Alphonse Lamartine Odes politiques
I
Contre la peine de mort
Au peuple du 19
octobre 1830.
Vains efforts! périlleuse audace!
Me disent des amis au geste menaçant,
Le lion même
fait-il grâce
Quand sa langue a léché du
sang?
Taisez-vous! ou chantez comme rugit la foule?
Attendez
pour passer que le torrent s'écoule
De sang et de lie
écumant!
On peut braver Néron, cette hyène
de Rome!
Les brutes ont un coeur! le tyran est un homme :
Mais
le peuple est un élément;
Elément
qu'aucun frein ne dompte,
Et qui roule semblable à la
fatalité;
Pendant que sa colère monte,
Jeter un
cri d'humanité,
C'est au sourd Océan qui blanchit
son rivage
Jeter dans la tempête un roseau de la plage,
La
feuille sèche à l'ouragan!
C'est aiguiser le fer
pour soutirer la foudre,
Ou poser pour l'éteindre un bras
réduit en poudre
Sur la bouche en feu du volcan!
Souviens-toi du jeune poète,
Chénier! dont
sous tes pas le sang est encor chaud,
Dont l'histoire en pleurant
répète
Le salut triste à l'échafaud.
Il rêvait, comme toi, sur une terre libre
Du pouvoir et
des lois le sublime équilibre;
Dans ses bourreaux il avait
foi!
Qu'importe? il faut mourir, et mourir sans mémoire :
Eh bien! mourons, dit-il. Vous tuez de la gloire :
J'en avais
pour vous et pour moi!
Cache plutôt dans le silence
Ton nom, qu'un peu d'éclat pourrait un jour trahir!
Conserve une lyre à la France,
Et laisse-les
s'entre-haïr;
De peur qu'un délateur à
l'oreille attentive
Sur sa table future en pourpre ne t'inscrive
Et ne dise à son peuple-roi :
C'est lui qui disputant
ta proie à ta colère,
Voulant sauver du sang ta
robe populaire,
Te crut généreux : venge-toi!
Non, le dieu qui trempa mon âme
Dans des torrents
de force et de virilité,
N'eût pas mis dans un coeur
de femme
Cette soif d'immortalité.
Que l'autel de la
peur serve d'asile au lâche,
Ce coeur ne tremble pas aux
coups sourds d'une hache,
Ce front levé ne pâlit
pas!
La mort qui se trahit dans un signe farouche
En vain,
pour m'avertir, met un doigt sur sa bouche :
La gloire sourit au
trépas.
Il est beau de tomber victime
Sous le
regard vengeur de la postérité
Dans l'holocauste
magnanime
De sa vie à la vérité!
L'échafaud
pour le juste est le lit de sa gloire :
Il est beau d'y mourir au
soleil de l'histoire,
Au milieu d'un peuple éperdu!
De
léguer un remords à la foule insensée,
Et de
lui dire en face une mâle pensée,
Au prix de son
sang répandu.
Peuple, dirais-je, écoute! et
juge!
Oui, tu fus grand, le jour où du bronze affronté
Tu le couvris comme un déluge
Du reflux de la liberté!
Tu fus fort, quand pareil à la mer écumante,
Au
nuage qui gronde, au volcan qui fermente,
Noyant les gueules du
canon,
Tu bouillonnais semblable au plomb dans la fournaise,
Et
roulais furieux sur une plage anglaise
Trois couronnes dans ton
limon!
Tu fus beau, tu fus magnanime,
Le jour où,
recevant les balles sur ton sein,
Tu marchais d'un pas unanime,
Sans autre chef que ton tocsin;
Où, n'ayant que ton
coeur et tes mains pour combattre,
Relevant le vaincu que tu
venais d'abattre
Et l'emportant, tu lui disais :
Avant d'être
ennemis, le pays nous fit frères;
Livrons au même
lit les blessés des deux guerres :
La France couvre le
Français!
Quand dans ta chétive demeure,
Le
soir, noirci du feu, tu rentrais triomphant
Près de
l'épouse qui te pleure,
Du berceau nu de ton enfant!
Tu
ne leur présentais pour unique dépouille
Que la
goutte de sang, la poudre qui te souille,
Un tronçon
d'arme dans ta main;
En vain l'or des palais dans la boue
étincelle,
Fils de la liberté, tu ne rapportais
qu'elle :
Seule elle assaisonnait ton pain!
