monde vivant, dans ce monde mort, en présence
de tant de témoins muets d'un passé inconnu, mais qui
bouleverse toutes nos petites théories d'histoire et de
philosophie de l'humanité; ce qui se remuait dans nos esprits
et dans nos coeurs, de nos systèmes, de nos idées,
hélas! et peut-être aussi de nos souvenirs et de nos
sentiments individuels, Dieu seul le sait; et nos langues
n'essayaient pas de le dire; elles auraient craint de profaner la
solennité de cette heure, de cet astre, de ces pensées
mêmes: nous nous taisions. Tout à coup, comme une
plainte douce et amoureuse, comme un murmure grave et accentué
par la passion, sortit des ruines derrière ce grand mur percé
d'ogives arabesques, et dont le toit nous avait paru écroulé
sur lui-même; ce murmure vague et confus s'enfla, se prolongea,
s'éleva plus fort et plus haut, et nous distinguâmes un
chant nourri de plusieurs voix en choeur, un chant monotone,
mélancolique et tendre, qui montait, qui baissait, qui
mourait, qui renaissait alternativement et qui se répondait à
lui-même: c'était la prière du soir que l'évêque
arabe faisait, avec son petit troupeau, dans l'enceinte éboulée
de ce qui avait été son église, monceau de
ruines entassées récemment par une tribu d'Arabes
idolâtres. Rien ne nous avait préparés à
cette musique de l'âme, dont chaque note est un sentiment ou un
soupir du coeur humain, dans cette solitude, au fond des déserts,
sortant ainsi des pierres muettes accumulées par les
tremblements de terre, par les barbares et par le temps. Nous fûmes
frappés de saisissement, et nous accompagnâmes des élans
de notre pensée, de notre prière et de toute notre
poésie intérieure, les accents de cette poésie
sainte, jusqu'à ce que les litanies chantées eussent
accompli leur refrain monotone, et que le dernier soupir de ces voix
pieuses se fût assoupi dans le silence accoutumé de ces
vieux débris.
-Voilà, disions-nous en nous levant,
ce que sera sans doute la poésie des derniers âges:
soupir et prière sur les tombeaux, aspiration plaintive vers
un monde qui ne connaîtra ni mort ni ruines.-
Mais j'en vis
une bien plus frappante image quelques mois après dans un
voyage au Liban: je demande encore la permission de la peindre.
Je
redescendais les dernières sommités de ces alpes;
j'étais l'hôte du cheik d'Éden, village arabe
maronite suspendu sous la dent la plus aiguë de ces montagnes,
aux limites de la végétation, et qui n'est habitable
que l'été. Ce noble et respectable vieillard était
venu me chercher avec ses fils et quelques-uns de ses serviteurs
jusqu'aux environs de Tripoli de Syrie, et m'avait reçu dans
son château d'Éden avec la dignité, la grâce
de coeur et l'élégance de manières que l'on
pourrait imaginer dans un des vieux seigneurs de la cour de Louis
XIV. Les arbres entiers brûlaient dans le large foyer; les
moutons, les chevreaux, les cerfs étaient étalés
par piles dans les vastes salles, et les outres séculaires des
vins d'or du Liban, apportées de la cave par ses serviteurs,
coulaient pour nous et pour notre escorte. Après avoir passé
quelques jours à étudier ces belles moeurs homériques,
poétiques comme les lieux mêmes où nous les
retrouvions, le cheik me donna son fils aîné et un
certain nombre de cavaliers arabes pour me conduire aux cèdres
de Salomon; arbres fameux qui consacrent encore la plus haute cime du
Liban, et que l'on vient vénérer depuis des siècles,
comme les derniers témoins de la gloire de Salomon. Je ne les
décrirai point ici; mais, au retour de cette journée
mémorable pour un voyageur, nous nous égarâmes
dans les sinuosités de rochers et dans les nombreuses et
hautes vallées dont ce groupe du Liban est déchiré
de toutes parts, et nous nous trouvâmes tout à coup sur
le bord à pic d'une immense muraille de rochers de quelques
mille pieds de profondeur, qui cernent la Vallée des Saints.
Les parois de ce rempart de granit étaient tellement
perpendiculaires, que les chevreuils même de la montagne
n'auraient pu y trouver un sentier, et que nos Arabes étaient
obligés de se coucher le ventre contre terre et de se pencher
sur l'abîme pour découvrir le fond de la vallée.
Le soleil baissait, nous avions marché bien des heures, et il
nous en aurait fallu plusieurs encore pour retrouver notre sentier
perdu et regagner Éden. Nous descendîmes de cheval, et
nous confiant à un de nos guides, qui connaissait non loin de
là un escalier de roc vif, taillé jadis par les moines
maronites, habitants immémoriaux de cette vallée, nous
suivîmes quelque temps les bords de la corniche, et nous
descendîmes enfin, par ces marches glissantes, sur une
plate-forme détachée du roc, et qui dominait tout cet
horizon.
La vallée s'abaissait d'abord par des pentes
larges et douces du pied des neiges, et des cèdres qui
formaient une tache noire sur ces neiges; là elle se déroulait
sur des pelouses d'un vert jaune et tendre comme celui des hautes
croupes du Jura ou des Alpes, et une multitude de filets d'eau
écumante, sortis çà et là du pied des
neiges fondantes, sillonnaient ces pentes gazonnées, et
venaient se réunir en une seule masse de flots et d'écume
au pied du premier gradin de rochers. Là la vallée
s'enfonçait tout à coup à quatre ou cinq cents
pieds de profondeur, et le torrent se précipitait avec elle,
et, s'étendant sur une large surface, tantôt couvrait le
rocher comme un voile limpide et transparent, tantôt s'en
détachait en voûtes élancées, et, tombant
enfin sur des blocs immenses et aigus de granit arrachés du
sommet, s'y brisait en lambeaux flottants, et retentissait comme un
tonnerre éternel. Le vent de se chute arrivait jusqu'à
nous en emportant comme de légers brouillards la fumée
de l'eau à mille couleurs, la promenait çà et là
sur toute la vallée, ou la suspendait en rosée aux
branches des arbustes et aux aspérités du roc. En se
prolongeant vers le nord, la Vallée des Saints se creusait de
plus en plus et s'élargissait davantage; puis, à
environ deux milles du point où nous étions placés,
deux montagnes nues et couvertes d'ombres se rapprochaient en
s'inclinant l'une vers l'autre, laissant à peine une ouverture
de quelques toises entre leurs deux extrémités, où
la vallée allait se terminer et se perdre avec ses pelouses,
ses vignes hautes, ses peupliers, ses cyprès et son torrent de
lait. Au-dessus des deux monticules qui l'étranglaient ainsi,
on apercevait à l'horizon comme un lac d'un bleu plus sombre
que le ciel: c'était un morceau de la mer de Syrie, encadré
par un golfe fantastique d'autres montagnes du Liban. Ce golfe était
à vingt lieues de nous, mais la transparence de l'air nous le
montrait à nos pieds, et nous distinguions même deux
navires à la voile qui, suspendus entre le bleu du ciel et
celui de la mer, et diminués par la distance, ressemblaient à
deux cygnes planant dans notre horizon. Ce spectacle nous saisit
tellement d'abord, que nous n'arrêtâmes nos regards sur
aucun détail de la vallée; mais quand le premier
éblouissement fut passé, et que notre oeil put percer à
travers la vapeur flottante du soir et des eaux, une scène
d'une autre nature se déroula peu à peu devant nous.
A
chaque détour du torrent où l'écume laissait un
peu de place à la terre, un couvent de moines maronites se
dessinait en pierres d'un brun sanguin sur le gris du rocher, et sa
fumée s'élevait dans les airs entre des cimes de
peupliers et de cyprès. Autour des couvents, de petits champs,
conquis sur le roc ou sur le torrent, semblaient cultivés
comme les parterres les plus soignés de nos maisons de
campagne, et çà et là on apercevait ces
maronites, vêtus de leur capuchon noir, qui rentraient du
travail des champs, les uns avec la bêche sur l'épaule,
les autres conduisant de petits troupeaux de poulains arabes,
quelques-uns tenant le manche de la charrue et piquant leurs boeufs
entre les mûriers. Plusieurs de ces demeures de prières
et de travail étaient suspendues avec leurs chapelles et leurs
ermitages sur les caps avancés des deux immenses chaînes
de montagnes; un certain nombre étaient creusées comme
des grottes de bêtes fauves dans le rocher même. On
n'apercevait que la porte, surmontée d'une ogive vide où
pendait la cloche, et quelques petites terrasses taillées sous
la voûte même du roc, où les moines vieux et
infirmes venaient respirer l'air et voir un peu de soleil, partout où
le pied de l'homme pouvait atteindre. Sur certains rebords des
précipices, l'oeil ne pouvait apercevoir aucun accès;
mais là même un couvent, une croix, une solitude, un
oratoire, un ermitage et quelques figures de solitaires circulant
parmi les roches ou les arbustes, travaillant, lisant ou priant. Un
de ces couvents était une imprimerie arabe pour l'instruction
du peuple maronite, et l'on voyait sur la terrasse une foule de
moines allant et venant, et étendant sur des claies ou sur des
roseaux les feuilles blanches du papier humide. Rien ne peut peindre,
si ce n'est le pinceau, la multitude et le pittoresque de ces
retraites. Chaque pierre semblait avoir enfanté sa cellule,
chaque grotte son ermite; chaque source avait son mouvement et sa
vie, chaque arbre son solitaire sous son ombre. Partout où
l'oeil tombait, il voyait la vallée, la montagne, les
précipices s'abîmer pour ainsi dire sous son regard, et
une scène de vie, de prière, de contemplation, se
détacher de ces masses éternelles, ou s'y mêler
pour les consacrer. Mais bientôt le soleil tomba, les travaux
du jour cessèrent, et toutes les figures noires répandues
dans la vallée rentrèrent dans les grottes ou dans les
monastères. Les cloches sonnèrent de toutes parts
l'heure du recueillement et des offices du soir, les unes avec la
voix forte et vibrante des grands vents sur la mer, les autres avec
les voix légères et argentines des oiseaux dans les
champs de blé, celles-ci plaintives et lointaines comme des
soupirs dans la nuit et dans le désert: toutes ces cloches se
répondaient des deux bords de la vallée, et les mille
échos des grottes et des précipices se les renvoyaient
en murmures confus et répercutés, mêlés
avec le mugissement du torrent, des cèdres, et les mille
chutes sonores des sources et des cascades dont les deux flancs des
monts sont sillonnés. Puis il se fit un moment de silence, et
un nouveau bruit plus doux, plus mélancolique et plus grave,
remplit la vallée: c'était le chant des psaumes, qui,
s'élevant à la fois de chaque monastère, de
chaque église, de chaque oratoire, de chaque cellule des
rochers, se mêlait, se confondait en montant jusqu'à
nous comme un vaste murmure, et ressemblait à une seule et
vaste plainte mélodieuse de la vallée tout entière,
qui venait de prendre une âme et une voix; puis un nuage
d'encens monta de chaque toit, sortit de chaque grotte, et parfuma
cet air que les anges auraient pu respirer. Nous restâmes muets
et enchantés comme ces esprits célestes, quand, planant
pour la première fois sur le globe qu'ils croyaient désert,
ils entendirent monter de ces mêmes bords la première
prière des hommes; nous comprîmes ce que c'était
que la voix de l'homme pour vivifier la nature la plus morte, et ce
que ce serait que la poésie à la fin des temps, quand,
tous les sentiments du coeur humain éteints et absorbés
dans un seul, la poésie ne serait plus ici-bas qu'une
adoration et un hymne!
Mais nous ne sommes pas à ces
temps: le monde est jeune, car la pensée mesure encore une
distance incommensurable entre l'état actuel de l'humanité
et le but qu'elle peut atteindre; la poésie aura d'ici là
de nouvelles, de hautes destinées à remplir.
Elle
ne sera plus lyrique dans le sens où nous prenons ce mot; elle
n'a plus assez de jeunesse, de fraîcheur, de spontanéité
d'impression, pour chanter comme au premier réveil de la
pensée humaine. Elle ne sera plus épique; l'homme a
trop vécu, trop réfléchi pour se laisser amuser,
intéresser par les longs récits de l'épopée,
et l'expérience a détruit sa foi aux merveilles dont le
poëme épique enchantait sa crédulité. Elle
ne sera plus dramatique, parce que la scène de la vie réelle
a, dans nos temps de liberté et d'action politique, un intérêt
plus pressant, plus réel et plus intime que la scène du
théâtre; parce que les classes élevées de
la société ne vont plus au théâtre pour
être émues, mais pour juger; parce que la société
est devenue critique, de naïve qu'elle était. Il n'y a
plus de bonne foi dans ses plaisirs. Le drame va tomber au peuple; il
était du peuple et pour le peuple, il y retourne; il n'y a
plus que la classe populaire qui porte son coeur au théâtre.
Or, le drame populaire, destiné aux classes illettrées,
n'aura pas de longtemps une expression assez noble, assez élégante,
assez élevée pour attirer la classe lettrée; la
classe lettrée abandonnera donc le drame; et quand le drame
populaire aura éleva son parterre jusqu'à la hauteur de
la langue d'élite, cet auditoire le quittera encore, et il lui
faudra sans cesse redescendre pour être senti. Des hommes de
génie tentent, en ce moment même, de faire violence à
cette destinée du drame. Je fais des voeux pour leur triomphe;
et, dans tous les cas, il restera de glorieux monuments de leur
lutte. C'est une question d'aristocratie et de démocratie; le
drame est l'image la plus fidèle de la civilisation.
La
poésie sera de la raison chantée, voilà sa
destinée pour longtemps; elle sera philosophique, religieuse,
politique, sociale, comme les époques que le genre humain va
traverser; elle sera intime surtout, personnelle, méditative
et grave; non plus un jeu de l'esprit, un caprice mélodieux de
la pensée légère et superficielle, mais l'écho
profond, réel, sincère, des plus hautes conceptions de
l'intelligence, des plus mystérieuses impressions de l'âme.
Ce sera l'homme lui-même et non plus on image. Les signes
avant-coureurs de cette transformation de la poésie sont
visibles depuis plus d'un siècle; ils se multiplient de nos
jours. La poésie s'est dépouillée de plus en
plus de sa forme artificielle, elle n'a presque plus de forme
qu'elle-même. A mesure que tout s'est spiritualisé dans
le monde, elle aussi se spiritualise. Elle ne veut plus de mannequin,
elle n'invente plus de machine; car la première chose que fait
maintenant l'esprit du lecteur, c'est de dépouiller le
mannequin, c'est de démonter la machine et de chercher la
poésie seule dans l'oeuvre poétique, et de chercher
aussi l'âme du poëte sous sa poésie. Mais
sera-t-elle morte pour être plus vraie, plus sincère,
plus réelle qu'elle ne le fut jamais? Non sans doute; elle
aura plus de vie, plus d'intensité, plus d'action qu'elle n'en
eut encore! et j'en appelle à ce siècle naissant qui
déborde de tout ce qui est la poésie même, amour,
religion, liberté, et je me demande s'il y eut jamais dans les
époques littéraires un moment aussi remarquable en
talents éclos et en promesses qui éclôront à
leur tour. Je le sais mieux que personne, car j'ai souvent été
le confident inconnu de ces mille voix mystérieuses qui
chantent dans le monde ou dans la solitude, et qui n'ont pas encore
d'écho dans leur renommée. Non, il n'y eut jamais
autant de poëtes et plus de poésie qu'il y en a en France
et en Europe au moment où j'écris ces lignes, au moment
où quelques esprits superficiels ou préoccupés
s'écrient que la poésie a accompli ses destinées,
et prophétisent la décadence de l'humanité. Je
ne vois aucun signe de décadence dans l'intelligence humaine,
aucun symptôme de lassitude ni de vieillesse; je vois des
institutions vieilles qui s'écroulent, mais des générations
rajeunies que le souffle de vie tourmente et pousse en tous sens, et
qui reconstruiront sur des plans inconnus cette oeuvre infini que
Dieu a donnée à faire et à refaire sans cesse à
l'homme, sa propre destinée. Dans cette oeuvre, la poésie
a sa place, quoique Platon voulût l'en bannir. C'est elle qui
plane sur la société et qui la juge, et qui, montrant à
l'homme la vulgarité de son oeuvre, l'appelle sans cesse en
avant, en lui montrant du doigt des utopies, des républiques
imaginaires, des cités de Dieu, et lui souffle au coeur le
courage de les atteindre.
A côté de cette destinée
philosophique, rationnelle, politique, sociale, de la poésie à
venir, elle a une destinée nouvelle à accomplir: elle
doit suivre la pente des institutions et de la presse; elle doit se
faire peuple, et devenir populaire comme la religion, la raison et la
philosophie. La presse commence à pressentir cette oeuvre,
oeuvre immense et puissante, qui, en portant sans cesse à tous
la pensée de tous, abaissera les montagnes, élèvera
les vallées, nivellera les inégalités des
intelligences, et ne laissera bientôt plus d'autre puissance
sur la terre que celle de la raison universelle, qui aura multiplié
sa force par la force de tous. Sublime et incalculable association de
toutes les pensées, dont les résultats ne peuvent être
appréciés que par Celui qui a permis à l'homme
de la concevoir et de la réaliser! La poésie de nos
jours a déjà tenté cette forme, et des talents
d'un ordre élevé se sont abaissés pour tendre la
main au peuple; la poésie s'est faite chanson, pour courir sur
l'aile du refrain dans les camps ou dans les chaumières; elle
y a porté quelques nobles souvenirs, quelques généreuses
inspirations, quelques sentiments de morale sociale; mais cependant,
il faut le déplorer, elle n'a guère popularisé
que des passions, des haines ou des envies. C'est à
populariser des vérités, de l'amour, de la raison, des
sentiments exaltés de religion et d'enthousiasme, que ces
génies populaires doivent consacrer leur puissance à
l'avenir. Cette poésie est à créer; l'époque
la demande, le peuple en a soif; il est plus poëte par l'âme
que nous, car il est plus près de la nature: mais il a besoin
d'un interprète entre cette nature et lui; c'est à nous
de lui en servir, et de lui expliquer, par ses sentiments rendus dans
sa langue, ce que Dieu a mis de bonté, de noblesse, de
générosité, de patriotisme et de piété
enthousiaste dans son coeur. Toutes les époques primitives de
l'humanité ont eu leur poésie ou leur spiritualisme
chanté: la civilisation avancée serait-elle la seule
époque qui fit taire cette voix intime et consolante de
l'humanité? Non sans doute; rien ne meurt dans l'ordre éternel
des choses, tout se transforme: la poésie est l'ange gardien
de l'humanité à tous ses âges.
Il y a un
morceau de poésie nationale dans la Calabre, que j'ai entendu
chanter souvent aux femmes d'Amalfi en revenant de la fontaine. Je
l'ai traduit autrefois en vers, et ces vers me semblent s'appliquer
si bien au sujet que je traite, que je ne puis me refuser à
les insérer ici. C'est une femme qui parle:
Quand,
assise à douze ans à l'angle du verger,
Sous les
citrons en fleur ou les amandiers roses,
Le souffle du printemps
sortait de toutes choses,
Et faisait sur mon cou mes boucles
voltiger,
Une voix me parlait, si douce, au fond de l'âme,
Qu'un frisson de plaisir en courait sur ma peau.
Ce n'était
pas le vent, la cloche, le pipeau,
Ce n'était nulle voix
d'enfant, d'homme ou de femme;
C'était
vous, c'était vous, ô mon Ange gardien,
C'était
vous dont le coeur déjà parlait au mien!
Quand,
plus tard, mon fiancé venait de me quitter,
Après
des soirs d'amour au pied du sycomore,
Quand son dernier baiser
retentissait encore
Au coeur qui sous sa main venait de palpiter,
La même voix tintait longtemps dans mes oreilles,
Et
sortant de mon coeur m'entretenait tout bas.
Ce n'était
pas sa voix, ni le bruit de ses pas,
Ni l'écho des amants
qui chantaient sous les treilles;
C'était
vous, c'était vous, ô mon Ange gardien,
C'était
vous dont le coeur parlait encore au mien!
Quand,
jeune et déjà mère, autour de mon foyer
J'assemblais tous les biens que le ciel nous prodigue,
Qu'à
ma porte un figuier laissait tomber sa figue
Aux mains de mes
garçons qui le faisaient ployer,
Une voix s'élevait
de mon sein tendre et vague.
Ce n'était pas le chant du
coq ou de l'oiseau,
Ni des souffles d'enfants dormant dans leur
berceau,
Ni la voix des pêcheurs qui chantaient sur la
vague;
C'était
vous, c'était vous, ô mon Ange gardien,
C'était
vous dont le coeur chantait avec le mien!
Maintenant
je suis seule, et vieille à cheveux blancs;
Et le long des
buissons abrités de la bise,
Chauffant ma main ridée
au foyer que j'attise,
Je garde les chevreaux et les petits
enfants:
Cependant dans mon sein la voix intérieure
M'entretient, me console et me chante toujours.
Ce n'est plus
cette voix du matin de mes jours,
Ni l'amoureuse voix de celui
que je pleure;
Mais c'est
vous, oui, c'est vous, ô mon Ange gardien,
Vous dont le
coeur me reste et pleure avec le mien!
Ce que ces
femmes de Calabre disaient ainsi de leur ange gardien, l'humanité
peut le dire de la poésie. C'est aussi cette voix intérieure
qui lui parle à tous les âges, qui aime, chante, prie ou
pleure avec elle à toutes les phases de son pèlerinage
séculaire ici-bas.
Maintenant, puisque ceci est une
préface, il faudrait parler du livre et de moi: eh bien, je le
ferai avec une sincérité entière. Le livre n'est
point un livre; ce sont des feuilles détachées et
tombées presque au hasard sur la route inégale de ma
vie, et recueillies par la bienveillance des âmes tendres,
pensives et religieuses. C'est le symbole vague et confus de mes
sentiments et de mes idées, à mesure que les
vicissitudes de l'existence et le spectacle de la nature et de la
société les faisaient surgir dans mon coeur ou les
jetaient dans ma pensée: ces sentiments et ces idées
ont varié avec ma vie même, tantôt sereines et
heureuses comme le matin du coeur, tantôt ardentes et profondes
comme les passions de trente ans, tantôt désespérées
comme la mort et sceptiques comme le silence du sépulcre,
quelquefois rêveuses comme l'espérance, pieuses comme la
foi, enflammées comme cet amour divin qui est l'âme
cachée de toute la nature. Mais quelle qu'ait été,
quelle que puisse être encore la diversité de ces
impressions jetées par la nature dans mon âme, et par
mon âme dans mes vers, le fond en fut toujours un profond
instinct de la Divinité dans toutes choses; une vive évidence,
une intuition plus ou moins éclatante de l'existence et de
l'action de Dieu dans la création matérielle et dans
l'humanité pensante; une conviction ferme et inébranlable
que Dieu était le dernier mot de tout, et que les
philosophies, les religions, les poésies n'étaient que
des manifestations plus ou moins complètes de nos rapports
avec l'Être infini, des échelons plus ou moins sublimes
pour nous rapprocher successivement de Celui qui est! Les
religions sont la poésie de l'âme.
Ces poésies,
auxquelles la soif ardente de cette époque a prêté
souvent un prix, une saveur qu'elles n'avaient pas en elles-mêmes,
sont bien loin de répondre à mes désirs et
d'exprimer ce que j'ai senti; elles sont très-imparfaites,
très-négligées, très-incomplètes,
et je ne pense pas qu'elles vivent bien longtemps dans la mémoire
de ceux dont la poésie est la langue. Je ne me repens pas
cependant de les avoir publiées; elles ont été
une note au moins de ce grand et magnifique concert d'intelligence
que la terre exhale de siècle en siècle vers son
auteur, que le souffle du temps laisse flotter harmonieusement
quelques jours sur l'humanité, et qu'il emporte ensuite où
vont plus ou moins vite toutes les choses mortelles. Elles auront été
le soupir modulé de mon âme en traversant cette vallée
d'exil et de larmes, ma prière chantée au grand Être,
et aussi quelquefois l'hymne de mon enthousiasme, de mon amitié
ou de mon amour pour ce que j'ai vu, connu, admiré ou aimé
de bon et de beau parmi les hommes; un souvenir à toutes les
vies dont j'ai vécu et que j'ai perdues!
La pensée
politique et sociale qui travaille le monde intellectuel, et qui m'a
toujours fortement travaillé moi-même, m'arrache pour
deux ou trois ans tout au plus aux pensées poétiques et
philosophiques, que j'estime à bien plus haut prix que la
politique. La poésie, c'est l'idée; la politique, c'est
le fait: autant l'idée est au-dessus du fait, autant la poésie
est au-dessus de la politique. Mais l'homme ne vit pas seulement
d'idéal; il faut que cet idéal s'incarne et se résume
pour lui dans les institutions sociales; il y a des époques où
ces institutions, qui représentent la pensée de
l'humanité, sont organisées et vivantes: la société
marche alors toute seule, et la pensée peut s'en séparer,
et de son côté vivre seule dans des régions de
son choix; il y en a d'autres où le institutions usées
par les siècles tombent en ruine de toutes parts, et où
chacun doit apporter sa pierre et son ciment pour reconstruire un
abri à l'humanité. Ma conviction est que nous sommes à
une de ces grandes époques de reconstruction, de rénovation
sociale; il ne s'agit pas seulement de savoir si le pouvoir passera
de telles mains royales dans telles mains populaires; si ce sera la
noblesse, le sacerdoce ou la bourgeoisie qui prendront les rênes
des gouvernements nouveaux; si nous nous appellerons empires ou
républiques: il s'agit de plus; il s'agit de décider si
l'idée de morale, de religion, de charité évangélique,
sera substituée à l'idée d'égoïsme
dans la politique; si Dieu, dans son acception la plus pratique,
descendra enfin dans nos lois; si tous les hommes consentiront à
voir enfin dans tous les autres hommes des frères, ou
continueront à y voir des ennemis ou des esclaves. L'idée
est mûre, les temps sont décisifs; un petit nombre
d'intelligences appartenant au hasard à toutes les diverses
dénominations d'opinions politiques portent l'idée
féconde dans leurs têtes et dans leurs coeurs; je suis
du nombre de ceux qui veulent sans violence, mais avec hardiesse et
avec foi, tenter enfin de réaliser cet idéal qui n'a
pas en vain travaillé toutes les têtes au-dessus du
niveau de l'humanité, depuis la tête incommensurable du
Christ jusqu'à celle de Fénelon. Les ignorances, les
timidités des gouvernements, nous servent et nous font place;
elles dégoûtent successivement dans tous les partis les
hommes qui ont de la portée dans le regard et de la générosité
dans le coeur: ces hommes, désenchantés tour à
tour de ces symboles menteurs qui ne les représentent plus,
vont se grouper autour de l'idée seule; et la force des hommes
viendra à eux s'ils comprennent la force de Dieu, et s'ils
sont dignes qu'elle repose sur eux par leur désintéressement
et par leur foi dans l'avenir. C'est pour apporter une conviction,
une parole de plus à ce groupe politique, que je renonce
momentanément à la solitude, seul asile qui reste à
ma pensée souffrante. Dès qu'il sera formé, dès
qu'il aura une place dans la presse et dans les institutions, je
rentrerai dans la vie poétique. Un monde de poésie
roule dans ma tête; je ne désire rien, je n'attends rien
de la vie que des peines et des pertes de plus. Je me coucherais dès
aujourd'hui avec plaisir dans le lit de mon sépulcre; mais
j'ai toujours demandé à Dieu de ne pas mourir sans
avoir révélé à lui, au monde, à
moi-même, une création de cette poésie qui a été
ma seconde vie ici-bas; de laisser après moi un monument
quelconque de ma pensée: ce monument est un poëme; je
l'ai construit et brisé cent fois dans ma tête, et les
vers que j'ai publiés ne sont que des ébauches
mutilées, des fragments brisés de ce poëme de mon
âme. Serai-je plus heureux maintenant que je touche à la
maturité de la vie? Ne laisserai-je ma pensée poétique
que par fragments et par ébauches, ou lui donnerai-je enfin la
forme, la masse et la vie dans un tout qui la coordonne et la résume,
dans une oeuvre qui se tienne debout et qui vive quelques années
après moi? Dieu seul le sait; et, qu'il le l'accorde ou non,
je ne l'en bénirai pas moins. Lui seul sait à quelle
destinée il appelle ses créatures, et, pénible
ou douce, éclatante ou obscure, cette destinée est
toujours parfaite, si elle est acceptée avec résignation
et en inclinant la tête!
Maintenant il ne me reste plus
qu'à remercier toutes les âmes tendres et pieuses de mon
temps, tous mes frères en poésie, qui ont accueilli
avec tant de fraternité et d'indulgence les faibles notes que
j'ai chantées jusqu'ici pour eux. Je ne pense pas qu'aucun
poëte romain ait reçu plus de marques de sympathie, plus
de signes d'intelligence et d'amitié de la jeunesse de son
temps que je n'en ai reçu moi-même; moi, si incomplet,
si inégale, si peu digne de ce nom de poëte: ce sont des
espérances et non des réalités que l'on a
saluées et caressées en moi. La Providence me force à
tromper toutes ces espérances: mais que ceux qui m'ont ainsi
encouragé dans toutes les parties de la France et de l'Europe
sachent combien mon coeur a été sensible à cette
sympathie qui a été ma plus douce récompense,
qui a noué entre nous les liens invisibles d'une amitié
intellectuelle. Ils m'ont rendu bien au delà de ce que je leur
ai donné. Je ne sais quel poëte disait qu'une critique
lui fait cent fois plus de peine que tous les éloges ne
pourraient lui faire de plaisir. Je le plains et je ne le comprends
pas: quant à moi, je puis sans peine oublier toutes les
critiques, fondées ou non, qui m'ont assailli sur ma route, et
d'abord j'ai la conscience d'en avoir mérité beaucoup;
mais fussent-elles toutes injustes et amères, elles auraient
été amplement compensées par cette foule
innombrable de lettres que j'ai reçues de mes amis inconnus.
Une douleur que vos vers ont pu endormir un moment, un enthousiasme
que vous avez allumé le premier dans un jeune coeur jeune et
pur, une prière confuse de l'âme à laquelle vous
avez donné une parole et un accent, un soupir qui a répondu
à un de vos soupirs, une larme d'émotion qui est tombée
à votre voix de la paupière d'une jeune femme, un nom
chéri, symbole de vos affections les plus intimes, et que vous
avez consacré dans une langue moins fragile que la langue
vulgaire, une mémoire de mère, de femme, d'amie,
d'enfant, que vous avez embaumée pour les siècles dans
une strophe de sentiment et de poésie; la moindre de ces
choses saintes consolerait de toutes les critiques, et vaut cent
fois, pour l'âme du poëte, ce que ses faibles vers lui ont
coûté de veilles ou d'amertume!
Paris, 11 février 1834.
ADIEUX
AU COLLÈGE DE BELLEY (1).
Asile
vertueux qui formas mon enfance
A l'amour des humains, à
la crainte des dieux,
Où je sauvai la fleur de ma tendre
innocence,
Reçois mes pleurs et mes adieux.
Trop tôt
je t'abandonne, et ma barque légère,
Ne cédant
qu'à regret aux volontés du sort,
Va se livrer aux
flots d'une mer étrangère,
Sans gouvernail et loin
du bord.
O vous
dont les leçons, les soins et la tendresse
Guidant mes
faibles pas au sentier des vertus,
Aimables sectateurs d'une
aimable sagesse,
Bientôt je ne vous verrai plus!
Non, vous
ne pourrez plus condescendre et sourire
A ces plaisirs si purs,
pleins d'innocents appas;
Sous le poids des chagrins si mon âme
soupire,
Vous ne la consolerez pas!
En butte
aux passions, au fort de la tourmente,
Si leur fougue un instant
m'écartait de vos lois,
Puisse au fond de mon coeur votre
image vivante
Me tenir lieu de votre voix!
Qu'elle
allume en mon coeur un remords salutaire!
Qu'elle fasse couler
les pleurs du repentir!
Et que des passions l'ivresse téméraire
Se calme à votre souvenir!
Et toi,
douce Amitié, viens, reçois mon hommage;
Tu m'as
fait dans tes bras goûter de vrais plaisirs;
Ce dieu tendre
et cruel qui m'attend au passage
Ne fait naître que des
soupirs.
Ah! trop
volage enfant, ne blesse point mon âme
De ces traits
dangereux puisés dans ton carquois!
Je veux que le devoir
puisse approuver ma flamme;
Je ne veux aimer qu'une fois.
Ainsi dans
la vertu ma jeunesse formée
Y trouvera toujours un appui
tout nouveau,
Sur l'océan du monde une route assurée,
Et son espérance au tombeau.
A son
dernier soupir, mon âme défaillante
Bénira
les mortels qui firent mon bonheur;
On entendra redire à
ma bouche mourante
Leurs noms si chéris de mon coeur!
(1) Cette pièce, composée en 1809, intéressera sans doute vivement les admirateurs de M. de Lamartine, comme essai précoce d'une muse qui donnait déjà la promesse si fidèlement tenue de son brillant avenir.
DISCOURS
DE RÉCEPTION
A L'ACADÉMIE FRANÇAISE (1).
(1) M. de Lamartine, élu par l'Académie française à la place vacante par la mort de M. le comte Daru, a pris séance le 1er avril 1830.
MESSIEURS,
Appelé par votre indulgence, bien plus que par mes faibles
titres, à l'honneur dont je viens jouir aujourd'hui, à
voir un nom qui vous emprunte tout et qui vous rend si peu inscrit
parmi les noms du siècle dont vous êtes l'ornement et
l'élite, j'ai tardé longtemps à venir prendre
acte de cette part d'illustration que vous m'avez décernée,
à vous apporter le tribut de ma reconnaissance et de mon
bonheur! Mon bonheur! j'en avais alors! La distinction dont vos
suffrages m'honoraient, cette gloire des lettres dont votre choix est
la récompense ou le présage, cet éclat d'estime
et de bienveillance que répand sur une famille, sur une patrie
tout entière, l'élection d'un de ses enfants; toutes
ces joies de l'esprit, de la famille, étaient doublées
pour moi! Elles se réfléchissaient dans un autre coeur.
Ce temps n'est plus! Aucun des jours d'une longue vie ne peut rendre
à l'homme ce que lui enlève ce jour fatal où
dans les yeux de ses amis il lit ce qu'aucune bouche n'oserait lui
prononcer: -Tu n'as plus de mère!- Toutes les délicieuses
mémoires du passé, toutes les tendres espérances
de l'avenir s'évanouissent à ce mot; il étend
sur sa vie une ombre de mort, un voile de deuil que la gloire
elle-même ne pourrait plus soulever! Ces joies, ces succès,
ces couronnes, qu'en fera-t-il? Il ne peut plus les apporter qu'à
un tombeau!
Ainsi la Providence, qui se voile sous nos joies
comme sous nos douleurs, nous attend avec un arrêt de mort à
l'heure de nos vains triomphes! Et mieux que ces insultes jalouses,
que les anciens mêlaient à leurs honneurs pour en
tempérer l'ivresse, au moment où notre coeur s'élève,
où notre félicité déborde, elle nous
atteint avec un mot qui corrompt tout, qui détruit tout, et
nous dit plus haut: -Tu n'es rien! tu n'es qu'un homme! le jouet de
la mort! le fils de ce qui n'est déjà plus!-
Tandis
que je me préparais à apporter ici, à la mémoire
d'un homme qui m'était inconnu, le tribut de vos funèbres
hommages et de ceux de la France, tandis que je cherchais dans vos
coeurs, dans les souvenirs de son inconsolable famille, des regrets
et des éloges, une source intarissable de larmes s'ouvrait
dans mon propre coeur, et cette douleur que j'avais à peindre,
c'était à moi de la sentir et de l'étouffer!
Pardonnez-moi donc, messieurs, si je réponds si faiblement
à ce que vous aviez le droit d'attendre du successeur de M. le
comte Daru, à ce que demandait de moi la mémoire de cet
homme que de son vivant même on appela l'homme probe! Je parle,
dans ce temple de la parole, une langue qui n'est pas la mienne; je
parle d'une douleur publique, abîmé dans ma propre
douleur: mais je parle d'un homme dont le nom seul est une
illustration pour sa mémoire, et dont la vie se loue elle-même
dans la conscience des hommes de bien!
Poëte, philosophe,
orateur, historien, administrateur, homme d'État, tant de
titres vous étonnent d'abord; tant de titres m'ont étonné
moi-même! Vous cherchez le secret de cette universalité
dans l'homme même? Il est dans son temps: l'histoire de notre
talent est presque toujours celle de notre vie!
Il naquit, il fut
jeté sur la scène du monde à une de ces rares
époques où la société dissoute n'est plus
rien, où l'homme est tout: époques funestes au monde,
glorieuses pour l'individu! temps d'orage qui fortifient le caractère
quand il n'est pas brisé; tempêtes civiles qui élèvent
l'homme quand elles ne l'engloutissent pas! Dans les jours d'ordre et
de règle, la scène pour chacun est étroite, le
sentier tracé, la vie écrite pour ainsi dire d'avance.
Nous naissons dans la classe pour laquelle la fortune nous a marqués;
la société presse ses rangs à droite et à
gauche; il faut suivre ceux qui nous précèdent, poussés
par ceux qui nous suivent dans un lit social déjà
creusé devant nous; nous y marchons d'un pas plus ou moins
ferme, avec la seule distinction de nos forces ou de nos faiblesses
individuelles, nous arrivons au terme; si nous en valons la peine, on
nous nomme, on nous caractérise en deux mots: et voilà
la page de notre vie dans un siècle! Changez le nom, et cette
même page sera l'histoire de cent autres hommes. Mais dans ces
drames désordonnés et sanglants qui se remuent à
la chute ou à la régénération des
empires, quand l'ordre ancien s'est écroulé et que
l'ordre nouveau n'est pas encore enfanté; dans ces sublimes et
affreux interrègnes de la raison et du droit que la pensée
n'ose contempler, et sur lesquels l'histoire même jette un
voile, de peur que l'humanité n'ait à rougir à
son réveil, tout change: la scène est envahie, les
hommes ne sont plus des acteurs, ils sont des hommes; ils s'abordent,
ils se mesurent corps à corps, ils ne se parlent plus la
langue convenue de leurs rôles, ils se parlent la langue
véhémente et spontanée de leurs intérêts,
de leurs nécessités, de leurs passions, de leurs
fureurs! Héroïsme et bassesses, talents, génie,
stupidité même, tout sert; toute arme est bonne; tout a
son règne, son influence, son jour: l'un tombe parce qu'il
porte l'autre; nul n'est à sa place, ou du moins nul n'y
demeure; le même homme, soulevé par l'instabilité
du flot populaire, aborde tour à tour les situations les plus
diverses, les emplois les plus opposés; la fortune se joue des
talents comme des caractères: il faut des harangues pour la
place publique, des plans pour le conseil, des hymnes pour les
triomphes, des lumières pour la législation, des mains
habiles pour ramasser l'or, des mains probes pour le toucher. On
cherche un homme; son mérite le désigne: point
d'excuses! point de refus! le péril n'en accepte pas. On lui
impose au hasard les fardeaux les plus disproportionnés à
ses forces, les plus répugnants à ses goûts; et
si, parmi ces victimes de la faveur populaire, il se rencontre un
homme doué d'autant de vertus que de courage, d'autant
d'activité que de forces, toujours propre au rôle qu'on
lui assigne, si ce rôle n'a rien que d'honorable; toujours
supérieur au fardeau qu'on lui impose, s'il consent à
l'accepter; toujours prêt au dévouement, si la
conscience le commande; l'esprit de cet s'élargit, ses talents
s'élèvent, ses facultés se multiplient, chaque
fardeau lui crée une force, chaque emploie un mérite,
chaque dévouement une vertu; il devient supérieur par
circonstance, universel par nécessité; et, à
l'heure où le pouvoir qui peut seul succéder à
l'anarchie, le despotisme, fort aussi de la nécessité,
se présente et cherche des appuis dans ce que la révolution
a laissé d'intact et de pur, il voit cet homme, il s'en
empare, il l'élève, il se dit: -Ce n'est plus l'homme
de la foule, c'est l'homme de l'ordre, l'homme du pouvoir, l'homme de
la réparation: il est à moi!- Cet homme est M. Daru. Le
secret de son universalité se trouve écrit dans sa
destinée; le secret de ses forces et de son génie vous
sera révélé dans ses fonctions et dans ses
ouvrages.
Né à Montpellier, en 1767, d'une famille
honorable et distinguée, M. Daru reçut une éducation
analogue à sa naissance, et fut destiné à l'état
militaire. La Révolution le surprit jeune encore; elle
apparaissait comme l'aurore d'une régénération
morale et politique: on ignorait alors que les peuples ne se
régénèrent point par des théories, mais
par la vertu ou par la mort, et la hache sanglante des révolutions
n'avait point été pesée dans les calculs de
l'espérance. M. Daru passa sous les drapeaux le temps où
la France s'y réfugiait tout entière; employé au
ministère de la guerre, il en sortit volontairement au 18
fructidor, voulant bien servir son pays dans ses périls; dans
ses passions ou dans ses crimes, jamais! Dix mois de prison lui
firent payer à son prix ce jour de courage et de vertu.
Ordonnateur en chef des armées, secrétaire général
du ministère de la guerre, commissaire pour l'exécution
de la convention de Marengo, déjà son nom s'unissait au
récit de nos victoires; déjà il portait l'ordre,
la lumière et la probité dans cette administration des
armées, jusque-là confuse comme le pillage,
imprévoyante comme le hasard; déjà l'homme dont
le coup d'oeil était un jugement l'avait distingué dans
la foule et avait reconnu en lui cette patience et cette énergie,
qu'avec sa brutalité de génie il comparait au boeuf et
au lion. Bientôt nous le retrouvons tribun: ce mot sonne mal
avec le nom de M. Daru! Il n'avait du tribun que le nom. Sorti de
l'école de l'anarchie, homme d'un esprit ferme et d'un coeur
droit, il comprenait mieux à cette époque le pouvoir
que la liberté; le pouvoir était la nécessité
du moment; et c'est, n'en doutons pas, dans cette horreur de la
licence qu'il faut chercher le principe de son dévouement à
un homme qui fut le pouvoir incarné, parce qu'il fut la
volonté inflexible. Entre la dictature et l'anarchie, M. Daru,
comme la France, n'avait pas à choisir; pour remonter de la
licence à la liberté, les peuples n'ont d'autre chemin
que la tyrannie.
Intendant général de la grande
armée et des pays conquis, secrétaire d'État en
1811, ministre de l'administration de la guerre en 1813, il déploya
partout ce courage d'esprit, cette fertilité de ressources,
cette inflexibilité de devoir, qui le firent toujours admirer,
souvent bénir, et, disons-le, quelquefois redouter des
provinces où il organisait la conquête. Ministère
terrible pour un coeur généreux, que celui de servir
d'organe à la victoire, de demander aux peuples vaincus ou le
salaire de leur liberté ou la rançon de leur défaite!
Le caractère de M. Daru passa par cette rude épreuve
comme par celle du feu, sans en être atteint, et, dans des
fonctions où Rome employait ses plus inexorables proconsuls,
où des nations tremblantes ne s'attendent à rencontrer
que des Verrès, elles reconnurent avec estime, quoique avec
douleur, des mains probes, un esprit élevé, et un coeur
d'honnête homme.
Parmi tant de fonctions diverses où
la pensée a peine à trouver une lacune, comment
l'administrateur trouva-t-il le temps de la philosophie, de
l'histoire, de la poésie? Dans des moments toujours employés;
dans des heures dérobées par minutes, non à ses
devoirs, mais au plaisir, à la nuit, au sommeil; dans une âme
toujours active, pour qui le travail était le repos du
travail.
La traduction d'Horace, des traductions de Cicéron,
un poëme sur Washington, un poëme sur les Alpes, un autre
sur la Fronde, une épître à Delille, la
traduction de Casti, des discours en vers, des discours à
l'Académie, des travaux sur la librairie, sur les
liquidations, l'histoire de Bretagne, l'histoire de Venise; enfin un
poëme sur l'astronomie, qui n'est publié que d'hier, et
qui promet d'éclairer son tombeau du rayon le plus tardif mais
le plus éclatant de sa gloire: tels furent ce qu'un tel homme
appelait ses loisirs. Presque tous ses ouvrages, vous les connaissez,
messieurs! Il aimait à vous apporter les essais de son esprit,
et trouvait dans vos suffrages l'avant-goût de ce jugement du
public qu'il voulait conquérir comme il avait conquis sa
fortune, avec labeur et loyauté. Parmi les discours qu'il
prononça dans cette enceinte, on aime à distinguer
surtout sa réponse au duc Mathieu de Montmorency, ravi sitôt
aux espérances du pays et à la confiance du trône,
et qui vous apportait pour titre l'âme de Fénelon, dont
il avait reçu la mission sacrée. Quoique assis sur des
bancs opposés, M. Daru l'honorait; car toutes les vertus se
comprennent. Dans sa réponse, il lui parla de sa piété
céleste et de son infatigable charité; seul homme en
effet à qui l'on pût parler en face de ses vertus, car
elles n'étaient un secret que pour lui-même. Il n'est
plus! Une voix plus heureuse s'est élevée sur sa tombe,
et a consacré parmi vous cette vie, dont la fin ressembla
moins à une mort qu'au mystique sommeil du juste; mais je n'ai
pu prononcer ce beau nom, ce nom qui retentira à jamais dans
mon coeur comme dans un sanctuaire, sans m'arrêter un instant,
sans saluer au moins d'une larme et d'un respect cette vertu qui
brilla dans nos jours d'orages comme un arc-en-ciel de réconciliation
et de paix, qui ne se mêla aux partis que pour les adoucir, aux
lettres que pour les élever, à la politique que pour
l'ennoblir. Plus heureux ou plus malheureux que la plupart d'entre
vous, j'unis des regrets personnels à ceux de la France et de
l'Europe, les regrets d'une chère et illustre amitié.
Les dernières lignes qu'ait tracées sa main mourante,
ces lignes interrompues par la mort même, m'étaient
adressées; plus qu'à un autre ce souvenir m'appartient:
j'y serai fidèle! Mon titre le plus cher à mes yeux
sera d'avoir été aimé d'un tel homme, et ma plus
douce consolation de m'attacher à sa mémoire et de la
vénérer à jamais.
L'oeuvre de prédilection
de M. Daru était cette traduction d'Horace, commencée
dans les cachots de la Terreur, poursuivie et achevée enfin
dans les camps, dans les palais, à travers toutes les
vicissitudes d'une vie si pleine et si agitée.
Horace
était le poëte de l'époque, comme le Dante semble
le poëte de la nôtre; car chaque époque adopte et
rajeunit tour à tour quelqu'un de ces génies immortels
qui sont toujours aussi des hommes de circonstance; elle s'y
réfléchit elle-même, elle y retrouve sa propre
image, et trahit ainsi la nature par ses prédilections.
L'époque ressemblait à celle d'Auguste; l'Europe
sortait des rudes épreuves d'une révolution qu'elle ne
comprenait pas encore; il fallait détourner les yeux d'un
passé souillé de sang et de boue; ne s'étonner
de rien, nil admirari, ni des changements de maîtres, ni
des changements des rôles, ni des murmures, ni des adulations,
ni des servilités populaires; il fallait glisser sur tout pour
ne rien heurter, ne jeter sur les choses qu'un regard superficiel et
dédaigneux, de peur d'arriver à l'horreur ou au mépris,
et ne prêcher aux hommes que cette sagesse insouciante et
facile, cet épicurisme de la raison qui ne donne point de
remords à la servitude, point d'ombrage à la tyrannie;
qui venge de tout par le léger sourire de l'ironie, amuse
l'indifférence, console la faiblesse, excuse la lâcheté,
et dont le vice s'accommode comme la vertu. Voilà Horace,
l'ami de Brutus, l'ami de Mécène, l'homme qui jette son
bouclier à Philippes, et qui chante la fermeté stoïque,
le justum ac tenacem, entre les délices de Tibur et les
complaisances de Rome. Un tel poëte devait plaire à un
tel moment; le pouvoir inquiet de l'époque devait voir avec
une joie secrète les esprits détournés des
pensées fortes, des résolutions graves, se porter sur
cette philosophie complaisante et molle qui prend le destin en
patience et les hommes en plaisanterie; les tyrans, et les peuples
eux-mêmes, aussi affamés d'adulations que les tyrans,
ont toujours aimé les poëtes de cette école. Ce
n'est pas pour eux que s'ouvrent les cachots de Ferrare, que
s'élèvent les échafauds de Roucher et d'André
Chénier, que Syracuse a des carrières, que Florence a
des exils. Ils chantent, couronnés de grâces
insouciantes, dans les banquets des maîtres du monde ou dans
les saturnales populaires; une sympathie secrète les attache à
toutes les tyrannies: car ces poëtes amollissent les hommes,
pendant que les sophistes les corrompent et que les tyrans les
enchaînent.