Un cri de
stupeur et de gloire
Sorti de tous les coeurs monta sous chaque
ciel,
Et l'écho de cette victoire
Devint un hymne
universel.
Moi-même dont le coeur date d'une autre France,
Moi, dont la liberté n'allaita pas l'enfance,
Rougissant
et fier à la fois,
Je ne pus retenir mes bravos à
tes armes,
Et j'applaudis des mains, en suivant de mes larmes
L'innocent orphelin des rois!
Tu reposais dans ta justice
Sur la foi des serments conquis, donnés, reçus;
Un
jour brise dans un caprice
Les noeuds par deux règnes
tissus!
Tu t'élances bouillant de honte et de délire
:
Le lambeau mutilé du gage qu'on déchire
Reste
dans les dents du lion.
On en appelle au fer; il t'absout! Qu'il
se lève
Celui qui jetterait ou la pierre, ou le glaive
A
ton jour d'indignation!
Mais tout pouvoir a des salaires
A
jeter aux flatteurs qui lèchent ses genoux,
Et les
courtisans populaires
Sont les plus serviles de tous!
Ceux-là
des rois honteux pour corrompre les âmes
Offrent les pleurs
du peuple, ou son or, ou ses femmes,
Aux désirs d'un
maître puissant;
Les tiens, pour caresser des penchants
plus sinistres,
Te font sous l'échafaud, dont ils sont les
ministres,
Respirer des vapeurs de sang!
Dans un
aveuglement funeste,
Ils te poussent de l'oeil vers un but
odieux,
Comme l'enfer poussait Oreste,
En cachant le crime à
ses yeux!
La soif de ta vengeance, ils l'appellent justice :
Et
bien, justice soit! Est-ce un droit de supplice
Qui par tes morts
fut acheté?
Que feras-tu, réponds, du sang qu'on te
demande?
Quatre têtes sans tronc, est-ce donc là
l'offrande
D'un grand peuple à sa liberté?
N'en
ont-ils pas fauché sans nombre?
N'en ont-ils pas jeté
des monceaux, sans combler
Le sac insatiable et sombre
Où
tu les entendais rouler?
Depuis que la mort même, inventant
ses machines,
Eut ajouté la roue aux faux des guillotines
Pour hâter son char gémissant,
Tu comptais par
centaine, et tu comptas par mille!
Quand on presse du pied le
pavé de ta ville,
On craint d'en voir jaillir du sang!
-
Oui, mais ils ont joué leur tête.
- Je le sais; et
le sort les livre et te les doit!
C'est ton gage, c'est ta
conquête;
Prends, ô peuple! use de ton droit.
Mais
alors jette au vent l'honneur de ta victoire;
Ne demande plus
rien à l'Europe, à la gloire,
Plus rien à la
postérité!
En donnant cette joie à ta libre
colère,
Va-t'en; tu t'es payé toi-même ton
salaire :
Du sang, au lieu de liberté!
Songe au
passé, songe à l'aurore
De ce jour orageux levé
sur nos berceaux;
Son ombre te rougit encore
Du reflet
pourpré des ruisseaux!
Il t'a fallu dix ans de fortune et
de gloire
Pour effacer l'horreur de deux pages d'histoire.
Songe
à l'Europe qui te suit
Et qui dans le sentier que ton pied
fort lui creuse
Voit marcher tantôt sombre et tantôt
lumineuse
Ta colonne qui la conduit!
Veux-tu que sa
liberté feinte
Du carnage civique arbore aussi la faux?
Et que partout sa main soit teinte
De la fange des échafauds?
Veux-tu que le drapeau qui la porte aux deux mondes,
Veux-tu
que les degrés du trône que tu fondes,
Pour
piédestal aient un remords?
Et que ton Roi, fermant sa
main pleine de grâces,
Ne puisse à son réveil
descendre sur tes places,
Sans entendre hurler la mort?
Aux
jours de fer de tes annales
Quels dieux n'ont pas été
fabriqués par tes mains?
Des divinités infernales
Reçurent l'encens des humains!
Tu dressas des autels à
la terreur publique,
A la peur, à la mort, Dieux de ta
République;
Ton grand prêtre fut ton bourreau!
De
tous ces dieux vengeurs qu'adora ta démence,
Tu n'en
oublias qu'un, ô peuple! la Clémence!
Essayons d'un
culte nouveau.
Le jour qu'oubliant ta colère,
Comme
un lutteur grandi qui sent son bras plus fort,
De l'héroïsme
populaire
Tu feras le dernier effort;
Le jour où tu
diras : Je triomphe et pardonne!...
Ta vertu montera plus haut
que ta colonne
Au-dessus des exploits humains;
Dans des
temples voués à ta miséricorde
Ton génie
unira la force et la concorde,
Et les siècles battront des
mains!
" Peuple, diront-ils, ouvre une ère
"
Que dans ses rêves seuls l'humanité tenta,
"
Proscris des codes de la terre
" La mort que le crime
inventa!
" Remplis de ta vertu l'histoire qui la nie,
"
Réponds par tant de gloire à tant de calomnie!
"
Laisse la pitié respirer!
" Jette à tes
ennemis des lois plus magnanimes,
" Ou si tu veux punir,
inflige à tes victimes
" Le supplice de t'admirer!
" Quitte enfin la sanglante ornière
" Où
se traîne le char des révolutions,
" Que ta
halte soit la dernière
" Dans ce désert des
nations;
" Que le genre humain dise en bénissant tes
pages :
" C'est ici que la France a de ses lois sauvages
"
Fermé le livre ensanglanté;
" C'est ici qu'un
grand peuple, au jour de la justice,
" Dans la balance
humaine, au lieu d'un vil supplice,
" Jeta sa magnanimité."
Mais le jour où le long des fleuves
Tu reviendras,
les yeux baissés sur tes chemins,
Suivi, maudit par quatre
veuves,
Et par des groupes d'orphelins,
De ton morne triomphe
en vain cherchant la fête,
Les passants se diront, en
détournant la tête :
Marchons, ce n'est rien de
nouveau!
C'est, après la victoire, un peuple qui se venge;
Le siècle en a menti; jamais l'homme ne change :
Toujours, ou victime, ou bourreau!
II
A Némésis
Non, sous quelque drapeau que le barde se range,
La
muse sert sa gloire et non ses passions!
Non, je n'ai pas coupé
les ailes de cet ange
Pour l'atteler hurlant au char des
factions!
Non, je n'ai point couvert du masque populaire
Son
front resplendissant des feux du saint parvis,
Ni pour fouetter
et mordre, irritant sa colère,
Changé ma muse en
Némésis!
D'implacables serpents je ne l'ai
point coiffée;
Je ne l'ai pas menée une verge à
la main,
Injuriant la gloire avec le luth d'Orphée,
Jeter
des noms en proie au vulgaire inhumain.
Prostituant ses vers aux
clameurs de la rue,
Je n'ai pas arraché la prêtresse
au saint lieu;
A ses profanateurs je ne l'ai pas vendue,
Comme
Sion vendit son Dieu!
Non, non : je l'ai conduite au fond des
solitudes,
Comme un amant jaloux d'une chaste beauté;
J'ai gardé ses beaux pieds des atteintes trop rudes
Dont
la terre eût blessé leur tendre nudité :
J'ai
couronné son front d'étoiles immortelles,
J'ai
parfumé mon coeur pour lui faire un séjour,
Et je
n'ai rien laissé s'abriter sous ses ailes
Que la prière
et que l'amour!
L'or pur que sous mes pas semait sa main
prospère
N'a point payé la vigne ou le champ du
potier;
Il n'a point engraissé les sillons de mon père
Ni les coffres jaloux d'un avide héritier :
Elle sait
où du ciel ce divin denier tombe.
Tu peux sans le ternir
me reprocher cet or!
D'autres bouches un jour te diront sur ma
tombe
Où fut enfoui mon trésor.
Je n'ai
rien demandé que des chants à sa lyre,
Des soupirs
pour une ombre et des hymnes pour Dieu,
Puis, quand l'âge
est venu m'enlever son délire,
J'ai dit à cette
autre âme un trop précoce adieu :
"Quitte un
coeur que le poids de la patrie accable!
Fuis nos villes de boue
et notre âge de bruit!
Quand l'eau pure des lacs se mêle
avec le sable,
Le cygne remonte et s'enfuit."
Honte
à qui peut chanter pendant que Rome brûle,
S'il n'a
l'âme et la lyre et les yeux de Néron,
Pendant que
l'incendie en fleuve ardent circule
Des temples aux palais, du
Cirque au Panthéon!