Telle ne fut point la pensée de M. Daru
en nous rendant Horace: Horace était l'ami de son âme;
il voulut le rendre l'ami de son siècle, mais il entreprit
l'oeuvre la plus difficile, je dirais presque l'oeuvre la plus
impossible de l'esprit humain. On ne traduit personne:
l'individualité d'une langue et d'un style est aussi
incommunicable que toute autre individualité. La pensée
tout au plus se transvase d'une langue à l'autre; mais la
forme de la pensée, mais sa couleur, mais son harmonie,
s'échappent; et qui peut dire ce que la forme est à la
pensée, ce que la couleur est à l'image? Mais si ce
qu'on prétend traduire n'est pas même une pensée,
si ce n'est qu'une impression fugitive, un rêve inachevé
de l'imagination ou de l'âme du poëte, un son vague et
inarticulé de sa lyre, une grâce nue et insaisissable de
son esprit, que restera-t-il sous la main du traducteur? quelques
mots vides et lourds, pareils à ces monnaies d'un métal
terne et pesant contre lesquelles vous échangez la drachme
d'or resplendissante de son empreinte et de son éclat; et
d'ailleurs, dans la poésie d'un autre âge, il y a
toujours une partie déjà morte, un sens des temps, des
moeurs, des lieux, des cultes, des opinions, que nous n'entendons
plus, et qui ne peut plus nous toucher! Otez à une poésie
sa date, sa foi, son originalité enfin, qu'en restera-t-il? ce
qui reste d'une statue des dieux dont la divinité s'est
retirée, un morceau de marbre plus ou moins bien taillé!
La révolution que le christiannisme a dû produire dans
la poésie, cette révolution dont les progrès
sont sensibles dans le Dante, dans Milton, dans le Tasse, dans
Pétrarque, dans Athalie, a été lente à
agir sur nous: nos coeurs étaient chrétiens, et nos
lèvres étaient païennes: de là froideur et
désaccord entre notre poésie et le coeur humain; mais
cette révolution se manifeste enfin; elle nous détache
d'une muse sans individualité, d'une philosophie sans
espérance et sans règle, d'une mythologie sans foi;
elle nous demande quelque chose de grave et de mystérieux
comme la destinée humaine, d'élevé comme nos
espérances, d'infini comme nos désirs, de sévère
comme nos devoirs, de profond et de tendre comme nos pensées
et nos affections; elle nous demande enfin ce que le père de
toute poésie moderne a si bien défini: Il parlar che
nell' anima si sente! ce langage qui s'entend, qui se parle, qui
retentit dans l'âme humaine, l'écho vivant de nos
sentiments les plus intimes, la mélodie de notre pensée!
La chute d'un empire dont M. Daru avait été une des
colonnes tourna ses regards vers les enseignements de l'histoire. Il
fut tenté de l'écrire: il choisit Venise; le choix seul
était du génie. Venise, avec son berceau caché
dans les lagunes de l'Adriatique, avec ses institutions mystérieuses,
sa liberté tyrannique, ses conquêtes orientales, son
commerce armé, son despotisme électif, ses moeurs
corrompues et son régime inquisitorial, ressemble à un
de ces monuments gothiques, moitié arabes, moitié
chrétiens, qu'elle éleva elle-même, et dont on
admire l'étrange et colossale architecture sans pouvoir en
assigner l'origine et la fin: c'est l'Alhambra de l'histoire, ou
plutôt ce n'est pas une histoire, c'est le roman du moyen âge;
c'est un de ces récits fabuleux de l'Orient, où les
merveilles s'enchaînent aux merveilles dans la bouche des
conteurs arabes, jusqu'à ce que les palais et les temples, les
héros et les pompes, tout disparaisse par le même
enchantement qui les avait évoqués, et tout s'écroule
dans le tombeau silencieux de l'Océan. Ainsi s'est écroulée
cette reine de la mer dans ses propres flots! Venise est à
elle-même son tombeau; tombeau digne d'elle, et qui raconte à
lui seul de puissantes et lamentables destinées. L'étranger
va la chercher dans ses ruines, et chaque pas qui retentit sur ses
pavés, chaque herbe qui croît entre ses débris,
chaque pierre qui tombe de ses palais dans ses canaux à moitié
comblés, réveillent en lui, avec une impression de
terreur mystérieuse, des images de gloire, de volupté
et de néant. M. Daru s'est élevé souvent à
la hauteur de ce sujet: son style a quelque chose de la sincérité
et de la gravité antiques, de cette solennité des
premiers temps, où l'historien exerçait une sorte de
sacerdoce des traditions; cette gravité lui sied; ce n'est pas
une chose légère et plaisante que cet enseignement du
passé pour instruire l'avenir. Nous aimons à retrouver
dans le ton de l'historien quelque chose d'animé comme les
impressions qu'il éveille, de sublime et de triste comme ces
destinées des empires qui sortent du néant pour y
retomber après un peu de poussière et de bruit.
Après
ce monument du moyen âge, M. Daru voulut en élever un à
sa patrie; il écrivit l'histoire de Bretagne; mais ici les
souvenirs et les couleurs manquaient: il en est des provinces comme
des hommes, elles ont leurs destinées indépendantes de
leur importance relative; une lagune de l'Adriatique, un rocher de la
Méditerranée, une montagne de la Judée ou de
l'Attique, éveillent puissamment la sympathie des générations,
tandis que d'immenses et populeuses provinces n'ont que leur nom dans
la mémoire des siècles; c'est la physionomie des
nations comme celle des individus qui les fait saillir dans la foule,
et qui les grave dans nos souvenirs; la gloire, les revers, les
orages politiques impriment cette physionomie aux peuples; ce sont
les rides des nations: la Bretagne n'en avait pas encore; l'on
regrette que le regard de l'historien n'ait pas plongé plus
avant dans les antiquités de la Bretagne; on regrette surtout
que sa plume s'arrête à la page la plus historique de
son récit, à cette page qui semble arrachée à
l'histoire des temps héroïques où la foi du
chrétien se confondait avec la fidélité du
soldat, où des provinces entières se levaient
d'elles-mêmes aux seuls noms de Dieu et du roi, et, ne puisant
leurs forces que dans leur désespoir, renouvelaient dans un
coin de l'Armorique les prodiges de l'antique patriotisme, et
montraient à l'Europe vaincue ou muette que rien n'est plus
invincible qu'un sentiment généreux dans le coeur de
l'homme, qu'il s'appelle dévouement ou liberté; et que,
si la religion ou la royauté ne devaient pas avoir leur
Salamine, elles avaient du moins leurs Thermopyles sur la terre des
Clisson et des Duguesclin!
Ces grands ouvrages furent entremêlés
de compositions moins sévères, de poésies
pleines de sens et de grâce, de rapports qui sont restés
des ouvrages sur de hautes matières d'administration; on y
distingue ces rapports annuels sur les prisons, adressés à
l'héritier du trône, qui ne trouve point d'infortunes
trop abjectes pour le regard d'un roi, point de misères
au-dessous de la charité du chrétien, et qui, comme ses
aïeux au jour de leur sacre, ose toucher du doigt ces plaies
honteuses de l'humanité, pour les soulager ou pour les guérir!
Élevé à la pairie, M. Daru parla à la
chambre avec cette élévation de talent, cette maturité
d'expérience et cette roideur de conviction, fruit d'une
longue et forte éducation politique; le temps et le bienfait
de la Restauration lui avaient appris à tempérer les
doctrines sévères du pouvoir d'un esprit de modération
et de liberté, dont il n'avait pas reçu les
inspirations sous les tentes du conquérant ou sous les
faisceaux du dictateur; il siégeait sur les bancs de
l'opposition, mais d'une opposition pleine de droiture et de loyauté:
nous ne sommes point ici pour juger des opinions; les opinions n'ont
d'autre juge que la conscience et le temps. Comme ces cultes divers
qui ont leurs autels sous un même temple, nous devons les
respecter sans fléchir devant elles, et les comprendre sans
les partager. Personne ne sut mieux que M. Daru distinguer les
affections de l'homme privé des devoirs de l'homme politique.
Ses souvenirs furent de la reconnaissance, et jamais de la faction!
Il apprécia l'immense bienfait d'une restauration qui lui
coûtait un ami, mais qui régénérait
l'Europe. Ce n'est point à nous de réprouver des
sentiments dont nous nous glorifierons nous-mêmes envers la
famille de nos rois, d'avoir deux poids et deux mesures, et de
condamner, dans des hommes comblés de confiance et de grandeur
par un autre homme, des sympathies que nous ne pourrions flétrir
sans flétrir en même temps ce qu'il y a de plus noble et
de plus désintéressé dans le coeur humain: la
mémoire du bienfait, la pitié pour la chute, et
l'innocente fidélité des souvenirs!
Telles étaient,
messieurs, les destinées de M. Daru, encore pleines de
promesses et d'espérances, quand la mort vint clore à
jamais cette vie laborieuse, et lui imposer le repos avant la
fatigue! Ainsi nous passons! ainsi une génération
s'effeuille, pour ainsi dire, devant nous, et tombe homme à
homme dans l'oubli ou dans l'immortalité! Encore quelques noms
illustres, encore quelques éloges éclatants, et celle
dont l'agitation et le bruit ont fatigué le monde et
retentiront dans de longs âges, dormira tout entière
dans le repos et dans le silence. Quand ce moment est arrivé,
quand les passions et les opinions contemporaines sont ensevelies
avec la poussière des générations éteintes;
quand l'amour et la haine, quand le bienfait et l'injure ne
retentissent plus dans les coeurs des hommes nouveaux, alors la
postérité se lève et juge: l'heure est venu pour
cette grande renommée du dix-huitième siècle, de
ce siècle qui, né dans la corruption de la Régence,
grandissant à l'ombre d'un règne qui se trahissait
lui-même, jouant indifféremment avec les armes du
sophisme ou de la raison, sapant les fondements de toutes les
institutions avant de les avoir étayées, s'assoupissait
dans tous les délires de l'espérance, à la voix
de ses poëtes et de ses sages, et se réveillait au bruit
de ses institutions croulantes, aux lueurs de ses incendies, aux cris
de ses victimes et de ses bourreaux. Son nom, que nous cherchons
encore, sera difficile à trouver! De sa naissance à sa
fin, il y a de tout en lui, depuis la pitié jusqu'à
l'horreur, depuis l'admiration jusqu'au mépris! Mais quelle
que soit l'épithète glorieuse ou vengeresse dont les
générations futures le marquent parmi les siècles,
nous pouvons le dire ici, sans crainte d'être démentis
par l'avenir, ce ne fut point un siècle de pensée, ce
fut un siècle d'action! la philosophie moqueuse n'y fit point
un de ces pas immenses qui portent l'intelligence humaine sous un
nouvel horizon; les arts n'y furent point inspirés, car ils ne
regardèrent jamais le ciel, d'où toute inspiration
descend; la poésie y négligea sa lyre, pour n'y saisir
qu'un froid pinceau; elle étouffa sur ses lèvres le
grand nom, le nom de Dieu, qui doit retentir au moins dans l'âme
des poëtes, ces instruments animés du grand concert de la
création! La science seule y grandit, parce que la science vit
de faits et non d'idées; l'éloquence seule y fut forte,
parce que l'éloquence est encore de l'action. La voix de
Mirabeau, un de ces hommes gigantesques qui apparaissent à la
chute des empires, et qui, comme Samson, semblent pouvoir à
leur gré soutenir seuls les colonnes de l'édifice ou
les entraîner dans leur chute. Mais Mirabeau lui-même n'y
serait qu'une renommée vulgaire, s'il n'eût été
le premier des orateurs et des tribuns!
Et nous, qui jugeons les
autres, bientôt on nous jugera nous-mêmes; bientôt
un impartial avenir nous demandera nos titres à cette part de
renommée que nous croyons immense, et qu'il connaîtra
seul; bientôt il fera le redoutable inventaire de nos opinions,
que nous nommons des principes; de nos préventions, que nous
appelons de la justice; de notre bruit, que nous prenons pour de la
gloire. Et déjà nous nous jugeons nous-mêmes;
déjà, invoquant nos préjugés pour
arbitres, nos affections pour juges, nous prononçons, au gré
de nos passions encore brûlantes, l'apothéose ou l'arrêt
d'un siècle dont nous n'avons vu que la sanglante aurore;
siècle de ténèbres pour les uns, siècle
de lumière pour les autres, siècle à controverse
pour tous!
Ne partageons, messieurs, ni ce mépris ni cet
orgueil; ne croyons point que cette vérité, qui
appartient à tous les temps et à tous les hommes, ait
attendu notre heure pour se lever sans nuage sur notre berceau.
N'oublions point que toute vérité est fille d'une
autre, fille du temps, comme ont dit les sages, et que la
civilisation tout entière est suspendue à cette chaîne
de traditions, dont la chaîne d'or qui portait le monde n'était
qu'une éclatante figure. Mais aussi ne nous calomnions pas
nous-mêmes; le jour de la justice se lèvera assez tôt;
assez tôt la postérité dira en pesant nos
mémoires : -Ils furent (ce que nous sommes en effet) les
hommes d'une double époque, dans un siècle de
transition!-
Quant à moi, messieurs, si, atteint
quelquefois de ce dégoût de mon temps, maladie éternelle
de tout ce qui pense, j'étais tenté d'être
injuste envers mon siècle, je jetterais un regard sur les
hommes devant qui s'élève aujourd'hui ma voix; je
contemplerais, dans cette enceinte même, ici, l'Homère
du christianisme, assis non loin de son Platon; là, cet
orateur philosophe, que la pensée et la parole, que la
monarchie et la liberté revendiquent comme leur plus loyal et
leur plus profond interprète. Ici, ce généreux
citoyen qui le premier osa tenter la colère de la tyrannie,
quand tout flattait ou se taisait; homme digne des temps antiques, si
les temps antiques furent ceux de la simplicité, de la vertu,
de la candeur, du génie, du dévouement qui ne se compte
pour rien, et de la gloire qui s'ignore elle-même! Sa parole,
comme un glaive libérateur, trancha ce noeud de servitude qui
enchaînait la France à l'oppression, et retentira
longtemps dans notre histoire comme le premier soupir de restauration
et de liberté sorti du coeur d'un homme de bien, son plus
digne temple et son plus éloquent organe! Ce Pline français,
chez qui le génie n'est que l'oeil de la science, et dont la
vaste et puissante intelligence semble avoir été créée
par la nature pour la surprendre dans ses mystères, comme pour
la décrire dans sa majesté; ce digne chef de notre
premier corps politique, dont la sagesse se confondra dans l'avenir
avec la sagesse de nos législations qu'il a préparées;
ces maîtres de nos deux scènes, les uns, habiles
héritiers de nos chefs-d'oeuvre, qu'ils perpétuent, les
autres, hardis novateurs, cherchant le vrai dans la seule nature et
la lumière dans leur seul génie; ces dignes princes de
l'Église, qui consacrent les lettres de la sainteté de
leur vertu; enfin ce jeune et brillant Quintilien, qui, dans l'ombre
de nos écoles, s'est élevé à lui seul une
tribune retentissante, et dont l'éloquence, dépassant
cette tribune même, s'élève à la hauteur
de tous les sujets, à la rivalité de tous les talents.
Que si, franchissant les bornes de cette enceinte, mon regard se
porte sur la génération qui s'avance, je le dirai,
messieurs, je le dirai avec une intime et puissante conviction,
dussé-je être accusé d'exagérer
l'espérance et de flatter l'avenir, heureux ceux qui viennent
après nous! tout annonce pour eux un grand siècle, une
des époques caractéristiques de l'humanité. Le
fleuve a franchi sa cataracte, le flot s'apaise, le bruit s'éloigne,
l'esprit humain coule dans un lit plus large, il coule libre et fort;
il n'a plus à craindre que sa propre fougue, il ne peut être
souillé que de son propre limon. Une intention droite
l'emporte et le dirige; une soif immense de perfectionnement, de
morale et de vérité, le dévore; un sens nouveau,
un sens salutaire ou terrible, lui a été donné
pour l'assouvir. Ce sens, qui a été révélé
à l'humanité dans sa vieillesse, comme pour la consoler
et la rajeunir, c'est la presse: cette faculté nouvelle, qui
s'ignore, s'épouvante encore d'elle-même; elle jette
dans une civilisation toute faite le même désordre qu'un
sens de plus jetterait d'abord dans l'organisation humaine; mais le
temps, mais ses propres excès, mais l'épreuve seule
infaillible des législations, en régleront l'usage sans
en retrancher le fruits, et, quel que soit le doute effrayant dont
elle travaille encore les plus fermes intelligences, je ne puis
croire que nous devions maudire une puissance de plus accordée
à la pensée de l'homme par une Providence plus
généreuse et plus prévoyante que nous, étouffer
un de ses plus beaux dons, et lui rejeter son bienfait.
Une
jeunesse studieuse et pure s'avance avec gravité dans la vie;
les grands spectacles qui ont frappé ses premiers regards
l'ont mûrie avant l'âge: on dirait qu'un siècle la
sépare des générations qui la précèdent.
Elle sent la dignité de la vocation humaine, vocation relevée
et élargie par les institutions où toutes les libertés
de l'homme ont leur jeu, où toutes ses forces ont leur emploi,
où toutes ses vertus ont leur prix. Les lettres s'imprègnent
de cette moralité des moeurs et de lois. La philosophie,
rougissant d'avoir brigué la mort et revendiqué le
néant, retrouve ses titres dans le spiritualisme, et redevient
divine en reconnaissant son Dieu. Le spiritualisme lui-même
remonte d'un cours insensible vers la philosophie relevée; il
s'incline devant le dogme, mystérieuse expression de vérités
surhumaines, et confesse enfin que, pour être juste comme pour
être vraie, la philosophie ne peut point faire abstraction de
la plus pure et de la plus large émanation de lumière
qui ait été départie à l'homme: le
christianisme! L'histoire s'étend et s'éclaire; elle
écrit l'homme tout entier, elle voit les idées sous les
faits, et suit les progrès du genre humain dans la marche
sourde et lente de la pensée, plus que dans ces journées
sanglantes qui élèvent ou précipitent la fortune
d'un homme sans rien changer au sort de l'humanité. La poésie,
dont une sorte de profanation intellectuelle avait fait si longtemps,
parmi nous, une habile torture de la langue, un jeu stérile de
l'esprit, se souvient de son origine et de sa fin. Elle renaît
fille de l'enthousiasme et de l'inspiration, expression idéale
et mystérieuse de ce que l'âme a de plus éthéré
et de plus inexprimable, sens harmonieux des douleurs ou des voluptés
de l'esprit; après avoir enchanté de ses fables la
jeunesse du genre humain, elle l'élève, sur ses ailes
plus fortes, jusqu'à la vérité aussi poétique
que ses songes, et cherche des images plus neuves pour lui parler
enfin la langue de sa force et de sa virilité. Un souffle
religieux travaille la pensée humaine; mais cette religion
intime et sincère ne s'appuie que sur la conscience et la foi.
Elle ne demande au pouvoir ni des alliances qui l'altèrent, ni
des faveurs qui la corrompent; elle ne demande que ce qu'elle accorde
elle-même, que ce qui fait son essence et sa gloire:
indépendance et conviction. La politique n'est plus cet art
honteux de corrompre ou de tromper pour asservir. Le christianisme
avait jeté aussi en elle un germe divin de moralité,
d'égalité et de vertu, qu'il a fallu des siècles
pour faire éclore. On le voit poindre d'âge en âge,
dans les soupirs des peuples et dans les voeux des bons rois, comme
une pensée vivace du genre humain, toujours combattue, jamais
étouffée; déjà le génie
bienfaisant de Fénelon la révèle au pouvoir,
comme la sainte loi de la charité politique, comme l'évangile
des rois. Elle survit aux rigueurs du despotisme, comme aux
saturnales de l'anarchie; elle triomphe des faibles qui la nient
comme des insensés qui la profanent. La morale, la raison et
la liberté sortent enfin du vague des théories,
essayent des formes, et prennent une vie et un corps dans des
institutions où l'ordre et la liberté se garantissent,
où la monarchie qui les protége grandit à nos
yeux du seul titre que nous revendiquons pour elle, la tutrice des
droits et des progrès du genre humain.
Voilà les
prémisses du siècle qui s'ouvre! s'il n'oublie point
les sanglantes leçons du passé; s'il se souvient de
l'anarchie et de la servitude, ces deux fléaux vengeurs qui
attendent, pour les punir, les fautes des rois ou les excès
des peuples; s'il ne demande point aux institutions humaines plus que
l'imperfection de notre nature ne comporte, il remplira sa glorieuse
destinée; il répondra à ce sentiment sympathique
dont les hommes d'espérance aiment à le saluer dès
aujourd'hui. Ce siècle datera de notre double restauration:
restauration de la liberté par le trône, et du trône
par la liberté. Il portera le nom ou de ce roi législateur
qui consacra les progrès du temps dans la Charte, ou de ce roi
honnête homme, dont la parole est une charte, et qui
maintiendra à sa postérité ce don perpétuel
de sa famille. N'oublions pas que notre avenir est lié
indissolublement à celui de nos rois; qu'on ne peut séparer
l'arbre de la racine sans dessécher les rameaux, et que la
monarchie a tout porté parmi nous, jusqu'aux fruits parfaits
de la liberté. L'histoire nous dit que les peuples se
personnifient, pour ainsi dire, dans certaines races royales, dans
les dynasties qui les représentent, qu'ils déclinent
quand ces races déclinent, qu'ils se relèvent quand
elles se régénèrent, qu'ils périssent
quand elles succombent, et que certaines familles de rois sont comme
des dieux domestiques, qu'on ne pourrait enlever du seuil de nos
ancêtres sans que le foyer lui-même fût ravagé
ou détruit.
Et vous, messieurs, vous ouvrirez
successivement vos rangs au talent, au génie, à la
vertu, à toutes les prééminences de ces époques;
déjà d'illustres et pures renommées vous
attendent; vous n'en laisserez aucune sur le seuil! Sans acception
d'écoles ou de partis, vous vous placerez, comme la vérité,
au-dessus des systèmes. Tous les systèmes sont faux; le
génie seul est vrai, parce que la nature seule est
infaillible. Il fait un pas, et l'abîme est franchi! il marche,
et le mouvement est prouvé! Vous voudrez que ce corps
illustre, comme le prisme dont les nuances diverses forment
l'éclatante harmonie, réunisse toutes les célébrités
contemporaines, et concentre les rayons de cette immortalité
nationale dont vous êtes le foyer et l'emblème; et vous
glorifierez ainsi le roi qui vous protége, le grand homme qui
vous fonda, la France qui se reconnaît et qui s'honore en vous.
PREMIÈRES
MÉDITATIONS POÉTIQUES.
I
L'ISOLEMENT.
Souvent
sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne,
Au
coucher du soleil, tristement je m'assieds;
Je promène au
hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se
déroule à mes pieds.
Ici gronde
le fleuve aux vagues écumantes;
Il serpente, et s'enfonce
en un lointain obscur;
Là, le lac immobile étend
ses eaux dormantes
Où l'étoile du soir se lève
dans l'azur.
Au sommet
de ces monts couronnés de bois sombres,
Le crépuscule
encor jette un dernier rayon;
Et le char vaporeux de la reine des
ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de
l'horizon.
Cependant,
s'élançant de la flèche gothique,
Un son
religieux se répand dans les airs;
Le voyageur s'arrête,
et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de
saints concerts.
Mais à
ces doux tableaux mon âme indifférente
N'éprouve
devant eux ni charme ni transports;
Je contemple la terre ainsi
qu'une âme errante:
Le soleil des vivants n'échauffe
plus les morts.
De colline
en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l'aquilon, de
l'aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l'immense
étendue,
Et je dis: -Nulle part le bonheur ne m'attend.-
Que me
font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets
dont pour moi le charme est envolé?
Fleuves, rochers,
forêts, solitudes si chères,
Un être seul vous
manque, et tout est dépeuplé!
Quand le
tour du soleil ou commence ou s'achève,
D'un oeil
indifférent je le suis dans son cours;
En un ciel sombre
ou pur qu'il se couche ou se lève,
Qu'importe le soleil?
je n'attends rien des jours.
Quand je
pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux
verraient partout le vide et les déserts;
Je ne désire
rien de tout ce qu'il éclaire;
Je ne demande rien à
l'immense univers.
Mais
peut-être au delà des bornes de sa sphère,
Lieux
où le vrai soleil éclaire d'autres cieux,
Si je
pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que
j'ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux!
Là,
je m'enivrerais à la source où j'aspire;
Là,
je retrouverais et l'espoir et l'amour,
Et ce bien idéal
que toute âme désire,
Et qui n'a pas de nom au
terrestre séjour!
Que ne
puis-je, porté sur le char de l'Aurore,
Vague objet de mes
voeux, m'élancer jusqu'à toi!
Sur la terre d'exil
pourquoi resté-je encore?
Il n'est rien de commun entre la
terre et moi.
Quand la
feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s'élève
et l'arrache aux vallons;
Et moi, je suis semblable à la
feuille flétrie:
Emportez-moi comme elle, orageux
aquilons!
Commentaire.
J'écrivis cette première méditation un soir du mois de septembre 1819, au coucher du soleil, sur la montage qui domine la maison de mon père, à Milly. J'étais isolé depuis plusieurs mois dans cette solitude. Je lisais, je rêvais, j'essayais quelquefois d'écrire, sans rencontrer jamais la note juste et vraie qui répondit à l'état de mon âme; puis je déchirais et je jetais au vent les vers que j'avais ébauchés. J'avais perdu l'année précédente, par une mort précoce, la personne que j'avais le plus aimée jusque-là. Mon coeur n'était pas guéri de sa première grande blessure, il ne le fut même jamais. Je puis dire que je vivais en ce temps-là avec les morts plus qu'avec les vivants. Ma conversation habituelle, selon l'expression sacrée, était dans le ciel. On a vu dans Raphaël comment j'avais été attaché et détaché soudainement de mon idolâtrie d'ici-bas.
J'avais emporté ce jour-là sur la montagne un volume de Pétrarque, dont je lisais de temps en temps quelques sonnets. Les premiers vers de ces sonnets me ravissaient en extase dans le monde de mes propres pensées. Les derniers vers me sonnaient mélodieusement à l'oreille, mais faux au coeur. Le sentiment y devient l'esprit. L'esprit a toujours, pour moi, neutralisé le génie. C'est un vent froid qui sèche les larmes sur les yeux. Cependant j'adorais et j'adore encore Pétrarque. L'image de Laure, le paysage de Vaucluse, sa retraite dans les collines euganéennes, dans son petit village que je me figurais semblable à Milly, cette vie d'une seule pensée, ce soupir qui se convertit naturellement en vers, ces vers qui ne portent qu'un nom aux siècles, cet amour mêlé à cette prière, qui font ensemble comme un duo dont une voix se plaint sur la terre, dont l'autre voix répond du ciel; enfin cette mort idéale de Pétrarque la tête sur les pages de son livre, les lèvres collées sur le nom de Laure, comme si sa vie se fût exhalée dans un baiser donné à un rêve! tout cela m'attachait alors et m'attache encore aujourd'hui à Pétrarque. C'est incontestablement pour moi le premier poëte de l'Italie moderne, parce qu'il est à la fois le plus élevé et le plus sensible, le plus pieux et le plus amoureux; il est certainement aussi le plus harmonieux: pourquoi n'est-il pas le plus simple? Mais la simplicité est le chef-d'oeuvre de l'art, et l'art commençait. Les vices de la décadence sont aussi les vices de l'enfance des littératures. Les poésies populaires de la Grèce moderne, de l'Arabie et de la Perse, sont pleines d'afféterie et de jeux de mots. Les peuples enfants aiment ce qui brille avant d'aimer ce qui luit; il en est pour eux des poésies comme des couleurs: l'écarlate et la pourpre leur plaisent dans les vêtements avant les couleurs modérées dont se revêtent les peuples plus avancés en civilisation et en vrai goût.
Je rentrai à la nuit tombante, mes vers dans la mémoire, et me les redisant à moi-même avec une douce prédilection. J'étais comme le musicien qui a trouvé un motif, et qui se le chante tout bas avant de le confier à l'instrument. L'instrument pour moi, c'était l'impression. Je brûlais d'essayer l'effet du timbre de ces vers sur le coeur de quelques hommes sensibles. Quant au public, je n'y songeais pas, ou je n'en espérais rien. Il s'était trop endurci le sentiment, le goût et l'oreille aux vers techniques de Delille, d'Esménard et de toute l'école classique de l'Empire, pour trouver du charme à des effusions de l'âme, qui ne ressemblaient à rien, selon l'expression de M. D*** à Raphaël.
Je résolus de tenter le hasard, et de les faire imprimer à vingt exemplaires sur beau papier, en beau caractère, par les soins du grand artiste en typographie, de l'Elzevir moderne, M. Didot. Je les envoyai à un de mes amis à Paris: il me les renvoya imprimés. Je fus aussi ravi en me lisant pour la première fois, magnifiquement reproduit sur papier vélin, que si j'avais vu dans un miroir magique l'image de mon âme. Je donnai mes vingt exemplaires à mes amis: ils trouvèrent les vers harmonieux et mélancoliques; ils me présagèrent l'étonnement d'abord, puis après l'émotion du public. Mais j'avais moins de confiance qu'eux dans le goût dépravé, ou plutôt racorni, du temps. Je me contentai de ce public composé de quelques coeurs à l'unisson du mien, et je ne pensai plus à la publicité.
Ce ne fut que longtemps après, qu'en feuilletant un jour mon volume de Pétrarque, je retrouvai ces vers, intitulés: Méditation, et que je les recueillis par droit de primogéniture pour en faire la première pièce de mon recueil. Ce souvenir me les a rendus toujours chers depuis, parce qu'ils étaient tombés de ma plume comme une goutte de la rosée du soir sur la colline de mon berceau, et comme une larme sonore de mon coeur sur la page de Pétrarque, où je ne voulais pas écrire, mais pleurer.
II
L'HOMME.
A LORD BYRON.
Toi, dont
le monde encore ignore le vrai nom,
Esprit mystérieux,
mortel, ange, ou démon,
Qui que tu sois, Byron, bon ou
fatal génie,
J'aime de tes concerts la sauvage harmonie,
Comme j'aime le bruit de la foudre et des vents
Se mêlant
dans l'orage à la voix des torrents!
La nuit est ton
séjour, l'horreur est ton domaine:
L'aigle, roi des
déserts, dédaigne ainsi la plaine;
Il ne veut,
comme toi, que des rocs escarpés
Que l'hiver a blanchis,
que la foudre a frappés,
Des rivages couverts des débris
du naufrage,
Ou des champs tout noircis des restes de carnage:
Et, tandis que l'oiseau qui chante ses douleurs
Bâtit
au bord des eaux son nid parmi les fleurs,
Lui des sommets
d'Athos franchit l'horrible cime,
Suspend aux flancs des monts
sont aire sur l'abîme,
Et là, seul, entouré
de membres palpitants,
De rochers d'un sang noir sans cesse
dégouttants,
Trouvant sa volupté dans les cris de
sa proie,
Bercé par la tempête, il s'endort dans la
joie.
Et toi,
Byron, semblable à ce brigand des airs,
Les cris du
désespoir sont tes plus doux concerts.
Le mal est ton
spectacle, et l'homme est ta victime.
Ton oeil, comme Satan, a
mesuré l'abîme,
Et ton âme, y plongeant loin
du jour et de Dieu,
A dit à l'espérance un éternel
adieu!
Comme lui maintenant, régnant dans les ténèbres,
Ton génie invincible éclate en chants funèbres;
Il triomphe, et ta voix, sur un mode infernal,
Chante l'hymne
de gloire au sombre dieu du mal.
Mais que sert de lutter contre
sa destinée?
Que peut contre le sort la raison mutinée?
Elle n'a, comme l'oeil, qu'un étroit horizon.
Ne porte
pas plus loin tes yeux ni ta raison:
Hors de là tout nous
fuit, tout s'éteint, tout s'efface;
Dans ce cercle borné
Dieu t'a marqué ta place:
Comment? pourquoi? qui sait? De
ses puissantes mains
Il a laissé tomber le monde et les
humains,
Comme il a dans nos champs répandu la poussière,
Ou semé dans les airs la vie et la lumière;
Il
le sait, il suffit: l'univers est à lui,
Et nous n'avons à
nous que le jour d'aujourd'hui!
Notre crime est d'être
homme et de vouloir connaître:
Ignorer et servir, c'est la
loi de notre être.
Byron, ce mot est dur: longtemps j'en ai
douté;
Mais pourquoi reculer devant la vérité?
Ton titre devant Dieu, c'est d'être son ouvrage,
De
sentir, d'adorer ton divin esclavage;
Dans l'ordre universel,
faible atome emporté,
D'unir à ses desseins ta
libre volonté,
D'avoir été conçu par
son intelligence,
De le glorifier par ta seule existence:
Voilà,
voilà ton sort. Ah! loin de l'accuser,
Baise plutôt
le joug que tu voudrais briser;
Descends du rang des dieux
qu'usurpait ton audace;
Tout est bien, tout est bon, tout est
grand à sa place;
Aux regards de Celui qui fit l'immensité
L'insecte vaut un monde: ils ont autant coûté!
Mais cette
loi, dis-tu, révolte ta justice;
Elle n'est à tes
yeux qu'un bizarre caprice,
Un piége où la raison
trébuche à chaque pas.
Confessons-la, Byron, et ne
la jugeons pas.
Comme toi, ma raison en ténèbres
abonde,
Et ce n'est pas à moi de t'expliquer le monde.
Que celui qui l'a fait t'explique l'univers:
Plus je sonde
l'abîme, hélas! plus je m'y perds.
Ici-bas, la
douleur à la douleur s'enchaîne,
Le jour succède
au jour, et la peine à la peine.
Borné dans sa
nature, infini dans ses voeux,
L'homme est un dieu tombé
qui se souvient des cieux:
Soit que, déshérité
de son antique gloire,
De ses destins perdus il garde la mémoire;
Soit que de ses désirs l'immense profondeur
Lui
présage de loin sa future grandeur.
Imparfait ou déchu,
l'homme est le grand mystère.
Dans la prison des sens,
enchaîné sur la terre,
Esclave, il sent un coeur né
pour la liberté;
Malheureux, il aspire à la
félicité;
Il veut sonder le monde, et son oeil est
débile;
Il veut aimer toujours: ce qu'il aime est fragile!
Tout mortel est semblable à l'exilé d'Éden:
Lorsque Dieu l'eut banni du céleste jardin,
Mesurant
d'un regard les fatales limites,
Il s'assit en pleurant aux
portes interdites.
Il entendit de loin dans le divin séjour
L'harmonieux soupir de l'éternel amour,
Les accents du
bonheur, les saints concerts des anges
Qui, dans le sein de Dieu,
célébraient ses louanges;
Et, s'arrachant du ciel
dans un pénible effort,
Son oeil avec effroi retomba sur
son sort.
Malheur à
qui du fond de l'exil de la vie
Entendit ces concerts d'un monde
qu'il envie!
Du nectar idéal sitôt qu'elle a goûté,
La nature répugne à la réalité;
Dans
le sein du possible en songe elle s'élance;
Le réel
est étroit, le possible est immense;
L'âme avec ses
désirs s'y bâtit un séjour
Où l'on
puise à jamais la science et l'amour;
Où, dans des
océans de beauté, de lumière,
L'homme,
altéré toujours, toujours se désaltère,
Et de songes si beaux enivrant son sommeil,
Ne se reconnaît
plus au moment du réveil.
Hélas!
tel fut ton sort, telle est ma destinée.
J'ai vidé
comme toi la coupe empoisonnée;
Mes yeux, comme les tiens,
sans voir se sont ouverts:
J'ai cherché vainement le mot
de l'univers,
J'ai demandé sa cause à toute la
nature,
J'ai demandé sa fin à toute créature;
Dans l'abîme sans fond mon regard a plongé;
De
l'atome au soleil j'ai tout interrogé,
J'ai devancé
les temps, j'ai remonté les âges:
Tantôt,
passant les mers pour écouter les sages:
Mais le monde à
l'orgueil est un livre fermé!
Tantôt, pour deviner
le monde inanimé,
Fuyant avec mon âme au sein de la
nature,
J'ai cru trouver un sens à cette langue obscure.
J'étudiai la loi par qui roulent les cieux;
Dans leurs
brillants déserts Newton guida mes yeux;
Des empires
détruits je méditai la cendre;
Dans ces sacrés
tombeaux Rome m'a vu descendre;
Des mânes les plus saints
troublant le froid repos,
J'ai pesé dans mes mains la
cendre des héros:
J'allais redemander à leur vaine
poussière
Cette immortalité que tout mortel espère.
Que dis-je? suspendu sur le lit des mourants,
Mes regards la
cherchaient dans des yeux expirants;
Sur ces sommets noircis par
d'éternels nuages,
Sur ces flots sillonnés par
d'éternels orages,
J'appelais, je bravais le choc des
éléments.
Semblable à la sibylle en ses
emportements,
J'ai cru que la nature, en ces rares spectacles,
Laissait tomber pour nous quelqu'un de ses oracles:
J'aimais
à m'enfoncer dans ces sombres horreurs.
Mais en vain dans
son calme, en vain dans ses fureurs,
Cherchant ce grand secret
sans pouvoir le surprendre,
J'ai vu partout un Dieu sans jamais
le comprendre!
J'ai vu le bien, le mal, sans choix et sans
desseins,
Tomber comme au hasard, échappés de son
sein;
J'ai vu partout le mal où le mieux pouvait être,
Et je l'ai blasphémé, ne pouvant le connaître:
Et ma voix, se brisant contre ce ciel d'airain,
N'a pas même
eu l'honneur d'irriter le destin.
Mais un
jour que, plongé dans ma propre infortune,
J'avais lassé
le ciel d'une plainte importune,
Une clarté d'en haut dans
mon sein descendit,
Me tenta de bénir ce que j'avait
maudit;
Et, cédant sans combattre au souffle qui
m'inspire,
L'hymne de la raison s'élança dans ma
lyre.
-Gloire à
toi dans les temps et dans l'éternité,
Éternelle
raison, suprême volonté!
Toi dont l'immensité
reconnaît la présence,
Toi dont chaque matin annonce
l'existence!
Ton souffle créateur s'est abaissé sur
moi;
Celui qui n'était pas a paru devant toi!
J'ai
reconnu ta voix avant de me reconnaître,
Je me suis élancé
jusqu'aux portes de l'Être:
Me voici! le néant te
salue en naissant;
Me voici! mais que suis-je? un atome pensant.
Qui peut entre nous deux mesurer la distance?
Moi, qui
respire en toi ma rapide existence,
A l'insu de moi-même, à
ton gré façonné,
Que me dois-tu, Seigneur,
quand je ne suis pas né?
Rien avant, rien après:
gloire à la fin suprême!
Qui tira tout de toi se
doit tout à soi-même.
Jouis, grand artisan, de
l'oeuvre de tes mains:
Je suis pour accomplir tes ordres
souverains;
Dispose, ordonne, agis; dans les temps, dans
l'espace,
Marque-moi pour ta gloire et mon jour et ma place:
Mon
être, sans se plaindre et sans t'interroger,
De soi-même,
en silence, accourra s'y ranger.
Comme ces globes d'or qui dans
les champs du vide
Suivent avec amour ton ombre qui les guide,
Noyé dans la lumière ou perdu dans la nuit,
Je
marcherai comme eux où ton doigt me conduit:
Soit que,
choisi par toi pour éclairer les mondes,
Réfléchissant
sur eux les feux dont tu m'inondes,
Je m'élance entouré
d'esclaves radieux,
Et franchisse d'un pas tout l'abîme des
cieux;
Soit que, me reléguant loin, bien loin de ta vue,
Tu ne fasses de moi, créature inconnue,
Qu'un atome
oublié sur les bords du néant,
Ou qu'un grain de
poussière emporté par le vent,
Glorieux de mon
sort, puisqu'il est ton ouvrage,
J'irai, j'irai partout te rendre
un même hommage,
Et, d'un égal amour accomplissant
ta loi,
Jusqu'aux bords du néant murmurer: -Gloire à
toi!-
-Ni si
haut, ni si bas! simple enfant de la terre,
Mon sort est un
problème, et ma fin un mystère;
Je ressemble,
Seigneur, au globe de la nuit,
Qui, dans la route obscure où
ton doigt le conduit,
Réfléchit d'un côté
les clartés éternelles,
Et de l'autre est plongé
dans les ombres mortelles.
L'homme est le point fatal où
les deux infinis
Par la toute-puissance ont été
réunis.
A tout autre degré, moins malheureux
peut-être,
J'eusse été... Mais je suis ce que
je devais être;
J'adore sans la voir ta suprême
raison:
Gloire à toi qui m'a fait! ce que tu fais est bon.
Cependant, accablé sous le poids de ma chaîne,
Du
néant au tombeau l'adversité m'entraîne;
Je
marche dans la nuit par un chemin mauvais,
Ignorant d'où
je viens, incertain où je vais,
Et je rappelle en vain ma
jeunesse écoulée,
Comme l'eau du torrent dans sa
course troublée.
Gloire à toi! le malheur en
naissant m'a choisi;
Comme un jouet vivant ta droite m'a saisi;
J'ai mangé dans le pleurs le pain de ma misère,
Et
tu m'as abreuvé des eaux de ta colère.
Gloire à
toi! J'ai crié, tu n'as pas répondu:
J'ai jeté
sur la terre un regard confondu;
J'ai cherché dans le ciel
le jour de ta justice;
Il s'est levé, Seigneur, et c'est
pour mon supplice.
Gloire à toi! L'innocence est coupable
à tes yeux:
Un seul être, du moins, me restait sous
les cieux;
Toi-même de nos jours avais mêlé la
trame,
Sa vie était ma vie, et son âme mon âme;
Comme un fruit encor vert du rameau détaché,
Je
l'ai vu de mon sein avant l'âge arraché!
Ce coup,
que tu voulais me rendre plus terrible,
La frappa lentement pour
m'être plus sensible:
Dans ses traits expirants, où
je lisais mon sort,
J'ai vu lutter ensemble et l'amour et la
mort;
J'ai vu dans ses regards la flamme de la vie,
Sous la
main du trépas par degrés assoupie,
Se ranimer
encore au souffle de l'amour.
Je disais chaque jour: -Soleil,
encore un jour!-
Semblable au criminel qui, plongé dans
les ombres,
Et descendu vivant dans les demeures sombres,
Près
du dernier flambeau qui doive l'éclairer,
Se penche sur sa
lampe et la voit expirer,
Je voulais retenir l'âme qui
s'évapore;
Dans son dernier regard je la cherchais encore!
Ce soupir, ô mon Dieu! dans ton sein s'exhala:
Hors du
monde avec lui mon espoir s'envola!
Pardonne au désespoir
un moment de blasphème,
J'osai... Je me repens: gloire au
maître suprême!
Il fit l'eau pour couler, l'aquilon
pour courir,
Les soleils pour brûler, et l'homme pour
souffrir!
-Que j'ai
bien accompli cette loi de mon être!
La nature insensible
obéit sans connaître;
Moi seul, te découvrant
sous la nécessité,
J'immole avec amour ma propre
volonté;
Moi seul je t'obéis avec intelligence;
Moi seul je me complais dans cette obéissance;
Je
jouis de remplir en tout temps, en tout lieu,
La loi de ma nature
et l'ordre de mon Dieu;
J'adore en mes destins ta sagesse
suprême,
J'aime ta volonté dans mes supplices même:
Gloire à toi! gloire à toi! Frappe, anéantis-moi!
Tu n'entendras qu'un cri: -Gloire à jamais à toi!-
Ainsi ma
voix monta vers la voûte céleste:
Je rendis gloire
au ciel, et le ciel fit le reste.
Mais silence, ô ma lyre!
Et toi, qui dans tes mains
Tiens le coeur palpitant des sensibles
humains,
Byron, viens en tirer des torrents d'harmonie:
C'est
pour la vérité que Dieu fit le génie.
Jette
un cri vers le ciel, ô chantre des enfers!
Le ciel même
aux damnés enviera tes concerts.
Peut-être qu'à
ta voix, de la vivante flamme
Un rayon descendra dans l'ombre de
ton âme;
Peut-être que ton coeur, ému de
saints transports,
S'apaisera soi-même à tes propres
accords,
Et qu'un éclair d'en haut perçant ta nuit
profonde,
Tu verseras sur nous la clarté qui t'inonde.
Ah! si
jamais ton luth, amolli par tes pleurs,
Soupirait sous tes doigts
l'hymne de tes douleurs,
Ou si, du sein profond des ombres
éternelles,
Comme un ange tombé tu secouais tes
ailes,
Et, prenant vers le jour un lumineux essor,
Parmi les
choeurs sacrés tu t'essayais encor;
Jamais, jamais l'écho
de la céleste voûte,
Jamais ces harpes d'or que Dieu
lui-même écoute,
Jamais des séraphins les
choeurs mélodieux
De plus divins accords n'auraient ravi
les cieux!
Courage, enfant déchu d'une race divine!
Tu
portes sur ton front ta superbe origine;
Tout homme, en te
voyant, reconnaît dans tes yeux
Un rayon éclipsé
de la splendeur des cieux!
Roi des
chants immortels, reconnais-toi toi-même!
Laisse aux fils
de la nuit le doute et le blasphème;
Dédaigne un
faux encens qu'on t'offre de si bas:
La gloire ne peut être
où la vertu n'est pas.
Viens reprendre ton rang dans ta
splendeur première,
Parmi ces purs enfants de gloire et de
lumière
Que d'un souffle choisi Dieu voulut animer,
Et
qu'il fit pour chanter, pour croire et pour aimer!
Commentaire.
Je n'ai jamais connu lord Byron. J'avais écrit la plupart de mes Méditations avant d'avoir lu ce grand poëte. Ce fut un bonheur pour moi. La puissance sauvage, pittoresque et souvent perverse de ce génie aurait nécessairement entraîné ma jeune imagination hors de sa voie naturelle: j'aurais cessé d'être original en voulant marcher sur ses traces. Lord Byron est incontestablement à mes yeux la plus grande nature poétique des siècles modernes. Mais le désir de produire plus d'effet sur les esprits blasés de son temps l'a jeté dans le paradoxe. Il a voulu être le Lucifer révolté d'un pandémonium humain. Il s'est donné un rôle de fantaisie dans je ne sais quel drame sinistre dont il est à la fois l'auteur et l'acteur. Il s'était fait énigme pour être deviné. On voit qu'il procédait de Goethe, le Byron allemand; qu'il avait lu Faust, Méphistophélès, Marguerite, et qu'il s'est efforcé de réaliser en lui un Faust poëte, un don Juan lyrique. Plus tard il est descendu plus bas; il s'est ravalé jusqu'à Rabelais, dans un poëme facétieux. Il a voulu faire de la poésie, qui est l'hymne de la terre, la grande raillerie de l'amour, de la vertu, de l'idéal, de Dieu. Il était si grand qu'il n'a pu se rapetisser tout à fait. Ses ailes l'enlevaient malgré lui de cette fange et le reportaient au ciel à chaque instant. C'est qu'en lui le poëte était immense, l'homme incomplet, puéril, ambitieux de néants. Il prenait la vanité pour la gloire, la curiosité qu'il inspirait artificiellement pour le regard de la postérité, la misanthropie pour la vertu.
Né grand, riche, indépendant et beau, il avait été blessé par quelques feuilles de rose dans le lit tout fait de son aristocratie et de sa jeunesse. Quelques articles critiques contre ses premiers vers lui avaient semblé un crime irrémissible de sa patrie contre lui. Il était entré à la chambre des pairs; deux discours prétentieux et médiocres n'avaient pas été applaudis: il s'était exilé alors en secouant la poussière de ses pieds, et en maudissant sa terre natale. Enfant gâté par la nature, par la fortune et par le génie, les sentiers de la vie réelle, quoique si bien aplanis sous ses pas, lui avaient paru encore trop rudes. Il s'était enfui sur les ailes de son imagination, et livré à tous ses caprices.
J'entendis parler pour la première fois de lui par un de mes anciens amis qui revenait d'Angleterre en 1819. Le seul récit de quelques-uns de ses poëmes m'ébranla l'imagination. Je savais mal l'anglais alors, et on n'avait rien traduit de Byron encore. L'été suivant, me trouvant à Genève, un de mes amis qui y résidait encore me montra un soir, sur la grève du lac Léman, un jeune homme qui descendait de bateau et qui montait à cheval pour rentrer dans une de ces délicieuses villas réfléchies dans les eaux du lac. Mon ami me dit que ce jeune homme était un fameux poëte anglais, appelé lord Byron. Je ne fis qu'entrevoir son visage pâle et fantastique à travers la brume du crépuscule. J'étais alors bien inconnu, bien pauvre, bien errant, bien découragé de la vie. Ce poëte misanthrope, jeune, riche, élégant de figure, illustre de nom, déjà célèbre de génie, voyageant à son gré ou se fixant à son caprice dans les plus ravissantes contrées du globe, ayant des barques à lui sur les vagues, des chevaux sur les grèves, passant l'été sous les ombrages des Alpes, les hivers sous les orangers de Pise, me paraissait le plus favorisé des mortels. Il fallait que ses larmes vinssent de quelque source de l'âme bien profonde et bien mystérieuse pour donner tant d'amertume à ses accents, tant de mélancolie à ses vers. Cette mélancolie même était un attrait de plus pour mon coeur.
Quelques jours après, je lus, dans un recueil périodique de Genève, quelques fragments traduits du Corsaire, de Lara, de Manfred. Je devins ivre de cette poésie. J'avais enfin trouvé la fibre sensible d'un poëte à l'unisson de mes voix intérieures. Je n'avais bu que quelques gouttes de cette poésie, mais c'était assez pour me faire comprendre un océan.