Honte à qui peut chanter
pendant que chaque femme
Sur le front de ses fils voit la mort
ondoyer,
Que chaque citoyen regarde si la flamme
Dévore
déjà son foyer!
Honte à qui peut chanter
pendant que les sicaires
En secouant leur torche aiguisent leurs
poignards,
Jettent les dieux proscrits aux rires populaires,
Ou
traînent aux égouts les bustes des Césars!
C'est
l'heure de combattre avec l'arme qui reste;
C'est l'heure de
monter au rostre ensanglanté,
Et de défendre au
moins de la voix et du geste
Rome, les dieux, la liberté!
La liberté! ce mot dans ma bouche t'outrage?
Tu
crois qu'un sang d'ilote est assez pur pour moi,
Et que Dieu de
ses dons fit un digne partage,
L'esclavage pour nous, la liberté
pour toi?
Tu crois que de Séjan le dédaigneux
sourire
Est un prix assez noble aux coeurs tels que le mien,
Que
le ciel m'a jeté la bassesse et la lyre,
A toi l'âme
du citoyen?
Tu crois que ce saint nom qui fait vibrer la
terre,
Cet éternel soupir des généreux
mortels,
Entre Caton et toi doit rester un mystère;
Que
la liberté monte à ses premiers autels?
Tu crois
qu'elle rougit du chrétien qui l'épouse,
Et que
nous adorons notre honte et nos fers
Si nous n'adorons pas ta
liberté jalouse
Sur l'autel d'airain que tu sers?
Détrompe-toi, poète, et permets-nous d'être
hommes!
Nos mères nous ont faits tous du même limon,
La terre qui vous porte est la terre où nous sommes,
Les
fibres de nos coeurs vibrent au même son!
Patrie et
liberté, gloire, vertu, courage,
Quel pacte de ces biens
m'a donc déshérité?
Quel jour ai-je vendu ma
part de l'héritage,
Esaü de la liberté?
Va,
n'attends pas de moi que je la sacrifie
Ni devant vos dédains
ni devant le trépas!
Ton Dieu n'est pas le mien, et je
m'en glorifie :
J'en adore un plus grand qui ne te maudit pas!
La liberté que j'aime est née avec notre âme,
Le jour où le plus juste a bravé le plus fort,
Le
jour où Jehovah dit au fils de la femme :
"Choisis,
des fers ou de la mort!"
Que ces tyrans divers, dont la
vertu se joue,
Selon l'heure et les lieux s'appellent peuple ou
roi,
Déshonorent la pourpre ou salissent la boue,
La
honte qui les flatte est la même pour moi!
Qu'importe sous
quel pied se courbe un front d'esclave!
Le joug, d'or ou de fer,
n'en est pas moins honteux!
Des rois tu l'affrontas, des tribuns
je le brave :
Qui fut moins libre de nous deux?
Fais-nous
ton Dieu plus beau, si tu veux qu'on l'adore;
Ouvre un plus large
seuil à ses cultes divers!
Repousse du parvis que leur
pied déshonore
La vengeance et l'injure aux portes des
enfers!
Ecarte ces faux dieux de l'autel populaire,
Pour que
le suppliant n'y soit pas insulté!
Sois la lyre vivante,
et non pas le Cerbère
Du temple de la Liberté!
Un
jour, de nobles pleurs laveront ce délire;
Et ta main,
étouffant le son qu'elle a tiré,
Plus juste
arrachera des cordes de ta lyre
La corde injurieuse où la
haine a vibré!
Mais moi j'aurai vidé la coupe
d'amertume
Sans que ma lèvre même en garde un
souvenir;
Car mon âme est un feu qui brûle et qui
parfume
Ce qu'on jette pour la ternir.
III
Les
Révolutions
I
Quand l'Arabe
altéré, dont le puits n'a plus d'onde,
A plié
le matin sa tente vagabonde
Et suspendu la source aux flancs de
ses chameaux,
Il salue en partant la citerne tarie,
Et, sans
se retourner, va chercher la patrie
Où le désert
cache ses eaux.
Que lui fait qu'au couchant le vent de feu se
lève
Et, comme un océan qui laboure la grève,
Comble derrière lui l'ornière de ses pas,
Suspende
la montagne où courait la vallée,
Ou sème en
flots durcis la dune amoncelée?