Rentré l'hiver suivant dans la solitude de la maison de mon père à Milly, le souvenir de ces vers et de ce jeune homme me revint un matin à la vue du mont Blanc, que j'apercevais de ma fenêtre. Je m'assis au coin d'un petit feu de ceps de vigne que je laissai souvent éteindre, dans la distraction entraînante de mes pensées; et j'écrivis au crayon, sur mes genoux, et presque d'une seule haleine, cette méditation à lord Byron. Ma mère, inquiète de ce que je ne descendais ni pour le déjeuner ni pour le dîner de famille, monta plusieurs fois pour m'arracher à mon poëme. Je lui lus plusieurs passages qui l'émurent profondément, surtout par la piété de sentiments et de résignation qui débordait de ces vers, et qui n'était qu'un écoulement de sa propre piété. Enfin, désespérant de me faire abandonner mon enthousiasme, elle m'apporta de ses propres mains un morceau de pain et quelques fruits secs, pour que je prisse un peu de nourriture, tout en continuant d'écrire. J'écrivis en effet la méditation tout entière, d'un seul trait, en dix heures. Je descendis à la veillée, le front en sueur, au salon, et je lus le poëme à mon père. Il trouva les vers étranges, mais beaux. Ce fut ainsi qu'il apprit l'existence du poëte anglais et cette nature de poésie si différente de la poésie de la France.
Je n'adressai point ces vers à lord Byron. Je ne savais de lui que son nom, j'ignorais son séjour. J'ai lu depuis, dans ses Mémoires, qu'il avait entendu parler de cette méditation d'un jeune Français, mais qu'il ne l'avait pas lue. Il ne savait pas notre langue. Ses amis, qui ne la savaient apparemment pas mieux, lui avaient dit que ces vers étaient une diatribe contre ses crimes. Cette sottise le réjouissait. Il aimait qu'on prît au sérieux sa nature surnaturelle et infernale; il prétendait à la renommée du crime. C'était là sa faiblesse, une hypocrisie à rebours. Mes vers dormirent longtemps sans être publiés.
Je lus et je relus depuis, avec une admiration toujours plus passionnée, ceux de lord Byron. Ce fut un second Ossian pour moi, l'Ossian d'une société plus civilisée et presque corrompue par l'excès même de sa civilisation: la poésie de la satiété, du désenchantement et de la caducité de l'âge. Cette poésie me charma, mais elle ne corrompit pas mon bon sens naturel. J'en compris une autre, celle de la vérité, de la raison, de l'adoration et du courage.
Je souffris quand je vis, plus tard, lord Byron se faire le parodiste de l'amour, du génie et de l'humanité, dans son poëme de Don Juan.
Je jouis quand je le vis se relever de son scepticisme et de son épicurisme pour aller de son or et de son bras soutenir en Grèce la liberté renaissante d'une grande race. La mort le cueillit au moment le plus généreux et le plus véritablement épique de sa vie. Dieu semblait attendre son premier acte de vertu publique pour l'absoudre de sa vie par une sublime mort. Il mourut martyr volontaire d'une cause désintéressée. Il y a plus de poésie vraie et impérissable dans la tente où la fièvre le couche à Missolonghi, sous ses armes, que dans toutes ses oeuvres. L'homme en lui a grandi ainsi le poëte, et le poëte à son tour immortalisera l'homme.
III
A ELVIRE
Oui,
l'Anio murmure encore
Le doux nom de Cynthie aux rochers de
Tibur;
Vaucluse a retenu le nom chéri de Laure;
Et
Ferrare au siècle futur
Murmurera toujours celui
d'Éléonore.
Heureuse la beauté que le poëte
adore!
Heureux le nom qu'il a chanté!
Toi qu'en secret
son culte honore,
Tu peux, tu peux mourir! dans la postérité
Il lègue à ce qu'il aime une éternelle vie;
Et l'amante et l'amant, sur l'aile du génie,
Montent
d'un vol égal à l'immortalité.
Ah! si mon
frêle esquif, battu par la tempête,
Grâce à
des vents plus doux, pouvait surgir au port;
Si des soleils plus
beaux se levaient sur ma tête;
Si les pleurs d'une amante,
attendrissant le sort,
Écartaient de mon front les ombres
de la mort:
Peut-être..., oui, pardonne, ô maître
de la lyre!
Peut-être j'oserais (et que n'ose un amant?)
Égaler mon audace à l'amour qui m'inspire,
Et,
dans des chants rivaux célébrant mon délire,
De
notre amour aussi laisser un monument!
Ainsi le voyageur qui,
dans son court passage,
Se repose un moment à l'abri du
vallon,
Sur l'arbre hospitalier dont il goûta l'ombrage,
Avant que de partir, aime à graver son nom.
Vois-tu
comme tout change ou meurt dans la nature?
La terre perd ses
fruits, les forêts leur parure;
Le fleuve perd son onde au
vaste sein des mers;
Par un souffle des vents la prairie est
fanée;
Et le char de l'automne au penchant de l'année
Roule, déjà poussé par la main des hivers!
Comme un géant armé d'un glaive inévitable,
Atteignant au hasard tous les êtres divers,
Le Temps
avec la Mort, d'un vol infatigable,
Renouvelle en fuyant ce
mobile univers!
Dans l'éternel oubli tombe ce qu'il
moissonne:
Tel un rapide été voit tomber sa
couronne
Dans la corbeille des glaneurs;
Tel un pampre jauni
voit la féconde automne
Livrer ses fruits dorés au
char des vendangeurs.
Vous tomberez ainsi, courtes fleurs de la
vie,
Jeunesse, amour, plaisir, fugitive beauté;
Beauté,
présent d'un jour que le ciel nous envie,
Ainsi vous
tomberez, si la main du génie
Ne vous rend l'immortalité!
Vois d'un
oeil de pitié la vulgaire jeunesse,
Brillante de beauté,
s'enivrant de plaisir:
Quand elle aura tari sa coupe
enchanteresse,
Que restera-t-il d'elle? à peine un
souvenir:
Le tombeau qui l'attend l'engloutit tout entière,
Un silence éternel succède à ses amours;
Mais les siècles auront passé sur ta poussière,
Elvire, et tu vivras toujours!
Commentaire.
Cette méditation n'est qu'un fragment d'un morceau de poésie beaucoup plus étendu que j'avais écrit bien avant l'époque où je composai les Méditations véritables. C'étaient des vers d'amour adressés au souvenir d'une jeune fille napolitaine dont j'ai raconté la mort dans les Confidences. Elle s'appelait Graziella. Ces vers faisaient partie d'un recueil en deux volumes de poésies de ma première jeunesse, que je brûlai en 1820. Mes amis avaient conservé quelques-unes de ces pièces: ils mes rendirent celles-ci quand j'imprimai les Méditations. J'en détachai ces vers, et j'écrivis le nom d'Elvire, à la place du nom de Graziella. On sent assez que ce n'est pas la même inspiration.
IV
LE SOIR.
Le soir
ramène le silence.
Assis sur ces rochers déserts,
Je suis dans le vague des airs
Le char de la nuit qui
s'avance.
Vénus
se lève à l'horizon;
A mes pieds l'étoile
amoureuse
De sa lueur mystérieuse
Blanchit les tapis
de gazon.
De ce
hêtre au feuillage sombre
J'entends frissonner les rameaux:
On dirait autour des tombeaux
Qu'on entend voltiger une
ombre.
Tout à
coup, détaché des cieux,
Un rayon de l'astre
nocturne,
Glissant sur mon front taciturne,
Vient mollement
toucher mes yeux.
Doux
reflet d'un globe de flamme,
Charmant rayon, que me veux-tu?
Viens-tu dans mon sein abattu
Porter la lumière à
mon âme?
Descends-tu
pour me révéler
Des mondes le divin mystère,
Ces secrets cachés dans la sphère
Où le
jour va te rappeler?
Une
secrète intelligence
T'adresse-t-elle aux malheureux?
Viens-tu, la nuit, briller sur eux
Comme un rayon de
l'espérance?
Viens-tu
dévoiler l'avenir
Au coeur fatigué qui t'implore?
Rayon divin, es-tu l'aurore
Du jour qui ne doit pas finir?
Mon coeur
à ta clarté s'enflamme,
Je sens des transports
inconnus,
Je songe à ceux qui ne sont plus:
Douce
lumière, es-tu leur âme?
Peut-être
ces mânes heureux
Glissent ainsi sur le bocage.
Enveloppé
de leur image,
Je crois me sentir plus près d'eux!
Ah! si
c'est vous, ombres chéries,
Loin de la foule et loin du
bruit,
Revenez ainsi chaque nuit
Vous mêler à
mes rêveries.
Ramenez la
paix et l'amour
Au sein de mon âme épuisée,
Comme la nocturne rosée
Qui tombe après les
feux du jour.
Venez!...
Mais des vapeurs funèbres
Montent des bords de l'horizon:
Elles voilent le doux rayon,
Et tout rentre dans les
ténèbres.
Commentaire.
J'avais perdu depuis quelques mois, par la mort, l'objet de l'enthousiasme et de l'amour de ma jeunesse. J'étais venu m'ensevelir dans la solitude chez un de mes oncles, l'abbé de Lamartine, au château d'Ursy, dans les montagnes les plus boisés et les plus sauvages de la haute Bourgogne. J'écrivis ces strophes dans les bois qui entourent ce château, semblable à une vaste et magnifique abbaye. Mon oncle, homme excellent, retiré du monde depuis la Révolution, vivait en solitaire dans cette demeure. Il avait été dans sa jeunesse un abbé de cour, dans l'esprit et dans la dissipation du cardinal de Bernis. La Révolution l'avait enchaîné et proscrit. Il l'aimait cependant, parce qu'elle lui avait permis d'abandonner sans scandale le sacerdoce, auquel sa famille l'avait contraint et auquel sa nature répugnait. Il s'était consacré à l'agriculture. Il cultivait ses vastes champs, soignait ses forêts, élevait ses troupeaux. Il m'aimait comme un père. Il me donnait asile toutes les fois que les pénuries ou les lassitudes de la jeunesse me saisissaient. Sa maison était mon port de refuge: j'y passais des saisons entières, tête à tête avec lui. Sa bibliothèque savante et littéraire me nourrissait l'esprit, ses bois couvraient mes rêveries, mes tristesses, mes contemplations errantes; sa gaieté tendre, sereine et douce, me consolait de mes peines de coeur. Il planait philosophiquement sur toutes choses, comme s'il n'eût plus appartenu à la vie que par le regard. En mourant, il me légua son château et ses bois. Ils ont passé en d'autres mains. Mes souvenirs les habitent souvent, et cherchent sa tombe pour y couvrir sa mémoire de mes bénédictions.
V
L'IMMORTALITÉ.
Le soleil
de nos jours pâlit dès son aurore;
Sur nos fronts
languissants à peine il jette encore
Quelques rayons
tremblants qui combattent la nuit:
L'ombre croît, le jour
meurt, tout s'efface et tout fuit.
Qu'un autre à cet
aspect frissonne et s'attendrisse,
Qu'il recule en tremblant des
bords du précipice,
Qu'il ne puisse de loin entendre sans
frémir
Le triste chant des morts tout prêt à
retentir,
Les soupirs étouffés d'une amante ou d'un
frère
Suspendus sur les bords de son lit funéraire,
Ou l'airain gémissant, dont les sons éperdus
Annoncent aux mortels qu'un malheureux n'est plus!
Je te
salue, ô mort! Libérateur céleste,
Tu ne
m'apparais point sous cet aspect funeste
Que t'a prêté
longtemps l'épouvante ou l'erreur;
Ton bras n'est point
armé d'un glaive destructeur,
Ton front n'est point cruel,
ton oeil n'est point perfide;
Au secours des douleurs un Dieu
clément te guide;
Tu n'anéantis pas, tu délivres:
ta main,
Céleste messager, porte un flambeau divin:
Quand
mon oeil fatigué se ferme à la lumière,
Tu
viens d'un jour plus pur inonder ma paupière;
Et l'espoir
près de toi, rêvant sur un tombeau,
Appuyé
sur la foi, m'ouvre un monde plus beau.
Viens donc, viens
détacher mes chaînes corporelles!
Viens, ouvre ma
prison; viens, prête-moi tes ailes!
Que tardes-tu? Parais;
que je m'élance enfin
Vers cet être inconnu, mon
principe et ma fin.
Qui m'en a détaché? Qui suis-je
et que dois-je être?
Je meurs, et ne sais pas ce que c'est
que de naître.
Toi qu'en vain j'interroge, esprit, hôte
inconnu,
Avant de m'animer, quel ciel habitais-tu?
Quel
pouvoir t'a jeté sur ce globe fragile?
Quelle main
t'enferma dans ta prison d'argile?
Par quels noeuds étonnants,
par quels secrets rapports
Le corps tient-il à toi comme
tu tiens au corps?
Quel jour séparera l'âme de la
matière?
Pour quel nouveau palais quitteras-tu la terre?
As-tu tout oublié? Par delà le tombeau,
Vas-tu
renaître encor dans un oubli nouveau?
Vas-tu recommencer
une semblable vie?
Ou dans le sein de Dieu, ta source et ta
patrie,
Affranchi pour jamais de tes liens mortels,
Vas-tu
jouir enfin de tes droits éternels?
Oui, tel est mon
espoir, ô moitié de ma vie!
C'est par lui que déjà
mon âme raffermie
A pu voir sans effroi sur tes traits
enchanteurs
Se faner du printemps les brillantes couleurs;
C'est
par lui que, percé du trait qui me déchire,
Jeune
encore, en mourant vous me verrez sourire,
Et que des pleurs de
joie, à nos derniers adieux,
A ton dernier regard
brilleront dans mes yeux.
-Vain espoir!- s'écriera le
troupeau d'Épicure,
Et celui dont la main disséquant
la nature,
Dans un coin du cerveau nouvellement décrit,
Voit penser la matière et végéter l'esprit.
-Insensé, diront-ils, que trop d'orgueil abuse,
Regarde
autour de toi: tout commence et tout s'use;
Tout marche vers un
terme et tout naît pour mourir:
Dans ces prés
jaunissants tu vois la fleur languir,
Tu vois dans ces forêts
le cèdre au front superbe
Sous le poids de ses ans tomber,
ramper sous l'herbe;
Dans leurs lits desséchés tu
vois les mers tarir;
Les cieux même, les cieux commencent à
pâlir;
Cet astre dont le temps a caché la naissance,
Le soleil, comme nous, marche à sa décadence,
Et
dans les cieux déserts les mortels éperdus
Le
chercheront un jour et ne le verront plus!
Tu vois autour de toi
dans la nature entière
Les siècles entasser
poussière sur poussière,
Et le temps, d'un seul pas
confondant ton orgueil,
De tout ce qu'il produit devenir le
cercueil.
Et l'homme, et l'homme seul, ô sublime folie!
Au
fond de son tombeau croit retrouver la vie,
Et dans le tourbillon
au néant emporté,
Abattu par le temps, rêve
l'éternité!-
Qu'un autre vous réponde, ô
sages de la terre!
Laissez-moi mon erreur: j'aime, il faut que
j'espère;
Notre faible raison se trouble et se confond.
Oui, la raison se tait; mais l'instinct vous répond.
Pour
moi, quand je verrais dans les célestes plaines
Les
astres, s'écartant de leurs routes certaines,
Dans les
champs de l'éther l'un par l'autre heurtés,
Parcourir
au hasard les cieux épouvantés;
Quand j'entendrais
gémir et se briser la terre;
Quand je verrais son globe
errant et solitaire,
Flottant loin des soleils, pleurant l'homme
détruit,
Se perdre dans les champs de l'éternelle
nuit;
Et quand, dernier témoin de ces scènes
funèbres,
Entouré du chaos, de la mort, des
ténèbres,
Seul je serais debout: seul, malgré
mon effroi,
Être infaillible et bon, j'espérerais en
toi;
Et, certain du retour de l'éternelle aurore,
Sur
les mondes détruits, je t'attendrais encore!
Souvent, tu
t'en souviens, dans cet heureux séjour
Où naquit
d'un regard notre immortel amour,
Tantôt sur les sommets de
ces rochers antiques,
Tantôt aux bords déserts des
lacs mélancoliques,
Sur l'aile du désir, loin du
monde emportés,
Je plongeais avec toi dans ces obscurités.
Les ombres, à longs plis descendant des montagnes,
Un
moment à nos yeux dérobaient les campagnes;
Mais
bientôt, s'avançant sans éclat et sans bruit,
Le
choeur mystérieux des astres de la nuit,
Nous rendant les
objets voilés à notre vue,
De ses molles lueurs
revêtait l'étendue.
Telle, en nos temples saints,
par le jour éclairés,
Quand les rayons du soir
pâlissent par degrés,
La lampe, répandant sa
pieuse lumière,
D'un jour plus recueilli remplit le
sanctuaire.
Dans ton ivresse alors tu ramenais mes yeux
Et
des cieux à la terre, et de la terre aux cieux:
-Dieu
caché, disais-tu, la nature est ton temple!
L'esprit te
voit partout quand notre oeil la contemple;
De tes perfections,
qu'il cherche à concevoir,
Ce monde est le reflet,
l'image, le miroir;
Le jour est ton regard, la beauté ton
sourire;
Partout le coeur t'adore et l'âme te respire;
Éternel, infini, tout-puissant et tout bon,
Ces vastes
attributs n'achèvent pas ton nom;
Et l'esprit, accablé
sous ta sublime essence,
Célèbre ta grandeur jusque
dans son silence.
Et cependant, ô Dieu! par sa sublime loi,
Cet esprit abattu s'élance encore à toi,
Et,
sentant que l'amour est la fin de son être,
Impatient
d'aimer, brûle de te connaître.-
Tu disais;
et nos coeurs unissaient leurs soupirs
Vers cet être
inconnu qu'attestaient nos désirs:
A genoux devant lui,
l'aimant dans ses ouvrages,
Et l'aurore et le soir lui portaient
nos hommages,
Et nos yeux enivrés contemplaient tour à
tour
La terre notre exil, et le ciel son séjour.
Ah! si
dans ces instants où l'âme fugitive
S'élance
et veut briser le sein qui la captive,
Ce Dieu, du haut du ciel
répondant à nos voeux,
D'un trait libérateur
nous eût frappés tous deux;
Nos âmes, d'un
seul bond remontant vers leur source,
Ensemble auraient franchi
les mondes dans leur course;
A travers l'infini, sur l'aile de
l'amour,
Elles auraient monté comme un rayon du jour,
Et,
jusqu'à Dieu lui-même arrivant éperdues,
Se
seraient dans son sein pour jamais confondues!
Ces voeux nous
trompaient-ils? Au néant destinés,
Est-ce pour le
néant que les êtres sont nés?
Partageant le
destin du corps qui la recèle,
Dans la nuit du tombeau
l'âme s'engloutit-elle?
Tombe-t-elle en poussière?
ou, prête à s'envoler,
Comme un son qui n'est plus
va-t-elle s'exhaler?
Après un vain soupir, après
l'adieu suprême
De tout ce qui t'aimait, n'est-il plus rien
qui t'aime?...
Ah! sur ce grand secret n'interroge que toi!
Vois
mourir ce qui t'aime, Elvire, et réponds-moi!
Commentaire.
Ces vers ne sont aussi qu'un fragment tronqué d'une longue contemplation sur les destinées de l'homme. Elle était adressée à une femme jeune, malade, découragée de la vie, et dont les espérances d'immortalité était voilées dans son coeur par le nuage de ses tristesses. Moi-même j'étais plongé alors dans la nuit de l'âme; mais la douleur, le doute, le désespoir, ne purent jamais briser tout à fait l'élasticité de mon coeur souvent comprimé, toujours prêt à réagir contre l'incrédulité et à relever mes espérances vers Dieu. Le foyer de piété ardente que notre mère avait allumé et soufflé de on haleine incessante dans nos imaginations d'enfants paraissait s'éteindre quelquefois au vent du siècle et sous les pluies de larmes des passions: la solitude le rallumait toujours. Dès qu'il n'y avait personne entre mes pensées et moi, Dieu s'y montrait, et je m'entretenais pour ainsi dire avec lui. Voilà pourquoi aussi je revenais facilement de l'extrême douleur à la complète résignation. Toute foi est un calmant, car toute foi est une espérance, et toute espérance rend patient. Vivre, c'est attendre.
VI
LE VALLON.
Mon coeur,
lassé de tout, même de l'espérance,
N'ira
plus de ses voeux importuner le sort;
Prêtez-moi seulement,
vallon de mon enfance,
Un asile d'un jour pour attendre la mort.
Voici
l'étroit sentier de l'obscure vallée:
Du flanc de
ces coteaux pendent des bois épais,
Qui, courbant sur mon
front leur ombre entremêlée,
Me couvrent tout entier
de silence et de paix.
Là,
deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure
Tracent en
serpentant les contours du vallon;
Ils mêlent un moment
leur onde et leur murmure,
Et non loin de leur source ils se
perdent sans nom.
La source
de mes jours comme eux s'est écoulée;
Elle a passé
sans bruit, sans nom et sans retour:
Mais leur onde est limpide,
et mon âme troublée
N'aura pas réfléchi
les clartés d'un beau jour.
La
fraîcheur de leurs lits, l'ombre qui les couronne,
M'enchaînent tout le jour sur les bords des ruisseaux;
Comme un enfant bercé par un chant monotone,
Mon âme
s'assoupit au murmure des eaux.
Ah! c'est
là qu'entouré d'un rempart de verdure,
D'un horizon
borné qui suffit à mes yeux,
J'aime à fixer
mes pas, et, seul dans la nature,
A n'entendre que l'onde, à
ne voir que les cieux.
J'ai trop
vu, trop senti, trop aimé dans ma vie;
Je viens chercher
vivant le calme du Léthé.
Beaux lieux, soyez pour
moi ces bords où l'on oublie:
L'oubli seul désormais
est ma félicité.
Mon coeur
est en repos, mon âme est en silence;
Le bruit lointain du
monde expire en arrivant,
Comme un son éloigné
qu'affaiblit la distance,
A l'oreille incertaine apporté
par le vent.
D'ici je
vois la vie, à travers un nuage,
S'évanouir pour
moi dans l'ombre du passé;
L'amour seul est resté,
comme une grande image
Survit seule au réveil dans un
songe effacé.
Repose-toi,
mon âme, en ce dernier asile,
Ainsi qu'un voyageur qui, le
coeur plein d'espoir,
S'assied, avant d'entrer, aux portes de la
ville,
Et respire un moment l'air embaumé du soir.
Comme lui,
de nos pieds secouons la poussière;
L'homme par ce chemin
ne repasse jamais:
Comme lui, respirons au bout de la carrière
Ce calme avant-coureur de l'éternelle paix.
Tes jours,
sombres et courts comme les jours d'automne,
Déclinent
comme l'ombre au penchant des coteaux.
L'amitié te trahit,
la pitié t'abandonne,
Et, seule, tu descends le sentier
des tombeaux.
Mais la
nature est là qui t'invite et qui t'aime;
Plonge-toi dans
son sein qu'elle t'ouvre toujours:
Quand tout change pour toi, la
nature est la même,
Et le même soleil se lève
sur tes jours.
De lumière
et d'ombrage elle t'entoure encore:
Détache ton amour des
faux biens que tu perds;
Adore ici l'écho qu'adorait
Pythagore,
Prête avec lui l'oreille aux célestes
concerts.
Suis le
jour dans le ciel, suis l'ombre sur la terre;
Dans les plaines de
l'air vole avec l'aquilon;
Avec le doux rayon de l'astre du
mystère
Glisse à travers les bois dans l'ombre du
vallon.
Dieu, pour
le concevoir, a fait l'intelligence:
Sous la nature enfin
découvre son auteur!
Une voix à l'esprit parle dans
son silence:
Qui n'a pas entendu cette voix dans son coeur?
Commentaire.
Ce vallon est situé dans les montagnes du Dauphiné, aux environs du grand Lemps; il se creuse entre deux collines boisées, et son embouchure est fermée par les ruines d'un vieux manoir qui appartenait à mon ami Aymon de Virieu. Nous allions quelquefois y passer des heures de solitude, à l'ombre des pans de murs abandonnés que mon ami se proposait de relever et d'habiter un jour. Nous y tracions en idée des allées, des pelouses, des étangs, sous les antiques châtaigniers qui se tendaient leurs branches d'une colline à l'autre. Un soir, en revenant du grand Lemps, demeure de sa famille, nous descendîmes de cheval, nous remîmes la bride à de petits bergers, nous ôtâmes nos habits, et nous nous jetâmes dans l'eau d'un petit lac qui borde la route. Je nageais très-bien, et je traversai facilement la nappe d'eau; mais, en croyant prendre pied sur le bord opposé, je plongeai dans une forêt sous-marine d'herbes et de joncs si épaisse, qu'il me fut impossible, malgré les plus vigoureux efforts, de m'en dégager. Je commençais à boire et à perdre le sentiment, quand une main vigoureuse me prit par les cheveux et me ramena sur l'eau, à demi noyé. C'était Virieu, qui connaissait le fond du lac, et qui me traîna évanoui sur la plage. Je repris mes sens aux cris des bergers.
Depuis ce temps, Virieu a rebâti en effet le château de ses pères sur les fondements de l'ancienne masure. Il y a planté des jardins, creusé des réservoirs pour retenir le ruisseau du vallon; il a inscrit une strophe de cette méditation sur un mur, en souvenir de nos jeunesses et de nos amitiés; puis il est mort, jeune encore, entre les berceaux de ses enfants.
VII
LE DÉSESPOIR.
Lorsque du
Créateur la parole féconde
Dans une heure fatale
eut enfanté le monde
Des germes du chaos,
De son
oeuvre imparfaite il détourna sa face,
Et, d'un pied
dédaigneux le lançant dans l'espace,
Rentra dans
son repos.
-Va,
dit-il, je te livre à ta propre misère;
Trop
indigne à mes yeux d'amour ou de colère,
Tu n'es
rien devant moi:
Roule au gré du hasard dans les déserts
du vide;
Qu'à jamais loin de moi le Destin soit ton guide,
Et le Malheur ton roi!-
Il dit.
Comme un vautour qui plonge sur sa proie,
Le Malheur, à
ces mots, pousse, en signe de joie,
Un long gémissement;
Et, pressant l'univers dans sa serre cruelle,
Embrasse pour
jamais de sa rage éternelle
L'éternel aliment.
Le mal dès
lors régna dans son immense empire;
Dès lors tout
ce qui pense et tout ce qui respire
Commença de souffrir;
Et la terre, et le ciel, et l'âme, et la matière,
Tout gémit; et la voix de la nature entière
Ne
fut qu'un long soupir.
Levez donc
vos regards vers les célestes plaines;
Cherchez Dieu dans
son oeuvre, invoquez dans vos peines
Ce grand consolateur:
Malheureux! sa bonté de son oeuvre est absente:
Vous
cherchez votre appui? l'univers vous présente
Votre
persécuteur.
De quel
nom te nommer, ô fatale puissance?
Qu'on t'appelle Destin,
Nature, Providence,
Inconcevable loi;
Qu'on tremble sous ta
main, ou bien qu'on la blasphème,
Soumis ou révolté,
qu'on te craigne ou qu'on t'aime;
Toujours, c'est toujours toi!
Hélas!
ainsi que vous j'invoquai l'Espérance;
Mon esprit abusé
but avec complaisance
Son philtre empoisonneur:
C'est elle
qui, poussant nos pas dans les abîmes,
De festons et de
fleurs couronne les victimes
Qu'elle livre au Malheur.
Si du
moins au hasard il décimait les hommes,
Ou si sa main
tombait sur tous tant que nous sommes
Avec d'égales lois!
Mais les siècles ont vu les âmes magnanimes,
La
beauté, le génie, ou les vertus sublimes,
Victimes
de son choix.
Tel, quand
des dieux de sang voulaient en sacrifices
Des troupeaux innocents
les sanglantes prémices
Dans leurs temples cruels,
De
cent taureaux choisis on formait l'hécatombe,
Et l'agneau
sans souillure, ou la blanche colombe
Engraissaient leurs autels.
Créateur
tout-puissant, principe de tout être,
Toi pour qui le
possible existe avant de naître,
Roi de l'immensité,
Tu pouvais cependant, au gré de ton envie,
Puiser pour
tes enfants le bonheur et la vie
Dans ton éternité.
Sans
t'épuiser jamais, sur toute la nature
Tu pouvais à
longs flots répandre sans mesure
Un bonheur absolu:
L'espace, le pouvoir, le temps, rien ne te coûte.
Ah!
ma raison frémit, tu le pouvais sans doute,
Tu ne l'as pas
voulu.
Quel crime
avons-nous fait pour mériter de naître?
L'insensible
néant t'a-t-il demandé l'être,
Ou l'a-t-il
accepté?
Sommes-nous, ô hasard, l'oeuvre de tes
caprices?
Ou plutôt, Dieu cruel, fallait-il nos supplices
Pour ta félicité?
Montez
donc vers le ciel, montez, encens qu'il aime,
Soupirs,
gémissements, larmes, sanglots, blasphème,
Plaisirs,
concerts divins;
Cris du sang, voix des morts, plaintes
inextinguibles,
Montez, allez frapper les voûtes
insensibles
Du palais des destins!
Terre,
élève ta voix; cieux, répondez; abîmes,
Noir séjour où la mort entasse ses victimes,
Ne
formez qu'un soupir!
Qu'une plainte éternelle accuse la
nature,
Et que la douleur donne à toute créature
Une voix pour gémir!
Du jour où
la nature, au néant arrachée,
S'échappa de
tes mains comme une oeuvre ébauchée,
Qu'as-tu vu
cependant?
Aux désordres du mal la matière
asservie,
Toute chair gémissant, hélas! et toute
vie
Jalouse du néant.
Des
éléments rivaux les luttes intestines;
Le Temps,
qui flétrit tout, assis sur les ruines
Qu'entassèrent
ses mains,
Attendant sur le seuil tes oeuvres éphémères;
Et la mort étouffant, dès le sein de leurs mères,
Les germes des humains!
La vertu
succombant sous l'audace impunie,
L'imposture en honneur, la
vérité bannie;
L'errante liberté
Aux
dieux vivants du monde offerte en sacrifice;
Et la force,
partout, fondant de l'injustice
Le règne illimité!
La valeur
sans les dieux décidant les batailles!
Un Caton, libre
encor, déchirant ses entrailles
Sur la foi de Platon;
Un
Brutus qui, mourant pour la vertu qu'il aime,
Doute au dernier
moment de cette vertu même,
Et dit: -Tu n'es qu'un nom!...-
La fortune
toujours du parti des grands crimes;
Les forfaits couronnés
devenus légitimes;
La gloire au prix du sang;
Les
enfants héritant l'iniquité des pères;
Et le
siècle qui meurt racontant ses misères
Au siècle
renaissant!
Eh quoi!
tant de tourments, de forfaits, de supplices,
N'ont-ils pas fait
fumer d'assez de sacrifices
Tes lugubres autels?
Ce soleil,
vieux témoin des malheurs de la terre,
Ne fera-t-il pas
naître un seul jour qui n'éclaire
L'angoisse des
mortels?
Héritiers
des douleurs, victimes de la vie,
Non, non, n'espérez pas
que sa rage assouvie
Endorme le Malheur,
Jusqu'à ce
que la Mort, ouvrant son aile immense,
Engloutisse à
jamais dans l'éternel silence
L'éternelle douleur!
Commentaire.
Il y a des heures où la sensation de la douleur est si forte dans l'homme jeune et sensible, qu'elle étouffe la raison. Il faut lui permettre alors le cri et presque l'imprécation contre la destinée! L'excessive douleur à son délire, comme l'amour. Passion veut dire souffrance, et souffrance veut dire passion. Je souffrais trop; il fallait crier.
J'étais jeune, et les routes de la vie se fermaient devant moi comme si j'avais été un vieillard. J'étais dévoré d'activité intérieure, et on me condamnait à l'immobilité; j'étais ivre d'amour, et j'étais séparé de ce que j'adorais; les tortures de mon coeur étaient multipliées par celles d'un autre coeur. Je souffrais comme deux, et je n'avais que la force d'un? J'étais enfermé, par les suites de mes dissipations et par l'indigence, dans une retraite forcée à la campagne, loin de tout ce que j'aimais; j'étais malade de coeur, de corps, d'imagination; je n'avais pour toute société que les buis chargés de givre de la montagne en face de ma fenêtre, et les vieux livres d'histoire, cent fois relus, écrits avec les larmes des générations qu'ils racontent, et avec le sang des hommes vertueux que ces générations immolent en récompense de leurs vertus. Une nuit, je me levai, je rallumai ma lampe, et j'écrivis ce gémissement ou plutôt ce rugissement de mon âme. Ce cri me soulagea: je me rendormis. Après, il me sembla que je m'étais vengé du destin par un coup de poignard.
Il y avait bien d'autres strophes plus acerbes, plus insultantes, plus impies. Quand je retrouvai cette méditation, et que je me résolus à l'imprimer, je retranchai ces strophes. L'invective y montait jusqu'au sacrilége. C'était byronien; mais c'était Byron sincère, et non joué.
VIII
LA PROVIDENCE À L'HOMME.
Quoi! le
fils du néant a maudit l'existence!
Quoi! tu peux
m'accuser de mes propres bienfaits!
Tu peux fermer tes yeux à
la magnificence
Des dons que je t'ai faits!
Tu n'étais
pas encor, créature insensée,
Déjà de
ton bonheur j'enfantais le dessein;
Déjà, comme son
fruit, l'éternelle pensée
Te portait dans son sein.
Oui, ton
être futur vivait dans ma mémoire;
Je préparais
les temps selon ma volonté.
Enfin ce jour parut; je dis:
-Nais pour ma gloire
Et ta félicité!-
Tu naquis:
ma tendresse, invisible et présente,
Ne livra pas mon
oeuvre aux chances du hasard;
J'échauffai de tes sens la
séve languissante
Des feux de mon regard.
D'un lait
mystérieux je remplis la mamelle;
Tu t'enivras sans peine
à ces sources d'amour.
J'affermis les ressorts, j'arrondis
la prunelle
Où se peignit le jour.
Ton âme,
quelque temps par les sens éclipsée,
Comme tes yeux
au jour, s'ouvrit à la raison:
Tu pensas; la parole acheva
ta pensée,
Et j'y gravai mon nom.
En quel
éclatant caractère
Ce grand nom s'offrit à
tes yeux!
Tu vis ma bonté sur la terre,
Tu lus ma
grandeur dans les cieux!
L'ordre était mon intelligence;
La nature, ma providence;
L'espace, mon immensité!
Et, de mon être ombre altérée,
Le temps
te peignit ma durée,
Et le destin, ma volonté!
Tu
m'adoras dans ma puissance,
Tu me bénis dans ton bonheur,
Et tu marchas en ma présence
Dans la simplicité
du coeur;
Mais aujourd'hui que l'infortune
A couvert d'une
ombre importune
Ces vives clartés du réveil,
Ta
voix m'interroge et me blâme,
Le nuage couvre ton âme,
Et tu ne crois plus au soleil.
-Non, tu
n'es plus qu'un grand problème
Que le sort offre à
la raison;
Si ce monde était ton emblème,
Ce
monde serait juste et bon.-
Arrête, orgueilleuse pensée!
A la loi que je t'ai tracée
Tu prétends
comparer ma loi?
Connais leur différence auguste:
Tu
n'as qu'un jour pour être juste;
J'ai l'éternité
devant moi!
Quand les
voiles de ma sagesse
A tes yeux seront abattus,
Ces maux dont
gémit ta faiblesse
Seront transformés en vertus.
De ces obscurités cessantes
Tu verras sortir
triomphantes
Ma justice et ta liberté:
C'est la flamme
qui purifie
Le creuset divin où la vie
Se change en
immortalité!
Mais ton
coeur endurci doute encore et murmure:
Ce jour ne suffit pas à
tes yeux révoltés,
Et dans la nuit des sens tu
voudrais voir éclore
De l'éternelle aurore
Les
célestes clartés!
Attends;
ce demi-jour, mêlé d'une ombre obscure,
Suffit pour
te guider en ce terrestre lieu:
Regarde qui je suis, et marche
sans murmure,
Comme fait la nature
Sur la foi de son Dieu.
La terre
ne sait pas la loi qui la féconde;
L'Océan, refoulé
sous mon bras tout-puissant,
Sait-il comment, au gré du
nocturne croissant,
De sa prison profonde
La mer vomit son
onde,
Et des bords qu'elle inonde
Recule en mugissant?
Ce soleil
éclatant, ombre de la lumière,
Sait-il où le
conduit le signe de ma main?
S'est-il tracé lui-même
un glorieux chemin?
Au bout de sa carrière,
Quand
j'éteins sa lumière,
Promet-il à la terre
Le soleil de demain?
Cependant
tout subsiste et marche en assurance.
Ma voix chaque matin
réveille l'univers;
J'appelle le soleil du fond de ses
déserts:
Franchissant la distance,
Il monte en ma
présence,
Me répond, et s'élance
Sur le
trône des airs!
Et toi,
dont mon souffle est la vie,
Toi, sur qui mes yeux sont ouverts,
Peux-tu craindre que je t'oublie,
Homme, roi de cet univers?
Crois-tu que ma vertu sommeille?
Non, mon regard immense
veille
Sur tous les mondes à la fois!
La mer qui fuit
à ma parole,
Ou la poussière qui s'envole,
Suivent
et comprennent mes lois.
Marche au
flambeau de l'espérance
Jusque dans l'ombre du trépas,
Assuré que ma providence
Ne tend point de piége
à tes pas!
Chaque aurore la justifie,
L'univers entier
s'y confie,
Et l'homme seul en a douté!
Mais ma
vengeance paternelle
Confondra ce doute infidèle
Dans
l'abîme de ma bonté.
Commentaire.
Cette méditation ne vaut pas la précédente. Voici pourquoi: la première est d'inspiration, celle-ci est de réflexion. Le repentir a-t-il jamais l'énergie de la passion?
Ma mère, à qui je montrai ce volume avant de le livrer à l'impression, me reprocha pieusement et tendrement ce cri de désespoir. C'était, disait-elle, une offense à Dieu, un blasphème contre la volonté d'en haut, toujours juste, toujours sage, toujours aimante, jusque dans ses sévérités. Je ne pouvais, disait-elle, imprimer de pareils vers qu'en les réfutant moi-même par une plus haute proclamation à l'éternelle sagesse et à l'éternelle bonté. J'écrivis, pour lui obéir et pour lui complaire, la méditation intitulée la Providence à l'homme.
IX
SOUVENIR.
En vain le
jour succède au jour,
Ils glissent sans laisser de trace;
Dans mon âme rien ne t'efface,
O dernier songe de
l'amour!
Je vois
mes rapides années
S'accumuler derrière moi,
Comme
le chêne autour de soi
Voit tomber ses feuilles fanées.
Mon front
est blanchi par le temps;
Mon sang refroidi coule à peine,
Semblable à cette onde qu'enchaîne
Le souffle
glacé des autans.
Mais ta
jeune et brillante image,
Que le regret vient embellir,
Dans
mon sein ne saurait vieillir:
Comme l'âme, elle n'a point
d'âge.
Non, tu
n'as pas quitté mes yeux;
Et quand mon regard solitaire
Cessa de te voir sur la terre,
Soudain je te vis dans les
cieux.
Là,
tu m'apparais telle encore
Que tu fus à ce dernier jour,
Quand vers ton céleste séjour
Tu t'envolas avec
l'aurore.
Ta pure et
touchante beauté
Dans les cieux même t'a suivie;
Tes yeux, où s'éteignait la vie,
Rayonnent
d'immortalité!
Du zéphyr
l'amoureuse haleine
Soulève encor tes longs cheveux;
Sur
ton sein leurs flots onduleux
Retombent en tresses d'ébène,
L'ombre de
ce voile incertain
Adoucit encor ton image,
Comme l'aube qui
se dégage
Des derniers voiles du matin.
Du soleil
la céleste flamme
Avec les jours revient et fuit;
Mais
mon amour n'a pas de nuit,
Et tu luis toujours sur mon âme.
C'est toi
que j'entends, que je vois,
Dans le désert, dans le nuage;
L'onde réfléchit ton image;
Le zéphyr
m'apporte ta voix.
Tandis que
la terre sommeille,
Si j'entends le vent soupirer,
Je crois
t'entendre murmurer
Des mots sacrés à mon oreille.
Si
j'admire ces feux épars
Qui des nuits parsèment le
voile,
Je crois te voir dans chaque étoile
Qui plaît
le plus à mes regards.
Et si le
souffle du zéphyre
M'enivre du parfum des fleurs,
Dans
ses plus suaves odeurs
C'est ton souffle que je respire.
C'est ta
main qui sèche mes pleurs,
Quand je vais, triste et
solitaire,
Répandre en secret ma prière
Près
des autels consolateurs.
Quand je
dors, tu veilles dans l'ombre;
Tes ailes reposent sur moi;
Tous
mes songes viennent de toi,
Doux comme le regard d'une ombre.
Pendant
mon sommeil, si ta main
De mes jours déliait la trame,
Céleste moitié de mon âme,
J'irais
m'éveiller dans ton sein!
Comme deux
rayons de l'aurore,
Comme deux soupirs confondus,
Nos deux
âmes ne forment plus
Qu'une âme, et je soupire
encore!
Commentaire.
Les grandes douleurs sont muettes, a-t-on dit. Cela est vrai. Je l'éprouvai après la première grande douleur de ma vie. Pendant six ou huit mois, je me renfermai comme dans un linceul avec l'image de ce que j'avais aimé et perdu. Puis, quand je me fus pour ainsi dire apprivoisé avec ma douleur, la nature jeta le voile de la mélancolie sur mon âme, et je me complus à m'entretenir en invocations, en extases, en prières, en poésie même quelquefois, avec l'ombre toujours présente à mes pensées.
Ces strophes sont un de ces entretiens que je me plaisais à cadencer, afin de les rendre plus durables pour moi-même, sans penser alors à les publier jamais. Je les écrivis un soir d'été de 1819, sur le banc de pierre d'une fontaine glacée qu'on appelle la fontaine du Hêtre, dans les bois qui entourent le château de mon oncle à Ursy. Que de vagues secrètes de mon coeur le murmure de cette fontaine, qui tombe en cascade, n'a-t-il pas assoupies en ce temps-là!
X
ODE.
Delicta
majorum immeritus lues.
Horat., od. VI, lib. III.
Peuple!
des crimes de tes pères
Le ciel punissant tes enfants,
De
châtiments héréditaires
Accablera leurs
descendants,
Jusqu'à ce qu'une main propice
Relève
l'auguste édifice
Par qui la terre touche aux cieux,
Et
que le zèle et la prière
Dissipent l'indigne
poussière
Qui couvre l'image des dieux!
Sortez de
vos débris antiques,
Temples que pleurait Israël;
Relevez-vous, sacrés portiques;
Lévites, montez
à l'autel!
Aux sons des harpes de Solyme,
Que la
renaissante victime
S'immole sous vos chastes mains;
Et
qu'avec les pleurs de la terre
Son sang éteigne le
tonnerre
Qui gronde encor sur les humains!
Plein
d'une superbe folie,
Ce peuple au front audacieux
S'est dit
un jour: -Dieu m'humilie;
Soyons à nous-mêmes nos
dieux.
Notre intelligence sublime
A sondé le ciel et
l'abîme
Pour y chercher ce grand esprit;
Mais ni dans
les flancs de la terre,
Mais ni dans les feux de la sphère,
Son nom pour nous ne fut écrit.
-Déjà
nous enseignons au monde
A briser le sceptre des rois;
Déjà
notre audace profonde
Se rit du joug usé des lois.
Secouez, malheureux esclaves,
Secouez d'indignes entraves,
Rentrez dans votre liberté!
Mortel! du jour où
tu respires,
Ta loi, c'est ce que tu désires;
Ton
devoir, c'est la volupté!
-Ta pensée
a franchi l'espace,
Tes calculs précèdent les
temps,
La foudre cède à ton audace,
Les cieux
roulent tes chars flottants;
Comme un feu que tout alimente,
Ta
raison, sans cesse croissante,
S'étendra sur l'immensité;
Et ta puissance, qu'elle assure,
N'aura de terme et de mesure
Que l'espace et l'éternité.
Heureux
nos fils! heureux cet âge
Qui, fécondé par
nos leçons,
Viendra recueillir l'héritage
Des
dogmes que nous lui laissons!
Pourquoi les jalouses années
Bornent-elles nos destinées
A de si rapides instants?
O loi trop injuste et trop dure!
Pour triompher de la nature
Que nous a-t-il manqué? Le temps-
Eh bien,
le temps sur vos poussières
A peine encore a fait un pas.
Sortez, ô mânes de nos pères,
Sortez de la
nuit du trépas!
Venez contempler votre ouvrage;
Venez
partager de cet âge
La gloire et la félicité!
O race en promesses féconde,
Paraissez! Bienfaiteurs
du monde,
Voilà votre postérité!
Que
vois-je? ils détournent la vue,
Et, se cachant sous leurs
lambeaux,
Leur foule, de honte éperdue,
Fuit et rentre
dans les tombeaux.
Non, non, restez, ombres coupables;
Auteurs
de nos jours déplorables,
Restez! ce supplice est trop
doux.
Le ciel, trop lent à vous poursuivre,
Devait
vous condamner à vivre
Dans le siècle enfanté
par vous!
Où
sont-ils, ces jours où la France,
A la tête des
nations,
Se levait comme un astre immense
Inondant tout de
ses rayons?
Parmi nos siècles, siècle unique,
De
quel cortège magnifique
La gloire composait ta cour!
Semblable au dieu qui nous éclaire,
Ta grandeur
étonnait la terre,
Dont tes clartés étaient
l'amour!
Toujours
les siècles du génie
Sont donc les siècles
des vertus!
Toujours les dieux de l'harmonie
Pour les héros
sont descendus!
Près du trône qui les inspire,
Voyez-les déposer la lyre
Dans de pures et chastes
mains;
Et les Racine et les Turenne
Enchaîner les
grâces d'Athène
Au char triomphant des Romains!
Mais, ô
déclin! quel souffle aride
De notre âge a séché
les fleurs?
Eh quoi! le lourd compas d'Euclide
Étouffe
nos arts enchanteurs?
Élans de l'âme et du génie,
Des calculs la froide manie
Chez nos pères vous
remplaça:
Ils posèrent sur la nature
Le doigt
glacé qui la mesure,
Et la nature se glaça!
Et toi,
prêtresse de la terre,
Vierge du Pinde ou de Sion,
Tu
fuis ce globe de matière,
Privé de ton dernier
rayon!
Ton souffle divin se retire
De ces coeurs flétris,
que la lyre
N'émeut plus de ses sons touchants;
Et
pour son Dieu qui le contemple,
Sans toi l'univers est un temple
Qui n'a plus ni parfums ni chants!
Pleurons
donc, enfants de nos pères!
Pleurons! de deuil couvrons
nos fronts;
Lavons dans nos larmes amères
Tant
d'irréparables affronts!
Comme les fils d'Héliodore,
Rassemblons du soir à l'aurore
Les débris du
temple abattu;
Et sous ces cendres criminelles
Cherchons
encor les étincelles
Du génie et de la vertu.
Commentaire.
Il ne faut pas chercher de philosophie dans les poésies d'un jeune homme de vingt ans. Cette méditation en est une preuve de plus. La poésie pense peu, à cet âge surtout; elle peint et elle chante. Cette méditation est une larme sur le passé. Je venais de lire le Génie du Christianisme, de M. de Chateaubriand; j'étais fanatisé des images dont ce livre, illustration de toutes les belles ruines, était étincelant. J'étais de l'opinion de René, de la religion d'Atala, de la foi du P. Aubry. De plus, j'avais eu toujours une indicible horreur du matérialisme, ce squelette de la création, exposé en dérision aux yeux de l'homme par des algébristes sur l'autel du néant, à la place de Dieu. Ces hommes me paraissaient et me paraissent encore aujourd'hui des aveugles-nés, des Oedipes du genre humain, niant l'énigme de Dieu parce qu'ils ne peuvent pas la déchiffrer. Enfin, j'étais né d'une famille royaliste qui avait gémi plus qu'aucune autre sur la chute du trône, sur la mort du vertueux et malheureux roi, sur les crimes de l'anarchie. J'eus un accès d'admiration pour tous les passés, une imprécation contre tous les démolisseurs des vieilles choses. Cet accès produisit ces vers et quelques autres: il ne fut pas très-long. Il se transforma par la réflexion en appréciation équitable des vices et des avantages propres à chaque nature de gouvernement, et en spiritualisme religieux plein de vénération pour toutes les fois sincères, et plein d'aspiration pour le rayonnement toujours croissant du nom divin sur la raison de l'homme.
XI
LE LIS
DU GOLFE DE SANTA RESTITUTA,
DANS L'ILE D'ISCHIA
1842.
Des
pêcheurs, un matin, virent un corps de femme
Que la vague
nocturne au bord avait roulé;
Même à travers
la mort sa beauté touchait l'âme.
Ces fleurs, depuis
ce jour, naissent près de la lame
Du sable qu'elle avait
foulé.
D'où
venait cependant cette vierge inconnue
Demander une tombe aux
pauvres matelots?
Nulle nef en péril sur ces mers n'était
vue;
Nulle bague à ses doigts: elle était morte et
nue,
Sans autre robe que les flots.