Il marche, et ne repasse
pas.
Mais vous, peuples assis de l'Occident stupide,
Hommes
pétrifiés dans votre orgueil timide,
Partout où
le hasard sème vos tourbillons
Vous germez comme un gland
sur vos sombres collines,
Vous poussez dans le roc vos stériles
racines,
Vous végétez sur vos sillons!
Vous
taillez le granit, vous entassez les briques,
Vous fondez tours,
cités, trônes ou républiques :
Vous appelez
le temps, qui ne répond qu'à Dieu;
Et, comme si des
jours ce Dieu vous eût fait maître,
Vous dites à
la race humaine encore à naître :
« Vis,
meurs, immuable en ce lieu!
« Recrépis le vieux
mur écroulé sur ta race,
Garde que de tes pieds
l'empreinte ne s'efface,
Passe à d'autres le joug que
d'autres t'ont jeté!
Sitôt qu'un passé mort
te retire son ombre,
Dis que le doigt de Dieu se sèche, et
que le nombre
Des jours, des soleils, est compté! »
En vain la mort vous suit et décime sa proie;
En
vain le Temps, qui rit de vos Babels, les broie,
Sous son pas
éternel insectes endormis;
En vain ce laboureur irrité
les renverse,
Ou, secouant le pied, les sème et les
disperse
Comme des palais de fourmis;
Vous les rebâtissez
toujours, toujours de même!
Toujours dans votre esprit vous
lancez anathème
A qui les touchera dans la postérité;
Et toujours en traçant ces précaires demeures,
Hommes aux mains de neige et qui fondez aux heures,
Vous
parlez d'immortalité!
Et qu'un siècle chancelle
ou qu'une pierre tombe,
Que Socrate vous jette un secret de sa
tombe,
Que le Christ lègue au monde un ciel dans son adieu
:
Vous vengez par le fer le mensonge qui règne,
Et
chaque vérité nouvelle ici-bas saigne
Du sang d'un
prophète ou d'un Dieu!
De vos yeux assoupis vous aimez
les écailles :
Semblables au guerrier armé pour les
batailles
Mais qui dort enivré de ses songes épais,
Si quelque voix soudaine éclate à votre oreille,
Vous frappez, vous tuez celui qui vous réveille,
Car
vous voulez dormir en paix!
Mais ce n'est pas ainsi que le
Dieu qui vous somme
Entend la destinée et les phases de
l'homme;
Ce n'est pas le chemin que son doigt vous écrit!
En vain le coeur vous manque et votre pied se lasse :
Dans
l'oeuvre du Très-Haut le repos n'a pas place;
Son esprit
n'est pas votre esprit!
« Marche! » Sa voix le
dit à la nature entière.
Ce n'est pas pour croupir
sur ces champs de lumière
Que le soleil s'allume et
s'éteint dans ses mains!
Dans cette oeuvre de vie où
son âme palpite,
Tout respire, tout croit, tout grandit,
tout gravite :
Les cieux, les astres, les humains!
L'oeuvre
toujours finie et toujours commencée
Manifeste à
jamais l'éternelle pensée :
Chaque halte pour Dieu
n'est qu'un point de départ.
Gravissant l'infini qui
toujours le domine,
Plus il s'élève, et plus la
volonté divine
S'élargit avec son regard!
Il
ne s'arrête pas pour mesurer l'espace,
Son pied ne revient
pas sur sa brûlante trace,
Il ne revoit jamais ce qu'il vit
en créant;
Semblable au faible enfant qui lit et balbutie,
Il ne dit pas deux fois la parole de vie :
Son verbe court
sur le néant!
Il court, et la nature à ce Verbe
qui vole
Le suit en chancelant de parole en parole :
Jamais,
jamais demain ce qu'elle est aujourd'hui!
Et la création,
toujours, toujours nouvelle,
Monte éternellement la
symbolique échelle
Que Jacob rêva devant lui!
Et
rien ne redescend à sa forme première :
Ce qui fut
glace et nuit devient flamme et lumière;
Dans les flancs
du rocher le métal devient or;
En perle au fond des mers
le lit des flots se change;
L'éther en s'allumant devient
astre, et la fange
Devient homme, et fermente encor!
Puis
un souffle d'en haut se lève; et toute chose
Change,
tombe, périt, fuit, meurt, se décompose,
Comme au
coup de sifflet des décorations;
Jéhovah d'un
regard lève et brise sa tente,
Et les camps des soleils
suspendent dans l'attente
Leurs saintes évolutions.