Ils
allèrent chercher dans toutes les familles
Le plus beau
des linceuls dont on pût la parer;
Pour lui faire un
bouquet, des lis et des jonquilles;
Pour lui chanter l'adieu, des
choeurs de jeunes filles,
Et des mères pour la pleurer.
Ils lui
firent un lit de sable où rien ne pousse,
Symbole
d'amertume et de stérilité;
Mais les fleurs de
pitié rendirent la mer douce,
Le sable de ses bords se
revêtit de mousse,
Et cette fleur s'ouvre l'été.
Vierges,
venez cueillir ce beau lis solitaire,
Abeilles de nos coeurs dont
l'amour est le miel!
Les anges ont semé sa graine sur la
terre;
Son sol est le tombeau, son nom est un mystère;
Son parfum fait rêver du ciel.
XII
L'ENTHOUSIASME.
Ainsi,
quand l'aigle du tonnerre
Enlevait Ganymède aux cieux,
L'enfant, s'attachant à la terre,
Luttait contre
l'oiseau des dieux;
Mais entre ses serres rapides
L'aigle
pressant ses flancs timides,
L'arrachait aux champs paternels;
Et, sourd à la voix qui l'implore,
Il le jetait,
tremblant encore,
Jusques aux pieds des immortels.
Ainsi
quand tu fonds sur mon âme,
Enthousiasme, aigle vainqueur,
Au bruit de tes ailes de flamme
Je frémis d'une sainte
horreur;
Je me débats sous ta puissance,
Je fuis, je
crains que ta présence
N'anéantisse un coeur
mortel,
Comme un feu que la foudre allume,
Qui ne s'éteint
plus, et consume
Le bûcher, le temple et l'autel.
Mais à
l'essor de la pensée
L'instinct des sens s'oppose en vain:
Sous le dieu mon âme oppressée
Bondit, s'élance,
et bat mon sein.
La foudre en mes veines circule:
Étonné
du feu qui me brûle,
Je l'irrite en le combattant,
Et
la lave de mon génie
Déborde en torrents
d'harmonie,
Et me consume en s'échappant.
Muse,
contemple ta victime!
Ce n'est plus ce front inspiré,
Ce
n'est plus ce regard sublime
Qui lançait un rayon sacré:
Sous ta dévorante influence,
A peine un reste
d'existence
A ma jeunesse est échappé.
Mon
front, que la pâleur efface,
Ne conserve plus que la trace
De la foudre qui m'a frappé.
Heureux le
poète insensible!
Son luth n'est point baigné de
pleurs;
Son enthousiasme paisible
N'a point ces tragiques
fureurs.
De sa veine féconde et pure
Coulent, avec
nombre et mesure,
Des ruisseaux de lait et de miel;
Et ce
pusillanime Icare,
Trahi par l'aile de Pindare,
Ne retombe
jamais du ciel.
Mais nous,
pour embraser les âmes,
Il faut brûler, il faut ravir
Au ciel jaloux ses triples flammes:
Pour tout peindre, il
faut tout sentir.
Foyers brûlants de la lumière,
Nos coeurs de la nature entière
Doivent concentrer les
rayons;
Et l'on accuse notre vie!
Mais ce flambeau qu'on nous
envie
S'allume au feu des passions.
Non,
jamais un sein pacifique
N'enfanta ces divins élans,
Ni
ce désordre sympathique
Qui soumet le monde à nos
chants.
Non, non, quand l'Apollon d'Homère
Pour lancer
ses traits sur la terre,
Descendait des sommets d'Éryx,
Volant aux rives infernales,
Il trempait ses armes fatales
Dans les eaux bouillantes du Styx.
Descendez
de l'auguste cime
Qu'indignent de lâches transports!
Ce
n'est que d'un luth magnanime
Que partent les divins accords.
Le
coeur des enfants de la lyre
Ressemble au marbre qui soupire
Sur
le sépulcre de Memnon:
Pour lui donner la voix et l'âme,
Il faut que de sa chaste flamme
L'oeil du jour lui lance un
rayon.
Et tu veux
qu'éveillant encore
Des feux sous la cendre couverts,
Mon
reste d'âme s'évapore
En accents perdus dans les
airs!
La gloire est le rêve d'une ombre;
Elle a trop
retranché le nombre
Des jours qu'elle devait charmer.
Tu
veux que je lui sacrifie
Ce dernier souffle de ma vie!
Je
veux le garder pour aimer.
Commentaire.
Cette ode est du même temps. C'est une goutte de la veine lyrique de mes premières années. Je l'écrivis un matin à Paris, dans une mansarde de l'hôtel du maréchal de Richelieu, rue Neuve-Saint-Augustin, que j'habitais alors. Un de mes amis entra au moment où je terminais la dernière strophe. Je lui lus toute la pièce; il fut ému. Il la copia, il l'emporta, et la lut à quelques poëtes classiques de l'époque, qui encouragèrent de leurs applaudissements le poëte inconnu. Je la dédiai ensuite à cet ami, qui faisait lui-même des vers remarquables. C'est M. Rocher, aujourd'hui une des lumières et une des éloquences de la haute magistrature de son pays. Nos routes dans la vie se sont séparées depuis; il a déserté la poésie avant moi. Il y aurait eu les succès promis à sa belle imagination. Nos vers s'étaient juré amitié: nos coeurs ont tenu la parole de nos vers.
XIII
LA RETRAITE.
A M. DE C***.
Aux bords
de ton lac enchanté,
Loin des sots préjugés
que l'erreur déifie,
Couvert du bouclier de ta
philosophie,
Le temps n'emporte rien de ta félicité;
Ton matin fut brillant, et ma jeunesse envie
L'azur calme et
serein du beau soir de ta vie.
Ce qu'on
appelle nos beaux jours
N'est qu'un éclair brillant dans
une nuit d'orage;
Et rien, excepté nos amours,
N'y
mérite un regret du sage.
Mais que dis-je? on aime à
tout âge:
Ce feu durable et doux, dans l'âme
renfermé,
Donne plus de chaleur en jetant moins de flamme;
C'est le souffle divin dont tout l'homme est formé,
Il
ne s'éteint qu'avec son âme.
Étendre
son esprit, resserrer ses désirs,
C'est là le grand
secret ignoré du vulgaire:
Tu le connais, ami! cet heureux
coin de terre
Renferme tes amours, tes goûts et tes
plaisirs.
Tes voeux ne passent point ton champêtre domaine;
Mais ton esprit plus vaste étend son horizon,
Et, du
monde embrassant la scène,
Le flambeau de l'étude
éclaire ta raison.
Tu vois
qu'aux bords du Tibre, et du Nil et du Gange,
En tous lieux, en
tous temps, sous des masques divers,
L'homme partout est l'homme,
et qu'en cet univers
Dans un ordre éternel tout passe et
rien ne change;
Tu vois les nations s'éclipser tour à
tour
Comme les astres dans l'espace;
De mains en mains le
sceptre passe;
Chaque peuple a son siècle, et chaque homme
a son jour.
Sujets à
cette loi suprême,
Empire, gloire, liberté,
Tout
est par le temps emporté:
Le temps emporta les dieux même
De la crédule antiquité,
Et ce que les mortels,
dans leur orgueil extrême,
Osaient nommer la vérité!
Au milieu
de ce grand nuage,
Réponds-moi, que fera le sage,
Toujours entre le doute et l'erreur combattu?
Content du peu
de jours qu'il saisit au passage,
Il se hâte d'en faire
usage
Pour le bonheur et la vertu.
J'ai vu ce
sage heureux; dans ses belles demeures
J'ai goûté
l'hospitalité:
A l'ombre du jardin que ses mains ont
planté,
Aux doux sons de sa lyre il endormait les heures
En chantant sa félicité.
Soyez
touché, grand Dieu, de sa reconnaissance!
Il ne vous lasse
point d'un inutile voeu;
Gardez-lui seulement sa rustique
opulence;
Donnez tout à celui qui vous demande peu.
Des doux
objets de sa tendresse
Qu'à son riant foyer toujours
environné,
Sa femme et ses enfants couronnent sa
vieillesse,
Comme de ses fruits mûrs un arbre est couronné;
Que sous l'or des épis ses collines jaunissent;
Qu'au
pied de son rocher son lac soit toujours pur;
Que de ses beaux
jasmins les ombres épaississent;
Que son soleil soit doux,
que son ciel soit d'azur;
Et que pour l'étranger toujours
ses vins mûrissent!
Pour moi,
loin de ce port de la félicité,
Hélas! par
la jeunesse et l'espoir emporté,
Je vais tenter encore et
les flots et l'orage;
Mais, ballotté par l'onde et fatigué
du vent,
Au pied de ton rocher sauvage,
Ami, je reviendrai
souvent
Rattacher, vers le soir, ma barque à ton rivage.
Commentaire.
Voici à quelle occasion j'écrivis ces vers:
Mes deux amis, MM. de Virieu, de Vignet, et moi, nous nous embarquâmes, un soir d'orage, dans un petit bateau de pêcheurs sur le lac du Bourget. La tempête nous prit et nous chassa au hasard des vagues à trois ou quatre lieues du point où nous nous étions embarqués. Après avoir été ballottés toute la nuit, les flots nous jetèrent entre les rochers d'une petite île à l'extrémité du lac. Le sommet de l'île était surmonté d'un vieux château flanqué de tours, et dont les jardins, échelonnés en terrasses unies les unes aux autres par de petits escaliers dans le roc, couvraient toute la surface de l'îlot. Ce château était habité par M. de Châtillon, vieux gentilhomme savoisien. Il nous offrit l'hospitalité; nous passâmes deux ou trois jours dans son manoir, entre ses livres et ses fleurs. M. de Châtillon menait, depuis quinze ou vingt ans, une vie d'ermite dans cette demeure. Il sentait son bonheur, et il le chantait. Il avait écrit un poëme intitulé Mon lac et mon château. C'était l'Horace rustique de ce Tibur sauvage. Ses vers ne manquaient ni de grâce ni de sentiment; ils réfléchissaient la sérénité d'une âme calmée par le soir de la vie, comme son lac réfléchissait lui-même son donjon festonné de lierre, d'espaliers et de jasmin. Il était loin de se douter qu'un de ses trois jeunes hôtes était lui-même poëte sous ses cheveux blonds. Il fut heureux de trouver en nous des auditeurs et des appréciateurs de sa poésie: en trois séances, après le souper, il nous lut tout son poëme. Quand notre bateau fut radoubé, nous prîmes congé du vieux gentilhomme. Nous étions déjà amis. Quelques jours après, je lui renvoyais pour carte de visite, par un batelier qui allait à Seyssel et qui passait au pied de son île, ces vers.
XIV
LE LAC.
Ainsi,
toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit
éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous
jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul
jour?
O lac!
l'année à peine a fini sa carrière,
Et près
des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde! je viens
seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir!
Tu
mugissais ainsi sous ces roches profondes;
Ainsi tu te brisais
sur leurs flancs déchirés;
Ainsi le vent jetait
l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
Un soir,
t'en souvient- il? nous voguions en silence;
On n'entendait au
loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui
frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à
coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé
frappèrent les échos;
Le flot fut attentif, et la
voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots:
-O temps,
suspends ton vol! et vous, heures propices,
Suspendez votre
cours!
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des
plus beaux de nos jours!
-Assez de
malheureux ici-bas vous implorent:
Coulez, coulez pour eux;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent;
Oubliez les heureux.
-Mais je
demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe
et fuit;
Je dis à cette nuit: -Sois plus lente;- et
l'aurore
Va dissiper la nuit.
-Aimons
donc, aimons donc! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous,
jouissons!
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive;
Il coule, et nous passons!-
Temps
jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse
Où l'amour à
longs flots nous verse le bonheur
S'envolent loin de nous de la
même vitesse
Que les jours de malheur?
Eh quoi!
n'en pourrons-nous fixer au moins la trace?
Quoi! passés
pour jamais? quoi! tout entiers perdus?
Ce temps qui les donna,
ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus?
Éternité,
néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous
des jours que vous engloutissez?
Parlez: nous rendrez-vous ces
extases sublimes
Que vous nous ravissez?
O lac!
rochers muets! grottes! forêt obscure!
Vous que le temps
épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit,
gardez, belle nature,
Au moins le souvenir!
Qu'il soit
dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans
l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans
ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux!
Qu'il soit
dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les
bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans
l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles
clartés!
Que le
vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums
légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on
entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise: -Ils ont aimé!-
Commentaire.
Le commentaire de cette méditation se trouve tout entier dans l'histoire de Raphaël, publiée par moi.
C'est une de mes poésies qui a eu le plus de retentissement dans l'âme de mes lecteurs, comme elle en avait eu le plus dans la mienne. La réalité est toujours plus poétique que la fiction; car le grand poëte, c'est la nature.
On a essayé mille fois d'ajouter la mélodie plaintive de la musique au gémissement de ces strophes. On a réussi une seule fois. Niedermayer a fait de cette ode une touchante traduction en notes. J'ai entendu chanter cette romance, et j'ai vu les larmes qu'elle faisait répandre. Néanmoins, j'ai toujours pensé que la musique et la poésie se nuisaient en s'associant. Elles sont l'une et l'autre des arts complets: la musique porte en elle son sentiment; de beaux vers portent en eux leur mélodie.
XV
LA GLOIRE.
A UN POËTE EXILÉ.
Généreux
favoris des filles de Mémoire,
Deux sentiers différents
devant vous vont s'ouvrir:
L'un conduit au bonheur, l'autre mène
à la gloire;
Mortels, il faut choisir.
Ton sort,
ô Manoël, suivit la loi commune;
La muse t'enivra de
précoces faveurs,
Tes jours furent tissus de gloire et
d'infortune,
Et tu verses des pleurs!
Rougis
plutôt, rougis d'envier au vulgaire
Le stérile repos
dont son coeur est jaloux:
Les dieux ont fait pour lui tous les
biens de la terre
Mais la lyre est à nous.
Les
siècles sont à toi, le monde est ta patrie.
Quand
nous ne sommes plus, notre ombre a des autels
Où le juste
avenir prépare à ton génie
Des honneurs
immortels.
Ainsi
l'aigle superbe au séjour du tonnerre
S'élance, et,
soutenant son vol audacieux,
Semble dire aux mortels: -Je suis né
sur la terre,
Mais je vis dans les cieux.-
Oui, la
gloire t'attend; mais arrête, et contemple
A quel prix on
pénètre en ses parvis sacrés;
Vois:
l'Infortune, assise à la porte du temple,
En garde les
degrés.
Ici c'est
un vieillard que l'ingrate Ionie
A vu de mers en mers promener
ses malheurs:
Aveugle, il mendiait au prix de son génie
Un pain mouillé de pleurs.
Là
le Tasse, brûlé d'une flamme fatale,
Expiant dans
les fers sa gloire et son amour,
Quand il va recueillir la palme
triomphale,
Descend au noir séjour.
Partout
des malheureux, des proscrits, des victimes,
Luttant contre le
sort ou contre les bourreaux:
On dirait que le ciel aux coeurs
plus magnanimes
Mesure plus de maux.
Impose
donc silence aux plaintes de ta lyre:
Des coeurs nés sans
vertu l'infortune est l'écueil;
Mais toi, roi détrôné,
que ton malheur t'inspire
Un généreux orgueil!
Que
t'importe, après tout, que cet ordre barbare
T'enchaîne
loin des bords qui furent ton berceau?
Que t'importe en quels
lieux le destin te prépare
Un glorieux tombeau?
Ni l'exil,
ni les fers de ces tyrans du Tage
N'enchaîneront ta gloire
aux bords où tu mourras:
Lisbonne la réclame, et
voilà l'héritage
Que tu lui laisseras!
Ceux qui
l'ont méconnu pleureront le grand homme;
Athène à
des proscrits ouvre son Panthéon;
Coriolan expire, et les
enfants de Rome
Revendiquent son nom.
Aux
rivages des morts avant que de descendre,
Ovide lève au
ciel ses suppliantes mains:
Aux Sarmates grossiers il a légué
sa cendre,
Et sa gloire aux Romains.
Commentaire.
Cette ode est un des derniers morceaux de poésie que j'aie écrits, dans le temps où j'imitais encore. Elle me fut inspirée à Paris, en 1817, par les infortunes d'un pauvre poëte portugais appelé Manoël. Après avoir été illustre dans son pays, chassé par les réactions politiques, il s'était réfugié à Paris, où il gagnait péniblement le pain de ses vieux jours en enseignant sa langue. Une jeune religieuse, d'une beauté touchante et d'un dévouement absolu, s'était attachée d'enthousiasme à l'exil et à la misère du poëte. Il m'enseignait le portugais et m'apprenait à admirer Camoëns.
Les poëtes ne sont peut-être pas plus malheureux que le reste des hommes; mais leur célébrité a donné dans tous les temps plus d'éclat à leur malheur: leurs larmes sont immortelles; leurs infortunes retentissent, comme leurs amours, dans tous les siècles. La pitié s'agenouille, de génération en génération, sur leur tombeau. Le naufrage de Camoëns, sa grotte dans l'île de Macao, sa mort dans l'indigence, loin de sa patrie, sont le pendant des amours, des revers, des prisons du Tasse à Ferrare. Je ne suis pas superstitieux, même pour la gloire; et cependant j'ai fait deux cents lieues pour aller toucher de ma main les parois de la prison du chantre de la Jérusalem, et pour y écrire mon nom au-dessous du nom de Byron, comme une visite expiatoire. J'ai détaché avec mon couteau un morceau de brique du mur contre lequel sa couche était appuyée; je l'ai fait enchâsser dans un cachet servant de bague, et j'y ai fait graver les deux mots qui résument la vie de presque tous les grands poëtes: Amour et larmes.
XVI
LA
CHARITÉ.
HYMNE ORIENTAL.
1846.
Dieu dit
un jour à son soleil:
-Toi par qui mon nom luit, toi que
ma droite envoie
Porter à l'univers ma splendeur et ma
joie,
Pour que l'immensité me loue à son réveil;
De ces dons merveilleux que répand ta lumière,
De
ces pas de géant que tu fais dans les cieux,
De ces rayons
vivants que boit chaque paupière,
Lequel te rend, dis-moi,
dans toute ta carrière,
Plus semblable à moi-même
et plus grand à tes yeux?-
Le soleil
répondit en se voilant la face:
-Ce n'est point d'éclairer
l'immensurable espace,
De faire étinceler les sables des
déserts,
De fondre du Liban la couronne de glace,
Ni
de me contempler dans le miroir des mers,
Ni d'écumer de
feu sur les vagues des airs:
Mais c'est de me glisser aux fentes
de la pierre
Du cachot où languit le captif dans sa tour,
Et d'y sécher des pleurs au bord d'une paupière
Que réjouit dans l'ombre un seul rayon du jour!
-- Bien!
reprit Jéhovah; c'est comme mon amour!-
Ce que dit le
rayon au Bienfaiteur suprême,
Moi, l'insecte chantant, je
le dis à moi-même.
Ce qui donne à ma lyre un
frisson de bonheur,
Ce n'est point de frémir au vain
souffle de la gloire,
Ni de jeter au temps un nom pour sa
mémoire,
Ni de monter au ciel dans un hymne vainqueur;
Mais c'est de résonner, dans la nuit du mystère,
Pour l'âme sans écho d'un pauvre solitaire
Qui
n'a qu'un son lointain pour tout bruit sur la terre,
Et d'y
glisser ma voix par les fentes du coeur.
XVII
LA
NAISSANCE DU DUC DE BORDEAUX.
ODE.
Versez du
sang, frappez encore!
Plus vous retranchez ses rameaux,
Plus
le tronc sacré voit éclore
Ses rejetons toujours
nouveaux!
Est-ce un dieu qui trompe le crime?
Toujours d'une
auguste victime
Le sang est fertile en vengeur;
Toujours,
échappé d'Athalie,
Quelque enfant que le fer oublie
Grandit à l'ombre du Seigneur!
Il est né,
l'enfant du miracle,
Héritier du sang d'un martyr!
Il
est né d'un tardif oracle,
Il est né d'un dernier
soupir!
Aux accents du bronze qui tonne
La France s'éveille
et s'étonne
Du fruit que la mort a porté!
Jeux
du sort, merveilles divines!
Ainsi fleurit sur des ruines
Un
lis que l'orage a planté.
Il vient,
quand les peuples, victimes
Du sommeil de leurs conducteurs,
Errent aux penchants des abîmes
Comme des troupeaux
sans pasteurs.
Entre un passé qui s'évapore,
Vers
un avenir qu'il ignore,
L'homme nage dans un chaos!
Le doute
égare sa boussole,
Le monde attend une parole,
La
terre a besoin d'un héros!
Courage!
c'est ainsi qu'ils naissent!
C'est ainsi que dans sa bonté
Un Dieu les sème! ils apparaissent
Sur des jours de
stérilité!
Ainsi, dans une sainte attente,
Quand
des pasteurs la troupe errante
Parlait d'un Moïse nouveau,
De la nuit déchirant le voile,
Une mystérieuse
étoile
Les conduisit vers un berceau!
Sacré
berceau, frêle espérance
Qu'une mère tient
dans ses bras,
Déjà tu rassures la France:
Les
miracles ne trompent pas!
Confiante dans son délire,
A
ce berceau déjà ma lyre
Ouvre un avenir triomphant,
Et, comme ces rois de l'Aurore,
Un instinct que mon âme
ignore
Me fait adorer un enfant!
Comme
l'orphelin de Pergame,
Il verra près de son berceau
Un
roi, des princes, une femme,
Pleurer aussi sur un tombeau!
Bercé
sur le sein de sa mère,
S'il vient à demander son
père,
Il verra se baisser les yeux!
Et cette veuve
inconsolée,
En lui cachant le mausolée,
Du
doigt lui montrera les cieux.
Jeté
sur le déclin des âges,
Il verra l'empire sans fin,
Sorti de glorieux orages,
Frémir encor de son déclin.
Mais son glaive aux champs de victoire
Nous rappellera la
mémoire
Des destins promis à Clovis,
Tant que
le tronçon d'une épée,
D'un rayon de gloire
frappée,
Brillerait aux mains de ses fils!
Sourd aux
leçons efféminées
Dont le siècle aime
à les nourrir,
Il saura que les destinées
Font
roi pour régner ou mourir;
Que des vieux héros de
sa race
Le premier titre fut l'audace,
Et le premier trône
un pavois;
Et qu'en vain l'humanité crie:
Le sang
versé pour la patrie
Est toujours la pourpre des rois!
Tremblant
à la voix de l'histoire,
Ce juge vivant des humains,
Français, il saura que la gloire
Tient deux flambeaux
entre ses mains.
L'un, d'une sanglante lumière
Sillonne
l'horrible carrière
Des peuples par le crime heureux;
Semblable aux torches des Furies
Que jadis les fameux impies
Sur leurs pas traînaient après eux.
L'autre,
du sombre oubli des âges,
Tombeau des peuples et des rois,
Ne sauve que les siècles sages
Et les légitimes
exploits:
Ses clartés immenses et pures,
Traversant
les races futures,
Vont s'unir au jour éternel;
Pareil
à ces feux pacifiques,
O Vesta, que des mains pudiques
Entretenaient sur ton autel.
Il saura
qu'aux jours où nous sommes,
Pour vieillir au trône
des rois,
Il faut montrer aux yeux des hommes
Ses vertus
auprès de ses droits;
Qu'assis à ce degré
suprême,
Il faut s'y défendre soi-même,
Comme
les dieux sur leurs autels,
Rappeler en tout leur image,
Et
faire adorer le nuage
Qui les sépare des mortels.
Au pied du
trône séculaire
Où s'assied un autre Nestor,
De la tempête populaire
Le flot calmé murmure
encor!
Ce juste, que le ciel contemple,
Lui montrera par son
exemple
Comment, sur les écueils jeté,
On élève
sur le rivage,
Avec les débris du naufrage,
Un temple
à l'immortalité!
Ainsi
s'expliquaient sur ma lyre
Les destins présents à
mes yeux;
Et tout secondait mon délire,
Et sur la
terre, et dans les cieux!
Le doux regard de l'Espérance
Éclairait le deuil de la France,
Comme, après
une longue nuit,
Sortant d'un berceau de ténèbres,
L'aube efface les pas funèbres
De l'ombre obscure qui
s'enfuit.
Commentaire.
J'étais de famille royaliste; j'avais servi dans les gardes du roi; j'avais accompagné à cheval le duc de Berri, père du duc de Bordeaux, jusqu'à la frontière de France, quand il en sortit pour un second exil. L'assassinat de ce prince, quelques années après, m'avait profondément remué. Le désespoir de sa jeune veuve, qui portait dans son sein le gage de leur amour, avait attendri toute l'Europe. La naissance de cet enfant parut une vengeance du ciel contre l'assassin, une bénédiction miraculeuse du sang des Bourbons. J'étais loin de la France quand j'appris cet événement: il inspira ma jeune imagination autant que mon coeur. J'écrivis sous cette inspiration. Ces vers, je ne les envoyai point à la cour de France, qui ne me connaissait pas; je les adressai à mon père et à ma mère, qui se réjouirent de voir leurs propres sentiments chantés par leur fils. J'ai été, comme la France entière de cette époque, mauvais prophète des destinées de cet enfant. Je n'ai jamais rougi des voeux très-désintéressés que je fis alors sur ce berceau. Je ne les ai jamais démentis par un acte ingrat ou par une parole dédaigneuse sur le sort de ces princes. Quand les Bourbons que je servais ont été proscrits du trône et du pays en 1830, j'ai donné ma démission du nouveau souverain, pour n'avoir point à maudire ce que j'avais béni. Depuis, cette seconde branche de la monarchie a été retranchée elle-même. J'ai été plus respectueux envers leur infortune que je ne l'avais été envers leur puissance. Quand le trône s'est définitivement écroulé sous la main libre du peuple, je ne devais rien à celui qui l'avait occupé le dernier. J'ai pu prêter loyalement ma main à ce peuple pour inaugurer la république. Dix-huit ans d'indépendance absolue me séparaient des souvenirs et des devoirs de ma jeunesse envers une autre monarchie. Mon esprit avait grandi, mes idées s'étaient élargies; mon coeur était libre d'engagement, mes devoirs étaient tous envers mon pays. J'ai fait ce que j'ai cru devoir faire pour sauver de grands malheurs, et pour préparer de grandes voies au peuple. Je fais pour lui maintenant les mêmes voeux que je faisais il y a trente ans pour une autre forme de souveraineté. Quand à ceux que j'adressais alors au ciel pour l'enfance du duc de Bordeaux, Dieu les a autrement exaucés; il les a mieux exaucés peut-être, pour son bonheur, dans l'exil que dans la patrie, dans la vie privée que sur un trône.
XVIII
RESSOUVENIR DU LAC LÉMAN.
A M. HUBER SALADIN.
1842.
Encor mal
éveillé du plus brillant des rêves,
Au bruit
lointain du lac qui dentelle tes grèves,
Rentré
sous l'horizon de mes modestes cieux,
Pour revoir en dedans je
referme les yeux,
Et devant mes regards flottent à
l'aventure,
Avec des pans de ciel, des lambeaux de nature!
Si
Dieu brisait ce globe en confus éléments,
Devant sa
face ainsi passeraient ses fragments...
De grands
golfes d'azur, où de rêveuses voiles,
Répercutant
le jour sur leurs ailes de toiles,
Passent d'un bord à
l'autre, avec les blonds troupeaux,
Les foins fauchés
d'hier qui trempent dans les eaux;
Des monts aux verts gradins
que la colline étage,
Qui portent sur leurs flancs les
toits du blanc village,
Ainsi qu'un fort pasteur porte, en
montant aux bois,
Un chevreau sous son bras sans en sentir le
poids;
Plus haut, les noirs sapins, mousse des précipices,
Et les grands prés tachés d'éclatantes
génisses,
Et les chalets perdus pendant tout un été
Sur les derniers sommets de ce globe habité,
Où
le regard, épris des hauteurs qu'il affronte,
S'élève
avec l'amour, soupir qui toujours monte!...
Désert où
l'homme errant, pour leur lait et leur miel,
Trouve la liberté
qu'il rapporta du ciel!...
Par-dessus ces sommets la neige
blanche ou rose,
Fleur que l'été conserve et que la
nue arrose;
Les glaciers suspendus, océans congelés,
Pour la soif des vallons tour à tour distillés;
Dans l'abîme assourdi l'avalanche qui plonge;
Et sous
la main de Dieu pressés comme une éponge,
Noyés
dans son soleil, fondus à sa lueur,
Ces grands fronts de
la terre exprimant sa sueur!...
Je vois blanchir d'ici, dans les
sombres vallées,
Des torrents de poussière et des
ondes ailées;
Leur sourd mugissement tonne si loin de moi,
Que je n'entends plus rien du fracas que je voi!
. . . . . .
. . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Flèche
d'eau du sommet dans le gouffre lancée,
La cascade en
sifflant éblouit ma pensée;
Comme un lambeau de
voile arraché par le vent,
Elle claque au rocher,
rejaillit en pleuvant,
Et tombe en pétillant sur le granit
qui fume
Comme un feu de bois vert que le pasteur allume.
A
peine reste-t-il assez de ses vapeurs
Pour qu'un pâle
arc-en-ciel y trempe ses couleurs
Et flotte quelque temps sur
cette onde en fumée,
Comme sur un nom mort un peu de
renommée!...
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . .
. . . . . . . . . . . . .
Notre barque s'endort, ô Thoune!
sur ta mer,
Dont l'écume à la main ne laisse rien
d'amer;
De tes flots, bleu miroir, ces Alpes sont la dune.
Il
est nuit; sur ta lame on voit nager la lune:
Elle fait ruisseler
sur son sentier changeant
Les mailles de cristal de son filet
d'argent,
Et regarde, à l'écart des bords d'un
autre monde,
Les étoiles ses soeurs se baigner dans ton
onde.
Son disque, épanoui de noyer en noyer,
De
l'ondoiement des flots, pour nous, semble ondoyer;
Chaque arbre
tour à tour la dévoile ou la cache.
D'un côté
de l'esquif notre ombre étend sa tache,
Et de l'autre les
monts, leurs neiges, leurs glaçons,
Plongent dans le
sillage avec leurs blancs frissons!
Diamant colossal enchâssé
d'émeraudes,
Et le front rayonnant d'auréoles plus
chaudes,
La rêveuse Yungfrau de son vert piédestal
Déploie au vent des nuits sa robe de cristal...
A ce
divin tableau, la rame lente oublie
De frapper sous le bord la
vague recueillie;
On n'entend que le bruit des blanches perles
d'eau
Qui retombent au lac des deux flancs du bateau,
Et le
doux renflement d'un flot qui se soulève,
Sons inarticulés
d'eau qui dort et qui rêve!...
O poétique mer! il
est dans cet esquif
Plus d'un coeur qui comprend ton murmure
plaintif;
Qui, sous l'impression dont ta scène l'inonde,
Pour soulever un sein, s'enfle comme ton onde,
S'ouvre pour
réfléchir, à l'alpestre clarté,
La
nature, son Dieu, l'amour, la liberté;
Et, ne pouvant
parler sous le poids qui le charme,
Répand le dernier fond
de toute âme... une larme!
Huber!
heureux enfant de ces tribus de Tell,
Que Dieu plaça plus
près des Alpes, son autel!
Des splendeurs de ces monts
doux et fier interprète,
Ame de citoyen dans un coeur de
poëte!
Voilà donc ces sommets et ces lacs étoilés
Devant nos yeux ravis par ta main dévoilés!
Voilà
donc ces rochers à qui ton amour crie
Le plus beau nom de
l'homme à la terre: -O patrie!...-
Ah! tu tiens à
ce ciel par un double lien:
Qui chérit la nature est deux
fois citoyen!
Mais tu
dis, dans l'orgueil de ta fière tendresse:
-Ces monts sont
trop bornés pour l'amour qui m'oppresse:
On voit la
liberté sur leurs flancs resplendir;
Mais, pour l'adorer
plus, je voudrais l'agrandir.
N'être qu'un poids léger
de l'immense équilibre,
C'est être respecté,
ce n'est pas être libre:
Dans sa force tout droit doit
porter sa raison.
Un grand peuple à ses pieds veut un
grand horizon!
Si la pitié des rois nous épargne
l'offense,
Le dédain des tyrans n'est pas l'indépendance;
Il faut contempler par masse et non par fractions,
Pour jouer
dans ce siècle au jeu des nations.
La Suisse est l'oasis
de mon âme attendrie;
J'y chéris mon berceau, j'y
cherche une patrie!...-
Adore ton
pays et ne l'arpente pas.
Ami, Dieu n'a pas fait les peuples au
compas:
L'âme est tout; quel que soit l'immense flot qu'il
roule,
Un grand peuple sans âme est une vaste foule!
Du
sol qui l'enfanta la sainte passion
D'un essaim de pasteurs fait
une nation;
Une goutte de sang dont la gloire tient trace
Teint
pour l'éternité le drapeau d'une race!
N'en est-il
pas assez sur la flèche de Tell
Pour rendre son ciel libre
et son peuple immortel?
Sparte vit trois cents ans d'un seul jour
d'héroïsme.
La terre se mesure au seul patriotisme.
Un pays? c'est un homme, une gloire, un combat!
Zurich ou
Marathon, Salamine ou Morat!
La grandeur de la terre est d'être
ainsi chérie:
Le Scythe a des déserts, le Grec une
patrie!...
Autour d'un groupe épars de montagnes, d'îlots,
Promontoires noyés dans les brumes des flots,
Avec son
sang versé d'une héroïque artère,
Léonidas
mourant écrit du doigt sur terre
Des titres de vertu,
d'amour, de liberté,
Qui lèguent un pays à
l'imortalité!
Qu'importe sa surface? un jour, cette
colline
Sera le Parthénon, et ces flots Salamine!
Vous
les avez écrits, ces titres et ces droits,
Sur un granit
plus sûr que les chartes des rois!
Mais ce
n'est plus le glaive, Huber, c'est la pensée,
Par qui des
nations la force est balancée.
Le règne de l'esprit
est à la fin venu.
Plus d'autres boucliers! l'homme combat
à nu.
La conquête brutale est l'erreur de la gloire.
Tu l'as vu, nos exploits font pleurer notre histoire.
De
triomphe en triomphe, un ingrat conquérant
A rétréci
le sol qui l'avait fait si grand!...
Il faut qu'avec l'effort de
l'orgueil en souffrance
Le génie et la paix reconquièrent
la France,
Et que nos vérités, de leurs plus beaux
rayons,
Dérobent notre épée à l'oeil
des nations,
Ainsi qu'Harmodius sous un faisceau de rose
Cachait
le saint poignard altéré d'autre chose!
Les
serviteurs du monde en sont les seuls héros:
Où
naquit un grand homme, un empire est éclos.
La terre qui
l'enfante, illustrée et bénie,
Monte de son niveau,
grandit de son génie:
Il conquiert à son nom tout
ce qui le comprend.
O Léman, à ce titre es-tu donc
trop peu grand?
Jamais Dieu versa-t-il sur sa terre choisie,
De
sa corne de dons, d'amour, de poésie,
Plus de noms
immortels, sonores, éclatants,
Que ceux dont tu grossis le
bruit lointain du temps?
L'amour, la liberté, ces alcyons
du monde,
Combien de fois ont-ils pris leur vol sur ton onde,
Ou
confié leur nid à tes flots transparents?
Je vois
d'ici verdir les pente de Clarens,
Des rêves de Rousseau
fantastiques royaumes,
Plus réels, plus peuplés de
ses vivants fantômes
Que si vingt nations sans gloire et
sans amour
Avaient creusé mille ans leurs lits dans ce
séjour:
Tant l'idée est puissante à créer
sa patrie!
Voilà ces prés, ces eaux, ces rocs de
Meillerie,
Ces vallons suspendus dans le ciel du Valais,
Ces
soleils scintillants sur le bois des chalets,
Où, des
simples des champs en cueillant le dictame,
Dans leur plus frais
parfum il aspira son âme!
Aussi le souvenir de ces
félicités
Le suivit-il toujours dans l'ombre des
cités.
Ses pieds rampants gardaient l'odeur des feuilles
Son premier ciel brillait jusqu'au fond de ses fautes,
Comme
une eau de cascade, en perdant sa blancheur,
Roule à
l'Arve glacé sa première fraîcheur.
. . . . .
. . . . . . . . . . . .
Voltaire! quel que soit le nom dont on le
nomme,
C'est un cycle vivant, c'est un siècle fait homme!
Pour fixer de plus haut le jour de la raison,
Son oeil
d'aigle et de lynx choisit ton horizon;
Heureux si, sur ces monts
où Dieu luit davantage,
Il eût vu plus de ciel à
travers le nuage!
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Byron,
comme un lutteur fatigué du combat,
Pour saigner et
mourir, sur tes rives s'abat;
On dit que, quand les vents roulent
ton onde en poudre,
Sa voix est dans tes cris et son oeil dans ta
foudre.
Une plume du cygne enlevée à son flanc
Brille sur ta surface à côté du mont Blanc!
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais mon âme, ô
Coppet, s'envole sur tes rives,
Où Corinne repose au bruit
des eaux plaintives.
En voyant ce tombeau sur le bord du chemin,
Ton front noble s'incline au nom du genre humain.
Colombe de
salut pour l'arche du génie,
Seule elle traversa la mer de
tyrannie!
Pendant que sous ses fers l'univers avili
Du front
césarien étudiait le pli,
Ce petit coin de terre,
oasis de vengeance,
Protestait pour le siècle et pour
l'intelligence:
Le poids du monde entier ne pouvait assoupir,
Liberté, dans ce coeur ton extrême soupir!
Ce
soupir d'une femme alluma le tonnerre
Qui foudroya d'en bas le
Titan de la guerre;
Il tomba sur son roc, par la haine emporté.
Vesta de la vengeance et de la liberté,
Sous les
débris fumants de l'univers en flamme
On retrouva leurs
feux immortels dans ton âme!...
Ah! que
d'autres, flatteurs d'un populaire orgueil,
Suivent leur
servitude au fond d'un grand cercueil;
Qu'imitant des Césars
l'abjecte idolâtrie,
Pour socle d'une tombe ils couchent la
patrie,
Et, changeant un grand peuple en servile troupeau,
Qu'ils lui fassent lécher la botte ou le chapeau!
D'autres tyrans naîtront de ces larmes d'esclaves:
Diviniser le fer, c'est forger ses entraves!
Avilir les
humains, ce n'est pas se grandir,
C'est éteindre le feu
dont on veut resplendir,
C'est abaisser sous soi le sommet où
l'on monte,
C'est sculpter sa statue avec un bloc de honte!
Si
le banal encens qui brûle dans leurs mains
Se mesure au
mépris qu'on a fait des humains,
Le colosse de fer dont
ils fardent l'histoire
Avec plus de mépris aurait donc
plus de gloire?
Plus bas, Séjans d'une ombre! admirez à
genoux!
Il avait deviné des juges tels que vous.
Mais le
temps est seul juge: ami, laissons-les faire;
Qu'ils pétrissent
du sang à ce dieu du vulgaire;
Que tout rampe à ses
pieds de bronze... excepté moi!
Staël, à lui
l'univers... mais cette larme à toi!
. . . . . . . . . . .
. . . . . .
Huber, que ce grand nom, que ces ombres si chères
Agrandissent pour vous le pays de vos pères!
Rebandez
le vieil arc que son poids détendit:
On resserre le noeud
quand le faisceau grandit.
Dans le tronc fédéral
concentrez mieux sa séve;
La tribu devient peuple et
l'unité l'achève!
Que Genève à nos
pieds ouvre son libre port:
La liberté du faible est la
gloire du fort.
Que, sous les mille esquifs dont les eaux sont
ridées,
Palmyre européenne au confluent d'idées,
Elle voie en ses murs l'Ibère et le Germain
Échanger
la pensée en se donnant la main!
Nid d'aigles élevé
sur toute tyrannie,
Qu'elle soit pour l'exil l'hospice du génie,
Et que ces grands martyrs de l'immortalité
Lui payent
d'un rayon son hospitalité!
Pour moi,
cygne d'hiver égaré sur tes plages,
Qui retourne
affronter son ciel chargé d'orages,
Puissé-je
quelquefois, dans ton cristal mouillé,
Retremper, ô
Léman, mon plumage souillé!
Puissé-je, comme
hier, couché sur le pré sombre
Où les grands
châtaigniers d'Évian penchent l'ombre,
Regarder sur
ton sein la voile de pêcheur,
Triangle lumineux, découper
sa blancheur;
Écouter attendri les gazouillements vagues
Que viennent à mes pieds balbutier tes vagues,
Et voir
ta blanche écume, en brodant tes contours,
Monter, briller
et fondre, ainsi que font nos jours!...
XIX
LA PRIÈRE.
Le roi
brillant du jour, se couchant dans sa gloire,
Descend avec
lenteur de son char de victoire;
Le nuage éclatant qui le
cache à nos yeux
Conserve en sillons d'or sa trace dans
les cieux,
Et d'un reflet de pourpre inonde l'étendue.
Comme une lampe d'or dans l'azur suspendue,
La lune se
balance au bord de l'horizon;
Ses rayons affaiblis dorment sur le
gazon,
Et le voile des nuits sur les monts se déplie.
C'est l'heure où la nature, un moment recueillie,
Entre
la nuit qui tombe et le jour qui s'enfuit,
S'élève
au créateur du jour et de la nuit,
Et semble offrir à
Dieu, dans son brillant langage,
De la création le
magnifique hommage.
Voilà
le sacrifice immense, universel!
L'univers est le temple et la
terre est l'autel;
Les cieux en sont le dôme, et ses astres
sans nombre,
Ces feux demi-voilés, pâle ornement de
l'ombre,
Dans la voûte d'azur avec ordre semés,
Sont les sacrés flambeaux pour ce temple allumés:
Et ces nuages purs qu'un jour mourant colore,
Et qu'un
souffle léger, du couchant à l'aurore,
Dans les
plaines de l'air repliant mollement,
Roule en flocons de pourpre
aux bords du firmament,
Sont les flots de l'encens qui monte et
s'évapore
Jusqu'au trône du Dieu que la nature
adore.
Mais ce
temple est sans voix. Où sont les saints concerts?
D'où
s'élèvera l'hymne au roi de l'univers?
Tout se
tait: mon coeur seul parle dans ce silence.
La voix de l'univers,
c'est mon intelligence.
Sur les rayons du soir, sur les ailes du
vent,
Elle s'élève à Dieu comme un parfum
vivant,
Et, donnant un langage à toute créature,
Prête, pour l'adorer, mon âme à la nature.
Seul, invoquant ici son regard paternel,
Je remplis le désert
du nom de l'Éternel;
Et Celui qui, du sein de sa gloire
infinie,
Des sphères qu'il ordonne écoute
l'harmonie,
Écoute aussi la voix de mon humble raison,
Qui contemple sa gloire et murmure son nom.
Salut,
principe et fin de toi-même et du monde!
Toi qui rends d'un
regard l'immensité féconde,
Ame de l'univers, Dieu,
père, créateur,
Sous tous ces noms divers je crois
en toi, Seigneur;
Et, sans avoir besoin d'entendre ta parole,
Je
lis au front des cieux mon glorieux symbole.
L'étendue à
mes yeux révèle ta grandeur;
La terre, ta bonté;
les astres ta, splendeur.
Tu t'es produit toi-même en ton
brillant ouvrage!
L'univers tout entier réfléchit
ton image,
Et mon âme à son tour réfléchit
l'univers.
Ma pensée, embrassant tes attributs divers,
Partout autour de soi te découvre et t'adore,
Se
contemple soi-même, et t'y découvre encore:
Ainsi
l'astre du jour éclate dans les cieux,
Se réfléchit
dans l'onde et se peint à mes yeux.
C'est peu
de croire en toi, bonté, beauté suprême!
Je
te cherche partout, j'aspire à toi, je t'aime!
Mon âme
est un rayon de lumière et d'amour
Qui, du foyer divin
détaché pour un jour,
De désirs dévorants
loin de toi consumée,
Brûle de remonter à sa
source enflammée.
Je respire, je sens, je pense, j'aime en
toi!
Ce monde qui te cache est transparent pour moi;
C'est
toi que je découvre au fond de la nature,
C'est toi que je
bénis dans toute créature.
Pour m'approcher de toi,
j'ai fui dans ces déserts:
Là, quand l'aube,
agitant son voile dans les airs,
Entr'ouvre l'horizon qu'un jour
naissant colore,
Et sème sur les monts les perles de
l'aurore,
Pour moi c'est ton regard qui, du divin séjour,
S'entr'ouvre sur le monde et lui répand le jour.
Quand
l'astre à son midi, suspendant sa carrière,
M'inonde
de chaleur, de vie et de lumière,
Dans ses puissants
rayons, qui raniment mes sens,
Seigneur, c'est ta vertu, ton
souffle que je sens;
Et quand la nuit, guidant son cortége
d'étoiles,
Sur le monde endormi jette ses sombres voiles,
Seul, au sein du désert et de l'obscurité,
Méditant de la nuit la douce majesté,
Enveloppé
de calme, et d'ombre, et de silence,
Mon âme de plus près
adore ta présence;
D'un jour intérieur je me sens
éclairer,
Et j'entends une voix qui me dit d'espérer.
Oui,
j'espère, Seigneur, en ta magnificence:
Partout à
pleines mains prodiguant l'existence,
Tu n'auras pas borné
le nombre de mes jours
A ces jours d'ici-bas, si troublés
et si courts.
Je te vois en tous lieux conserver et produire:
Celui qui peut créer dédaigne de détruire.
Témoin de ta puissance et sûr de ta bonté,
J'attends le jour sans fin de l'immortalité.
La mort
m'entoure en vain de ses ombres funèbres,
Ma raison voit
le jour à travers les ténèbres;
C'est le
dernier degré qui m'approche de toi,
C'est le voile qui
tombe entre ta face et moi.
Hâte pour moi, Seigneur, ce
moment que j'implore,
Ou, si, dans tes secrets tu le retiens
encore,
Entends du haut du ciel le cri de mes besoins!
L'atome
et l'univers sont l'objet de tes soins:
Des dons de ta bonté
soutiens mon indigence;
Nourris mon corps de pain, mon âme
d'espérance;
Réchauffe d'un regard de tes yeux
tout-puissants
Mon esprit éclipsé par l'ombre de
mes sens,
Et, comme le soleil aspire la rosée,
Dans
ton sein à jamais absorbe ma pensée!
Commentaire.
J'ai toujours pensé que la poésie était surtout la langue des prières, la langue parlée et la révélation de la langue intérieure. Quand l'homme parle au suprême Interlocuteur, il doit nécessairement employer la forme la plus complète et la plus parfaite de ce langage que Dieu a mis en lui. Cette forme relativement parfaite et complète, c'est évidemment la forme poétique. Le vers réunit toutes les conditions de ce qu'on appelle la parole, c'est-à-dire le son, la couleur, l'image, le rhythme, l'harmonie, l'idée, le sentiment, l'enthousiasme: la parole ne mérite véritablement le nom de Verbe ou de Logos que quand elle réunit toutes ces qualités. Depuis les temps les plus reculés les hommes l'ont senti par instinct; et tous les cultes ont eu pour langue la poésie, pour premier prophète ou pour premier pontife les poëtes.
J'écrivis cet hymne de l'adoration rationnelle en me promenant sur une des montagnes qui dominent la gracieuse ville de Chambéry, non loin des Charmettes, ce berceau de la sensibilité et du génie de J. J. Rousseau.
XX
INVOCATION.
O toi qui
m'apparus dans ce désert du monde,
Habitante du ciel,
passagère en ces lieux,
O toi qui fis briller dans cette
nuit profonde
Un rayon d'amour à mes yeux ;
A mes yeux
étonnés montre-toi tout entière ;
Dis-moi
quel est ton nom, ton pays, ton destin :
Ton berceau fut-il sur
la terre,
Ou n'es-tu qu'un souffle divin ?
Vas-tu
revoir demain l'éternelle lumière ?
Ou dans ce lieu
d'exil, de deuil et de misère,
Dois-tu poursuivre encor
ton pénible chemin ?
Ah! quel que soit ton nom, ton
destin, ta patrie,
O fille de la terre ou du divin séjour,
Ah! laisse-moi toute ma vie
T'offrir mon culte ou mon amour.
Si tu dois
comme nous achever ta carrière,
Sois mon appui, mon guide,
et souffre qu'en tous lieux
De tes pas adorés je baise la
poussière.
Mais si tu prends ton vol, et si, loin de nos
yeux,
Soeur des anges, bientôt tu remontes près
d'eux,
Après m'avoir aimé quelques jours sur la
terre,
Souviens-toi de moi dans les cieux!
XXI
LA FOI.
O néant!
ô seul dieu que je puisse comprendre!
Silencieux abîme
où je vais redescendre,
Pourquoi laissas-tu l'homme
échapper de ta main?
De quel sommeil profond je dormais
dans ton sein!
Dans l'éternel oubli j'y dormirais encore;
Mes yeux n'auraient pas vu ce faux jour que j'abhorre;
Et
dans ta longue nuit mon paisible sommeil
N'aurait jamais connu ni
songes ni réveil.
Mais
puisque je naquis, sans doute il fallait naître.
Si l'on
m'eût consulté, j'aurais refusé l'être.
Vains regrets! le destin me condamnait au jour,
Et je viens,
ô soleil, te maudire à mon tour.
Cependant,
il est vrai, cette première aurore,
Ce réveil
incertain d'un être qui s'ignore,
Cet espace infini
s'ouvrant devant ses yeux,
Ce long regard de l'homme interrogeant
les cieux,
Ce vague enchantement, ces torrents d'espérance,
Éblouissent les yeux au seuil de l'existence.