Les
globes calcinés volent en étincelles,
Les étoiles
des nuits éteignent leurs prunelles,
La comète
s'échappe et brise ses essieux,
Elle lance en éclats
la machine céleste,
Et de mille univers, en un souffle, il
ne reste
Qu'un charbon fumant dans les cieux!
Et vous,
qui ne pouvez défendre un pied de grève,
Dérober
une feuille au souffle qui l'enlève,
Prlonger d'un rayon
ces orbes éclatants,
Ni dans son sablier, qui coule
intarissable,
Ralentir d'un moment, d'un jour, d'un grain de
sable,
La chute éternelle du temps;
Sous vos pieds
chancelants si quelque caillou roule,
Si quelque peuple meurt, si
quelque trône croule,
Si l'aile d'un vieux siècle
emporte ses débris,
Si de votre alphabet quelque lettre
s'efface,
Si d'un insecte à l'autre un brin de paille
passe,
Le ciel s'ébranle de vos cris!
II
Regardez donc, race insensée,
Les pas des
générations!
Toute la route n'est tracée
Que des débris des nations :
Trônes, autels,
temples, portiques,
Peuples, royaumes, républiques,
Sont
la poussière du chemin;
Et l'histoire, écho de la
tombe,
N'est que le bruit de ce qui tombe
Sur la route du
genre humain.
Plus vous descendez dans les âges,
Plus
ce bruit s'élève en croissant,
Comme en approchant
des rivages
Que bat le flot retentissant.
Voyez passer
l'esprit de l'homme,
De Thèbe et de Memphis à Rome,
Voyageur terrible en tout lieu,
Partout brisant ce qu'il
élève,
Partout, de la torche ou du glaive,
Faisant
place à l'esprit de Dieu!
Il passe au milieu des
tempêtes
Par les foudres du Sinaï,
Par les verges
de ses prophètes,
Par les temples d'Adonaï!
Foulant
ses jougs, brisant ses maîtres,
Il change ses rois pour ses
prêtres,
Change ses prêtres pour des rois;
Puis,
broyant palais, tabernacles,
Il sème ces débris
d'oracles
Avec les débris de ses lois!
Déployant
ses ailes rapides,
Il plonge au désert de Memnon;
Le
voilà sous les Pyramides,
Le voici sur le Parthénon
:
Là, cachant aux regards de l'homme
Les fondements du
pouvoir, comme
Ceux d'un temple mystérieux;
Là,
jetant au vent populaire,
Comme le grain criblé sur
l'aire,
Les lois, les dogmes et les dieux!
Las de cet
assaut de parole,
Il guide Alexandre au combat;
L'aigle
sanglant du Capitole
Sur le monde à son doigt s'abat :
L'univers n'est plus qu'un empire.
Mais déjà
l'esprit se retire;
Et les peuples, poussant un cri,
Comme un
avide essaim d'esclaves
Dont on a brisé les entraves,
Se
sauvent avec un débri.
Levez-vous, Gaule et Germanie,
L'heure de la vengeance est là!
Des ruines, c'est le
génie
Qui prend les rênes d'Attila!
Lois, forum,
dieux, faisceaux, tout croule;
Dans l'ornière de sang tout
roule,
Tout s'éteint, tout fume. Il fait nuit,
Il fait
nuit, pour que l'ombre encore
Fasse mieux éclater l'aurore
Du jour où son doigt vous conduit!
L'homme se
tourne à cette flamme,
Et revit en la regardant :
Charlemagne en fait la grande âme
Dont il anime
l'Occident.
Il meurt : son colosse d'empire
En lambeaux
vivants se déchire,
Comme un vaste et pesant manteau
Fait
pour les robustes épaules
Qui portaient le Rhin et les
Gaules;
Et l'esprit reprend son marteau!
De ces nations
mutilées
Cent peuples naissent sous ses pas,
Races
barbares et mêlées
Que leur mère ne connaît
pas;
Les uns indomptés et farouches,
Les autres
rongeant dans leurs bouches
Les mors des tyrans ou des dieux :
Mais l'esprit, par diverses routes,
À son tour leur
assigne à toutes
Un rendez-vous mystérieux.