Salut,
nouveau séjour où le temps m'a jeté,
Globe,
témoin futur de ma félicité!
Salut, sacré
flambeau qui nourris la nature!
Soleil, premier amour de toute
créature!
Vastes cieux, qui cachez le Dieu qui vous a
faits!
Terre, berceau de l'homme, admirable palais!
Homme,
semblable à moi, mon compagnon, mon frère!
Toi plus
belle à mes yeux, à mon âme plus chère!
Salut, objets, témoins, instruments du bonheur!
Remplissez vos destins, je vous apporte un coeur ...
Que ce
rêve est brillant! mais, hélas! c'est un rêve.
Il
commençait alors; maintenant il s'achève.
La
douleur lentement m'entr'ouvre le tombeau:
Salut, mon dernier
jour, sois mon jour le plus beau!
J'ai vécu;
j'ai passé ce désert de la vie,
Où toujours
sous mes pas chaque fleur s'est flétrie;
Où
toujours l'espérance, abusant ma raison,
Me montrait le
bonheur dans un vague horizon;
Où du vent de la mort les
brûlantes haleines
Sous mes lèvres toujours
tarissaient les fontaines.
Qu'un autre, s'exhalant en regrets
superflus,
Redemande au passé ses jours qui ne sont plus,
Pleure de son printemps l'aurore évanouie,
Et consente
à revivre une seconde vie:
Pour moi, quand le destin
m'offrirait, à mon choix,
Le sceptre du génie ou le
trône des rois,
La gloire, la beauté, les trésors,
la sagesse,
Et joindrait à ses dons l'éternelle
jeunesse;
J'en jure par la mort, dans un monde pareil,
Non,
je ne voudrais pas rajeunir d'un soleil.
Je ne veux pas d'un
monde où tout change, où tout passe;
Où,
jusqu'au souvenir, tout s'use et tout s'efface;
Où tout
est fugitif, périssable, incertain;
Où le jour du
bonheur n'a pas de lendemain.
Combien de
fois ainsi, trompé par l'existence,
De mon sein pour
jamais j'ai banni l'espérance!
Combien de fois ainsi mon
esprit abattu
A cru s'envelopper d'une froide vertu,
Et,
rêvant de Zénon la trompeuse sagesse,
Sous un
manteau stoïque a caché sa faiblesse!
Dans son
indifférence un jour enseveli,
Pour trouver le repos il
invoquait l'oubli:
Vain repos, faux sommeil! Tel qu'au pied des
collines
Où Rome sort du sein de ses propres ruines,
L'oeil voit dans ce chaos, confusément épars,
D'antiques monuments, de modernes remparts,
Des théâtres
croulants, dont les frontons superbes
Dorment dans la poussière
ou rampent sous les herbes,
Les palais des héros par les
ronces couverts,
Des dieux couchés au seuil de leurs
temples déserts,
L'obélisque éternel
ombrageant la chaumière,
La colonne portant une image
étrangère,
L'herbe dans le forum, les fleurs dans
les tombeaux,
Et ces vieux panthéons peuplés de
dieux nouveaux;
Tandis que, s'élevant de distance en
distance,
Un faible bruit de vie interrompt ce silence...
Telle
est notre âme après ces longs ébranlements:
Secouant la raison jusqu'en ses fondements,
Le malheur n'en
fait plus qu'une immense ruine;
Où comme un grand débris
le désespoir domine;
De sentiments éteints
silencieux chaos,
Éléments opposés sans vie
et sans repos,
Restes des passions par le temps effacées,
Combat désordonné de voeux et de pensées,
Souvenirs expirants, regrets, dégoûts, remord.
Si
du moins ces débris nous attestaient sa mort!
Mais sous ce
vaste deuil l'âme encore est vivante;
Ce feu sans aliment
soi-même s'alimente;
Il renaît de sa cendre, et ce
fatal flambeau
Craint de brûler encore au-delà du
tombeau.
Ame! qui
donc es-tu? Flamme qui me dévore,
Dois-tu vivre après
moi? dois-tu souffrir encore?
Hôte mystérieux, que
vas-tu devenir?
Au grand flambeau du jour vas-tu te réunir?
Peut-être de ce feu tu n'es qu'une étincelle,
Qu'un
rayon égaré, que cet astre rappelle;
Peut-être
que, mourant lorsque l'homme est détruit,
Tu n'es qu'un
suc plus pur que la terre a produit,
Une fange animée, une
argile pensante...
Mais que vois-je? A ce mot, tu frémis
d'épouvante:
Redoutant le néant, et lasse de
souffrir,
Hélas! tu crains de vivre et trembles de mourir.
Qui te
révélera, redoutable mystère?
J'écoute
en vain la voix des sages de la terre;
Le doute égare
aussi ces sublimes esprits,
Et de la même argile ils ont
été pétris.
Rassemblant les rayons de
l'antique sagesse,
Socrate te cherchait aux beaux jours de la
Grèce;
Platon à Sunium te cherchait après
lui:
Deux mille ans sont passés, je te cherche
aujourd'hui;
Deux mille ans passeront, et les enfants des hommes
S'agiteront encor dans la nuit où nous sommes.
La
vérité rebelle échappe à nos regards,
Et
Dieu seul réunit tous ses rayons épars.
Ainsi,
prêt à fermer mes yeux à la lumière,
Nul
espoir ne viendra consoler ma paupière:
Mon âme aura
passé, sans guide et sans flambeau,
De la nuit d'ici-bas
dans la nuit du tombeau;
Et j'emporte au hasard, au monde où
je m'élance,
Ma vertu sans espoir, mes maux sans
récompense.
Réponds-moi, Dieu cruel! S'il est vrai
que tu sois,
J'ai donc le droit fatal de maudire tes lois!
Après
le poids du jour, du moins le mercenaire
Le soir s'assied à
l'ombre, et reçoit son salaire;
Et moi, quand je fléchis
sous le fardeau du sort,
Quand mon jour est fini, mon salaire est
la mort!
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . . . . . . .
Mais, tandis qu'exhalant le doute et le
blasphème,
Les yeux sur mon tombeau, je pleure sur
moi-même,
La foi, se réveillant, comme un doux
souvenir,
Jette un rayon d'espoir sur mon pâle avenir,
Sous l'ombre de la mort me ranime et m'enflamme,
Et rend à
mes vieux jours la jeunesse de l'âme.
Je remonte, aux
lueurs de ce flambeau divin,
Du couchant de ma vie à son
riant matin;
J'embrasse d'un regard la destinée humaine;
A mes yeux satisfaits tout s'ordonne et s'enchaîne;
Je
lis dans l'avenir la raison du présent;
L'espoir ferme
après moi les portes du néant,
Et, rouvrant
l'horizon à mon âme ravie,
M'explique par la mort
l'énigme de la vie.
Cette foi
qui m'attend au bord de mon tombeau,
Hélas! il m'en
souvient, plana sur mon berceau.
De la terre promise immortel
héritage,
Les pères à leurs fils l'ont
transmis d'âge en âge.
Notre esprit la reçoit
à son premier réveil,
Comme les dons d'en haut, la
vie et le soleil;
Comme le lait de l'âme, en ouvrant la
paupière,
Elle a coulé pour nous des lèvres
d'une mère;
Elle a pénétré l'homme en
sa tendre saison;
Son flambeau dans les coeurs précéda
la raison.
L'enfant, en essayant sa première parole,
Balbutie au berceau son sublime symbole;
Et, sous l'oeil
maternel germant à son insu,
Il la sent dans son coeur
croître avec la vertu.
Ah! si la
vérité fut faite pour la terre,
Sans doute elle a
reçu ce simple caractère;
Sans doute, dès
l'enfance offerte à nos regards,
Dans l'esprit par les
sens entrant de toutes parts,
Comme les purs rayons de la céleste
flamme,
Elle a dû dès l'aurore environner notre âme,
De l'esprit par l'amour descendre dans les coeurs,
S'unir au
souvenir, se fondre dans les moeurs;
Ainsi qu'un grain fécond
que l'hiver couvre encore,
Dans notre sein longtemps germer avant
d'éclore,
Et, quand l'homme a passé son orageux
été,
Donner son fruit divin pour l'immortalité.
Soleil
mystérieux, flambeau d'une autre sphère,
Prête
à mes yeux mourants ta mystique lumière!
Pars du
sein du Très-Haut, rayon consolateur!
Astre vivifiant,
lève-toi dans mon coeur!
Hélas! je n'ai que toi:
dans mes heures funèbres,
Ma raison qui pâlit
m'abandonne aux ténèbres;
Cette raison superbe,
insuffisant flambeau,
S'éteint comme la vie aux portes du
tombeau.
Viens donc la remplacer, ô céleste lumière!
Viens d'un jour sans nuage inonder ma paupière;
Tiens-moi
lieu du soleil que je ne dois plus voir,
Et brille à
l'horizon comme l'astre du soir!
Commentaire.
Ces vers furent écrits par moi dans cet état de convalescence qui suit les violentes convulsions et les grandes douleurs de l'âme, où l'on se sent renaître à la vie par la puissante séve de la jeunesse, mais où l'on sent encore en soi la faiblesse et la langueur de la maladie et de la mort. Ce sont les moments où l'on cherche à se rattacher, par le souvenir et par l'illusion, aux images de son enfance; c'est alors aussi que la piété de nos premiers jours rentre dans notre âme pour ainsi dire par les sens, avec la mémoire de notre berceau, de notre prière du premier foyer, du premier temps où l'on a appris à épeler le nom que nos parents donnaient à Dieu. Une femme de l'ancienne cour, amie de Madame Élisabeth, femme d'un esprit très-distingué et d'un coeur très-maternel pour moi, Mme la marquise de Raigecourt, m'avait accueilli avec beaucoup de bonté à Paris. Très-frappée de quelques vers que je lui avais confiés, et de la lecture d'une tragédie sacrée que j'avais écrite alors, elle entretenait une correspondance avec moi. Elle avait rapporté du pied de l'échafaud de son amie, Madame Élisabeth, des cachots de la Terreur et des exils d'une longue émigration, ce sentiment de religion et de pieuse réminiscence des autels de sa jeunesse, que le malheur donne aux exilés. Elle m'entretenait sans cesse de Racine et de Fénelon, ces Homère et ces Euripide du siècle catholique de Louis XIV; elle me disait que j'avais en moi quelques cendres encore chaudes de leur foyer éteint; elle m'encourageait à chercher les mêmes inspirations dans les mêmes croyances. Moi-même, lassé de chercher dans la nature et dans la seule raison les lettres précises de ce symbole que tout homme sensible a besoin de se faire à soi-même, je m'inclinai vers Celui que j'avais balbutié, avec mes premières paroles, sur les genoux d'une mère.
J'écrivis ces vers sous cette double impression, et je les envoyai à Mme de Raigecourt: elle me les rendit plus tard, quand je me décidai, sur ses instances, à recueillir et à publier ces Méditations.
XXII
LE GÉNIE.
A M. DE BONALD.
Impavidum
ferient ruinae.
Horat., od. V, lib. III.
Ainsi,
quand parmi les tempêtes,
Au sommet brûlant du Sina,
Jadis le plus grand des prophètes
Gravait les tables
de Juda;
Pendant cet entretien sublime,
Un nuage couvrait la
cime
Du mont inaccessible aux yeux;
Et, tremblant aux coups
du tonnerre,
Juda, couché dans la poussière,
Vit
ses lois descendre des cieux.
Ainsi des
sophistes célèbres
Dissipant les fausses clartés,
Tu tires du sein des ténèbres
D'éblouissantes
vérités.
Ce voile, qui des lois premières
Couvrait les augustes mystères,
Se déchire et
tombe à ta voix;
Et tu suis ta route assurée
Jusqu'à cette source sacrée
Où le monde
a puisé ses lois.
Assis sur
la base immuable
De l'éternelle vérité,
Tu
vois d'un oeil inaltérable
Les phases de l'humanité.
Secoués de leurs gonds antiques,
Les empires, les
républiques,
S'écroulent en débris épars:
Tu ris des terreurs où nous sommes;
Partout où
nous voyons les hommes,
Un Dieu se montre à tes regards!
En vain
par quelque faux système
Un système faux est
détruit;
Par le désordre à l'ordre même,
L'univers moral est conduit.
Et comme autour d'un astre
unique
La terre, dans sa route oblique,
Décrit sa
route dans les airs,
Ainsi, par une loi plus belle,
Ainsi la
justice éternelle
Est le pivot de l'univers.
Mais quoi!
tandis que le génie
Te ravit si loin de nos yeux,
Les
lâches clameurs de l'envie
Te suivent jusque dans les
cieux!
Crois-moi, dédaigne d'en descendre;
Ne
t'abaisse pas pour entendre
Ces bourdonnements détracteurs.
Poursuis ta sublime carrière,
Poursuis: le mépris
du vulgaire
Est l'apanage des grands coeurs.
Objet de
ses amours frivoles,
Ne l'as-tu pas vu tour à tour
Se
forger de frêles idoles
Qu'il adore et brise en un jour?
N'as-tu pas vu son inconstance
De l'héréditaire
croyance
Éteindre les sacrés flambeaux,
Brûler
ce qu'adoraient ses pères,
Et donner le nom de lumières
A l'épaisse nuit des tombeaux?
Secouant
ses antiques rênes,
Mais par d'autres tyrans flatté,
Tout meurtri du poids de ses chaînes,
L'entends-tu
crier: Liberté?
Dans ses sacriléges
caprices,
Le vois-tu, donnant à ses vices
Les noms de
toutes les vertus;
Traîner Socrate aux gémonies,
Pour faire en des temples impies
L'apothéose d'Anytus?
Si, pour
caresser sa faiblesse,
Sous tes pinceaux adulateurs
Tu parais
du nom de sagesse
Les leçons de ses corrupteurs,
Tu
verrais ses mains avilies,
Arrachant des palmes flétries
De quelque front déshonoré,
Les répandre
sur ton passage,
Et, changeant la gloire en outrage,
T'offrir
un triomphe abhorré.
Mais, loin
d'abandonner la lice
Où ta jeunesse a combattu,
Tu
sais que l'estime du vice
Est un outrage à la vertu.
Tu
t'honores de tant de haine;
Tu plains ces faibles coeurs
qu'entraîne
Le cours de leur siècle égaré;
Et, seul contre le flot rapide,
Tu marches d'un pas intrépide
Au but que la gloire a montré!
Tel un
torrent, fils de l'orage,
En roulant du sommet des monts,
S'il
rencontre sur son passage
Un chêne, l'orgueil des vallons,
Il s'irrite, il écume, il gronde,
Il presse des plis
de son onde
L'arbre vainement menacé:
Mais debout
parmi les ruines,
Le chêne aux profondes racines
Demeure;
et le fleuve a passé.
Toi donc,
des mépris de ton âge
Sans être jamais rebuté,
Retrempe ton mâle courage
Dans les flots de
l'adversité!
Pour cette lutte qui s'achève,
Que
la vérité soit ton glaive,
La justice ton bouclier.
Va, dédaigne d'autres armures;
Et si tu reçois
des blessures,
Nous les couvrirons de laurier!
Vois-tu
dans la carrière antique,
Autour des coursiers et des
chars,
Jaillir la poussière olympique
Qui les dérobe
à nos regards?
Dans sa course ainsi le génie
Par
les nuages de l'envie
Marche longtemps environné;
Mais
au terme de la carrière,
Des flots de l'indigne poussière
Il sort vainqueur et couronné.
Commentaire.
Je ne connaissais M. de Bonald que de nom: je n'avais rien lu de lui. On en parlait à Chambéry, où j'étais alors connu d'un sage proscrit de sa patrie par la Révolution, et conduisant ses petits-enfants par la main sur les grandes routes de l'Allemagne. Cette image d'un Solon moderne m'avait frappé; de plus, j'avais un culte idéal et passionné pour une jeune femme dont j'ai parlé dans Raphaël, et qui était amie de M. de Bonald. En sortant de chez elle un soir d'été, je gravis, au clair de lune, les pentes boisées des montagnes qui s'élèvent derrière la jolie petite ville d'Aix en Savoie, et j'écrivis au crayon les strophes qu'on vient de lire. Peu m'importait que M. de Bonald connût ou non ces vers: ma récompense était dans le sourire que j'obtiendrais, le lendemain de mon idole. Mon inspiration n'était pas la politique, mais l'amour. Je lus, en effet, cette ode le lendemain à l'amie de ce grand écrivain. Elle ne me soupçonnait pas capable d'un tel coup d'aile: elle vit bien que j'avais été soutenu par un autre enthousiasme que par l'enthousiasme d'une métaphysique inconnue. Elle m'en sut gré, elle fut fière de moi; elle envoya ces vers à M. de Bonald, qui fut bon, indulgent, comme il l'était toujours, et qui m'adressa l'édition complète de ses oeuvres. Je les lus avec cet élan de la poésie vers le passé, et avec cette piété du coeur pour les ruines, qui se change si facilement en dogme et en système dans l'imagination des enfants. Je m'efforçai de croire pendant quelques mois aux gouvernements révélés, sur la foi de M. de Chateaubriand et de M. de Bonald. Puis le courant du temps et de la raison humaine m'arracha, comme tout le monde, à ces douces illusions; et je compris que Dieu ne révélait à l'homme que ses instincts sociaux, et que les natures diverses des gouvernements étaient la révélation de l'âge, des situations, du siècle, des vices ou des vertus de l'espèce humaine.
XXIII
PHILOSOPHIE.
AU MARQUIS DE LA MAISONFORT.
Oh! qui
m'emportera vers les tièdes rivages
Où l'Arno,
couronné de ses pâles ombrages,
Aux murs de Médicis
en sa course arrêté,
Réfléchit le
palais par un sage habité,
Et semble, au bruit flatteur de
son onde plus lente,
Murmurer les grands noms de Pétrarque
et de Dante?
Ou plutôt que ne puis-je, au doux tomber du
jour,
Quand, le front soulagé du fardeau de la cour,
Tu
vas sous tes bosquets chercher ton Égérie,
Suivre,
en rêvant, tes pas de prairie en prairie,
Jusqu'au modeste
toit par tes mains embelli,
Où tu cours adorer le silence
et l'oubli?
J'adore aussi ces dieux: depuis que la sagesse
Aux
rayons du malheur a mûri ma jeunesse,
Pour nourrir ma
raison des seuls fruits immortels,
J'y cherche en soupirant
l'ombre de leurs autels,
Et s'il est au sommet de la verte
colline,
S'il est sur le penchant du coteau qui s'incline,
S'il
est aux bords déserts du torrent ignoré
Quelque
rustique abri, de verdure entouré,
Dont le pampre arrondi
sur le seuil domestique
Dessine en serpentant le flexible
portique;
Semblable à la colombe errante sur les eaux,
Qui, des cèdres d'Arar découvrant les rameaux,
Vola sur leur sommet poser ses pieds de rose,
Soudain mon âme
errante y vole et s'y repose.
Aussi, pendant qu'admis dans les
conseils des rois,
Représentant d'un maître, honoré
par son choix,
Tu tiens un des grands fils de la trame du monde,
Moi, parmi les pasteurs, assis aux bords de l'onde,
Je suis
d'un oeil rêveur les barques sur les eaux,
J'écoute
les soupirs du vent dans les roseaux;
Nonchalamment couché
près du lit des fontaines,
Je suis l'ombre qui tourne
autour du tronc des chênes,
Ou je grave un vain nom sur
l'écorce des bois,
Ou je parle à l'écho qui
répond à ma voix,
Ou, dans le vague azur,
contemplant les nuages,
Je laisse errer comme eux mes flottantes
images.
La nuit tombe, et le Temps, de son doigt redouté,
Me marque un jour de plus que je n'ai pas compté.
Quelquefois
seulement, quand mon âme oppressée
Sent en rhythmes
nombreux déborder ma pensée,
Au souffle inspirateur
du soir dans les déserts,
Ma lyre abandonnée exhale
encor des vers!
J'aime à sentir ces fruits d'une séve
plus mûre
Tomber, sans qu'on les cueille, au gré de
la nature,
Comme le sauvageon, secoué par les vents,
Sur
les gazons flétris, de ses rameaux mouvants
Laisse tomber
ces fruits que la branche abandonne,
Et qui meurent au pied de
l'arbre qui les donne.
Il fut un temps peut-être où
mes jours mieux remplis,
Par la gloire éclairés,
par l'amour embellis,
Et fuyant loin de moi sur des ailes
rapides,
Dans la nuit du passé ne tombaient pas si vides.
Aux douteuses clartés de l'humaine raison,
Égaré
dans les cieux sur les pas de Platon,
Par ma propre vertu je
cherchais à connaître
Si l'âme est en effet un
souffle du grand Être;
Si ce rayon divin, dans l'argile
enfermé,
Doit être par la mort éteint ou
rallumé;
S'il doit après mille ans revivre sur la
terre;
Ou si, changeant sept fois de destins et de sphère,
Et montant d'astre en astre à son centre divin,
D'un
but qui fuit toujours il s'approche sans fin;
Si dans ces
changements nos souvenirs survivent;
Si nos soins, nos amours, si
nos vertus nous suivent;
S'il est un juge assis aux portes des
enfers,
Qui sépare à jamais les justes des pervers?
S'il est de saintes lois qui, du ciel émanées,
Des
empires mortels prolongent les années,
Jettent un frein au
peuple indocile à leur voix,
Et placent l'équité
sous la garde des rois;
Ou si d'un dieu qui dort l'aveugle
nonchalance
Laisse au gré du destin trébucher sa
balance,
Et livre, en détournant ses yeux indifférents,
La nature au hasard, et la terre aux tyrans.
Mais, ainsi que
des cieux, où son vol se déploie,
L'aigle souvent
trompé redescend sans sa proie,
Dans ces vastes hauteurs
où mon oeil s'est porté
Je n'ai rien découvert
que doute et vanité;
Et, las d'errer sans fin dans des
champs sans limite,
Au seul jour où je vis, au seul bord
que j'habite,
J'ai borné désormais ma pensée
et mes soins:
Pourvu qu'un dieu caché fournisse à
mes besoins,
Pourvu que, dans les bras d'une épouse
chérie,
Je goûte obscurément les doux fruits
de ma vie;
Que le rustique enclos par mes pères planté
Me donne un toit l'hiver, et de l'ombre l'été;
Et
que d'heureux enfants ma table couronnée
D'un convive de
plus se peuple chaque année,
Ami, je n'irai plus ravir si
loin de moi,
Dans les secrets de Dieu, ces comment, ces pourquoi,
Ni du risible effort de mon faible génie
Aider
péniblement la sagesse infinie.
Vivre est assez pour nous;
un plus sage l'a dit:
Le soin de chaque jour à chaque jour
suffit.
Humble, et du saint des saints respectant les mystères,
J'héritai l'innocence et le Dieu de mes pères;
En
inclinant mon front, j'élève à lui mes bras;
Car la terre l'adore et ne le comprend pas:
Semblable à
l'alcyon, que la mer dorme ou gronde,
Qui dans son nid flottant
s'endort en paix sur l'onde,
Me reposant sur Dieu du soin de me
guider
A ce port invisible où tout doit aborder,
Je
laisse mon esprit, libre d'inquiétude,
D'un facile bonheur
faisant sa seule étude,
Et prêtant sans orgueil la
voile à tous les vents,
Les yeux tournés vers lui,
suivre le cours du temps.
Toi qui,
longtemps battu des vents et de l'orage,
Jouissant aujourd'hui de
ce ciel sans nuage,
Du sein de ton repos contemples du même
oeil
Nos revers sans dédain, nos erreurs sans orgueil;
Dont la raison facile, et chaste sans rudesse,
Des sages de
ton temps n'a pris que la sagesse,
Et qui reçus d'en haut
ce don mystérieux
De parler aux mortels dans la langue des
dieux;
De ces bords enchanteurs où ta voix me convie,
Où
s'écoule à flots purs l'automne de ta vie,
Où
les eaux et les fleurs, et l'ombre et l'amitié,
De tes
jours nonchalants usurpent la moitié,
Dans ces vers
inégaux que ta muse entrelace,
Dis-nous, comme autrefois
nous l'aurait dit Horace,
Si l'homme doit combattre ou suivre son
destin;
Si je me suis trompé de but ou de chemin;
S'il
est vers la sagesse une autre route à suivre,
Et si l'art
d'être heureux n'est pas tout l'art de vivre.
Commentaire.
Le marquis de La Maisonfort était un de ces émigrés français qui avaient suivi la cour sur la terre étrangère, et qui avaient ébloui, pendant dix ans, l'Europe de leur insouciance et de leur esprit. Il avait été l'ami de Rivarol, de Champcenetz, et de tous ces jeunes et brillants écrivains des Actes des Apôtres, Satire Ménippée de 89, journal à peu près semblable au Charivari d'aujourd'hui, dans lequel ils décochaient à la Révolution des flèches légères, pendant qu'elle combattait le trône avec la sape, et bientôt avec la hache.
Après le retour des Bourbons en 1814, le marquis de La Maisonfort avait été nommé, par Louis XVIII, ministre plénipotentiaire à Florence. En 1825, je fus nommé de légation dans la même cour. Le marquis de La Maisonfort était poëte: il m'accueillit comme un père, et m'ouvrit plus de portefeuilles de vers que de portefeuilles de dépêches. Il vivait nonchalamment et voluptueusement dans ce doux exil des bords de l'Arno. C'était le plus naïf et le plus piquant mélange de philosophie voltairienne, épicurienne et sceptique de l'ancien régime, avec les théories officielles et le langage assaisonné de trône et d'autel, de légitimité et de culte monarchique, dont il avait pris l'habitude à la cour d'Hartwell; un Voltaire charmant, converti par l'exil, le malheur, la situation à la cour, mais conservant, sous son habit de diplomate et d'homme d'État, la grâce et l'incrédulité railleuse de sa première vie.
Il me priait souvent d'encadrer son nom dans mes vers, qui avaient, disait-il, plus d'ailes que les siens pour le porter au delà de la vie. Je lui adressai ceux-ci, écrits, un soir d'automne, sous les châtaigniers de la sauvage colline de Tresserves, qui domine le lac du Bourget eb Savoie.
Le marquis de La Maisonfort mourut l'année suivante à Lyon, en revenant de Paris à Florence. Je le remplaçai en Toscane. Sa mémoire me resta chère, douce comme ces souvenirs d'un entretien semi-sérieux qui font encore sourire, le lendemain, du plaisir d'esprit qu'on a eu la veille.
Cette race charmante de l'émigré français n'existe plus: elle s'est éteinte avec celle des abbés de cour, que j'ai encore entrevus dans ma jeunesse, et qu'on ne retrouve plus qu'en Italie. Les émigrés étaient les conteurs arabes de nos jours. Le marquis de La Maisonfort fut un des plus spirituels et des plus intéressants.
XXIV
LE GOLFE DE BAIA
Vois-tu
comme le flot paisible
Sur le rivage vient mourir?
Vois-tu le
volage zéphyr
Rider, d'une haleine insensible,
L'onde
qu'il aime à parcourir?
Montons sur la barque légère
Que ma main guide sans efforts,
Et de ce golfe solitaire
Rasons timidement les bords.
Loin de
nous déjà fuit la rive:
Tandis que d'une main
craintive
Tu tiens le docile aviron,
Courbé sur la
rame bruyante,
Au sein de l'onde frémissante
Je trace
un rapide sillon.
Dieu!
quelle fraîcheur on respire!
Plongé dans le sein de
Téthys,
Le soleil a cédé l'empire
A la
pâle reine des nuits;
Le sein des fleurs demi-fermées
S'ouvre, et de vapeurs embaumées
En ce moment remplit
les airs;
Et du soir la brise légère
Des plus
doux parfums de la terre
A son tour embaume les mers.
Quels
chants sur ces flots retentissent?
Quels chants éclatent
sur ces bords?
De ces doux concerts qui s'unissent
L'écho
prolonge les accords,
N'osant se fier aux étoiles,
Le
pêcheur, repliant ses voiles,
Salue en chantant son séjour;
Tandis qu'une folle jeunesse
Pousse au ciel des cris
d'allégresse,
Et fête son heureux retour.
Mais déjà
l'ombre plus épaisse
Tombe, et brunit les vastes mers;
Le
bord s'efface, le bruit cesse,
Le silence occupe les airs.
C'est
l'heure où la Mélancolie
S'assied pensive et
recueillie
Aux bords silencieux des mers,
Et, méditant
sur les ruines,
Contemple au penchant des collines
Ce palais,
ces temples déserts.
O de la
liberté vieille et sainte patrie!
Terre autrefois féconde
en sublimes vertus,
Sous d'indignes Césars (1) maintenant
asservie,
Ton empire est tombé, tes héros ne sont
plus!
Mais dans ton sein l'âme agrandie
Croit sur leurs
monuments respirer leur génie,
Comme on respire encor dans
un temple aboli
La majesté du Dieu dont il était
rempli.
Mais n'interrogeons pas vos cendres généreuses,
Vieux Romains, fiers Catons, mânes des deux Brutus!
Allons
redemander à ces murs abattus
Des souvenirs plus doux, des
ombres plus heureuses.
Horace,
dans ce frais séjour,
Dans une retraite embellie
Par
le plaisir et le génie,
Fuyait les pompes de la cour;
Properce y visitait Cynthie,
Et sous les regards de Délie
Tibulle y modulait les soupirs de l'amour.
Plus loin, voici
l'asile où vint chanter le Tasse,
Quand, victime à
la fois du génie et du sort,
Errant dans l'univers, sans
refuge et sans port,
La pitié recueillit son illustre
disgrâce.
Non loin des mêmes bords, plus tard il vint
mourir;
La gloire l'appelait, il arrive, il succombe:
La
palme qui l'attend devant lui semble fuir,
Et son laurier tardif
n'ombrage que sa tombe.
Colline de
Baïa! poétique séjour!
Voluptueux vallon
qu'habita tour à tour
Tout ce qui fut grand dans le monde,
Tu ne retentis plus de gloire ni d'amour.
Pas une voix qui me
réponde,
Que le bruit plaintif de cette onde,
Ou
l'écho réveillé des débris d'alentour!
Ainsi tout
change, ainsi tout passe;
Ainsi nous-mêmes nous passons,
Hélas! sans laisser plus de trace
Que cette barque où
nous glissons
Sur cette mer où tout s'efface.
(1) Ceci était écrit en 1813.
Commentaire.
Ainsi que le dit la note qui précède, ces vers, qui faisaient partie d'un recueil que je jetai au feu, avaient été écrits à Naples en 1813. J'allais souvent alors passer mes journées, avec le père de Graziella et Graziella elle-même, dans le golfe de Baïa, où le pêcheur jetait ses filets (voir les Confidences, épisode de Graziella). J'écrivais la côte, les mouvements, les impressions de la rive et des flots, en vers, pendant que mon ami Aymon de Virieu les notait au crayon et au pinceau sur ses albums. Il avait, par hasard, conservé une copie de cette élégie, et il me la remit au moment ou je faisais imprimer les Méditations. Je la recueillis comme un coquillage des bords de la mer qu'on retrouve dans une valise de voyage oubliée depuis longtemps, et je l'enfilai, avec ses soeurs plus graves, dans ce chapelet de mes poésies.
XXV
LE TEMPLE.
Qu'il est
doux, quand du soir l'étoile solitaire,
Précédant
de la nuit le char silencieux,
S'élève lentement
dans la voûte des cieux,
Et que l'ombre et le jour se
disputent la terre;
Qu'il est doux de porter ses pas religieux
Dans le fond du vallon, vers ce temple rustique
Dont la
mousse a couvert le modeste portique,
Mais où le ciel
encor parle à des coeurs pieux!
Salut, bois consacré!
Salut, champ funéraire,
Des tombeaux du village humble
dépositaire!
Je bénis en passant tes simples
monuments.
Malheur à qui des morts profane la poussière!
J'ai fléchi le genou devant leur humble pierre,
Et la
nef a reçu mes pas retentissants.
Quelle nuit! quel
silence! au fond du sanctuaire
A peine on aperçoit la
tremblante lumière
De la lampe qui brûle auprès
des saints autels.
Seule elle luit encor quand l'univers
sommeille,
Emblème consolant de la bonté qui veille
Pour recueillir ici les soupirs des mortels.
Avançons.
Aucun bruit n'a frappé mon oreille;
Le parvis frémit
seul sous mes pas mesurés:
Du sanctuaire enfin j'ai
franchi les degrés.
Murs sacrés, saints autels! je
suis seul, et mon âme
Peut verser devant vous ses douleurs
et sa flamme,
Et confier au ciel des accents ignorés,
Que
lui seul connaîtra, que vous seuls entendrez.
Mais quoi! de
ces autels j'ose approcher sans crainte!
J'ose apporter, grand
Dieu! dans cette auguste enceinte
Un coeur encor brûlant de
douleur et d'amour!
Et je ne tremble pas que ta majesté
sainte
Ne venge le respect qu'on doit à son séjour!
Non, je ne rougis plus du feu qui me consume:
L'amour est
innocent quand la vertu l'allume.
Aussi pur que l'objet à
qui je l'ai juré,
Le mien brûle mon coeur, mais
c'est d'un feu sacré;
La constance l'honore et le malheur
l'épure.
Je l'ai dit à la terre, à toute la
nature;
Devant tes saints autels je l'ai dit sans effroi:
J'oserais, Dieu puissant, la nommer devant toi.
Oui, malgré
la terreur que ton temple m'inspire,
Ma bouche a murmuré
tout bas le nom d'Elvire;
Et ce nom, répété
de tombeaux en tombeaux,
Comme l'accent plaintif d'une ombre qui
soupire,
De l'enceinte funèbre a troublé le repos.
Adieu,
froids monuments, adieu, saintes demeures!
Deux fois l'écho
nocturne a répété les heures,
Depuis que
devant vous mes larmes ont coulé:
Le ciel a vu ces pleurs,
et je sors consolé.
Peut-être au même instant,
sur un autre rivage,
Elvire veille ausi, seule avec mon image,
Et dans un temple obscur, les yeux baignés de pleurs,
Vient aux autels déserts confier ses douleurs.
Commentaire.
Cette méditation n'est qu'un cri de l'âme jeté devant Dieu dans une petite église de village, où j'aperçus un soir la lueur d'une lampe, et où j'entrai, plein de la pensée qui me poursuivait partout. Une image se plaçait toujours entre Dieu et moi: j'éprouvai le besoin de la consacrer. En sortant de ce recueillement dans ces murs humides de soupirs, j'écrivis cette méditation. Elle était beaucoup plus longue: j'en retranchai la moitié à l'impression. La piété amoureuse a deux pudeurs: celle de l'amour et celle de la religion. Je n'osai pas les profaner.
XXVI
LE
PASTEUR ET LE PÊCHEUR.
FRAGMENT D'ÉGLOGUE MARINE.
1826.
C'était
l'heure chantante où, plus doux que l'aurore,
Le jour en
expirant semble sourire encore,
Et laisse le zéphyr
dormant sous les rameaux
En descendre avec l'ombre et flotter sur
les eaux;
La cloche dans la tour, lentement ébranlée,
Roulait ses longs soupirs de vallée en vallée,
Comme une voix du soir qui, mourant sur les flots,
Rappelle
avant la nuit la nature au repos.
Les villageois, épars
autour de leurs chaumières,
Cadençaient à
ses sons leurs rustiques prières,
Rallumaient en chantant
la flamme des foyers,
Suspendaient les filets aux troncs des
peupliers,
Ou, déliant le joug de leurs taureaux superbes,
Répandaient devant eux l'or savoureux des gerbes;
Puis,
assis en silence au seuil de leurs séjours,
Attendaient le
sommeil, ce doux prix de leurs jours.
Deux
enfants du hameau, l'un pasteur du bocage,
L'autre jeune pêcheur
de l'orageuse plage,
Consacrant à l'amour l'heure oisive
du soir,
A l'ombre du même arbre étaient venus
s'asseoir;
Là, pour goûter le frais au pied du
sycomore,
Chacun avait conduit la vierge qu'il adore:
Néaere
et Naela, deux jeunes soeurs, deux lis
Que sur la même tige
un seul souffle a cueillis.
Les deux amants, couchés aux
genoux des bergères,
Les regardaient tresser les tiges des
fougères.
Un tertre de gazon, d'anémones semé,
Étendait sous la pente un tapis parfumé;
La mer
le caressait de ses vagues plaintives;
Douze chênes,
courbant leurs vieux troncs sur ses rives,
Ne laissaient sous
leurs feuilles entrevoir qu'à demi
Le bleu du firmament
dans son flot endormi.
Un arbre dont la vigne enlaçait le
feuillage
Leur versait la fraîcheur de son mobile ombrage;
Et non loin derrière eux, dans un champ déjà
mûr,
Où le pampre et l'érable entrelaçaient
leur mur,
Ils entendaient le bruit de la brise inégale
Tomber, se relever, gémir par intervalle,
Et, ranimant
les airs par le jour assoupis,
Glisser en bruissant entre l'or
des épis.
Ils
disputaient entre eux des doux soins de leur vie;
Chacun trouvait
son sort le plus digne d'envie:
L'humble berger vantait les doux
soins des troupeaux,
Le pêcheur sa nacelle et le charme des
eaux;
Quand un vieillard leur dit avec un doux sourire:
-Chantez
ce que les champs ou l'onde vous inspire!
Chantez! Celui des deux
dont la touchante voix
Saura mieux faire aimer les vagues ou les
bois,
Des mais de la maîtresse à qui sa voix est
chère
Recevra le doux prix de ses accords: Néaere,
Offrant à son amant le prix des moissonneurs,
A sa
dernière gerbe attachera des fleurs;
Et Naela, tressant
les roses qu'elle noue,
De l'esquif du pêcheur couronnera
la proue,
Et son mât tout le jour, aux yeux des matelots,
De ses bouquets flottants parfumera les flots.-
Ainsi dit le
vieillard. On consent en silence:
Le beau pêcheur médite,
et le pasteur commence.
LE PASTEUR.
Quand
l'astre du printemps, au berceau d'un jour pur,
Lève à
moitié son front dans la changeant azur;
Quand l'aurore,
exhalant sa matinale haleine,
Épand les doux parfums dont
la vallée est pleine,
Et, faisant incliner le calice des
fleurs,
De la nuit sur les prés laisse épancher les
pleurs,
Alors que du matin la vive messagère,
L'alouette,
quittant son lit dans la fougère,
Et modulant des airs
gais comme le réveil,
Monte, plane et gazouille au-devant
du soleil:
Saisissant mes taureaux par leur corne glissante,
Je
courbe sous le joug leur tête mugissante,
Par des noeuds
douze fois sur leurs fronts redoublés,
J'attache au bois
polis leurs membres accouplés;
L'anneau brillant d'acier
au timon les enchaîne,
J'entrelace à leur joug de
longs festons de chêne,
Dont la feuille mobile et les
flottants rameaux
De l'ardeur du midi protègent leurs
naseaux.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
XXVII
CHANTS LYRIQUES DE SAÜL.
IMITATION DES PSAUMES DE DAVID.
Je
répandrai mon âme au seuil du sanctuaire,
Seigneur;
dans ton nom seul je mettrai mon espoir;
Mes cris t'éveilleront,
et mon humble prière
S'élèvera vers toi
comme l'encens du soir!
Dans quel
abaissement ma gloire s'est perdue!
J'erre sur la montagne ainsi
qu'un passereau;
Et par tant de rigueurs mon âme confondue,
Mon âme est devant toi comme un désert sans eau.
Pour mes
fiers ennemis ce deuil est une fête;
Ils se montrent,
Seigneur, ton Christ humilié.
-Le voilà,
disent-ils; ses dieux l'ont oublié;
Et Moloch en passant a
secoué la tête,
Et souri de pitié!-
. . . . .
. . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. .
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Seigneur,
tendez votre arc; levez-vous, jugez-moi!
Remplissez mon carquois
de vos flèches brûlantes.
Que des hauteurs du ciel
vos foudres dévorantes
Portent sur eux la mort qu'ils
appelaient sur moi!
Dieu se
lève, il s'élance; il abaisse la voûte
De ces
cieux éternels ébranlés sous ses pas;
Le
soleil et la foudre ont éclairé sa route;
Ses anges
devant lui font voler le trépas.
Le feu de
son courroux fait monter la fumée,
Son éclat a
fendu les nuages des cieux;
La terre est consumée
D'un
regard de ses yeux.
Il parle;
sa voix foudroyante
A fait chanceler d'épouvante
Les
cèdres du Liban, les rochers des déserts
Le
Jourdain montre à nu sa source reculée;
De la terre
ébranlée
Les os sont découverts.
Le
seigneur m'a livré la race criminelle
Des superbes enfants
d'Ammon.
Levez-vous, ô Saül! et que l'ombre éternelle
Engloutisse jusqu'à leur nom!
. . . . .
. . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. .
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Que
vois-je? vous tremblez, orgueilleux oppresseurs!
Le héros
prend sa lance,
Il l'agite, il s'élance;
A sa seule
présence,
La terreur de ses yeux a passé dans vos
coeurs.
Fuyez!...
Il est trop tard: sa redoutable épée
Décrit
autour de vous un cercle menaçant,
En tout lieu vous
poursuit, en tout lieu vous attend,
Et, déjà mille
fois dans votre sang trempée,
S'enivre encor de votre
sang.
Son
coursier superbe
Foule comme l'herbe
Les corps des mourants;
Le héros l'excite,
Et le précipite
A
travers les rangs;
Les feux l'environnent,
Les casques
résonnent
Sous ses pieds sanglants:
Devant sa carrière
Cette foule altière
Tombe tout entière
Sous
ses traits brûlants
Comme la poussière
Qu'emportent
les vents.
Où
sont ces fiers Ismaélites,
Ces enfants de Moab, cette race
d'Édom,
Iduméens, guerriers d'Ammon,
Et vous,
superbes fils de Tyr et de Sidon,
Et vous, cruels Amalécites?
Les voilà
devant moi comme un fleuve tari,
Et leur mémoire même
avec eux a péri!
. . . . .
. . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. .
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Que de
biens le Seigneur m'apprête!
Qu'il couronne d'honneurs la
vieillesse du roi!
Éphraïm, Manassé, Galaad,
sont à moi;
Jacob, mon bouclier, est l'appui de ma tête.
Que de biens le Seigneur m'apprête!
Qu'il couronne
d'honneurs la vieillesse du roi!
Des bords
où l'aurore se lève
Aux bords où le soleil
achève
Son cours tracé par l'Éternel,
L'opulente Saba, la grasse Éthiopie,
La riche mer de
Tyr, les déserts d'Arabie,
Adorent le roi d'Israël.
Peuples,
frappez des mains! le Roi des rois s'avance!
Il monte, il s'est
assis sur son trône éclatant;
Il pose de Sion
l'éternel fondement;
La montagne frémit de joie et
d'espérance.
Peuples, frappez des mains! le Roi des rois
s'avance!
Il pose de Sion l'éternel fondement.
De sa main
pleine de justice
Il verse aux nations l'abondance et la paix.
Réjouis-toi, Sion! sous ton ombre propice,
Ainsi que
le palmier qui parfume Cadès,
La paix et l'équité
fleurissent à jamais.
De sa main pleine de justice
Il
verse aux nations l'abondance et la paix.
Dieu
chérit de Sion les sacrés tabernacles
Plus que les
temples d'Israël;
Il y fait sa demeure, il y rend ses
oracles,
Il y fait éclater sa gloire et ses miracles:
Sion, ainsi que lui ton nom est immortel.
Dieu chérit
de Sion les sacrés tabernacles
Plus que les tentes
d'Israël.
C'est là
qu'un jour vaut mieux que mille;
C'est là qu'environné
de la troupe docile
De ses nombreux enfants, sa gloire et son
appui,
Le roi vieillit, semblable à l'olivier fertile
Qui
voit ses rejetons fleurir autour de lui.
Commentaire.
Cette méditation est tirée des choeurs de ma tragédie de Saül, qui n'a jamais été ni représentée ni imprimée. J'avait écrit ce drame en 1818, pour Mme de Raigecourt, qui m'engageait à faire pour Louis XVIII ce que Racine avait fait pour lui XIV. Mais il manquait un Racine et un Louis XIV.
Les choeurs de Racine, dans Esther et dans Athalie furent mon modèle. On voit combien je restai loin de ce grand maître en harmonie et en images.
XXVIII
A UNE
FLEUR
SÉCHÉE DANS UN ALBUM.
1827.
Il m'en
souvient, c'était aux plages
Où m'attire un ciel du
Midi,
Ciel sans souillure et sans orages,
Où
j'aspirais sous les feuillages
Les parfums d'un air attiédi.
Une mer
qu'aucun bord n'arrête
S'étendait bleue à
l'horizon;
L'oranger, cet arbre de fête,
Neigeait par
moments sur ma tête;
Des odeurs montaient du gazon.
Tu
croissais près d'une colonne
D'un temple écrasé
par le temps;
Tu lui faisais une couronne,
Tu parais son
tronc monotone
Avec tes chapiteaux flottants;
Fleur qui
décores la ruine
Sans un regard pour t'admirer!
Je
cueillis ta blanche étamine,
Et j'emportai sur ma poitrine
Tes parfums pour les respirer.
Aujourd'hui,
ciel, temple, rivage,
Tout a disparu sans retour:
Ton parfum
est dans le nuage,
Et je trouve, en tournant la page,
La
trace morte d'un beau jour!
XXIX
HYMNE AU SOLEIL.
1825.
Vous avez
pris pitié de sa longue douleur;
Vous me rendez le jour,
Dieu que l'amour implore!
Déjà mon front, couvert
d'une molle pâleur,
Des teintes de la vie à ses yeux
se colore,
Déjà dans tout mon être une douce
chaleur
Circule avec mon sang, remonte dans mon coeur:
Je
renais pour aimer encore!
Mais la
nature aussi se réveille en ce jour;
Au doux soleil de mai
nous la voyons renaître:
Les oiseaux de Vénus autour
de ma fenêtre,
Du plus chéri des mois proclament le
retour!
Guide mes premiers pas dans nos vertes campagnes,
Conduis-moi, chère Elvire, et soutiens ton amant.
Je
veux voir le soleil s'élever lentement,
Précipiter
son char du haut de nos montagnes,
Jusqu'à l'heure où
dans l'onde il ira s'engloutir,
Et cédera les airs au
nocturne zéphyr.
Viens! que crains-tu pour moi? le ciel
est sans nuage;
Ce plus beau de nos jours passera sans orage;
Et
c'est l'heure où déjà, sur les gazons en fleurs,
Dorment près des troupeaux les paisibles pasteurs.
Dieu, que
les airs sont doux! que la lumière est pure!
Tu règnes
en vainqueur sur toute la nature,
O soleil! et des cieux, où
ton char est porté,
Tu lui verses la vie et la fécondité.
Le jour où, séparant la nuit de la lumière,
L'Éternel te lança dans ta vaste carrière,
L'univers tout entier te reconnut pour roi;
Et l'homme, en
t'adorant, s'inclina devant toi.
De ce jour, poursuivant ta
carrière enflammée,
Tu décris sans repos ta
route accoutumée;
L'éclat de tes rayons ne s'est
point affaibli,
Et sous la main des temps ton front n'a point
pâli!
Quand la
voix du matin vient réveiller l'aurore,
L'Indien prosterné
te bénit et t'adore;
Et moi, quand le midi de ses feux
bienfaisants
Ranime par degrés mes membres languissants,
Il me semble qu'un Dieu, dans tes rayons de flamme,
En
échauffant mon sein, pénètre dans mon âme!
Et je sens de ses fers mon esprit détaché,
Comme
si du Très-Haut le bras m'avait touché.
Mais... ton
sublime auteur défend-il de le croire?
N'es-tu point, ô
soleil, un rayon de sa gloire?
Quand tu vas mesurant l'immensité
des cieux,
O soleil, n'es-tu point un regard de ses yeux?
Ah! si
j'ai quelquefois, au jour de l'infortune,
Blasphémé
du soleil la lumière importune,
Si j'ai maudit les dons
que j'ai reçus de toi,
Dieu, qui lis dans nos coeurs, ô
Dieu! pardonne-moi!
Je n'avais pas goûté la volupté
suprême
De revoir la nature auprès de ce que j'aime,
De sentir dans mon coeur, aux rayons d'un beau jour,
Redescendre
à la fois et la vie et l'amour.
Insensé! j'ignorais
tout le prix de la vie;
Mais ce jour me l'apprend, et je te
glorifie!
Commentaire.
Ces vers sont postdatés. Ils sont de mon premier temps. Je les écrivis à l'âge de dix-huit ans, sous un beau rayon de soleil, après une légère maladie qui me faisait mieux sentir le prix de l'existence et la volupté d'être. Plus tard, je les retrouvai dans le portefeuille de ma mère, qui les avait conservés. J'y fis deux ou trois corrections, et je les insérai dans le volume des Méditations.
XXX
FERRARE.
IMPROVISÉEN SORTANT DU CACHOT DU TASSE.
1844.
Que l'on
soit homme ou Dieu, tout génie est martyre:
Du supplice
plus tard on baise l'instrument;
L'homme adore la croix où
sa victime expire,
Et du cachot du Tasse enchâsse le
ciment.
Prison du
Tasse ici, de Galilée à Rome,
Échafaud de
Sidney, bûchers, croix ou tombeaux,
Ah! vous donnez le
droit de bien mépriser l'homme,
Qui veut que Dieu
l'éclaire, et qui hait ses flambeaux!
Grand
parmi les petits, libre chez les serviles,
Si le génie
expire, il l'a bien mérité;
Car nous dressons
partout aux portes de nos villes
Ces gibets de la gloire et de la
vérité.
Loin de
nous amollir, que ce sort nous retrempe!
Sachons le prix du don,
mais ouvrons notre main.
Nos pleurs et notre sang son l'huile de
la lampe
Que Dieu nous fait porter devant le genre huamin!
XXXI
ADIEU.
Oui, j'ai
quitté ce port tranquille,
Ce port si longtemps appelé,
Où, loin des ennuis de la ville,
Dans un loisir doux
et facile,
Sans bruit mes jours auraient coulé.
J'ai
quitté l'obscure vallée,
Le toit champêtre
d'un ami;
Loin des bocages de Bissy,
Ma muse, à regret
exilée,
S'éloigne, triste et désolée,
Du séjour qu'elle avait choisi.
Nous n'irons plus dans
les prairies,
Au premier rayon du matin,
Égarer, d'un
pas incertain,
Nos poétiques rêveries.
Nous ne
verrons plus le soleil,
Du haut des cimes d'Italie
Précipitant
son char vermeil,
Semblable au père de la vie,
Rendre
à la nature assoupie
Le premier éclat du réveil.
Nous ne goûterons plus votre ombre,
Vieux pins,
l'honneur de ces forêts;
Vous n'entendrez plus nos secrets;
Sous cette grotte humide et sombre
Nous ne chercherons plus
le frais;
Et le soir, au temple rustique
Quand la cloche
mélancolique
Appellera tout le hameau,
Nous n'irons
plus, à la prière,
Nous courber sur la simple
pierre
Qui couvre un rustique tombeau.
Adieu, vallons! adieu,
bocages!
Lac azuré, roches sauvages,
Bois touffus,
tranquille séjour,
Séjour des heureux et des sages,
Je vous ai quittés sans retour!
Déjà ma
barque fugitive,
Au souffle des zéphyrs trompeurs,
S'éloigne à regret de la rive
Que m'offraient
des dieux protecteurs.
J'affronte de nouveaux orages;
Sans
doute à de nouveaux naufrages
Mon frêle esquif est
dévoué;
Et pourtant, à la fleur de l'âge,
Sur quels écueils, sur quel rivage
Déjà
n'ai-je pas échoué?
Mais d'une plainte téméraire
Pourquoi fatiguer le destin?
A peine au milieu du chemin,
Faut-il regarder en arrière?
Mes lèvres à
peine ont goûté
Le calice amer de la vie,
Loin
de moi je l'ai rejeté;
Mais l'arrêt cruel est porté:
Il faut boire jusqu'à la lie!
Lorsque mes pas auront
franchi
Les deux tiers de notre carrière,
Sous le
poids d'une vie entière
Quand mes cheveux auront blanchi,
Je reviendrai du vieux Bissy
Visiter le toit solitaire,
Où
le ciel me garde un ami.
Dans quelque retraite profonde,
Sous
les arbres par lui plantés,
Nous verrons couler comme
l'onde
La fin de nos jours agités.
Là, sans
crainte et sans espérance,
Sur notre orageuse existence
Ramenés par le souvenir,
Jetant nos regards en
arrière,
Nous mesurerons la carrière
Qu'il aura
fallu parcourir.
Tel un
pilote octogénaire,
Du haut d'un rocher solitaire,
Le
soir, tranquillement assis,
Laisse au loin égarer sa vue,
Et contemple encor l'étendue
Des mers qu'il sillonna
jadis.
Commentaire.
Cette pièce est de 1815. En revenant de la Suisse après les Cent Jours, je m'arrêtai dans la vallée de Chambéry, chez l'oncle d'un de mes plus chers amis, le comte de Maistre. Le comte de Maistre était le frère cadet du fameux écrivain qui a laissé un si grand nom dans la philosophie et dans les lettres. Je passai quelques jours heureux dans cette charmante retraite de Bissy, enseveli sous l'ombre des noyers et des sapins du mont du Chat. Je voyais de ma fenêtre la nappe bleue de ce beau lac où je devais aimer et chanter plus tard. Je commençais à peine à crayonner de temps en temps quelques vers à l'ombre de ces sapins, au bruit monotone de ces eaux.
La vie que l'on menait chez mes hôtes était une vie presque espagnole: une douce oisiveté, des entretiens rêveurs, des promenades nonchalantes entre les hautes vignes et les hêtres des collines de Savoie, des lectures, des chapelets. A la nuit tombante, aux sons de l'Angelus, on s'acheminait en famille vers la petite église du hameau, cachée avec son toit de chaume et son clocher de bois noirci par la pluie. On y faisait la prière du soir. Ces habitudes régulières et saintes de cette maison m'attendrissaient et me charmaient, bien que je fusse alors dans les premiers bouillonnements et dans les dissipations de l'adolescence. Je suivais la famille dans tous ses actes de piété. L'esprit éminent et original, la bonté, la sérénité de caractère de toute cette maison de Maistre, me captivaient. Des jeunes personnes simples, vertueuses, charmantes, nièces de Mme de Maistre, répandaient leur rayonnement sur cette gravité de la famille. Je quittai avec peine cette oasis de paix, d'amitié, de poésie, pour revenir à Beauvais reprendre l'uniforme, le sabre, le cheval, le tumulte de la garnison. En arrivant à mon corps, j'écrivis ces adieux, et je les envoyai à mon ami Louis de Vignet, neveu du comte de Maistre.
XXXII
LA
SEMAINE SAINTE
À LA ROCHE-GUYON.
Ici
viennent mourir les derniers bruits du monde;
Nautoniers sans
étoile, abordez! c'est le port:
Ici l'âme se plonge
en une paix profonde,
Et cette paix n'est pas la mort.
Ici jamais
le ciel n'est orageux ni sombre;
Un jour égal et pur y
repose les yeux.
C'est ce vivant soleil, dont le soleil est
l'ombre,
Qui le répand du haut des cieux.
Comme un
homme éveillé longtemps avant l'aurore,
Jeunes,
nous avons fui dans cet heureux séjour;
Notre rêve
est fini, le vôtre dure encore:
Éveillez-vous! voilà
le jour.
Coeurs
tendres, approchez! Ici l'on aime encore;
Mais l'amour, épuré,
s'allume sur l'autel;
Tout ce qu'il a d'humain à ce feu
s'évapore;
Tout ce qui reste est immortel!
La prière,
qui veille en ces saintes demeures,
De l'astre matinal nous
annonce le cours;
Et, conduisant pour nous le char pieux des
heures,
Remplit et mesure nos jours.
L'airain
religieux s'éveille avec l'aurore;
Il mêle notre
hommage à la voix des zéphyrs;
Et les airs,
ébranlés sous le marteau sonore,
Prennent l'accent
de nos soupirs.
Dans le
creux du rocher, sous une voûte obscure,
S'élève
un simple autel: Roi du ciel, est-ce toi?
Oui; contraint par
l'amour, le Dieu de la nature
Y descend, visible à la foi.
Que ma
raison se taise, et que mon coeur adore!
La croix à mes
regards révèle un nouveau jour;
Aux pieds d'un Dieu
mourant puis-je douter encore?
Non: l'amour m'explique l'amour.
Tous ces
fronts prosternés, ce feu qui les embrase,
Ces parfums,
ces soupirs s'exhalant du saint lieu,
Ces élans enflammés,
ces larmes de l'extase,
Tout me répond que c'est un Dieu.
Favoris du
Seigneur, souffrez qu'à votre exemple,
Ainsi qu'un
mendiant aux portes d'un palais,
J'adore aussi de loin, sur le
seuil de son temple,
Le Dieu qui vous donne la paix.
Ah!
laissez-moi mêler mon hymne à vos louanges!
Que mon
encens souillé monte avec votre encens.
Jadis les fils de
l'homme aux saints concerts des anges
Ne mêlaient-ils pas
leurs accents?
Du nombre
des vivants chaque aurore m'efface;
Je suis rempli de jours, de
douleurs, de remords.
Sous le portique obscur venez marquer ma
place,
Ici, près du séjour des morts.
Souffrez
qu'un étranger veille auprès de leur cendre.
Brûlant
sur un cercueil comme ces saints flambeaux,
La mort m'a tout
ravi, la mort doit tout me rendre;
J'attends le réveil des
tombeaux!
Ah!
puissé-je près d'eux, au gré de mon envie,
A
l'ombre de l'autel, et non loin de ce port,
Seul, achever ainsi
les restes de ma vie
Entre l'espérance et la mort!
Commentaire.
C'était en 1819.
Je vis un jour entrer dans ma chambre haute du grand et bel hôtel de Richelieu, rue Neuve-Saint-Augustin, que j'habitais pendant mon séjour à Paris, un jeune homme d'une figure belle, gracieuse, noble, un peu féminine. Il était introduit par le duc Matthieu de Montmorency, depuis ministre, et gouverneur du duc de Bordeaux. M. Matthieu de Montmorency, célèbre par son rôle dans la révolution de 1789, puis par son amitié pour Mme de Staël, enfin par son dévouement à la maison de Bourbon, m'honorait d'une bienveillance qui ne coûtait rien à son caractère surabondant de tendresse, d'âme et de grâce aristocratique: égalité qu'il voulait bien établir de si haut et de si loin entre lui et moi, la plus charmante des égalités, parce qu'elle est un don du coeur, et non une exigence de l'infériorité sociale.
Ce jeune homme était le duc de Rohan, depuis archevêque de Besançon et cardinal.
Le duc de Rohan était alors un brillant officier des mousquetaires rouges, admiré et envié pour l'élégance de sa personne, pour l'éclat de ses uniformes, pour la beauté de ses chevaux, pour la magnificence de ses palais et de ses jardins aux environs de Paris, et surtout pour la splendeur de son nom. Il aimait les vers: M. Matthieu de Montmorency lui avait récité quelques strophes de moi, retenues dans sa mémoire. Il avait désiré me connaître: il me plut au premier coup d'oeil. Nous nous liâmes d'amitié, sans qu'il me fît sentir jamais, et sans que je me permisse d'oublier moi-même, par ce tact naturel qui est l'étiquette de la nature, la distance qu'il voulait bien franchir, mais qui existait néanmoins entre deux noms que la poésie seule pouvait un moment rapprocher.
Le duc de Rohan rêvait déjà de sacerdoce: il était né pour l'autel comme d'autres naissent pour le champ de bataille, pour la tribune ou pour la mer. Il aspirait au moment de consacrer à Dieu son âme, sa jeunesse, son grand nom. Il possédait à la Roche-Guyon, sur le rivage escarpé de la Seine, une résidence presque royale de sa famille. Le principal ornement du château était une chapelle creusée dans le roc, véritable catacombe affectant, dans les circonvolutions caverneuses de la montagne, la forme des nefs, des choeurs, des piliers, des jubés d'une cathédrale. Il m'engagea à y aller passer la semaine sainte avec lui. Il m'y conduisit lui-même. J'y trouvai une réunion de jeunes gens distingués qui sont devenus, pour la plupart, des hommes éminents dans le clergé, dans la diplomatie, ou des hommes célèbres dans les lettres, depuis cette époque. Le service religieux, volupté pieuse du duc de Rohan, se faisait tous les jours dans cette église souterraine avec une pompe, un luxe et des enchantements sacrés qui enivraient de jeunes imaginations. J'étais très-religieux d'instinct, mais très-indépendant d'esprit. Seul de toute cette jeunesse, je n'avais aucun goût pour les délices mystiques de la sacristie. Le duc de Rohan et ses amis me pardonnaient mon indépendance de foi en faveur de mes ardentes inspirations vers l'infini et vers la nature. J'étais à leurs yeux une sorte d'instrument lyrique, sur les cordes duquel ne résonnaient encore que des hymnes profanes, mais qu'on pouvait porter dans le temple pour y chanter les gloires de Dieu et les douleurs de l'homme.
C'est au retour de cette hospitalité du duc de Rohan à la Roche-Guyon que j'écrivis ces vers.
Depuis, nous suivîmes, chacun de notre côté, la route diverse que la destinée trace à chaque existence: lui, vers le sanctuaire et vers le ciel, où il se réfugia jeune, aux premiers orages de la révolution de 1830; moi, vers l'inconnu.
XXXIII
LE CHRÉTIEN MOURANT.
Qu'entends-je?
autour de moi l'airain sacré résonne!
Quelle foule
pieuse en pleurant m'environne?
Pour qui ce chant funèbre
et ce pâle flambeau?
O mort! est-ce ta voix qui frappe mon
oreille,
Pour la dernière fois? Eh quoi! je me réveille
Sur le bord du tombeau!
O toi,
d'un feu divin précieuse étincelle,
De ce corps
périssable habitante immortelle,
Dissipe ces terreurs: la
mort vient t'affranchir!
Prends ton vol, ô mon âme,
et dépouille tes chaînes!
Déposer le fardeau
des misères humaines,
Est-ce donc là mourir?
Oui, le
temps a cessé de mesurer mes heures.
Messagers rayonnants
des célestes demeures,
Dans quels palais nouveaux
allez-vous me ravir?
Déjà, déjà je
nage en des flots de lumière;
L'espace devant moi
s'agrandit, et la terre
Sous mes pieds semble fuir!
Mais
qu'entends-je? Au moment où mon âme s'éveille,
Des soupirs, des sanglots ont frappé mon oreille!
Compagnons de l'exil, quoi! vous pleurez ma mort!
Vous
pleurez! et déjà dans la coupe sacrée
J'ai
bu l'oubli des maux, et mon âme enivrée
Entre au
céleste port.
Commentaire.
Ces strophes jaillirent de mon coeur, et furent écrites au matin, au pied de mon lit, par un de mes amis, M. de Montchalin, qui me soignait comme un frère dans une longue et dangereuse maladie dont je fus atteint à Paris en 1819.
M. de Monchalin vit encore, et je l'aime toujours de la même amitié. J'aurais dû lui dédier ces vers.
XXXIV
DIEU.
A M. L'ABBÉ F. DE LAMENNAIS.
Oui, mon
âme se plaît à secouer ses chaînes:
Déposant le fardeau des misères humaines,
Laissant
errer mes sens dans ce monde des corps,
Au monde des esprits je
monte sans efforts.
Là, foulant à mes pieds cet
univers visible,
Je plane en liberté dans les champs du
possible.
Mon âme est à l'étroit dans sa
vaste prison:
Il me faut un séjour qui n'ait pas
d'horizon.
Comme une
goutte d'eau dans l'Océan versée,
L'infini dans son
sein absorbe ma pensée;
Là, reine de l'espace et de
l'éternité,
Elle ose mesurer le temps, l'immensité,
Aborder le néant, parcourir l'existence,
Et concevoir
de Dieu l'inconcevable essence.
Mais sitôt que je veux
peindre ce que je sens,
Toute parole expire en efforts
impuissants:
Mon âme croit parler; ma langue embarrassée
Frappe l'air de vains sons, ombre de ma pensée.
Dieu fit
pour les esprits deux langages divers:
En sons articulés
l'un vole dans les airs;
Ce langage borné s'apprend parmi
les hommes;
Il suffit aux besoins de l'exil où nous
sommes,
Et, suivant des mortels les destins inconstants,
Change
avec les climats ou passe avec les temps.
L'autre, éternel,
sublime, universel, immense,
Est le langage inné de toute
intelligence:
Ce n'est point un son mort dans les airs répandu,
C'est un verbe vivant dans le coeur entendu;
On l'entend, on
l'explique, on le parle avec l'âme;
Ce langage senti
touche, illumine, enflamme:
De ce que l'âme éprouve
interprètes brûlants,
Il n'a que des soupirs, des
ardeurs, des élans;
C'est la langue du ciel que parle la
prière,
Et que le tendre amour comprend seul sur la terre.
Aux pures
régions où j'aime à m'envoler,
L'enthousiasme
aussi vient me la révéler;
Lui seul est mon
flambeau dans cette nuit profonde,
Et mieux que la raison il
m'explique le monde.
Viens donc! il est mon guide, et je veux
t'en servir;
A ses ailes de feu, viens, laisse-toi ravir.
Déjà
l'ombre du monde à nos regards s'efface:
Nous échappons
au temps, nous franchissons l'espace;
Et, dans l'ordre éternel
de la réalité,
Nous voilà face à face
avec la vérité!
Cet astre universel, sans déclin,
sans aurore,
C'est Dieu, c'est ce grand tout, qui soi-même
s'adore!
Il est; tout est en lui: l'immensité, les temps,
De son être infini sont les purs éléments;
L'espace est son séjour, l'éternité son âge;
Le jour est son regard, le monde est son image:
Tout
l'univers subsiste à l'ombre de sa main;
L'être à
flots éternels découlant de son sein,
Comme un
fleuve nourri par cette source immense,
S'en échappe, et
revient finir où tout commence.
Sans
bornes comme lui, ses ouvrages parfaits
Bénissent en
naissant la main qui les a faits:
Il peuple l'infini chaque fois
qu'il respire;
Pour lui, vouloir c'est faire, exister c'est
produire!
Tirant tout de soi seul, rapportant tout à soi,
Sa volonté suprême est sa suprême loi!
Mais
cette volonté, sans ombre et sans faiblesse,
Est à
la fois puissance, ordre, équité, sagesse.
Sur tout
ce qui peut être il l'exerce à son gré;
Le
néant jusqu'à lui s'élève par degré:
Intelligence, amour, force, beauté, jeunesse,
Sans
s'épuiser jamais, il peut donner sans cesse;
Et, comblant
le néant de ses dons précieux,
Des derniers rangs
de l'être il peut tirer des dieux!
Mais ces dieux de sa
main, ces fils de sa puissance,
Mesurent d'eux à lui
l'éternelle distance,
Tendant par la nature à
l'être qui les fit:
Il est leur fin à tous, et lui
seul se suffit!
Voilà, voilà le Dieu que tout
esprit adore,
Qu'Abraham a servi, que rêvait Pythagore,
Que Socrate annonçait, qu'entrevoyait Platon;
Ce Dieu
que l'univers révèle à la raison,
Que la
justice attend, que l'infortune espère,
Et que le Christ
enfin vint montrer à la terre!
Ce n'est plus là ce
Dieu par l'homme fabriqué,
Ce Dieu par l'imposture à
l'erreur expliqué,
Ce Dieu défiguré par la
main des faux prêtres,
Qu'adoraient en tremblant nos
crédules ancêtres:
Il est seul, il est un, il est
juste, il est bon;
La terre voit son oeuvre, et le ciel sait son
nom!
Heureux
qui le connaît! plus heureux qui l'adore!
Qui, tandis que
le monde ou l'outrage ou l'ignore,
Seul, aux rayons pieux des
lampes de la nuit,
S'élève au sanctuaire où
la foi l'introduit
Et, consumé d'amour et de
reconnaissance,
Brûle, comme l'encens, son âme en sa
présence!
Mais, pour monter à lui, notre esprit
abattu
Doit emprunter d'en haut sa force et sa vertu.
Il faut
voler au ciel sur des ailes de flamme:
Le désir et l'amour
sont les ailes de l'âme.
Ah! que ne suis-je né dans
l'âge où les humains,
Jeunes, à peine encore
échappés de ses mains,
Près de Dieu par le
temps, plus près par l'innocence,
Conversaient avec lui,
marchaient en sa présence!
Que n'ai-je vu le monde à
son premier soleil!
Que n'ai-je entendu l'homme à son
premier réveil!
Tout lui parlait de toi, tu lui parlais
toi-même;
L'univers respirait ta majesté suprême;
La nature, sortant des mains du Créateur,
Étalait
en tous sens le nom de son auteur:
Ce nom, caché depuis
sous la rouille des âges,
En traits plus éclatants
brillait sur tes ouvrages;
L'homme dans le passé ne
remontait qu'à toi;
Il invoquait son père, et tu
disais: -C'est moi.-
Longtemps
comme un enfant ta voix daigna l'instruire,
Et par la main
longtemps tu voulus le conduire.
Que de fois dans ta gloire à
lui tu t'es montré,
Aux vallons de Sennar, aux chênes
de Mambré,
Dans le buisson d'Horeb, ou sur l'auguste cime
Où Moïse aux Hébreux dictait sa loi sublime!
Ces enfants de Jacob, premiers-nés des humains,
Reçurent
quarante ans la manne de tes mains:
Tu frappais leur esprit par
tes vivants oracles;
Tu parlais à leurs yeux par la voix
des miracles;
Et lorsqu'ils t'oubliaient, tes anges descendus
Rappelaient ta mémoire à leurs coeurs éperdus.
Mais enfin, comme un fleuve éloigné de sa source,
Ce souvenir si pur s'altéra dans sa course;
De cet
astre vieilli la sombre nuit des temps
Éclipsa par degrés
les rayons éclatants.
Tu cessas de parler: l'oubli, la
main des âges,
Usèrent ce grand nom empreint dans
tes ouvrages;
Les siècles en passant firent pâlir la
foi;
L'homme plaça le doute entre le monde et toi.
Oui, ce
monde, Seigneur, est vieilli pour ta gloire;
Il a perdu ton nom,
ta trace et ta mémoire;
Et pour les retrouver il nous
faut, dans son cours,
Remonter flots à flots le long
fleuve des jours.
Nature, firmament! l'oeil en vain vous
contemple:
Hélas! sans voir le Dieu, l'homme admire le
temple;
Il voit, il suit en vain, dans les déserts des
cieux,
De leurs mille soleils le cours mystérieux;
Il
ne reconnaît plus la main qui les dirige:
Un prodige
éternel cesse d'être un prodige.
Comme ils
brillaient hier, ils brilleront demain!
Qui sait où
commença leur glorieux chemin?
Qui sait si ce flambeau,
qui luit et qui féconde,
Une première fois s'est
levé sur le monde?
Nos pères n'ont point vu briller
son premier tour,
Et les jours éternels n'ont point de
premier jour.
Sur le monde moral en vain ta providence
Dans
ces grands changements révèle ta présence;
C'est en vain qu'en tes jeux l'empire des humains
Passe d'un
sceptre à l'autre, errant de mains en mains,
Nos yeux,
accoutumés à sa vicissitude,
Se sont fait de la
gloire une froide habitude:
Les siècles ont tant vu de ces
grands coups du sort!
Le spectacle est usé, l'homme
engourdi s'endort.
Réveille-nous,
grand Dieu! parle, et change le monde;
Fais entendre au néant
ta parole féconde:
Il est temps! lève-toi! sors de
ce long repos;
Tire un autre univers de cet autre chaos.
A
nos yeux assoupis il faut d'autres spectacles;
A nos esprits
flottants il faut d'autres miracles.
Change l'ordre des cieux,
qui ne nous parle plus!
Lance un nouveau soleil à nos yeux
éperdus;
Détruis ce vieux palais, indigne de ta
gloire;
Viens! montre-toi toi-même, et force-nous de
croire!
Mais peut-être, avant l'heure où dans les
lieux déserts
Le soleil cessera d'éclairer
l'univers,
De ce soleil moral la lumière éclipsée
Cessera par degrés d'éclairer la pensée,
Et
le jour qui verra ce grand flambeau détruit
Plongera
l'univers dans l'éternelle nuit!
Alors tu briseras ton
inutile ouvrage.
Ses débris foudroyés rediront
d'âge en âge:
-Seul je suis! hors de moi rien ne peut
subsister!
L'homme cessa de croire, il cessa d'exister!-
Commentaire.
J'avais connu M. de Lamennais par son Essai sur l'indifférence. Il m'avait connu par quelques vers de moi que lui avait récités M. de Genoude, alors son ami et le mien. L'Essai sur l'indifférence m'avait frappé comme une page de J. J. Rousseau retrouvée dans le dix-neuvième siècle. Je m'attachais peu aux arguments, qui me paraissaient faibles; mais l'argumentation me ravissait. Ce style réalisait la grandeur, la vigueur et la couleur que je portais dans mon idéal de jeune homme. J'avais besoin d'épancher mon admiration. Je ne pouvais le faire qu'en m'élevant au sujet le plus haut de la pensée humaine, Dieu. J'écrivis ces vers en retournant seul à cheval de Paris à Chambéry, par de belles et longues journées du mois de mai. Je n'avais ni papier, ni crayon, ni plume. Tout ce gravait dans ma mémoire à mesure que tout sortait de mon coeur et de mon imagination. La solitude et le silence des grandes routes à une certaine distance de Paris, l'aspect de la nature et du ciel, la splendeur de la saison, ce sentiment de voluptueux frisson que j'ai toujours éprouvé en quittant le tumulte d'une grande capitale pour me replonger dans l'air muet, profond et limpide des grands horizons, tout semblable, pour mon âme, à ce frisson qui saisit et raffermit les nerfs quand on se plonge pour nager dans les vagues bleues et fraîches de la Méditerranée; enfin, le pas cadencé de mon cheval, qui berçait ma pensée comme mon corps, tout cela m'aidait à rêver, à contempler, à penser, à chanter. En arrivant, le soir, au cabaret de village où je m'arrêtais ordinairement pour passer la nuit, et après avoir donné l'avoine, le seau d'eau du puits, et étendu la paille de sa litière à mon cheval, que j'aimais mieux encore que mes vers, je demandais une plume et du papier à mon hôtesse, et j'écrivais ce que j'avais composé dans la journée. En arrivant à Ursy, dans les bois de la haute Bourgogne, au château de mon oncle, l'abbé de Lamartine, mes vers étaient terminés.
XXXV
L'AUTOMNE.
Salut,
bois couronnés d'un reste de verdure!
Feuillages
jaunissants sur les gazons épars;
Salut, derniers beaux
jours! Le deuil de la nature
Convient à la douleur et
plaît à mes regards.
Je suis
d'un pas rêveur le sentier solitaire;
J'aime à
revoir encor, pour la dernière fois,
Ce soleil pâlissant,
dont la faible lumière
Perce à peine à mes
pieds l'obscurité des bois.
Oui, dans
ces jours d'automne où la nature expire,
A ses regards
voilés, je trouve plus d'attraits;
C'est l'adieu d'un ami,
c'est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer
pour jamais.
Ainsi,
prêt à quitter l'horizon de la vie,
Pleurant de mes
longs jours l'espoir évanoui,
Je me retourne encore, et
d'un regard d'envie
Je contemple ces biens dont je n'ai pas joui.
Terre,
soleil, vallons, belle et douce nature,
Je vous dois une larme
aux bords de mon tombeau!
L'air est si parfumé! la lumière
est si pure!
Aux regards d'un mourant le soleil est si beau!
Je
voudrais maintenant vider jusqu'à la lie
Ce calice mêlé
de nectar et de fiel:
Au fond de cette coupe où je buvais
la vie,
Peut-être restait-il une goutte de miel!
Peut-être
l'avenir me gardait-il encore
Un retour de bonheur dont l'espoir
est perdu!
Peut-être, dans la foule, une âme que
j'ignore
Aurait compris mon âme, et m'aurait répondu!...
La fleur
tombe en livrant ses parfums au zéphire;
A la vie, au
soleil, ce sont là ses adieux;
Moi, je meurs; et mon âme,
au moment qu'elle expire,
S'exhale comme un son triste et
mélodieux.
Commentaire.
Cette pièce ne comporte aucun commentaire. Il n'y a pas une âme contemplative et sensible qui n'ait, à certains moments de ses premières amertumes, détourné la lèvre de la coupe de la vie, et embrassé la mort souriante sous ce ravissant aspect d'une automne expirante dans la sérénité des derniers jours d'octobre; et puis qui, prête à mourir, n'ait repris à l'existence par le regret, et voulu confondre au moins un dernier murmure d'adieu avec les derniers soupirs du vent du soir dans les pampres, ou avec la lueur du dernier rayon de l'année sur les sommets rosés de neige des montagnes.
Ces vers sont cette lutte entre l'instinct de tristesse qui fait accepter la mort, et l'instinct de bonheur qui fait regretter la vie. Ils furent écrits en 1819, après les premiers désenchantements de la première adolescence. Mais ils font déjà allusion à l'attachement sérieux que le poëte avait conçu pour une jeune Anglaise qui fut depuis la compagne de sa vie.
XXXVI
A UNE ENFANT, FILLE DU POËTE.
1831.
Céleste
fille du poëte,
La vie est un hymne à deux voix.
Son
front sur le tien se reflète,
Sa lyre chante sous tes
doigts.
Sur tes
yeux quand sa bouche pose
Le baiser calme et sans frisson,
Sur
ta paupière blanche et rose
Le doux baiser à plus
de son.
Dans ses
bras quand il te soulève
Pour te montrer au ciel jaloux,
On croit voir son plus divin rêve
Qu'il caresse sur ses
genoux!
Quand son
doigt te permet de lire
Les vers qu'il vient de soupirer,
On
dirait l'âme de sa lyre
Qui se penche pour l'inspirer.
Il récite;
une larme brille
Dans tes yeux attachés sur lui.
Dans
cette larme de sa fille
Son coeur nage; sa gloire a lui!
Du chant
que ta bouche répète
Son coeur ému jouit
deux fois.
Céleste fille du poëte,
La vie est une
hymne à deux voix.
XXXVII
LA POÉSIE SACRÉE.
DITHYRAMBE.
A M. EUGÈNE DE GENOUDE (1).
(1) M. de Genoude, à qui ce dithyrambe est adressé, est le premier qui ait fait passer dans la langue française la sublime poésie des Hébreux. Jusqu'à présent nous ne connaissions que le sens des livres de Job, d'Isaïe, de David; grâce à lui, l'expression, la couleur, le mouvement, l'énergie, vivent aujourd'hui dans notre langue. Ce dithyrambe est un témoignage de la reconnaissance de l'auteur pour la manière nouvelle dont M. de Genoude lui a fait envisager la poésie sacrée.
Son front
est couronné de palmes et d'étoiles;
Son regard
immortel, que rien ne peut ternir,
Traversant tous les temps,
soulevant tous les voiles,
Réveille le passé,
plonge dans l'avenir.
Du monde sous ses yeux les fastes se
déroulent,
Les siècles à ses pieds comme un
torrent s'écoulent;
A son gré descendant ou
remontant leur cours,
Elle sonne aux tombeaux l'heure, l'heure
fatale,
Ou sur sa lyre virginale
Chante au monde vieilli ce
jour père des jours.
Écoutez!
Jéhovah s'élance
Du sein de son éternité.
Le chaos endormi s'éveille en sa présence;
Sa
vertu le féconde, et sa toute-puissance
Repose sur
l'immensité.
Dieu dit,
et le jour fut; Dieu dit, et les étoiles
De la nuit
éternelle éclaircirent les voiles;
Tous les
éléments divers
A sa voix se séparèrent;
Les eaux soudains s'écoulèrent
Dans le lit
creusé des mers;
Les montagnes s'élevèrent,
Et les aquilons volèrent
Dans les libres champs des
airs.
Sept fois
de Jéhovah la parole féconde
Se fit entendre au
monde,
Et sept fois le néant à sa voix répondit;
Et Dieu dit: -Faisons l'homme à ma vivante image.-
Il
dit, l'homme naquit; à ce dernier ouvrage,
Le Verbe
créateur s'arrête et s'applaudit.
Mais ce
n'est plus un Dieu; c'est l'homme qui soupire:
Éden a
fui... voilà le travail et la mort.
Dans les larmes sa
voix expire;
La corde du bonheur se brise sur sa lyre,
Et Job
en tire un son triste comme le sort.
-Ah!
périsse à jamais le jour qui m'a vu naître!
Ah!
périsse à jamais la nuit qui m'a conçu,
Et
le sein qui m'a donné l'être,
Et les genoux qui
m'ont reçu!
Que du nombre des jours Dieu pour jamais
l'efface!
Que, toujours obscurci des ombres du trépas,
Ce
jour parmi les jours ne trouve plus sa place!
Qu'il soit comme
s'il n'était pas!
-Maintenant
dans l'oubli je dormirais encore,
Et j'achèverais mon
sommeil
Dans cette longue nuit qui n'aura point d'aurore,
Avec
ces conquérants que la terre dévore,
Avec le fruit
conçu qui meurt avant d'éclore,
Et qui n'a pas vu
le soleil.
-Mes jours
déclinent comme l'ombre;
Je voudrais les précipiter.
O mon Dieu, retranchez le nombre
Des soleils que je dois
compter!
L'aspect de ma longue infortune
Éloigne,
repousse, importune
Mes frères lassés à mes
maux;
En vain je m'adresse à leur foule:
Leur pitié
m'échappe et s'écoule
Comme l'onde au flanc des
coteaux.
-Ainsi
qu'un nuage qui passe,
Mon printemps s'est évanoui;
Mes
yeux ne verront plus la trace
De tous ces biens dont j'ai joui.
Par le souffle de la colère,
Hélas! arraché
de la terre,
Je vais d'où l'on ne revient pas:
Mes
vallons, ma propre demeure,
Et cet oeil même qui me pleure,
Ne reverront jamais mes pas!
-L'homme
vit un jour sur la terre
Entre la mort et la douleur;
Rassasié
de sa misère,
Il tombe enfin comme la fleur.
Il tombe!
Au moins par la rosée
Des fleurs la racine arrosée
Peut-elle un moment refleurir;
Mais l'homme, hélas!
après la vie,
C'est un lac dont l'eau s'est enfuie:
On
le cherche, il vient de tarir.
-Mes jours
fondent comme la neige
Au souffle du courroux divin;
Mon
espérance, qu'il abrége,
S'enfuit comme l'eau de ma
main.
Ouvrez-moi mon dernier asile:
Là, j'ai dans
l'ombre un lit tranquille,
Lit préparé pour mes
douleurs.
O tombeau, vous êtes mon père!
Et je
dis aux vers de la terre:
-Vous êtes ma mère et mes
soeurs!-
-Mais les
jours heureux de l'impie
Ne s'éclipsent pas au matin;
Tranquille, il prolonge sa vie
Avec le sang de l'orphelin.
Il étend au loin ses racines;
Comme un troupeau sur
les collines,
Sa famille couvre Ségor;
Puis dans un
riche mausolée
Il est couché dans la vallée,
Et l'on dirait qu'il vit encore.
-C'est le
secret de Dieu: je me tais et j'adore.
C'est sa main qui traça
les sentiers de l'aurore,
Qui pesa l'Océan, qui suspendit
les cieux.
Pour lui l'abîme est nu, l'enfer même est
sans voiles;
Il a fondé la terre et semé les
étoiles:
Et qui suis-je à ses yeux?-
Mais la
harpe a frémi sous les doigts d'Isaïe;
De son sein
bouillonnant la menace à longs flots
S'échappe; un
Dieu l'appelle, il s'élance, il s'écrie.
Cieux et
terre, écoutez! silence au fils d'Amos!
-Osias
n'était plus: Dieu m'apparut; je vis
Adonaï vêtu
de gloire et d'épouvante:
Les bords éblouissants de
sa robe flottante
Remplissaient le sacré parvis.
-Des
séraphins, debout sur des marches d'ivoire,
Se voilaient
devant lui de six ailes de feux;
Volant de l'un à l'autre,
ils se disaient entre eux:
-Saint, saint, saint, le Seigneur, le
Dieu, le roi des dieux!
-Toute la terre est pleine de sa gloire!-
-Du temple
à ces accents la voûte s'ébranla;
Adonaï
s'enfuit sous la nue enflammée;
Le saint lieu fut rempli
de torrents de fumée;
La terre sous mes pieds trembla.
-Et moi,
je resterais dans un lâche silence!
Moi qui t'ai vu,
Seigneur, je n'oserais parler!
A ce peuple impur qui t'offense
Je craindrais de te révéler!
-Qui
marchera pour nous? dit le Dieu des armées.
-Qui parlera
pour moi?- dit Dieu. Qui? moi, seigneur.
Touche mes lèvres
enflammées:
Me voilà! je suis prêt!...
Malheur,
-Malheur à
vous qui dès l'aurore
Respirez les parfums du vin,
Et
que le soir retrouve encore
Chancelants aux bords du festin!
Malheur à vous qui par l'usure
Étendez sans fin
ni mesure
La borne immense de vos champs!
Voulez-vous donc,
mortels avides,
Habiter dans vos champs arides,
Seuls sur la
terre des vivants?
-Malheur à
vous, race insensée,
Enfants d'un siècle audacieux,
Qui dites dans votre pensée:
Nous sommes sages à
nos yeux!
Vous changez la nuit en lumière,
Et le jour
en ombre grossière
Où se cachent vos voluptés;
Mais, comme un taureau dans la plaine,
Vous traînez
après vous la chaîne
De vos longues iniquités.
-Malheur à
vous, filles de l'onde,
Iles de Sidon et de Tyr!
Tyrans, qui
trafiquez du monde
Avec la pourpre et l'or d'Ophir!
Malheur à
vous! votre heure sonne;
En vain l'Océan vous couronne!
Malheur à toi, reine des eaux,
A toi qui sur des mers
nouvelles
Fais retentir comme des ailes
Les voiles de mille
vaisseaux!
-Ils sont
enfin venus, les jours de ma justice;
Ma colère, dit Dieu,
se déborde sur vous!
Plus d'encens, plus de sacrifice
Qui
puisse éteindre mon courroux!
Je livrerai ce peuple à
la mort, au carnage:
Le fer moissonnera comme l'herbe sauvage
Ses bataillons entiers!
-- Seigneur, épargnez-nous!
Seigneur! - Non, point de trêve!
Et je ferai sur lui
ruisseler de mon glaive
Le sang de ses guerriers!
-Ses
torrents sécheront sous ma brûlante haleine;
Ma main
nivellera, comme une vaste plaine,
Ses murs et ses palais;
Le
feu les brûlera comme il brûle le chaume.
Là,
plus de nation, de ville, de royaume;
Le silence à jamais!
-Ses murs
se couvriront de ronces et d'épines;
L'hyène et le
serpent peupleront ses ruines;
Les hiboux, les vautours,
L'un
l'autre s'appelant durant la nuit obscure,
Viendront à
leurs petits porter la nourriture
Au sommet de ses tours!-
Mais Dieu
ferme à ces mots les lèvres d'Isaïe:
Le sombre
Ézéchiel
Sur le tronc desséché de
l'ingrat Israël
Fait descendre à son tour la parole
de vie.
-L'Éternel
emporta mon esprit au désert.
D'ossements desséchés
le sol était couvert;
J'approche en frissonnant; mais
Jéhovah me crie:
-Si je parle à ces os,
reprendront-ils la vie?
--- Éternel, tu le sais. - Eh
bien, dit le Seigneur,
-Écoute mes accents; retiens-les,
et dis-leur:
-Ossements desséchés, insensible
poussière,
-Levez-vous! recevez l'esprit et la lumière!
-Que vos membres épars s'assemblent à ma voix!
-Que l'esprit vous anime une seconde fois!
-Qu'entre vos os
flétris vos muscles se replacent!
-Que votre sang circule
et vos nerfs s'entrelacent!
-Levez-vous et vivez, voyez qui je
suis!-
J'écoutai le Seigneur, j'obéis, et je dis:
-Esprit, soufflez sur eux du couchant, de l'aurore;
-Soufflez
de l'aquilon, soufflez!...- Pressés d'éclore,
Ces
restes du tombeau, réveillés par mes cris,
Entre-choquant soudain leurs ossements flétris;
Aux
clartés du soleil leur paupière se rouvre,
Leurs os
sont rassemblés, et la chair les recouvre!
Et ce champ de
la mort tout entier se leva,
Redevint un grand peuple, et connut
Jéhovah!-
Mais Dieu
de ses enfants a perdu la mémoire;
La fille de Sion,
méditant ses malheurs,
S'assied en soupirant, et, veuve de
sa gloire,
Écoute Jérémie, et retrouve des
pleurs.
-Le
Seigneur, m'accablant du poids de sa colère,
Retire tour à
tour et ramène sa main.
Vous qui passez par le chemin,
Est-il une misère égale à ma misère?
-En vain
ma voix s'élève, il n'entend plus ma voix.
Il m'a
choisi pour but de ses flèches de flamme,
Et tout le jour
contre mon âme
Sa fureur a lancé les fils de son
carquois.
-Sur mes
os consumés ma peau s'est desséchée;
Les
enfants m'ont chanté dans leurs dérisions;
Seul, au
milieu des nations,
Le Seigneur m'a jeté comme une herbe
arrachée.
-Il s'est
enveloppé de son divin courroux;
Il a fermé ma
route, il a troublé ma voie;
Mon sein n'a plus connu la
joie,
Et j'ai dit au Seigneur: -Seigneur, souvenez-vous,
-Souvenez-vous,
Seigneur, de ces jours de colère;
-Souvenez-vous du fiel
dont vous m'avez nourri!
-Non, votre amour n'est point tari:
-Vous me frappez, Seigneur, et c'est pourquoi j'espère.
-Je
repasse en pleurant ces misérables jours;
-J'ai connu le
Seigneur dès ma plus tendre aurore:
-Quand il punit, il
aime encore;
-Il ne s'est pas, mon âme, éloigné
pour toujours.
-Heureux
qui le connaît! heureux qui dès l'enfance
-Porta le
joug d'un Dieu clément dans sa rigueur!
-Il croit au salut
du Seigneur,
-S'assied au bord du fleuve, et l'attend en silence.
-Il sent
peser sur lui ce joug de votre amour;
-Il répand dans la
nuit ses pleurs et sa prière,
-Et, la bouche dans la
poussière,
-Il invoque, il espère, il attend votre
jour.-
Silence, ô
lyre! et vous, silence,
Prophètes, voix de l'avenir!
Tout
l'univers se tait d'avance
Devant Celui qui doit venir.
Fermez-vous, lèvres inspirées;
Reposez-vous,
harpes sacrées,
Jusqu'au jours où, sur les hauts
lieux,
Une voix au monde inconnue
Fera retentir dans la nue:
PAIX A LA TERRE ET GLOIRE AUX CIEUX!
Commentaire.
J'avais peu lu la Bible. J'avais parcouru seulement, comme tout le monde, les strophes des psaumes de David ou des prophètes, dans les livres d'Heures de ma mère. Ces langues de feu m'avaient ébloui. Mais cela me paraissait si peu en rapport avec le genre de poésie adapté à nos civilisations et à nos sentiments d'aujourd'hui, que je n'avais jamais pensé à lire de suite ces feuilles détachées des sibylles bibliques.
Il y avait en ce temps, à Paris, un jeune homme d'une figure spirituelle, fine et douce, qu'on appelait M. de Genoude. Je l'avais rencontré chez son ami le duc de Rohan. Il cultivait aussi M. de Lamennais, M. de Montmorency, M. de Chateaubriand. Il me témoigna un des premiers une tendre admiration pour mes poésies, dont il ne connaissait que quelques pages. Nous nous liâmes d'une certaine amitié. Ce jeune homme traduisait alors la Bible. Il arrivait souvent chez moi le matin, les épreuves de sa traduction à la main, et je lui faisais lire des fragments qui me révélaient une région plus haute et plus merveilleuse de poésie.
Ces entretiens et ces lectures m'inspirèrent l'idée de rassembler dans un seul chant les différents caractères et les principales images des divers poëtes sacrés. J'écrivis ceci en cinq ou six matinées, au bruit des causeries de mes amis, dans ma petite chambre de l'hôtel de Richelieu. J'en fis hommage à M. de Genoude, par reconnaissance de son affection pour moi.
Il m'aida, quelques temps après, à trouver un éditeur pour mon premier volume des Méditations. Il fut constamment plein d'obligeance et de grâce amicale pour moi. Il se destinait alors à l'état ecclésiastique. Quelques années plus tard, il renonça à cette pensée, rencontra dans le monde une jeune personne d'une grâce noble et d'une âme plus noble encore: il l'épousa; elle lui laissa des fils. Le veuvage et la tristesse le ramenèrent à ces premières vocations. Il entra au séminaire et il se fit prêtre; mais il voulut, et je m'en affligeai pour lui, avoir un pied dans le sanctuaire, un pied dans le monde politique. Fausse attitude. Dieu est jaloux, et le monde est logique. Le prêtre, dans aucune religion, ne peut combattre. M. de Genoude resta journaliste, et devint député. La politique ne rompit pas notre ancienne amitié, mais elle rompit nos opinions et nos rapports. Il mourut les armes à la main. J'aurais voulu qu'il les déposât au pied de l'autel avant l'heure du tombeau. N'importe! Nous nous trompons tous: quelle est donc la vie qui n'ait pas de fausses routes? Une larme les efface, une intention droite les redresse: Dieu est grand! Il reste de M. de Genoude une mémoire sans tache, d'immenses travaux qui ont vulgarisé le sentiment de la liberté en greffant ce sentiment sur des idées ou sur des préjugés monarchiques, et de l'estime dans tous les partis. Sa mort laisse un vide dans mes souvenirs. Je le voyais peu dans le présent, mais je l'aimais dans son passé.
XXVIII
LES FLEURS.
1837.
O terre,
vil monceau de boue
Où germent d'épineuses fleurs,
Rendons grâce à Dieu, qui secoue
Sur ton sein
ses fraîches couleurs!
Sans ces
urnes où goutte à goutte
Le ciel rend la force à
nos pas,
Tout serait désert, et la route
Au ciel ne
s'achèverait pas.
Nous
dirions: -A quoi bon poursuivre
Ce sentier qui mène au
cercueil?
Puisqu'on se lasse en vain à vivre,
Mieux
vaut s'arrêter sur le seuil.-
Mais pour
nous cacher les distances,
Sur le chemin de nos douleurs
Tu
sèmes le sol d'espérances,
Comme on borde un
linceul de fleurs!
Et toi,
mon coeur, coeur triste et tendre,
Où chantaient de si
fraîches voix;
Toi qui n'es plus qu'un bloc de cendre
Couvert de charbons noirs et froids,
Ah! laisse
refleurir encore
Ces lueurs d'arrière-saison!
Le soir
d'été qui s'évapore
Laisse une pourpre à
l'horizon.
Oui, meurs
en brûlant, ô mon âme,
Sur ton bûcher
d'illusions,
Comme l'astre éteignant sa flamme
S'ensevelit dans ses rayons!
XXXIX
LES OISEAUX.
1842.
Orchestre
du Très-Haut, bardes de ses louanges,
Ils chantent à
l'été des notes de bonheur;
Ils parcourent les airs
avec des ailes d'anges
Échappés tout joyeux des
jardins du Seigneur.
Tant que
durent les fleurs, tant que l'épi qu'on coupe
Laisse
tomber un grain sur les sillons jaunis,
Tant que le rude hiver
n'a pas gelé la coupe
Où leurs pieds vont poser
comme aux bords de leurs nids,
Ils
remplissent le ciel de musique et de joie:
La jeune fille embaume
et verdit leur prison,
L'enfant passe la main sur leur duvet de
soie,
Le vieillard les nourrit au seuil de sa maison.
Mais dans
les mois d'hiver, quand la neige et le givre
Ont remplacé
la feuille et le fruit, où vont-ils?
Ont-ils cessé
d'aimer? Ont-ils cessé de vivre?
Nul ne sait le secret de
leurs lointains exils.
On trouve
au pied de l'arbre une plume souillée,
Comme une feuille
morte où rampe un ver rongeur,
Que la brume des nuits a
jaunie et mouillée,
Et qui n'a plus, hélas! ni
parfum ni couleur.
On voit
pendre à la branche un nid rempli d'écailles,
Dont
le vent pluvieux balance un noir débris;
Pauvre maison en
deuil et vieux pan de murailles
Que les petits, hier,
réjouissaient de cris.
O mes
charmants oiseaux, vous si joyeux d'éclore!
La vie est
donc un piége où le bon Dieu vous prend?
Hélas!
c'est comme nous. Et nous chantons encore!
Que Dieu serait cruel,
s'il n'était pas si grand!
XL
LES PAVOTS.
1847.
Lorsque
vient le soir de la vie,
Le printemps attriste le coeur:
De
sa corbeille épanouie
Il s'exhale un parfum moqueur.
De
toutes ces fleurs qu'il étale,
Dont l'amour ouvre le
pétale,
Dont les prés éblouissent l'oeil,
Hélas! il suffit que l'on cueille
De quoi parfumer
d'une feuille
L'oreiller du lit d'un cercueil.
Cueillez-moi
ce pavot sauvage
Qui croît à l'ombre de ces blés:
On dit qu'il en coule un breuvage
Qui ferme les yeux
accablés.
J'ai trop veillé; mon âme est lasse
De ces rêves qu'un rêve chasse.
Que me veux-tu,
printemps vermeil?
Loin de moi ces lis et ces roses!
Que
faut-il aux paupières closes?
La fleur qui garde le
sommeil!
XLI
LE COQUILLAGE AU BORD DE LA MER.
A UNE JEUNE ÉTRANGÈRE.
Quand tes
beaux pieds distraits errent, ô jeune fille,
Sur ce sable
mouillé, frange d'or de la mer,
Baisse-toi, mon amour,
vers la blonde coquille
Que Vénus fait, dit-on, polir au
flot amer.
L'écrin
de l'Océan n'en a point de pareille;
Les roses de ta joue
ont peine à l'égaler;
Et quand de sa volute on
approche l'oreille,
On entend mille voix qu'on ne peut démêler.
Tantôt
c'est la tempête avec ses lourdes vagues,
Qui viennent en
tonnant se briser sur tes pas;
Tantôt c'est la forêt
avec ses frissons vagues;
Tantôt ce sont des voix qui
chuchotent tout bas.
Oh! ne
dirais-tu pas, à ce confus murmure
Que rend le coquillage
aux lèvres de carmin,
Un écho merveilleux où
l'immense nature
Résume tous ses bruits dans le creux de
ta main?
Emporte-la,
mon ange! Et quand ton esprit joue
Avec lui-même, oisif,
pour charmer tes ennuis,
Sur ce bijou des mers penche en riant ta
joue,
Et, fermant tes beaux yeux, recueilles-en les bruits.
Si, dans
ces mille accents dont sa conque fourmille,
Il en est un plus
doux qui vienne te frapper,
Et qui s'élève à
peine aux bords de la coquille,
Comme un aveu d'amour qui n'ose
s'échapper;
S'il a
pour ta candeur des terreurs et des charmes;
S'il renaît en
mourant presque éternellement;
S'il semble au fond d'un
coeur rouler avec des larmes;
S'il tient de l'espérance et
du gémissement...
Ne te
consume pas à chercher ce mystère!
Ce mélodieux
souffle, ô mon ange, c'est moi!
Quel bruit plus éternel
et plus doux sur la terre,
Qu'un écho de mon coeur qui
m'entretient de toi?
LA
MORT DE SOCRATE
AVERTISSEMENT.
Si la
poésie n'est pas un vain assemblage de sons, elle est sans
doute la forme la plus sublime que puisse revêtir la pensée
humaine: elle emprunte à la musique cette qualité
indéfinissable de l'harmonie qu'on a appelée céleste,
faute de pouvoir lui trouver un autre nom: parlant aux sens par la
cadence des sons, et à l'âme par l'élévation
et l'énergie du sens, elle saisit à la fois tout
l'homme; elle le charme, le ravit, l'enivre, elle exalte en lui le
principe divin; elle lui fait sentir un moment ce quelque chose de
plus qu'humain qui l'a fait nommer la langue des dieux.
C'est
du moins la langue des philosophes, si la philosophie est ce qu'elle
doit être, le plus haut degré d'élévation
donné à la pensée humaine, la raison divinisée:
la métaphysique et la poésie sont donc soeurs, ou
plutôt ne sont qu'une: l'une étant le beau idéal
dans la pensée, l'autre le beau idéal dans
l'expression; pourquoi les séparer? pourquoi dessécher
l'une et avilir l'autre? l'homme a-t-il trop de ses dons célestes
pour s'en dépouiller à plaisir? a-t-il peur de donner
trop d'énergie à son âme en réunissant ces
deux puissances? Hélas! il retombera toujours assez tôt
dans les formes et dans les pensée vulgaires! La sublime
philosophie, la poésie digne d'elle, ne sont que des
révélations rapides qui viennent interrompre trop
rarement la triste monotonie des siècles: ce qui est beau dans
tous les genres n'est pas de tous les jours ici-bas; c'est un éclair
de cet autre monde où l'âme s'élève
quelquefois, mais où elle ne séjourne pas.
Ces
réflexions nous semblent propres à excuser du moins
l'auteur de ce fragment, d'avoir tenté de fondre
ensemble la poésie et la métaphysique de ces belles
doctrines du sage des sages; quoique ce morceau porte le nom de
Socrate, on y sent cependant déjà une philosophie plus
avancée, et comme un avant-goût du christianisme près
d'éclore: si un homme méritait sans doute qu'on lui
supposât d'avance les sublimes inspirations, cet homme était
Socrate.
Il avait combattu toute sa vie cet empire des sens que
le Christ venait renverser; sa philosophie était toute
religieuse; elle était humble, car il la sentait inspirée;
elle était douce, elle était tolérante, elle
était résignée: elle avait deviné l'unité
de Dieu, l'immortalité de l'âme, plus encore, s'il faut
en croire les commentateurs de Platon et quelques mots étranges
échappés à ces deux bouches sublimes. L'homme
était allé jusqu'où l'homme pouvait aller; il
fallait une révélation pour lui faire franchir encore
un pas immense. Socrate, lui, en sentait le besoin; il l'indiquait;
il la préparait par ses discours, par sa vie et par sa mort.
Il était digne de l'entrevoir à ses derniers moments;
en un mot, il était inspiré; il nous le dit, il nous le
répète, et pourquoi refuserions-nous de croire sur
parole l'homme qui donnait sa vie pour l'amour de la vérité?
Y a-t-il beaucoup de témoignages qui vaillent la parole de
Socrate mourant? Oui, sans doute, il était inspiré; il
était un précurseur de cette révélation
définitive que Dieu préparait de temps en temps par des
révélations partielles. Car la vérité et
la sagesse ne sont point de nous: elles descendent du ciel dans les
coeurs choisis qui sont suscités de Dieu selon les besoins des
temps. Il les semait çà et là; il les répandait
goutte à goutte pour en donner seulement la connaissance et le
désir, jusqu'au moment où il devait nous en rassasier
avec plénitude.
Indépendamment de la sublimité
des doctrines qu'il annonçait, la mort de Socrate était
un tableau digne des regards des hommes et du ciel; il mourait sans
haine pour ses persécuteurs, victime de ses vertus, s'offrant
en holocauste pour la vérité: il pouvait se défendre,
il pouvait se renier lui-même; il ne le voulut pas; c'eût
été mentir au Dieu qui parlait en lui, et rien
n'annonce qu'un sentiment d'orgueil soit venu altérer la
pureté, la beauté de ce sublime dévouement. Ses
paroles rapportées par Platon sont aussi simples à la
fin de son dernier jour qu'au milieu de sa vie; la solennité
de ce grand moment de la mort ne donne à ses expressions ni
tension ni faiblesse; obéissant avec amour à la volonté
des dieux qu'il aime à reconnaître en tout, son dernier
jour ne diffère en rien de ses autres jours, si ce n'est qu'il
n'aura pas de lendemain! Il continue avec ses amis le sujet de
conversation commencé la veille; il boit la ciguë comme
un breuvage ordinaire; il se couche pour mourir, comme il aurait fait
pour dormir: tant il est sûr que les dieux sont là,
avant, après, partout, et qu'il va se réveiller dans
leur sein!
Le poëte n'a pas interrompu son chant par les
détails assez connus du jugement, et par les longues
dissertations de Socrate et de ses amis; il n'a chanté que les
dernières heures et les dernières paroles du
philosophe, ou du moins les paroles qu'il lui suppose. Nous
l'imiterons; nous nous contenterons de rappeler l'avant-scène
aux lecteurs.
Socrate, condamné à mourir pour ses
opinions religieuses, attendait la mort depuis plusieurs jours; mais
il ne devait boire la ciguë qu'au moment où le vaisseau
envoyé tous les ans à Délos en l'honneur de
Thésée, serait de retour dans le port d'Athènes.
C'est ce vaisseau que l'on nommait Théorie, et qu'on
apercevait dans le lointain au moment où le poëme
commence.
Le Serviteur des Onze était un esclave de
ce tribunal, destiné au service des prisonniers en attendant
l'exécution des sentences. Ce fragment est imprimé
comme il a été écrit par l'auteur, dans une
forme inusité, par couplets d'inégale longueur; après
chaque couplet, nous avons placé un trait qui indique la
suspension du sens, et l'auteur passe souvent, sans autre transition,
d'une pensée à une autre.
Nous nous servirons pour
les notes, toutes tirées de Platon, de l'admirable traduction
de Platon par M. Cousin. Ce jeune philosophe, digne d'expliquer un
pareil maître, pour faire rougir notre siècle de ses
honteux et dégradants sophismes, après l'avoir rappelé
lui-même aux plus nobles théories su spiritualisme, a eu
l'heureuse pensée de lui révéler la sagesse
antique dans toute sa grâce et toute sa beauté. Trouvant
la philosophie de nos jours encore toute souillée des lambeaux
du matérialisme, il lui montre Socrate, et semble lui dire:
-Voilà ce que tu es, et voilà ce que tu as été!-
Espérons qu'en achevant son bel ouvrage, il la dégagera
aussi des nuages dont Kant et quelques-uns de ses disciples l'ont
enveloppée, et nous la fera apparaître enfin toute
resplendissante de la pure lumière du christianisme.
LA
MORT DE SOCRATE.
La vérité, c'est Dieu.
Le soleil,
se levant aux sommets de l'Hymette,
Du temple de Thésée
illuminait le faîte,
Et, frappant de ses feux les murs du
Parthénon,
Comme un furtif adieu, glissait dans la prison;
On voyait sur les mers une poupe dorée (1),
Au bruit
des hymnes saints, voguer vers le Pirée,
Et c'était
ce vaisseau dont le fatal retour
Devait aux condamnés
marquer leur dernier jour;
Mais la loi défendait qu'on
leur ôtât la vie
Tant que le doux soleil éclairait
l'Ionie,
De peur que ses rayons, aux vivants destinés,
Par des yeux sans regard ne fussent profanés,
Ou que
le malheureux, en fermant sa paupière,
N'eût à
pleurer deux la vie et la lumière!
Ainsi l'homme exilé
du champ de ses aïeux
Part avant que l'aurore ait éclairé
les cieux!
Attendant
le réveil du fils de Sophronique,
Quelques amis en deuil
erraient sous le portique (2),
Et sa femme, portant son fils sur
ses genoux,
Tendre enfant dont la main joue avec les verrous,
Accusant la lenteur des geôliers insensibles,
Frappait
du front l'airain des portes inflexibles!
La foule inattentive au
cri de ses douleurs
Demandait en passant le sujet de ses pleurs,
Et reprenant bientôt sa course suspendue,
Et dans les
longs parvis par groupes répandue,
Recueillait ces vains
bruits dans le peuple semés,
Parlait d'autels détruits
et des dieux blasphémés,
Et d'un culte nouveau
corrompant la jeunesse,
Et de ce Dieu sans nom, étranger
dans la Grèce!
C'était quelque insensé,
quelque monstre odieux,
Quelque nouvel Oreste aveuglé par
les dieux,
Qu'atteignait à la fin la tardive justice,
Et
que la terre au ciel devait en sacrifice!
Socrate! et c'était
toi qui, dans les fers jeté,
Mourais pour la justice et
pour la vérité!
Enfin de
la prison les gonds bruyants roulèrent;
A pas lents,
l'oeil baissé, les amis s'écoulèrent:
Mais
Socrate, jetant un regard sur les flots,
Et leur montrant du
doigt la voile vers Délos:
-Regardez sur les mers cette
poupe fleurie;
C'est le vaisseau sacré, l'heureuse Théorie
(3)!
Saluons-la, dit-il: cette voile est la mort!
Mon âme,
aussitôt qu'elle, entrera dans le port!
Et cependant
parlez! et que ce jour suprême
Dans nos doux entretiens
s'écoule encore de même (4)!
Ne jetons point aux
vents les restes du festin;
Des dons sacrés des dieux
usons jusqu'à la fin:
L'heureux vaisseau qui touche au
terme du voyage
Ne suspend pas sa course à l'aspect du
rivage;
Mais, couronné de fleurs, et les voiles aux vents,
Dans le port qui l'appelle il entre avec les chants!
-Les
poëtes ont dit qu'avant sa dernière heure
En sons
harmonieux le doux cygne se pleure;
Amis, n'en croyez rien!
l'oiseau mélodieux
D'un plus sublime instinct fut doué
par les dieux!
Du riant Eurotas près de quitter la rive,
L'âme, de ce beau corps à demi fugitive,
S'avançant
pas à pas vers un monde enchanté,
Voit poindre le
jour pur de l'immortalité,
Et, dans la douce extase où
ce regard la noie,
Sur la terre en mourant elle exhale sa joie.
Vous qui près du tombeau venez pour m'écouter,
Je
suis un cygne aussi: je meurs, je puis chanter!-
Sous la
voûte, à ces mots, des sanglots éclatèrent;
D'un cercle plus étroit ses amis l'entourèrent:
-Puisque tu vas mourir, ami trop tôt quitté,
Parle-nous d'espérance et d'immortalité!
-- Je
le veux bien, dit-il: mais éloignons les femmes;
Leurs
soupirs étouffés amolliraient nos âmes;
Or,
il faut, dédaignant les terreurs du tombeau,
Entrer d'un
pas hardi dans un monde nouveau!
-Vous le
savez, amis; souvent, dès ma jeunesse,
Un génie
inconnu m'inspira la sagesse,
Et du monde futur me découvrit
les lois.
Était-ce quelque dieu caché dans une
voix?
Une ombre m'embrassant d'une amitié secrète?
L'écho de l'avenir? la muse du poëte?
Je ne sais;
mais l'esprit qui me parlait tout bas,
Depuis que de ma fin je
m'approche à grands pas,
En sons plus élevés
me parle, me console;
Je reconnais plus tôt sa divine
parole,
Soit qu'un coeur affranchi du tumulte des sens
Avec
plus de silence écoute ses accents;
Soit que, comme
l'oiseau, l'invisible génie
Redouble vers le soir sa
touchante harmonie;
Soit plutôt qu'oubliant le jour qui va
finir
Mon âme, suspendue aux bords de l'avenir,
Distingue
mieux le son qui part d'un autre monde,
Comme le nautonier, le
soir, errant sur l'onde,
A mesure qu'il vogue et s'approche du
bord,
Distingue mieux la voix qui s'élève du port.
Cet invisible ami jamais ne m'abandonne,
Toujours de son
accent mon oreille résonne,
Et sa voix dans ma voix parle
seule aujourd'hui;
Amis, écoutez donc! ce n'est plus moi;
c'est lui!...-
Le front
calme et serein, l'oeil rayonnant d'espoir,
Socrate à ses
amis fit signe de s'asseoir;
A ce signe muet soudain ils
obéirent,
Et sur les bords du lit en silence ils
s'assirent:
Symmias abaissait son manteau sur ses yeux;
Criton
d'un oeil pensif interrogeait les cieux;
Cébès
penchait à terre un front mélancolique;
Anaxagore,
armé d'un rire sardonique,
Semblait, du philosophe enviant
l'heureux sort,
Rire de la fortune et défier la mort!
Et
le dos appuyé sur la porte de bronze,
Les bras entrelacés,
le serviteur des Onze,
De doute et de pitié tour à
tour combattu,
Murmurait sourdement: -Que lui sert sa vertu?-
Mais Phédon, regrettant l'ami plus que le sage,
Sous
ses cheveux épars voilant son beau visage,
Plus près
du lit funèbre aux pieds du maître assis,
Sus ses
genoux pliés se penchait comme un fils,
Levait ses yeux
voilés sur l'ami qu'il adore,
Rougissait de pleurer, et le
pleurait encore!
Du sage
cependant la terrestre douleur
N'osait point altérer les
traits ni la couleur;
Son regard élevé loin de nous
semblait lire;
Sa bouche, où reposait son gracieux
sourire,
Toute prête à parler, s'entr'ouvrait à
demi;
Son oreille écoutait son invisible ami;
Ses
cheveux, effleurés du souffle de l'automne,
Dessinaient
sur sa tête une pâle couronne,
Et, de l'air matinal
par moments agités,
Répandaient sur son front des
reflets argentés;
Mais, à travers ce front où
son âme est tracée,
On voyait rayonner sa sublime
pensée,
Comme, à travers l'albâtre ou
l'airain transparents,
La lampe, sur l'autel jetant ses feux
mourants,
Par son éclat voilé se trahissait encore,
D'un reflet lumineux les frappe et les colore!
Comme l'oeil
sur les mers suit la voile qui part,
Sur ce front solennel
attachant leur regard,
A ses yeux suspendus, ne respirant qu'à
peine,
Ses amis attentifs retenaient leur haleine;
Leurs yeux
le contemplaient pour la dernière fois!
Ils allaient pour
jamais emporter cette voix!
Comme la vague s'ouvre au souffle
errant d'Éole,
Leur âme impatiente attendait sa
parole.
Enfin du ciel sur eux son regard s'abaissa,
Et lui,
comme autrefois, sourit et commença:
-Quoi!
vous pleurez, amis! vous pleurez quand mon âme,
Semblable
au pur encens que la prêtresse enflamme,
Affranchie à
jamais du vil poids de son corps,
Va s'envoler aux dieux, et,
dans de saints transports,
Saluant ce jour pur, qu'elle entrevit
peut-être,
Chercher la vérité, la voir et la
connaître!
Pourquoi donc vivons-nous, si ce n'est pour
mourir?
Pourquoi pour la justice ai-je aimé de souffrir?
Pourquoi dans cette mort qu'on appelle la vie (5),
Contre ses
vils penchants luttant, quoique asservie,
Mon âme avec mes
sens a-t-elle combattu?
Sans la mort, mes amis, que serait la
vertu?...
C'est le prix du combat, la céleste couronne,
Qu'aux bornes de la course un saint juge nous donne;
La voix
de Jupiter qui nous rappelle à lui!
Amis, bénissons-la!
Je l'entends aujourd'hui:
Je pouvais, de mes jours disputant
quelque reste,
Me faire répéter deux fois l'ordre
céleste.
Me préservent les dieux d'en prolonger le
cours!
En esclave attentif, ils m'appellent, j'y cours!
Et
vous, si vous m'aimez, comme aux plus belles fêtes,
Amis,
faites couler des parfums sur vos têtes.
Suspendez une
offrande aux murs de la prison!
Et, le front couronné d'un
verdoyant feston,
Ainsi qu'un jeune époux qu'une foule
empressée,
Semant de chastes fleurs le seuil du gynécée,
Vers le lit nuptial conduit après le bain,
Dans les
bras de la mort menez-moi par la main!...
-Qu'est-ce
donc que mourir? Briser ce noeud infâme,
Cet adultère
hymen de la terre et de l'âme,
D'un vil poids, à la
tombe, enfin se décharger!
Mourir n'est pas mourir, mes
amis, c'est changer!
Tant qu'il vit, accablé sous le corps
qui l'enchaîne,
L'homme vers le vrai bien languissamment se
traîne,
Et, par ses vils besoins dans sa course arrêté,
Suit d'un pas chancelant, ou perd la vérité.
Mais
celui qui, touchant au terme qu'il implore,
Voit du jour éternel
étinceler l'aurore,
Comme un rayon du soir remontant dans
les cieux,
Exilé de leur sein, remonte au sein des dieux;
Et buvant à longs traits le nectar qui l'enivre,
Du
jour de son trépas il commence de vivre!-
-Mais
mourir c'est souffrir; et souffrir est un mal.
Amis, qu'en
savons-nous? Et quand l'instant fatal,
Consacré par le
sang comme un grand sacrifice,
Pour ce corps immolé serait
un court supplice,
N'est-ce pas par un mal que tout bien est
produit?
L'été sort de l'hiver, le jour sort de la
nuit (6),
Dieu lui-même a noué cette éternelle
chaîne;
Nous fûmes à la vie enfantés
avec peine,
Et cet heureux trépas, des faibles redouté,
N'est qu'un enfantement à l'immortalité!
-Cependant
de la mort qui peut sonder l'abîme?
Les dieux ont mis leur
doigt sur sa lèvre sublime:
Qui sait si dans ses mains,
prêtes à la saisir,
L'âme incertaine, tombe
avec peine ou plaisir?
Pour moi, qui vis encor, je ne sais, mais
je pense
Qu'il est quelque mystère au fond de ce silence;
Que des dieux indulgents la sévère bonté
A
jusque dans la mort caché la volupté,
Comme, en
blessant nos coeurs de ses divines armes,
L'Amour cache souvent
un plaisir sous des larmes!-
L'incrédule
Cébès à ce discours sourit.
-Je le saurai
bientôt,- dit Socrate. Il reprit:
-Oui: le
premier salut de l'homme à la lumière,
Quand le
rayon doré vient baiser sa paupière,
L'accent de ce
qu'on aime à la lyre mêlé,
Le parfum fugitif
de la coupe exhalé,
La saveur du baiser, quand de sa lèvre
errante
L'amant cherche, la nuit, les lèvres de l'amante,
Sont moins doux à nos sens que le premier transport
De
l'homme vertueux affranchi par la mort!
Et pendant qu'ici-bas sa
cendre est recueillie,
Emporté par sa course, en fuyant il
oublie
De dire même au monde un éternel adieu!
Ce
monde évanoui disparaît devant Dieu!
-Mais
quoi! suffit-il donc de mourir pour revivre?
Non: il faut que des
sens notre âme se délivre,
De ses penchants mortels
triomphe avec effort;
Que notre vie enfin soit une longue mort!
La vie est le combat, la mort est la victoire,
Et la terre
est pour nous l'autel expiatoire
Où l'homme, de ses sens
sur le seuil dépouillé,
Doit jeter dans les feux
son vêtement souillé,
Avant d'aller offrir sur un
autel propice
De sa vie, au Dieu pur, l'aussi pur sacrifice!
-Ils
iront, d'un seul trait, du tombeau dans les cieux,
Joindre, où
la mort n'est plus, les héros et les dieux,
Ceux qui,
vainqueurs des sens pendant leur courte vie,
On soumis à
l'esprit la matière asservie,
Ont marché sous le
joug des rites et des lois,
Du juge intérieur interrogé
la voix,
Suivi les droits sentiers écartés de la
foule,
Prié, servi les dieux, d'où la vertu
découle,
Souffert pour la justice, aimé la vérité,
Et des enfants du ciel conquis la liberté!
-Mais ceux
qui, chérissant la chair autant que l'âme,
De
l'esprit et des sens ont resserré la trame,
Et prostitué
l'âme aux vils baisers du corps,
Comme Léda livrée
à de honteux transports,
Ceux-là, si toutefois un
dieu ne les délivre,
Même après leur trépas
ne cessent pas de vivre,
Et des coupables noeuds qu'eux-mêmes
ils ont serrés
Ces mânes imparfaits ne sont pas
délivrés!
Comme à ses fils impurs Arachné
suspendue,
Leur âme, avec leur corps mêlée et
confondue,
Cherche enfin à briser ses liens flétrissants;
L'amour qu'elle eut pour eux vit encor dans ses sens;
De
leurs bras décharnés ils la pressent encore,
Lui
rappellent cent fois cet hymen qu'elle abhorre,
Et, comme un air
pesant qui dort sur les marais,
Leur vil poids, loin des dieux,
la retient à jamais!
Ces mânes gémissants,
errant dans les ténèbres,
Avec l'oiseau de nuit
jettent des cris funèbres;
Autour des monuments, des
urnes, des tombeaux,
De leur corps importun traînant
d'affreux lambeaux,
Honteux de vivre encore, et fuyant la
lumière,
A l'heure où l'innocence a fermé sa
paupière,
De leurs antres obscures ils s'échappent
sans bruit,
Comme des criminels s'emparent de la nuit,
Imitent
sur les flots le réveil de l'aurore,
Font courir sur les
monts le pâle météore;
De songes effrayants
assiégeant nos esprits,
Au fond des bois sacrés
poussent d'horribles cris,
Ou, tristement assis sur le bord d'une
tombe,
Et dans leurs doigts sanglants cachant leur front qui
tombe,
Jaloux de leur victime, ils pleurent leurs forfaits:
Mais
les âmes des bons ne reviennent jamais!-
Il se tut,
et Cébès rompit seul le silence:
-Me préservent
les dieux d'offenser l'Espérance,
Cette divinité
qui, semblable à l'Amour,
Un bandeau sur les yeux, nous
conduit au vrai jour!
Mais puisque de ces bords comme elle tu
t'envoles,
Hélas! et que voilà tes suprêmes
paroles,
Pour m'instruire, ô mon maître, et non pour
t'affliger,
Permets-moi de répondre et de t'interroger.-
Socrate, avec douceur, inclina son visage,
Et Cébès
en ces mots interrogea le sage:
-L'âme,
dis-tu, doit vivre au delà du tombeau;
Mais si l'âme
est pour nous la lueur d'un flambeau,
Quand la flamme a des sens
consumé la matière,
Quand le flambeau s'éteint,
que devient la lumière?
La clarté, le flambeau,
tout ensemble est détruit,
Et tout rentre à la fois
dans une même nuit!
Ou si l'âme est aux sens ce
qu'est à cette lyre
L'harmonieux accord que notre main en
tire,
Quand le temps ou les vers en ont usé le bois,
Quand la corde rompue a crié sous nos doigts,
Et que
les nerfs brisés de la lyre expirante
Sont foulés
sous les pieds la jeune bacchante,
Qu'est devenu le bruit de ces
divins accords?
Meurt-il avec la lyre? et l'âme avec le
corps?...-
Les sages, à ces mots, pour sonder ce mystère,
Baissant leurs fronts pensifs, et regardant la terre,
Cherchaient une réponse et ne la trouvaient pas!
Se
parlant l'un à l'autre ils murmuraient tout bas:
-Quand la
lyre n'est plus, où donc est l'harmonie?...-
Et Socrate
semblait attendre son génie!
Sur l'une
de ses mains appuyant son menton,
L'autre se promenait sur le
front de Phédon,
Et, sur son cou d'ivoire errant à
l'aventure,
Caressait, en passant, sa blonde chevelure;
Puis,
détachant du doigt un de ses longs rameaux
Qui pendaient
jusqu'à terre en flexibles anneaux,
Faisait sur ses genoux
flotter leurs molles ondes,
Ou dans ses doigts distraits roulait
leurs tresses blondes,
Et parlait en jouant, comme un vieillard
divin
Qui mêle la sagesse aux coupes d'un festin!
-Amis,
l'âme n'est pas l'incertaine lumière
Dont le
flambeau des sens ici-bas nous éclaire;
Elle est l'oeil
immortel qui voit ce faible jour
Naître, grandir, baisser,
renaître tour à tour,
Et qui sent hors de soi, sans
en être affaiblie,
Pâlir et s'éclipser ce
flambeau de la vie,
Pareille à l'oeil mortel qui dans
l'obscurité
Conserve le regard en perdant la clarté!
-L'âme
n'est pas aux sens ce qu'est à cette lyre
L'harmonieux
accord que notre main en tire;
Elle est le doigt divin qui seul
la fait frémir,
L'oreille qui l'entend ou chanter ou
gémir,
L'auditeur attentif, l'invisible génie
Qui
juge, enchaîne, ordonne et règle l'harmonie,
Et qui
des sons discords que rendent chaque sens
Forme au plaisir de
dieux des concerts ravissants!
En vain la lyre meurt et le son
s'évapore:
Sur ces débris muets l'oreille écoute
encore!
Es-tu content, Cébès? -- Oui, j'en crois
tes adieux,
Socrate est immortel! -- Eh bien, parlons des dieux!-
Et déjà
le soleil était sur les montagnes,
Et, rasant d'un rayon
les flots et les campagnes,
Semblait, faisant au monde un
magnifique adieu,
Aller se rajeunir au sein brillant de Dieu!
Les troupeaux descendaient des sommets du Taygète;
L'ombre dormait déjà sur les flancs de l'Hymette;
Le Cythéron nageait dans un océan d'or;
Le
pêcheur matinal, sur l'onde errant encor,
Modérant
près du bord sa course suspendue,
Repliait, en chantant,
sa voile détendue;
La flûte dans les bois, et ces
chants sur les mers,
Arrivaient jusqu'à nous sur les
soupirs des airs,
Et venaient se mêler à nos
sanglots funèbres,
Comme un rayon du soir se fond dans les
ténèbres!
-Hâtons-nous,
mes amis, voici l'heure du bain (7).
Esclaves, versez l'eau dans
le vase d'airain!
Je veux offrir aux dieux une victime pure.-
Il
dit: et se plongeant dans l'urne qui murmure,
Comme fait à
l'autel le sacrificateur,
Il puisa dans ses mains le flot
libérateur,
Et, le versant trois fois sur son front qu'il
inonde,
Trois fois sur sa poitrine en fit ruisseler l'onde;
Puis, d'un voile de pourpre en essuyant les flots,
Parfuma
ses cheveux, et reprit en ces mots:
-Nous oublions le Dieu pour
adorer ses traces!
Me préserve Apollon de blasphémer
les Grâces!
Hébé versant la vie aux célestes
lambris,
Le carquois de l'Amour, ni l'écharpe d'Iris,
Ni
surtout de Vénus la brillante ceinture
Qui d'un noeud
sympathique enchaîne la nature,
Ni l'éternel
Saturne, ou le grand Jupiter,
Ni tous ces dieux du ciel, de la
terre et de l'air!
Tous ces êtres peuplant l'Olympe ou
l'Élysée
Sont l'image de Dieu par nous divinisé,
Des lettres de son nom sur la nature écrit,
Une ombre
que ce Dieu jette sur notre esprit!
A ce titre divin ma raison
les adore,
Comme nous saluons le soleil dans l'aurore;
Et
peut-être qu'enfin tous ces dieux inventés,
Cet
enfer et ce ciel par la lyre chantés,
Ne sont pas
seulement des songes du génie,
Mais les brillants degrés
de l'échelle infinie
Qui, des êtres semés
dans ce vaste univers,
Sépare et réunit tous les
astres divers.
Peut-être qu'en effet, dans l'immense
étendue,
Dans tout ce qui se meut une âme est
répandue;
Que ces astres brillants sur nos têtes
semés
Sont des soleils vivants, et des feux animés;
Que l'Océan, frappant sa rive épouvantée,
Avec ses flots grondants roule une âme irritée;
Que
notre air embaumé volant dans un ciel pur
Est un esprit
flottant sur des ailes d'azur;
Que le jour est un oeil qui répand
la lumière,
La nuit, une beauté qui voile sa
paupière;
Et qu'enfin dans le ciel, sur la terre, en tout
lieu,
Tout est intelligent, tout vit, tout est un dieu.
-Mais,
croyez-en, amis, ma voix prête à s'éteindre,
Par
delà tous ces dieux que notre oeil peut atteindre,
Il est
sous la nature, il est au fond des cieux,
Quelque chose d'obscur
et de mystérieux
Que la nécessité, que la
raison proclame,
Et que voit seulement la foi, cet oeil de l'âme!
Contemporain des jours et de l'éternité!
Grand
comme l'infini, seul comme l'unité!
Impossible à
nommer, à nos sens impalpable!
Son premier attribut, c'est
d'être inconcevable!
Dans les lieux, dans les temps, hier,
demain, aujourd'hui,
Descendons, remontons, nous arrivons à
lui!
Tout ce que vous voyez est sa toute-puissance,
Tout ce
que nous pensons est sa sublime essence!
Force, amour, vérité,
créateur de tout bien,
C'est le dieu de vos dieux! c'est
le seul! c'est le mien!...
-- Mais le
mal, dit Cébès, qui l'a créé? -Le crime:
Des coupables mortels châtiment légitime,
Sur ce
globe déchu le mal et le trépas
Sont nés le
même jour: Dieu ne les connaît pas!
Soit qu'un
attrait fatal, une coupable flamme
Ait attiré jadis la
matière vers l'âme;
Soit plutôt que la vie, en
des noeuds trop puissants
Resserrant ici-bas l'esprit avec les
sens,
Les pénètre tous deux d'un amour adultère,
Ils ne sont réunis que par un grand mystère.
Cette
horrible union, c'est le mal: et la mort,
Remède et
châtiment, la brise avec effort.
Mais, à l'instant
suprême où cet hymen expire,
Sur les vils éléments
l'âme reprend l'empire,
Et s'envole, aux rayons de
l'immortalité,
Au monde du bonheur et de la vérité!
--
Connais-tu le chemin de ce monde invisible?
Dit Cébès;
à ton oeil est-il donc accessible?
-- Mes amis, j'en
approche, et pour le découvrir...
-- Que faut-il? dit
Phédon. -- Être pur et mourir!
-Dans un
point de l'espace inaccessible aux hommes (8),
Peut-être au
ciel, peut-être aux lieux même où nous sommes,
Il
est un autre monde, un Élysée, un ciel,
Que ne
parcourent pas de longs ruisseaux de miel,
Où les âmes
des bons, de Dieu seul altérées,
D'un nectar
éternel ne sont pas enivrées,
Mais où les
mânes saints, les immortels esprits,
De leurs corps immolés
vont recevoir le prix!
Ni la sombre Tempé, ni le riant
Ménade,
Qu'enivre de parfums l'haleine matinale,
Ni
les vallons d'Hémus, ni ces riches coteaux,
Qu'enchante
l'Eurotas du murmure des eaux,
Ni cette terre enfin des poëtes
chérie
Qui fait aux voyageurs oublier leur patrie,
N'approchent pas encor du fortuné séjour
Où
le regard de Dieu donne aux âmes le jour;
Où jamais
dans la nuit ce jour divin n'expire;
Où la vie et l'amour
sont l'air qu'elle respire;
Où des corps immortels ou
toujours renaissants
Pour d'autres voluptés lui prêtent
d'autres sens.
-- Quoi! des corps dans le ciel? la mort avec la
vie?
-- Oui, des corps transformés que l'âme
glorifie!
L'âme, pour composer ces divins vêtements,
Cueille en tout l'univers la fleur des éléments;
Tout ce qu'ont de plus pur la vie et la matière,
Les
rayons transparents de la douce lumière,
Les reflets
nuancés des plus tendres couleurs,
Les parfums que le soir
enlève au sein des fleurs,
Les bruits harmonieux que
l'amoureux Zéphire
Tire au sein de la nuit de l'onde qui
soupire,
La flamme qui s'exhale en jets d'or et d'azur,
Le
cristal des ruisseaux roulant dans un ciel pur,
La pourpre dont
l'aurore aime à teindre ses voiles,
Et les rayons dormants
des tremblantes étoiles,
Réunis et formant
d'harmonieux accords,
Se mêlent sous ses doigts et
composent son corps;
Et l'âme, qui jadis esclave sur la
terre
A ces sens révoltés faisait en vain la
guerre,
Triomphante aujourd'hui de leurs voeux impuissants,
Règne avec majesté sur le monde des sens,
Pour
des plaisirs sans fin, sans fin les multiplie,
Et joue avec
l'espace et les temps et la vie!
-Tantôt,
pour s'envoler où l'appelle un désir,
Elle aime à
parfumer les ailes du zéphyr,
D'un rayon de l'iris en
glissant les colore;
Et du ciel aux enfers, du couchant à
l'aurore,
Comme une abeille errante, elle court en tout lieu
Découvrir et baiser les ouvrages de Dieu.
Tantôt
au char brillant que l'aurore lui prête
Elle attelle un
coursier qu'anime la tempête;
Et, dans ces beaux déserts
de feux errants semés,
Cherchant ces grands esprits
qu'elle a jadis aimés,
De soleil en soleil, de système
en système,
Elle vole et se perd avec l'âme qu'elle
aime,
De l'espace infini suit les vastes détours,
Et
dans le sein de Dieu se retrouve toujours!
-L'âme,
pour soutenir sa céleste nature,
N'emprunte pas des corps
sa chaste nourriture;
Ni le nectar coulant de la coupe d'Hébé,
Ni le parfum des fleurs par le vent dérobé,
Ni
la libation en son honneur versée,
Ne sauraient nourrir
l'âme: elle vit de pensée,
De désirs
satisfaits, d'amour, de sentiments,
De son être immortel
immortels aliments.
Grâce à ces fruits divins que le
ciel multiplie,
Elle soutient, prolonge, éternise la vie,
Et peut, par la vertu de l'éternel amour,
Multiplier
son être, et créer à son tour!
-Car,
ainsi que les corps, la pensée est féconde.
Un seul
désir suffit pour peupler tout un monde;
Et, de même
qu'un son par l'écho répété,
Multiplié
sans fin, court dans l'immensité,
Ou comme en s'étendant
l'éphémère étincelle
Allume sur
l'autel une flamme immortelle;
Ainsi ces êtres purs l'un
vers l'autre attirés,
De l'amour créateur
constamment pénétrés,
A travers l'infini se
cherchent, se confondent,
D'une éternelle étreinte,
en s'aimant, se fécondent,
Et, des astres déserts
peuplant les régions,
Prolongent dans le ciel leurs
générations.
O célestes amours! saints
transports! chaste flamme!
Baisers où sans retour l'âme
se mêle à l'âme,
Où l'éternel
désir et la pure beauté
Poussent en s'unissant un
cri de volupté!
Si j'osais!...- Mais un bruit retentit
sous la voûte!
Le sage interrompu tranquillement écoute,
Et nous vers l'occident nous tournons tous les yeux:
Hélas!
c'était le jour qui s'enfuyait des cieux!
. . . . .
. . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
En
détournant les yeux, le serviteur des Onze
Lui tendit le
poison dans la coupe de bronze;
Socrate la reçut d'un
front toujours serein,
Et, comme un don sacré l'élevant
dans sa main,
Sans suspendre un moment sa phrase commencée,
Avant de la vider acheva sa pensée.
Sur les
flancs arrondis du vase au large bord,
Qui jamais de son sein ne
versait que la mort,
L'artiste avait fondu sous son souffle de
flamme
L'histoire de Psyché, ce symbole de l'âme;
Et, symbole plus doux de l'immortalité,
Un léger
papillon en ivoire sculpté,
Plongeant sa trompe avide en
ces ondes mortelles,
Formait l'anse du vase en déployant
ses ailes:
Psyché, par ses parents dévouée à
l'Amour,
Quittant avant l'aurore un superbe séjour,
D'une
pompe funèbre allait environnée
Tenter comme la
mort ce divin hyménée;
Puis, seule, assise, en
pleurs, le front sur ses genoux,
Dans un désert affreux
attendait son époux;
Mais, sensible à ses maux, le
volage Zéphyre,
Comme un désir divin que le ciel
nous inspire,
Essuyant d'un soupir les larmes de ses yeux,
Dormante sur son sein l'enlevait dans les cieux!
On voyait
son beau front penché sur son épaule
Livrer ses
longs cheveux aux doux baisers d'Éole,
Et Zéphyr,
succombant sous son charmant fardeau,
Lui former de ses bras un
amoureux berceau,
Effleurer ses longs cils de sa brûlante
haleine,
Et, jaloux de l'Amour, la lui rendre avec peine.
Ici, le
tendre Amour sur des roses couché
Pressait entre ses bras
la tremblante Psyché,
Qui, d'un secret effroi ne pouvant
se défendre,
Recevait ses baisers sans oser les lui
rendre;
Car le céleste époux, trompant son tendre
amour,
Toujours du lit sacré fuyait avec le jour.
Plus loin,
par le désir en secret éveillée,
Et du voile
nocturne à demi dépouillée,
Sa lampe d'une
main et de l'autre un poignard,
Psyché, risquant l'amour,
hélas! contre un regard,
De son époux qui dort
tremblant d'être entendue,
Se penchait vers le lit, sur un
pied suspendue,
Reconnaissait l'Amour, jetait un cri soudain,
Et
l'on voyait trembler la lampe dans sa main.
Mais de
l'huile brûlante une goutte épanchée,
S'échappant par malheur de la lampe penchée,
Tombait sur le sein nu de l'amant endormi;
L'Amour impatient,
s'éveillant à demi,
Contemplait tour à tour
ce poignard, cette goutte...
Et fuyait indigné vers la
céleste voûte!
Emblème menaçant des
désirs indiscrets
Qui profanent les dieux, pour les voir
de trop près!
La vierge
cette fois errante sur la terre
Pleurait son jeune amant, et non
plus sa misère:
Mais l'Amour à la fin, de ses
larmes touché,
Pardonnait à sa faute, et l'heureuse
Psyché,
Par son céleste époux dans l'Olympe
ravie,
Sur les lèvres du dieu buvant des flots de vie,
S'avançait dans le ciel avec timidité;
Et l'on
voyait Vénus sourire à sa beauté!
Ainsi par
la vertu l'âme divinisée
Revient, égale aux
dieux, régner dans l'Élysée!
Mais
Socrate élevant la coupe dans ses mains:
-Offrons! offrons
d'abord aux maîtres des humains
De l'immortalité
cette heureuse prémice!-
Il dit; et vers la terre
inclinant le calice,
Comme pour épargner un nectar
précieux,
En versa seulement deux gouttes pour les dieux,
Et, de sa lèvre avide approchant le breuvage,
Le vida
lentement sans changer de visage,
Comme un convive avant de
sortir d'un festin
Qui dans sa coupe d'or verse un reste de vin,
Et, pour mieux savourer le dernier jus qu'il goûte,
L'incline lentement et le boit goutte à goutte.
Puis,
sur son lit de mort doucement étendu,
Il reprit aussitôt
son discours suspendu.
-Espérons
dans les dieux, et croyons-en notre âme!
De l'amour dans
nos coeurs alimentons la flamme!
L'amour est le lien des dieux et
des mortels;
La crainte ou la douleur profanent leurs autels.
Quand vient l'heureux signal de notre délivrance,
Amis,
prenons vers eux le vol de l'espérance!
Point de funèbre
adieu! point de cris! point de pleurs!
On couronne ici-bas la
victime de fleurs;
Que de joie et d'amour notre âme
couronnée
S'avance au-devant d'eux comme à son
hyménée!
Ce sont là les festons, les parfums
précieux,
Les voix, les instruments, les chants mélodieux,
Dont l'âme convoquée à ce banquet suprême
Avant d'aller aux dieux, doit s'enchanter soi-même!
-Relevez
donc ces fronts que l'effroi fait pâlir!
Ne me demandez
plus s'il faut m'ensevelir;
Sur ce corps qui fut moi quelle huile
on doit répandre;
Dans quel lieu, dans quelle urne il faut
garder ma cendre.
Qu'importe a vous, à moi, que ce vil
vêtement
De la flamme, ou des vers, devienne l'aliment?
Qu'une froide poussière, à moi jadis unie,
Soit
balayée aux flots ou bien aux gémonies?
Ce corps
vil, composé des éléments divers,
Ne sera
pas plus moi qu'une vague des mers,
Qu'une feuille des bois que
l'aquilon promène,
Qu'un atome flottant qui fut argile
humaine,
Que le feu du bûcher dans les airs exhalé,
Ou le sable mouvant de vos chemins foulé!
-Mais je
laisse en partant à cette terre ingrate
Un plus noble
débris de ce que fut Socrate:
Mon génie à
Platon! à vous tous mes vertus!
Mon âme aux justes
dieux! ma vie à Mélitus,
Comme au chien dévorant
qui sur le seuil aboie,
En quittant le festin, on jette aussi sa
proie!...-
Tel qu'un
triste soupir de la rame et des flots
Se mêle sur les mers
aux chants des matelots,
Pendant cet entretien une funèbre
plainte
Accompagnait sa voix sur le seuil de l'enceinte;
Hélas!
c'était Myrto demandant son époux,
Que l'heure des
adieux ramenait parmi nous!
L'égarement troublait sa
démarche incertaine,
Et, suspendus aux plis de sa robe qui
traîne,
Deux enfants, les pieds nus, marchant à ses
côtés,
Suivaient en chancelant ses pas précipités.
Avec ses longs cheveux elle essuyait ses larmes;
Mais leur
trace profonde avait flétri ses charmes;
Et la mort sur
ses traits répandait sa pâleur:
On eût dit
qu'en passant l'impuissante douleur,
Ne pouvant de Socrate
atteindre la grande âme,
Avait respecté l'homme et
profané la femme!
De terreur et d'amour saisie à
son aspect,
Elle pleurait sur lui dans un tendre respect.
Telle,
aux fêtes du dieu pleuré par Cythérée,
Sur la corps d'Adonis la bacchante éplorée,
Partageant de Vénus les divines douleurs,
Réchauffe
tendrement le marbre de ses pleurs,
De sa bouche muette avec
respect l'effleure,
Et paraît adorer le beau dieu qu'elle
pleure!
Socrate, en recevant ses enfants dans ses bras,
Baisa
sa joue humide et lui parla tout bas:
Nous vîmes une larme,
et ce fut la dernière,
Sous ses cils abaissés
rouler dans sa paupière.
Puis d'un bras défaillant
offrant ses fils aux dieux:
-Je fus leur père ici, vous
l'êtes dans les cieux!
Je meurs, mais vous vivez! Veillez
sur leur enfance!
Je les lègue, ô bons dieux, à
votre providence!...-
Mais déjà
le poison dans ses veines versé
Enchaînait dans son
cours le flot du sang glacé:
On voyait vers le coeur,
comme une onde tarie,
Remonter pas à pas la chaleur et la
vie,
Et ses membres roidis, sans force et sans couleur,
Du
marbre de Paros imitaient la pâleur.
En vain Phédon,
penché sur ses pieds qu'il embrasse,
Sous sa brûlante
haleine en réchauffait la glace;
Son front, ses mains, ses
pieds se glaçaient sous nos doigts!
Il ne nous restait
plus que son âme et sa voix!
Semblable au bloc divin d'où
sortit Galatée
Quand une âme immortelle à
l'Olympe empruntée,
Descendant dans le marbre à la
voix d'un amant,
Fait palpiter son coeur d'un premier sentiment,
Et qu'ouvrant sa paupière au jour qui vient d'éclore,
Elle n'est plus un marbre, et n'est pas femme encore!
Était-ce
de la mort la pâle majesté,
Ou le premier rayon de
l'immortalité?
Mais son front rayonnant d'une beauté
sublime
Brillait comme l'aurore aux sommets de Didyme,
Et nos
yeux, qui cherchaient à saisir son adieu,
Se détournaient
de crainte et croyaient voir un dieu!
Quelquefois l'oeil au ciel
il rêvait en silence;
Puis, déroulant les flots de
sa sainte éloquence,
Comme un homme enivré du doux
jus du raisin,
Brisant cent fois le fil de ses discours sans fin,
Ou comme Orphée errant dans les demeures sombres,
En
mots entrecoupés il parlait à des ombres!
-Courbez-vous,
disait-il, cyprès d'Académus!
Courbez-vous, et
pleurez, vous ne le verrez plus!
Que la vague, en frappant le
marbre du Pirée,
Jette avec son écume une voix
éplorée!
Les dieux l'ont rappelé! ne le
savez-vous pas?...
Mais ses amis en deuil, où portent-ils
leurs pas?
Voilà Platon, Cébès, ses enfants
et sa femme!
Voilà son cher Phédon, cet enfant de
son âme!
Ils vont d'un pas furtif, aux lueurs de Phébé,
Pleurer sur un cercueil aux regards dérobé,
Et,
penchés sur mon urne, ils paraissaient attendre
Que la
voix qu'ils aimaient sorte encor de ma cendre.
Oui, je vais vous
parler, amis, comme autrefois,
Quand penchés sur mon lit
vous aspiriez ma voix!...
Mais que ce temps est loin! et qu'une
courte absence
Entre eux et moi, grands dieux, a jeté de
distance!
Vous qui cherchez si loin la trace de mes pas,
Levez
les yeux, voyez!... Ils ne m'entendent pas!
Pourquoi ce deuil?
pourquoi ces pleurs dont tu t'inondes?
Épargne au moins,
Myrto, tes longues tresses blondes*,
Tourne vers moi tes yeux de
larmes essuyés:
Myrto, Platon, Cébès,
amis!... si vous saviez!...
* Socrate eut deux femmes, Xanthippe et Myrto.
-Oracles,
taisez-vous! tombez, voix du Portique!
Fuyez, vaines lueurs de la
sagesse antique!
Nuages colorés d'une fausse clarté,
Évanouissez-vous devant la vérité!
D'un
hymen ineffable elle est prête d'éclore;
Attendez...
Un, deux, trois... quatre siècles encore,
Et ses rayons
divins qui partent des déserts
D'un éclat immortel
rempliront l'univers!
Et vous, ombres de Dieu qui nous voilez sa
face,
Fantômes imposteurs qu'on adore à sa place,
Dieux de chair et de sang, dieux vivants, dieux mortels,
Vices
déifiés sur d'immondes autels,
Mercure aux ailes
d'or, déesse de Cythère,
Qu'adorent impunis le vol
et l'adultère;
Vous tous, grands et petits, race de
Jupiter,
Qui peuplez, qui souillez les eaux, la terre et l'air,
Encore un peu de temps, et votre funeste foule,
Roulant avec
l'erreur de l'Olympe qui croule,
Fera place au Dieu saint,
unique, universel,
Le seul Dieu que j'adore et qui n'a point
d'autel!...
. . . . .
. . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
-Quels
secrets dévoilés! quelle vaste harmonie!...
. . . .
. . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais
qui donc étais-tu, mystérieux génie (9)?
Toi
qui, voilant toujours ton visage à mes yeux,
M'as conduit
par la voix jusqu'aux portes des cieux?
Toi qui, m'accompagnant
comme un oiseau fidèle,
Caresse encor mon front du doux
vent de ton aile,
Es-tu quelque Apollon de ce divin séjour,
Ou quelque beau Mercure envoyé par l'Amour?
Tiens-tu
l'arc, ou la lyre, ou l'heureux caducée?
Ou n'es-tu,
réponds-moi, qu'une simple pensée?
Ah! viens, qui
que tu sois, esprit, mortel ou dieu!
Avant de recevoir mon
éternel adieu,
Laisse-moi découvrir, laisse-moi
reconnaître
Cet ami qui m'aima même avant que de
naître!
Que je puisse, en touchant au terme du chemin,
Rendre grâce à mon guide et pleurer sur sa main!
Sors du voile éclatant qui te dérobe encore!
Approche!... Mais que vois-je? ô Verbe que j'adore,
Rayon
coéternel, est-ce vous que je vois?...
Voilez-vous, ou je
meurs une seconde fois (10)!
. . . . .
. . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
-Heureux ceux qui naîtront dans la sainte contrée
Que baise avec respect la vague d'Érythrée!
Ils
verront les premiers, sur leur pur horizon,
Se lever au matin
l'astre de la raison.
Amis, vers l'orient tournez votre paupière:
La vérité viendra d'où nous vient la
lumière!
Mais qui l'apportera?... C'est toi, Verbe conçu!
Toi, qu'à travers les temps mes yeux ont aperçu;
Toi, dont par l'avenir la splendeur réfléchie
Vient m'éclairer d'avance au sommet de la vie.
Tu
viens! tu vis! tu meurs d'un trépas mérité!
Car
la mort est le prix de toute vérité.
Mais ta voix
expirante en ce monde entendue
Comme la mienne, au moins, ne sera
pas perdue.
La voix qui vient du ciel n'y remontera pas;
L'univers assoupi t'écoute et fait un pas!
L'énigme
du destin se révèle à la terre!
. . . . . .
. . . . . . . . . . .
Quoi! j'avais soupçonné ce
sublime mystère!
Nombre mystérieux! profonde
trinité!
Triangle composé d'une triple unité!
Les formes, les couleurs, les sons, les nombres même,
Tout
me cachait mon Dieu! tout était son emblème!
Mais
les voiles enfin pour moi son révolus;
Écoutez!...-
Il parlait: nous ne l'entendions plus!
Cependant
dans son sein son haleine oppressée (11),
Trop faible pour
prêter des sons à sa pensée,
Sur sa lèvre
entr'ouverte, hélas! venait mourir,
Puis semblait tout à
coup palpiter et courir:
Comme, prêt à s'abattre aux
rives paternelles,
D'un cygne qui se pose on voit battre les
ailes;
Entre les bras d'un songe il semblait endormi.
L'intrépide Cébès penché sur notre
ami,
Rappelant dans ses yeux l'âme qui s'évapore,
Jusqu'au bord du trépas l'interrogeait encore:
-Dors-tu?
lui disait-il; la mort, est-ce un sommeil?-
Il recueillit sa
force, et dit: -C'est un réveil!
-- Ton oeil est-il voilé
par des ombres funèbres?
-- Non; je vois un jour pur
poindre dans les ténèbres!
-- N'entends-tu pas des
cris, des gémissements? - Non;
J'entends des astres d'or
qui murmurent un nom!
-- Que sens-tu? - Ce que sent la jeune
chrysalide
Quand, livrant à la terre une dépouille
aride,
Aux rayons de l'aurore ouvrant ses faibles yeux,
Le
souffle du matin la roule dans les cieux.
-- Ne nous trompais-tu
pas? réponds: l'âme était-elle...
--
Croyez-en ce sourire, elle était immortelle!...
-- De ce
monde imparfait qu'attends-tu pour sortir?
-- J'attends, comme la
nef, un souffle pour partir!
-- D'où viendra-t-il? -- Du
ciel! -- Encore une parole!
-- Non; laisse en paix mon âme,
afin qu'elle s'envole!-
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Il
dit, ferma les yeux pour la dernière fois,
Et resta
quelque temps sans haleine et sans voix.
Un faux rayon de vie
errant par intervalle (12)
D'une pourpre mourante éclairait
son front pâle.
Ainsi, dans un soir pur de
l'arrière-saison,
Quand déjà la soleil a
quitté l'horizon,
Un rayon oublié des ombres se
dégage,
Et colore en passant les flancs d 'or d'un nuage.
Enfin plus librement il semble respirer,
Et, laissant sur ses
traits son doux sourire errer:
-Aux dieux libérateurs,
dit-il, qu'on sacrifie!
Ils m'ont guéri! -- De quoi? dit
Cébès. -- De la vie!...-
Puis un léger
soupir de ses lèvres coula,
Aussi doux que le vol d'une
abeille d'Hybla!
Était-ce... Je ne sais; mais, pleins d'un
saint dictame,
Nous sentîmes en nous comme une seconde
âme!...
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . .
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . .
. . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Comme un lis sur les eaux et que la rame incline,
Sa tête
mollement penchait sur sa poitrine;
Ses longs cils, que la mort
n'a fermés qu'à demi,
Retombant en repos sur son
oeil endormi,
Semblaient comme autrefois, sous leur ombre
abaissée,
Recueillir le silence, ou voiler la pensée!
La parole surprise en son dernier essor
Sur sa lèvre
entr'ouverte, hélas! errait encor,
Et ses traits, où
la vie a perdu son empire,
Étaient comme frappés
d'un éternel sourire!...
Sa main, qui conservait son geste
habituel,
De son doigt étendu montrait encor le ciel;
Et
quand le doux regard de la naissante aurore,
Dissipant par degrés
les ombres qu'il colore,
Comme un phare allumé sur un
sommet lointain,
Vint dorer son front mort des ombres du matin,
On eût dit que Vénus, d'un deuil divin suivie,
Venait pleurer encor sur son amant sans vie;
Que la triste
Phébé de son pâle rayon
Caressait, dans la
nuit, le sein d'Endymion;
Ou que du haut du ciel l'âme
heureuse du sage
Revenait contempler le terrestre rivage,
Et,
visitant de loin le corps qu'elle a quitté,
Réfléchissait
sur lui l'éclat de sa beauté,
Comme un astre bercé
dans un ciel sans nuage
Aime à voir dans les flots briller
sa chaste image.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . .
. . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. .
. . . . . . . . . . . . . . .
On n'entendait autour ni plainte,
ni soupir!...
C'est ainsi qu'il mourut, si c'était là
mourir!
NOTES
PREMIÈRE NOTE
On voyait sur les mers une pourpre dorée.
ÉCHÉCRATE (1).
Phédon, étais-tu toi-même auprès de Socrate le jour qu'il but la ciguë dans la prison, ou en as-tu seulement entendu parler?
PHÉDON (2).
J'y étais moi-même, Échécrate.
ÉCHÉCRATE.
Que dit-il à ses derniers moments, et de quelle manière mourut-il? Je l'entendrais volontiers, car nous n'avons personne à Phliunte qui fasse maintenant le voyage à Athènes, et depuis longtemps il n'est pas venu chez nous d'Athénien qui ait pu nous donner aucun détail à cet égard, sinon qu'il est mort après avoir bu la ciguë. On n'a pu nous dire autre chose.
PHÉDON.
Vous n'avez donc rien su du procès, ni comment les choses se passèrent?
ÉCHÉCRATE.
Si fait: quelqu'un nous l'a rapporté, et nous étions étonnés que la sentence n'eût été exécutée que longtemps après avoir été rendue. Quelle en fut la cause, Phédon?
PHÉDON.
Une circonstance particulière. Il se trouva que la veille du jugement on avait couronné la poupe du vaisseau que les Athéniens envoient chaque année à Délos.
ÉCHÉCRATE.
Qu'est-ce donc que ce vaisseau?
PHÉDON.
C'est, au dire des Athéniens, le même vaisseau sur lequel jadis Thésée conduisit en Crète les sept jeunes gens et les sept jeunes filles qu'il sauva en se sauvant lui-même. On raconte qu'à leur départ les Athéniens firent voeu à Apollon, si Thésée et ses compagnons échappaient à la mort, d'envoyer chaque année à Délos une théorie; et, depuis ce temps, ils ne manquent pas d'accomplir leur voeu. Quand vient l'époque de la théorie, une loi ordonne que la ville soit pure, et défend d'exécuter aucune sentence de mort avant que le vaisseau soit arrivé à Délos et revenu à Athènes; et quelquefois le voyage dure longtemps, lorsque les vents sont contraires. La théorie commence aussitôt que le prêtre d'Apollon a couronné la poupe du vaisseau; ce qui eut lieu, comme je le disais, la veille du jugement de Socrate. Voilà pourquoi il s'est écoulé un si long intervalle entre sa condamnation et sa mort.
(1)
Échécrate, de Phliunte, ville de Sicyonie. C'est
probablement le Pythagoricien dont parle Platon dans sa IXe lettre à
Archytas.
Voyez DIOG. LAERCE, liv. VIII, chap. 46; JAMBL. (Vita
Pythagorae, I, 36.)
(2) Chef de l'école d'Élis.
Voyez DIOG. LAERCE, II, 105.
DEUXIÈME NOTE
Quelques amis en deuil erraient sous le portique.
ÉCHÉCRATE.
Quels étaient ceux qui se trouvaient là, Phédon?
PHÉDON.
Des compatriotes: il y avait Apollodore, Critobule et son père Criton, Hermogène (1), Épigène (2), Eschine (3), Antisthène (4). Il y avait aussi Ctésippe (5) du bourg de Péanée, Ménexène (6), et encore quelques autres du pays. Platon, je crois, était malade.
ÉCHÉCRATE.
Y avait-il des étrangers?
PHÉDON.
Oui; Symmias de Thèbes, Cébès et Phédondes (7); et de Mégare, Euclide (8) et Terpsion (9).
ÉCHÉCRATE.
Aristippe (10) et Cléombrote (11) n'y étaient-ils pas?
PHÉDON.
Non, on disait qu'ils étaient à Égine.
ÉCHÉCRATE.
N'y en avait-il pas d'autres?
PHÉDON.
Voilà, je crois, à peu près tous ceux qui y étaient.
ÉCHÉCRATE.
Eh bien, sur quoi disais-tu que roula l'entretien?
(1) Fils
d'Hipponicus. (Voyez le Cratyle.)
(2) Voyez l'Apologie.
-- XÉNOPHON, Mémorab.
(3) Auteur de trois
Dialogues qui nous ont été conservés. (Voyez
l'Apologie.)
(4) Chef de l'école cynique. (DIOG.
LAERCE, liv. VI.)
(5) Voyez l'Euthydème et le
Lysis. -- Péanée, bourg ou dème de la
tribu Pandionide.
(6) Voyez le Ménexène.
(7) De Thèbes, et non de Cyrène, comme le veut
Ruhnkenius.
(8) Chef de l'école mégarique. (DIOG.
LAERCE, liv. II.)
(9) Voyez le Théétète.
(10) De Cyrène, chef de la secte cyrénaïque.
(11) D'Ambracie. On dit qu'après avoir lu le Phédon
il se jeta dans la mer. (CALLIMACH., épig. 24.)
TROISIÈME NOTE
C'est le vaisseau sacré, l'heureuse Théorie!
SOCRATE.
Quelle nouvelle? Est-il arrivé de Délos, le vaisseau au retour duquel je dois mourir (1)?
CRITON.
Non, pas encore; mais il paraît qu'il doit arriver aujourd'hui, à ce que disent les gens qui viennent de Sunium (2), où ils l'ont laissé. Ainsi il ne peut manquer d'être ici aujourd'hui; et demain, Socrate, il te faudra quitter la vie.
SOCRATE.
A la bonne heure, Criton: si telle est la volonté des dieux, qu'elle s'accomplisse. Cependant je ne pense pas qu'il arrive aujourd'hui.
CRITON.
Et pourquoi?
(1) Voici
le commencement du Phédon.
(2) Promontoire de
l'Attique, vis-à-vis des Cyclades.
QUATRIÈME NOTE
Dans nos doux entretiens, s'écoule encor de même!
L'accusation
intentée à Socrate, telle qu'elle existait encore au
second siècle de l'ère chrétienne, à
Athènes, dans le temple de Cybèle, au rapport de
Phavorinus, cité par Diogène Laërce, reposait sur
ces deux chefs: 1° que Socrate ne croyait pas à la
religion de l'État; 2° qu'il corrompait la jeunesse,
c'est-à-dire, évidemment, qu'il instruisait la jeunesse
à ne pas croire à la religion de l'État.
Or,
l'Apologie de Socrate ne répond d'une manière
satisfaisante ni à l'un ni à l'autre de ces deux chefs
d'accusation. Au lieu de déclarer qu'il croit à la
religion établie, Socrate prouve qu'il n'est pas athée;
au lieu de faire voir qu'il n'instruit pas la jeunesse à
douter des dogmes consacrés par la loi, il proteste qu'il lui
a toujours enseigné une morale pure. Comme plaidoyer, comme
défense régulière, on ne peut nier que
l'Apologie de Socrate ne soit très-faible.
C'est qu'elle
ne pouvait guère ne pas l'être, que l'accusation était
fondée, et qu'en effet, dans un ordre de choses dont la base
est une religion d'État, on ne peut penser comme Socrate de
cette religion, et publier ce qu'on en pense sans nuire à
cette religion, et par conséquent sans troubler l'État,
et provoquer à la longue une révolution; et la preuve
en est que, deux siècles plus tard, quand cette révélation
éclata, ses plus zélés partisans, dans leurs
plus violentes attaques contre le paganisme, n'ont fait que répéter
les arguments de Socrate dans l'Euthyphron. On peut l'avouer
aujourd'hui, Socrate ne s'élève tant comme philosophe
que précisément à condition d'être
coupable comme citoyen, à prendre ce titre et les devoirs
qu'il impose dans le sens étroit et selon l'esprit de
l'antiquité. Lui-même connaissait si bien sa situation,
qu'au commencement de l'Apologie il déclare qu'il ne se défend
que pour obéir à la loi.
CINQUIÈME NOTE
Pourquoi, dans cette mort qu'on appelle la vie...
-Mais pour
arriver au rang des dieux, que celui qui n'a pas philosophé et
qui n'est pas sorti tout à fait pur de cette vie ne s'en
flatte pas; non, cela n'est donné qu'au philosophe. C'est
pourquoi, Symmias et Cébès, le véritable
philosophe s'abstient de toutes les passions du corps, leur résiste,
et ne se laisse pas entraîner par elles; et cela, bien qu'il ne
craigne ni la perte de sa fortune et la pauvreté, comme les
hommes vulgaires et ceux qui aiment l'argent, ni le déshonneur
et la mauvaise réputation, comme ceux qui aiment la gloire et
les dignités.
-- Il ne conviendrait pas de faire
autrement, repartit Cébès.
-- Non, sans doute,
continua Socrate: aussi ceux qui prennent quelque intérêt
à leur âme, et qui ne vivent pas pour flatter le corps,
ne tiennent pas le même chemin que les autres, qui ne savent où
ils vont; mais, persuadés qu'il ne faut rien faire qui soit
contraire à la philosophie, à l'affranchissement et à
la purification qu'elle opère, ils s'abandonnent à sa
conduite, et la suivent partout où elle veut les mener.
--
Comment, Socrate?
-- La philosophie recevant l'âme liée
véritablement et pour ainsi dire collée au corps, et
forcée de considérer les choses non par elle-même,
mais par l'intermédiaire des organes comme à travers
les murs d'un cachot et dans une obscurité absolue,
reconnaissant que toute la force du cachot vient des passions qui
font que le prisonnier aide lui-même à serrer sa chaîne;
la philosophie, dis-je, recevant l'âme en cet état,
l'exhorte doucement et travaille à la délivrer; et pour
cela elle lui montre que le témoignage des yeux du corps est
plein d'illusions, comme celui des oreilles, comme celui des autres
sens; elle l'engage à se séparer d'eux autant qu'il est
en elle; elle lui conseille de se recueillir et de se concentrer en
elle-même, de ne croire qu'à elle-même, après
avoir examiné au dedans d'elle et avec l'essence même de
sa pensée ce que chaque chose est en son essence, et de tenir
pour faux tout ce qu'elle apprend par un autre qu'elle-même,
tout ce qui varie selon la différence des intermédiaires:
elle lui enseigne que ce qu'elle voit ainsi, c'est le sensible et le
visible; ce qu'elle voit ainsi par elle-même, c'est
l'intelligence et l'immatériel. Le véritable philosophe
sait que telle est la fonction de la philosophie. L'âme donc,
persuadée qu'elle ne doit pas s'opposer à sa
délivrance, s'abstient, autant qu'il lui est possible, des
voluptés, des désirs, des tristesses, des craintes;
réfléchissant qu'après les grandes joies et les
grandes craintes, les tristesses et les désirs immodérés,
on n'éprouve pas seulement les maux ordinaires, comme d'être
malade, ou de perdre sa fortune, mais le plus grand et le dernier de
tous les maux, et même sans en avoir le sentiment.
-- Et
quel est donc ce mal, Socrate?
-- C'est que l'effet nécessaire
de l'extrême jouissance et de l'extrême affliction est de
persuader à l'âme que ce qui la réjouit ou
l'afflige est très-réel ou très-véritable,
quoiqu'il n'en soit rien. Or, ce qui nous réjouit ou nous
afflige, ce sont principalement les choses visibles, n'est-ce pas?
-- Certainement.
-- N'est-ce pas surtout dans la jouissance
et la souffrance que le corps subjugue et enchaîne l'âme?
-- Comment cela?
-- Chaque peine, chaque plaisir a, pour
ainsi dire, un clou avec lequel il attache l'âme au corps, la
rend semblable, et lui fait croire que rien n'est vrai que ce que le
corps lui dit. Or, si elle emprunte au corps ses croyances et partage
ses plaisirs, elle est, je pense, forcée de prendre aussi les
mêmes moeurs et les mêmes habitudes, tellement qu'il lui
est impossible d'arriver jamais pure à l'autre monde; mais,
sortant de cette vie toute pleine encore du corps qu'elle quitte,
elle retombe bientôt dans un autre corps, et y prend racine,
comme une plante dans la terre où elle a été
semée, et ainsi elle est privée du commerce de la
pureté et de la simplicité divine.
-- Il n'est que
trop vrai, Socrate, dit Cébès.
-- Voilà
pourquoi, mon cher Cébès, le véritable
philosophe s'exerce à la force et à la tempérance,
et nullement pour toutes les raisons que s'imagine le peuple. Est-ce
que tu penserais comme lui?
-- Non pas.
-- Et tu fais bien.
Ces raisons grossières n'entreront pas dans l'âme du
véritable philosophe; elle ne pensera pas que la philosophie
doit venir la délivrer, pour qu'après elle s'abandonne
aux jouissances et aux souffrances, et se laisse enchaîner de
nouveau pas elles, et que ce soit toujours à recommencer comme
la toile de Pénélope. Au contraire, en se rendant
indépendante des passions, en suivant la raison pour guide, en
ne se départant jamais de la contemplation de ce qui est vrai,
divin, hors du domaine de l'opinion; en se nourrissant de ces
contemplations sublimes, elle acquiert la conviction qu'elle doit
vivre ainsi tant qu'elle est dans cette vie, et qu'après la
mort elle ira se réunir à ce qui lui est semblable et
conforme à sa nature, et sera délivrée des maux
de l'humanité. Avec un tel régime, ô Simmias, ô
Cébès, et après l'avoir suivi fidèlement,
il n'y a pas de raison pour craindre qu'à la sortie du corps
elle s'envole emportée par les vents, se dissipe et cesse
d'être.-
SIXIÈME NOTE
L'été sort de l'hiver, le jour sort de la nuit.
Quand
Socrate eut ainsi parlé, Cébès, prenant la
parole, lui dit: -Socrate, tout ce que tu viens de dire me semble
très-vrai. Il n'y a qu'une chose qui paraît incroyable à
l'homme: c'est ce que tu as dit de l'âme. Il semble que,
lorsqu'une âme a quitté le corps, elle n'est plus; que,
le jour où l'homme expire, elle se dissipe comme une vapeur ou
comme une fumée, et s'évanouit sans laisser de traces:
car si elle subsistait quelque part recueillie en elle-même et
délivrée de tous les maux dont tu as fait le tableau,
il y aurait une grande et belle espérance, ô Socrate,
que tout ce que tu as dit se réalise; mais que l'âme
survive à la mort de l'homme, qu'elle conserve l'activité
et la pensée, voilà ce qui peut-être a besoin
d'explication et de preuves.
-- Tu dis vrai, Cébès,
reprit Socrate; mais comment ferons-nous? Veux-tu que nous examinions
dans cette conversation si cela est vraisemblable ou si cela ne l'est
pas?
-- Je prendrai un très-grand paisir, répondit
Cébès, à entendre ce que tu penses sur cette
matière.
-- Je ne pense pas au moins, reprit Socrate, que,
si quelqu'un nous entendait, fût-ce un faiseur de comédies,
il pût me reprocher que je badine, et que je parle de choses
qui ne me regardent pas (1). Si donc tu le veux, examinons ensemble
cette question. Et d'abord voyons si les âmes des morts sont
dans les enfers, ou si elles n'y sont pas. C'est une opinion bien
ancienne (2) que les âmes, en quittant ce monde, vont dans les
enfers, et que de là elles reviennent dans ce monde, et
retournent à la vie après avoir passé par la
mort. S'il en est ainsi, et que les hommes, après la mort,
reviennent à la vie, il s'ensuit nécessairement que les
âmes sont dans les enfers pendant cet intervalle; car elles ne
reviendraient pas au monde, si elles n'étaient plus: et c'en
sera une preuve suffisante si nous voyons clairement que les vivants
ne naissent que des morts; car si cela n'est point, il faut chercher
d'autres preuves.
-- Fort bien, dit Cébès.
--
Mais, reprit Socrate, pour s'assurer de cette vérité,
il ne faut pas se contenter de l'examiner par rapport aux hommes, il
faut aussi l'examiner par rapport aux animaux, aux plantes et à
tout ce qui naît; car on verra par là que toutes les
choses naissent de la même manière, c'est-à-dire
de leurs contraires, lorsqu'elles en ont, comme le beau a pour
contraire le laid, le juste a pour contraire l'injuste, et ainsi
mille autres choses. Voyons donc si c'est une nécessité
absolue que les choses qui ont leur contraire ne naissent que de ce
contraire; comme, par exemple, s'il faut de toute nécessité,
quand une chose devient plus grande, qu'elle fût auparavant
plus petite, pour acquérir ensuite cette grandeur.
-- Sans
doute.
-- Et quand elle devient plus petite, s'il faut qu'elle
fût plus grande auparavant pour diminuer ensuite.
--
Évidemment.
-- Tout de même le plus fort vient du
plus faible, le plus vite du plus lent.
-- C'est une vérité
sensible.
-- Eh quoi! reprit Socrate, quand une chose devient
plus mauvaise, n'est-ce pas qu'elle était meilleure? et quand
elle devient plus juste, n'est-ce pas qu'elle était moins
juste?
-- Sans difficulté, Socrate.
-- Ainsi donc,
Cébès, que toutes les choses viennent de leurs
contraires, voilà ce qui est suffisamment prouvé.
--
Très-suffisamment, Socrate.
-- Mais entre ces deux
contraires, n'y a-t-il pas toujours un certain milieu, une double
opération qui mène de celui-ci à celui-là,
et ensuite de celui-là à celui-ci? Le passage du plus
grand au plus petit, ou du plus petit au plus grand, ne suppose-t-il
pas nécessairement une opération intermédiaire,
savoir, augmenter et diminuer?
-- Oui, dit Cébès.
-- N'en est-il pas de même de ce qu'on appelle se mêler
et se séparer, s'échauffer et se refroidir, et de
toutes les autres choses? Et, quoiqu'il arrive quelquefois que nous
n'ayons pas de termes pour exprimer toutes ces nuances, ne
voyons-nous pas réellement que c'est toujours une nécessité
absolue que les choses naissent les unes des autres, et qu'elles
passent de l'une à l'autre, par une opération
intermédiaire?
-- Cela est indubitable.
-- Eh bien,
reprit Socrate, la vie n'a-t-elle pas aussi son contraire, comme la
veille a pour contraire le sommeil?
-- Sans doute, dit Cébès.
-- Et quel est ce contraire?
-- C'est la mort.
-- Ces
deux choses ne naissent-elles donc pas l'une de l'autre, puisqu'elles
sont contraires? et puisqu'il y a deux contraires, n'y a-t-il pas une
double opération intermédiaire qui les fait passer de
l'un à l'autre?
-- Comment non?
-- Pour moi, reprit
Socrate, je vais vous dire la combinaison des deux contraires, le
sommeil et la veille, et la double opération qui les convertit
l'un dans l'autre; et toi, tu m'expliqueras l'autre combinaison. Je
dis donc, quant au sommeil et à la veille, que du sommeil naît
la veille, et de la veille le sommeil; et que ce qui mène de
la veille au sommeil, c'est l'assoupissement, et du sommeil à
la veille, c'est le réveil. Cela n'est-il pas assez clair?
--
Très-clair.
-- Dis-nous donc de ton côté la
combinaison de la vie et de la mort. Ne dis-tu pas que la mort est le
contraire de la vie?
-- Oui.
-- Et qu'elles naissent l'une de
l'autre?
-- Sans doute.
-- Qui naît donc de la vie?
--
La mort.
-- Et qui naît de la mort?
-- Il faut
nécessairement avouer que c'est la vie.
-- C'est donc de
ce qui est mort que naît tout ce qui vit, choses et hommes?
--
Il paraît certain.
-- Et par conséquent, reprit
Socrate, après la mort nos âmes vont habiter les enfers.
-- Il le semble.
-- Maintenant, des deux opérations
qui font passer de l'état de vie à l'état de
mort, et réciproquement, l'une n'est-elle pas manifeste? car
mourir tombe sous le sens, n'est-ce pas?
-- Sans difficulté.
-- Mais quoi! pour faire le parallèle, n'existe-t-il pas
une opération contraire, ou la nature est-elle boiteuse de ce
côté-là? Ne faut-il pas nécessairement que
mourir ait son contraire?
-- Nécessairement.
-- Et
quel est-il?
-- Revivre.
-- Revivre, dit Socrate, est donc,
s'il a lieu, l'opération qui ramène de l'état de
mort à l'état de vie. Nous convenons donc que la vie ne
naît pas moins de la mort que la mort de la vie; preuve
satisfaisante que l'âme, après la mort, existe quelque
part, d'où elle revient à la vie.-
(1)
Allusion à un reproche d'Eupolis, poëte comique. (OLYMP.,
ad Phaedon.; PROCLUS ad Parmenidem, lib. I, pag. 50,
edit. Parisiens., t. IV.)
(2) Dogme pythagoricien, et même
orphique. (OLYMP. ad Phaedon. -- Voyez Orph. Frag.
HERMANN, p. 510.
SEPTIÈME NOTE
Hâtons-nous, mes amis, voici l'heure du bain.
-Il est à
peu près temps que j'aille au bain, car il me semble qu'il est
mieux de ne boire le poison qu'après m'être baigné,
et d'épargner aux femmes la peine de laver un cadavre.-
Quand
Socrate eut achevé de parler, Criton prenant la parole: -A la
bonne heure, Socrate, lui dit-il; mais n'as-tu rien à bous
recommander, à moi et aux autres, sur tes enfants ou sur toute
autre chose où nous pourrions te rendre service?
-- Ce que
je vous ai toujours recommandé, Criton; rien de plus: ayez
soin de vous; ainsi vous me rendrez service, à moi, à
ma famille, à vous mêmes, alors même que vous ne
me promettriez rien présentement: au lieu que si vous vous
négligez vous-mêmes, et si vous ne voulez pas suivre à
la trace ce que nous venons de dire, ce que nous avions dit il y a
longtemps, me fissiez-vous aujourd'hui les promesses les plus vives,
tout cela ne servira pas à grand'chose.
-- Nous ferons
tous nos efforts, répondit Criton, pour nous conduire ainsi;
mais comment t'ensevelirons-nous?
-- Tout comme il vous plaira,
dit-il, si toutefois vous pouvez me saisir et que je ne vous échappe
pas.- Puis en même temps, nous regardant avec un sourire plein
de douceur: -Je ne saurais venir à bout, mes amis, de
persuader Criton que je suis le Socrate qui s'entretient avec vous,
et qui ordonne toutes les parties de son discours; il s'imagine
toujours que je suis celui qu'il va voir mort tout à l'heure,
et il me demande comment il m'ensevelira; et tout ce long discours
que je viens de faire pour prouver que, dès que j'aurai avalé
le poison, je ne demeurerai plus avec vous, mais que je vous
quitterai, et irai jouir des félicités inffables, il me
paraît que j'ai dit tout cela en pure perte pour lui, comme si
je n'eusse voulu que vous consoler et me consoler moi-même.
Soyez donc mes cautions auprès de Criton, mais d'une manière
toute contraire à celle dont il a voulu être la mienne
auprès des juges: car il a répondu pour moi que je ne
m'en irai point; vous, au contraire, répondez pour moi que je
ne serai pas plutôt mort que je m'en irai, afin que le pauvre
Criton prenne les choses plus doucement, et qu'en voyant brûler
mon corps, ou le mettre en terre, il ne s'afflige pas sur moi, comme
si je souffrais de grands maux, et qu'il ne dise pas à mes
funérailles qu'il expose Socrate, qu'il l'emporte, qu'il
l'enterre: car il faut que tu saches, mon cher Criton, lui dit-il,
que parler improprement, ce n'est pas seulement une faute envers les
choses, mais c'est aussi un mal que l'on fait aux âmes. Il faut
avoir plus de courage, et dire que c'est mon corps que tu enterres,
et enterre-le comme il te plaira, et de la manière qui te
paraîtra la plus conforme aux lois.-
En disant ces mots, il
se leva et passa dans une chambre voisine pour y prendre le bain;
Criton le suivit, et Socrate nous pria de l'attendre. Nous
l'attendîmes donc, tantôt nous entretenant de tout ce
qu'il nous avait dit, et l'examinant encore, tantôt en parlant
de l'horrible malheur qui allait nous arriver; nous regardant
véritablement comme des enfants privés de leur père,
et condamnés à passer le reste de notre vie comme des
orphelins. Après qu'il fut sorti du bain, on lui apporta ses
enfants, car il en avait trois, deux en bas âge (1), et un qui
était déjà assez grand (2); et on fit entrer les
femmes de sa famille (3). Il leur parla quelque temps en présence
de Criton, et leur donna ses ordres; ensuite il fit retirer les
femmes et les enfants, et revint nous trouver; et déjà
le coucher du soleil approchait, car il était resté
longtemps enfermé.
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-Mais je pense, Socrate, lui cria Criton, que le
soleil est encore sur les montagnes, et qu'il n'est pas couché:
d'ailleurs je sais que beaucoup d'autres ne prennent le poison que
longtemps après que l'ordre leur en a été donné;
qu'ils mangent et qu'ils boivent à souhait; quelques-uns même
ont pu jouir de leurs amours: c'est pourquoi ne te presse pas, tu as
encore du temps.
-- Ceux qui font ce que tu dis, Criton, répondit
Socrate, ont leurs raisons; ils croient que c'est autant de gagné:
et moi, j'ai aussi les miennes pour ne pas le faire; car la seule
chose que je crois gagner en buvant un peu plus tard, c'est de me
rendre ridicule à moi-même, en me trouvant si amoureux
de la vie, que je veuille l'épargner quand il n'y en a plus
(4). Ainsi donc, mon cher Criton, fais ce que je te dis, et ne me
tourmente pas davantage.-
A ces mots, Criton fit signe à
l'esclave qui se tenait auprès. L'esclave sortit, et, après
être resté quelque temps, il revint avec celui qui
devait donner le poison, qu'il portait tout broyé dans une
coupe. Aussitôt que Socrate le vit:
-Fort bien, mon ami,
lui dit-il; mais que faut-il que je fasse? car c'est à toi à
me l'apprendre.
-- Pas autre chose, lui dit cet homme, que de te
promener quand tu auras bu, jusqu'à ce que tu sentes tes
jambes appesanties, et alors de te coucher sur ton lit; le poison
agira de lui-même.-
Et en même temps il lui tendit la
coupe. Socrate la prit avec la plus parfaite sécurité,
Échécrate, sans aucune émotion, sans changer de
couleur ni de visage; mais regardant cet homme d'un oeil ferme et
assuré comme à son ordinaire:
-Dis-moi, est-il
permis de répandre un peu de ce breuvage, pour en faire une
libation?
-- Socrate, lui répondit cet homme, nous n'en
broyons que ce qu'il est nécessaire d'en boire.-
(1)
Sophroniscus et Menexenus.
(2) Lamproclès.
(3) Il ne
s'agit ici que de Xanthippe et de quelques autres femmes alliées
à la famille de Socrate, et nullement de ses épouses
Xanthippe et Myrto.
(4) Allusion à un vers d'Hésiode.
(Les OEuvres et les Jours, v. 367.)
HUITIÈME NOTE
Dans un point de l'espace inaccessible aux hommes.
-Premièrement,
reprit Socrate, je suis persuadé que, si la terre est au
milieu du ciel et de forme sphérique, elle n'a besoin ni de
l'air, ni d'aucun autre appui pour s'empêcher de tomber; mais
que le ciel même, qui l'environne également, et son
propre équilibre, suffisent pour la soutenir; car toute chose
qui est en équilibre au milieu d'une autre qui la presse
également, ne saurait pencher d'aucun côté, et
par conséquent demeure fixe et immobile; voilà de quoi
je suis persuadé.
-- Et avec raison, dit Symmias.
--
De plus, je suis convaincu que la terre est fort grande, et que nous
n'en habitons que cette petite partie qui s'étend depuis le
Phase jusqu'aux colonnes d'Hercule, répandus autour de la mer
comme des fourmis ou des grenouilles autour d'un marais: et je suis
convaincu qu'il y a plusieurs autres peuples qui habitent d'autres
parties semblables; car partout sur la face de la terre il y a des
creux de toutes sortes de grandeurs et de figures, où se
rendent les eaux, les nuages et l'air grossier, tandis que la terre
elle-même est au-dessus dans ce ciel pur où sont les
astres, et que la plupart de ceux qui s'occupent de cette matière
appellent l'éther, dont tout ce qui afflue
perpétuellement dans les cavités que nous habitons
n'est proprement que le sédiment. Enfoncés dans des
cavernes sans nous en douter, nous croyons habiter le haut de la
terre, à peu près comme quelqu'un qui, faisant son
habitation dans les abîmes de l'Océan, s'imaginerait
habiter au-dessus de la mer, et qui, pour voir au travers de l'eau le
soleil et les astres, prendrait la mer pour le ciel, et n'étant
jamais monté au-dessus, à cause de sa pesanteur et de
sa faiblesse, et n'ayant jamais avancé la tête hors de
l'eau, n'aurait jamais vu lui-même combien le lieu que nous
habitons est plus pur et plus beau que celui qu'il habite, et
n'aurait jamais trouvé personne qui pût l'en instruire.
Voilà l'état où nous sommes. Confinés
dans quelque creux de la terre, nous croyons en habiter les hauteurs;
nous prenons l'air pour le ciel, et nous croyons que c'est là
le véritable ciel dans lequel les astres font leur cours,
c'est-à-dire que notre pesanteur et notre faiblesse nous
empêchent de nous élever au-dessus de l'air; car si
quelqu'un allait jusqu'au haut, et qu'il pût s'y élever
avec des ailes, il n'aurait pas plutôt mis la tête hors
de cet air grossier, qu'il verrait ce qui se passe dans cet heureux
séjour, comme les poissons, en s'élevant au-dessus de
la surface de la mer, voient ce qui se passe dans l'air que nous
respirons: et s'il était d'une nature propre à une
longue contemplation, il connaîtrait que c'est le véritable
ciel, la véritable lumière, la véritable terre;
car cette terre, ces roches, tous ces lieux que nous habitons, sont
corrompus et calcinés, comme ce qui est dans la mer est rongé
par l'âcreté des sels: aussi dans la mer on ne trouve
que des cavernes, du sable, et, partout où il y a de la terre,
une vase profonde; il n'y naît rien de parfait, rien qui soit
d'aucun prix, rien enfin qui puisse être comparé à
ce que nous avons ici. Mais ce qu'on trouve dans l'autre séjour
est encore plus au-dessus de ce que nous voyons dans le nôtre;
et, pour vous faire connaître la beauté de cette terre
pure, située au milieu du ciel, je vous dirai, si vous voulez,
une belle fable qui mérite d'être écoutée.
-- Et nous, Socrate, nous l'écouterons avec un très-grand
plaisir, dit Symmias.
-- On raconte, dit-il, que la terre, si on
la regarde d'en haut, paraît comme un de nos ballons couverts
de douze bandes de différentes couleurs, dont celles que nos
peintres emploient ne sont que les échantillons; mais les
couleurs de cette terre sont infiniment plus brillantes et plus
pures, et elles l'environnent tout entière. L'une est d'un
pourpre merveilleux; l'autre de couleur d'or; celle-là d'un
blanc plus brillant que le gypse et la neige; et ainsi des autres
couleurs qui la décorent, et qui sont plus nombreuses et plus
belles que toutes celles que nous connaissons. Les creux même
de cette terre, remplis d'eau et d'air, ont aussi leurs couleurs
particulières, qui brillent parmi toutes les autres; de sorte
que dans toute son étendue cette a l'aspect d'un diversité
continuelle. Dans cette terre si parfaite, tout est en rapport avec
elle, plantes, arbres, fleurs et fruits; les montagnes même et
les pierres ont un poli, une transparence, des couleurs
incomparables; celles que nous estimons tant ici, les cornalines, les
jaspes, les émeraudes, n'en sont que de petites parcelles. Il
n'y en a pas une seule, dans cette heureuse terre, qui ne les vaille,
ou ne les surpasse encore: et la cause en est que là les
pierres précieuses sont pures, qu'elles ne sont ni rongées
ni gâtées comme les nôtres par l'âcreté
des sels et par la corruption des sédiments qui descendent et
s'amassent dans cette terre basse, où ils infectent la pierre
et la terre, les plantes et les animaux. Outre toutes ces beautés,
cette terre est ornée d'or, d'argent et d'autres métaux
précieux, qui, répandus en tous lieux en abondance,
frappent les yeux de tous côtés, et font de la vue de
cette terre un spectacle de bienheureux. Elle est aussi habitée
par toutes sortes d'animaux et par des hommes, dont les uns sont
répandus au milieu des terres, et les autres autour de l'air,
comme nous autour de la mer, et d'autres dans des îles que
l'air forme près du continent; car l'air est là ce que
sont ici l'eau et la mer pour notre usage; et ce que l'air est pour
nous, pour eux est l'éther. Leurs saisons sont si bien
tempérées, qu'ils vivent beaucoup plus que nous,
toujours exempt de maladies; et pour la vue, l'ouïe, l'odorat et
tous les autres sens, et pour l'intelligence même, ils sont
autant au-dessus de nous que l'air surpasse l'eau en pureté,
et que l'éther surpasse l'air. Ils ont des bois sacrés,
des temples que les dieux habitent réellement; des oracles,
des prophéties, des visions, toutes les marques du commerce
des dieux: ils voient aussi le soleil et la lune et les astres tels
qu'ils sont; et tout le reste de leur félicité suit à
proportion.
-Voilà quelle est cette terre à sa
surface; elle a tout autour d'elle plusieurs lieux, dont les uns sont
plus profonds et plus ouverts que le pays que nous habitons; les
autres plus profonds, mais moins ouverts, et d'autres moins profonds
et plus plats. Tous ces lieux sont percés par-dessous en
plusieurs points, et communiquent entre eux par des conduits tantôt
plus larges, tantôt plus étroits, à travers
lesquels coule, comme dans des bassins, une quantité immense
d'eau: des masses surprenantes de fleuves souterrains qui ne
s'épuisent jamais; des sources d'eaux froides et d'eaux
chaudes; des fleuves de feu et d'autres de boue, les uns plus
limpides, les autres plus épais, comme en Sicile ces torrents
de boue et de feu qui précèdent la lave, et comme la
lave elle-même. Ces lieux se remplissent de l'une ou de l'autre
de ce matières, selon la direction qu'elles prennent chaque
fois en débordant. Ces masses énormes se meuvent en
haut et en bas, comme un balancier placé dans l'intérieur
de la terre. Voici à peu près comment ce mouvement
s'opère: parmi les ouvertures de la terre, il en est une, la
plus grande de toutes, qui passe au travers de la terre; c'est celle
dont parle Homère, quand il dit (1):
Bien loin, là où sous la terre est le plus profond abîme;
et que lui-même ailleurs et beaucoup d'autres appellent le Tartare. C'est là que se rendent, et c'est de là que sortent de nouveau tous les fleuves, qui prennent chacun le caractère et la ressemblance de la terre sur laquelle ils passent. La cause de ce mouvement en sens contraire, c'est que le liquide ne trouve là ni fond ni appui; il s'agite suspendu, et bouillonne sens dessus dessous; l'air et le vent font de même tout à l'entour, et suivent tous ses mouvements et lorsqu'il s'élève et lorsqu'il retombe; et comme dans la respiration, où l'air entre et sort continuellement, de même ici l'air, emporté avec le liquide dans deux mouvements opposés, produit des vents terribles et merveilleux, en entrant et en sortant. Quand donc les eaux, s'élançant avec force, arrivent vers le lieu que nous appelons le lieu inférieur, elles forment des courants qui vont se rendre, à travers la terre, vers des lits de fleuves qu'ils rencontrent et qu'ils remplissent comme avec une pompe. Lorsque ces eaux abandonnent ces lieux et s'élancent vers les nôtres, elles les remplissent de la même manière; de là elles se rendent, à travers des conduits souterrains, vers les différents lieux de la terre, selon que le passage leur est frayé, et forment les mers, les lacs, les fleuves et les fontaines; puis, s'enfonçant de nouveau sous la terre, et parcourant des espaces, tantôt plus nombreux et plus longs, tantôt moindres et plus courts, elles se jettent dans le Tartare, les unes beaucoup plus bas, d'autres seulement un peu plus bas, mais toutes plus bas qu'elles n'en sont sorties. Les unes ressortent et retombent dans l'abîme précisément du côté opposé à leur issue; quelques autres, du même côté: il en est aussi qui ont un cours tout à fait circulaire, et se replient une ou plusieurs fois autour de la terre comme des serpents, descendent le plus bas qu'elles peuvent, et se jettent de nouveau dans le Tartare. Elles peuvent descendre de part et d'autre jusqu'au milieu, mais pas au delà; car alors elles remonteraient: elles forment plusieurs courants fort grands; mais il y en a quatre principaux dont le plus grand, et qui coule le plus extérieurement tout autour, est celui qu'on appelle Océan. Celui qui lui fait face, et coule en sens contraire et l'Achéron, qui, traversant des lieux déserts, et s'enfonçant sous la terre, se jette dans le marais Achérusiade, où se rendent les âmes de la plupart des morts, qui, après y avoir demeuré le temps ordonné, les unes plus, les autres moins, sont renvoyées dans ce monde pour y animer de nouveau êtres. Entre ces deux fleuves coule un troisième, qui, non loin de sa source, tombe dans un lieu vaste, rempli de feu, et y forme un lac plus grand que notre mer, où l'eau bouillonne mêlée avec la boue. Il sort de là trouble et fangeux, et, continuant son cours en spirale, il se rend à l'extrémité du marais Achérusiade, sans se mêler avec ses eaux; et, après avoir fait plusieurs tours sous terre, il se jette vers le plus bas du Tartare: c'est ce fleuve qu'on appelle le Pyriphlégethon, dont les ruisseaux enflammés saillent sur la terre, partout où ils trouvent une issue. Du côté opposé, le quatrième fleuve tombe d'abord dans un lieu affreux et sauvage, à ce que l'on dit, et d'une couleur bleuâtre. On appelle ce lieu Stygien, et Styx le lac que forme le fleuve en tombant. Après avoir pris dans les eaux de ce lac des vertus horribles, il se plonge dans la terre, où il fait plusieurs tours; et se dirigeant vis-à-vis du Pyriphlégéthon, il le rencontre dans le lac de l'Achéron, par l'extrémité opposée. Il ne mêle ses eaux avec les eaux d'aucun autre fleuve; mais après avoir fait le tour de la terre, il se jette aussi dans le Tartare, par l'endroit opposé au Pyriphlégéthon. Le nom de ce fleuve est le Cocyte, comme l'appellent les poëtes.-
(1) Iliade, liv. VIII, v. 14.
NEUVIÈME NOTE
Mais qui donc étais-tu, mystérieux génie!
-Mais peut-être paraîtra-t-il inconséquent que je me sois mêlé de donner à chacun de vous des avis en particulier, et que je n'aie jamais eu le courage de me trouver dans les assemblées du peuple pour donner mes conseils à la république. Ce qui m'en a empêché, Athéniens, c'est ce je ne sais quoi de divin et de démoniaque, dont vous m'avez si souvent entendu parler, et dont Mélitus, pour plaisanter, a fait un chef d'accusation contre moi. Ce phénomène extraordinaire s'est manifesté en moi dès mon enfance: c'est une voix qui ne se fait entendre que pour me détourner de ce que j'ai résolu, car jamais elle ne m'exhorte à rien entreprendre; c'est elle qui s'est toujours opposée à moi quand j'ai voulu me mêler des affaires de la république, et elle s'y est opposée fort à propos: car sachez bien qu'il y a longtemps que je ne serais plus en vie, si je m'étais mêlé des affaires publiques, et je n'aurais rien avancé ni pour vous ni pour moi. Ne vous fâchez point, je vous en conjure, si je vous dis la vérité. Non, quiconque voudra lutter franchement contre les passions d'un peuple, celui d'Athènes ou tout autre peuple; quiconque voudra empêcher qu'il se commette rien d'injuste ou d'illégal dans un État, ne le fera jamais impunément. Il faut de toute nécessité que celui qui veut combattre pour la justice, s'il veut vivre quelque temps, demeure simple particulier, et ne prenne aucune part au gouvernement. Je puis vous en donner des preuves incontestables, et ce ne seront pas des raisonnements, mais ce qui a bien plus d'autorité auprès de vous, des faits. Écoutez donc ce qui m'est arrivé, afin que vous sachiez bien que je suis incapable de céder à qui que ce soit contre le devoir, par crainte de la mort; et que, ne voulant pas le faire, il est impossible que je ne périsse pas. Je vais vous dire des choses qui vous déplairont, et où vous trouverez peut-être la jactance des plaidoyers ordinaires: cependant je ne vous dirai rien qui ne soit vrai.-
DIXIÈME NOTE
Voilez-vous, ou je meurs une seconde fois!
-Après cela, ô vous qui m'avez condamné, voici ce que j'ose vous prédire; car je suis précisément dans les circonstances où les hommes lisent dans l'avenir au moment de quitter la vie.-
ONZIÈME NOTE
Cependant dans son sein son haleine oppressée...
-Il s'assit sur son lit, et n'eut pas le temps de nous dire grand'chose; car le serviteur des Onze entra presque en même temps, et s'approchant de lui: -Socrate, dit-il, j'espère que je n'aurai pas à te faire le même reproche qu'aux autres: dès que je viens les avertir, par l'ordre des magistrats, qu'il faut boire le poison, ils s'emportent contre moi et me maudissent; mais pour toi, depuis que tu es ici, je t'ai toujours trouvé le plus courageux, le plus doux et le meilleur de ceux qui sont jamais venus dans cette prison; et en ce moment je suis bien assuré que tu n'es pas fâché contre moi, mais contre ceux qui sont la cause de ton malheur, et que tu connais bien. Maintenant, tu sais ce que je viens t'annoncer; adieu, tâche de supporter avec résignation ce qui est inévitable.- En même temps il se détourna en fondant en larmes, et se retira. Socrate, le regardant, lui dit: -Et toi aussi, reçois mes adieux; je ferai ce que tu dis.- Et se tournant vers nous: -Voyez, nous dit-il, quelle honnêteté dans cet homme! tout le temps que j'ai été ici, il m'est venu voir souvent, et s'est entretenu avec moi: c'était le meilleur des hommes, et maintenant comme il me pleure de bon coeur! Mais allons, Criton, obéissons-lui de bonne grâce, et qu'on m'apporte le poison, s'il est broyé; sinon, qu'il le broie lui-même.-
DOUZIÈME NOTE
Un faux rayon de vie errant par intervalle.
Jusque-là,
nous avions eu presque tous assez de force pour retenir nos larmes;
mais le voyant boire, et après qu'il eut bu, nous n'en fûmes
plus les maîtres. Pour moi, malgré tous mes efforts, mes
larmes s'échappèrent avec tant d'abondance, que je me
couvris de mon manteau pour pleurer sur moi-même; car ce
n'était pas le malheur de Socrate que je pleurais, mais le
mien, en songeant quel ami j'allais perdre. Criton, avant moi,
n'ayant pu retenir ses larmes, était sorti; et Apollodore, qui
n'avait presque pas cessé de pleurer auparavant, se mit alors
à crier, à hurler et à sangloter avec tant de
force, qu'il n'y eut personne à qui il ne fît fendre le
coeur, excepté Socrate.
-Que faites-vous, dit-il, ô
mes bons amis? N'était-ce pas pour cela que j'avais renvoyé
les femmes, pour éviter des scènes aussi peu
convenables? car j'ai toujours ouï dire qu'il faut mourir avec
de bonnes paroles. Tenez-vous donc en repos, et montrez de la
fermeté.-
Ces mots nous firent rougir, et nous retînmes
nos pleurs.
Cependant Socrate, qui se promenait, dit qu'il
sentait ses jambes s'appesantir, et il se coucha sur le dos, comme
l'homme l'avait ordonné. En même temps le même
homme qui lui avait donné le poison s'approcha, et, après
avoir examiné quelque temps ses pieds et ses jambes, il lui
serra le pied fortement, et il lui demanda s'il le sentait; il dit
que non. Il lui serra ensuite les jambes; et portant ses mains plus
haut il nous fit voir que le corps se gelait et se roidissait: et; le
touchant lui-même, il nous dit que, dès que le froid
gagnerait le coeur, Socrate nous quitterait. Déjà tout
le bas-ventre était glacé. Alors se découvrant,
car il était couvert:
-Criton, dit-il, et ce furent ses
dernières paroles, nous devons un coq à Esculape;
n'oublie pas d'acquitter cette dette.
-- Cela sera fait, répondit
Criton, mais vois si tu as encore quelque chose à nous dire.-
Il ne répondit rien, et un peu de temps après il
fit un mouvement convulsif; alors l'homme le découvrit tout à
fait: ses regards étaient fixes. Criton, s'en étant
aperçu, lui ferma la bouche et les yeux.