Pour
les pousser où Dieu les mène,
L'esprit humain prend
cent détours,
Et revêt chaque forme humaine
Selon
les hommes et les jours.
Ici, conquérant, il balaie
Les
vieux peuples comme l'ivraie;
Là, sublime navigateur,
L'instinct d'une immense conquête
Lui fait chercher
dans la tempête
Un monde à travers l'équateur.
Tantôt il coule la pensée
En bronze palpable
et vivant,
Et la parole retracée
Court et brise comme
le vent;
Tantôt, pour mettre un siècle en poudre,
Il éclate comme la foudre
Dans un mot de feu :
Liberté!
Puis, dégoûté de son ouvrage,
D'un mot qui tonne davantage
Il réveille l'humanité!
Et tout se fond, croule et chancelle;
Et, comme un flot
du flot chassé,
Le temps sur le temps s'amoncelle,
Et
le présent sur le passé!
Et sur ce sable où
tout s'enfonce,
Quoi donc, ô mortels, vous annonce
L'immuable que vous cherchez?
Je ne vois que poussière
et lutte,
Je n'entends que l'immense chute
Du temps qui tombe
et dit : « Marchez! »
III
Marchez!
l'humanité ne vit pas d'une idée!
Elle éteint
chaque soir celle qui l'a guidée,
Elle en allume une autre
à l'immortel flambeau :
Comme ces morts vêtus de
leur parure immonde,
Les générations emportent de
ce monde
Leurs vêtements dans le tombeau.
Là,
c'est leurs dieux; ici, les moeurs de leurs ancêtres,
Le
glaive des tyrans, l'amulette des prêtres,
Vieux lambeaux,
vils haillons de cultes ou de lois :
Et quand après mille
ans dans leurs caveaux on fouille,
On est surpris de voir la
risible dépouille
De ce qui fut l'homme autrefois.
Robes, toges, turbans, tunique, pourpre, bure
Sceptres,
glaives, faisoeaux, haches, houlette, armure
Symboles vermoulus
fondent sous votre main,
Tour à tour au plus fort, au plus
fourbe, au plus digne,
Et vous vous demandez vainement sous quel
signe
Monte ou baisse le genre humain.
Sous le vôtre,
ô chrétiens! L'homme en qui Dieu travaille
Change
éternellement de formes et de taille :
Géant de
l'avenir, à grandir destiné,
Il use en vieillissant
ses vieux vêtements, comme
Des membres élargis font
éclater sur l'homme
Les langes où l'enfant est né.
L'humanité n'est pas le boeuf à courte haleine
Qui creuse à pas égaux son sillon dans la plaine
Et revient ruminer sur un sillon pareil :
C'est l'aigle
rajeuni qui change son plumage,
Et qui monte affronter, de nuage
en nuage,
De plus hauts rayons du soleil.
Enfants de six
mille ans qu'un peu de bruit étonne,
Ne vous troublez donc
pas d'un mot nouveau qui tonne,
D'un empire éboulé,
d'un siècle qui s'en va!
Que vous font les débris
qui jonchent la carrière?
Regardez en avant, et non pas en
amère :
Le courant roule à Jéhova!
Que
dans vos coeurs étroits vos espérances vagues
Ne
croulent pas sans cesse avec toutes les vagues :
Ces flots vous
porteront, hommes de peu de foi!
Qu'importent bruit et vent,
poussière et décadence,
Pourvu qu'au-dessus d'eux
la haute Providence
Déroule l'éternelle loi!
Vos
siècles page à page épellent l'Évangile :
Vous n'y lisiez qu'un mot, et vous en lirez mille;
Vos
enfants plus hardis y liront plus avant!
Ce livre est comme ceux
des sibylles antiques,
Dont l'augure trouvait les feuillets
prophétiques
Siécle à siècle arrachés
au vent.
Dans la foudre et l'éclair votre Verbe aussi
vole :
Montez à sa lueur, courez à sa parole,
Attendez sans effroi l'heure lente à venir,
Vous,
enfants de celui qui, l'annonçant d'avance,
Du sommet
d'une croix vit briller l'espérance
Sur l'horizon de
l'avenir!
Cet oracle sanglant chaque jour se révèle;
L'esprit, en renversant, élève et renouvelle.
Passagers ballottés dans vos siècles flottants,
Vous croyez reculer sur l'océan des âges,
Et
vous vous remontrez, après mille naufrages,
Plus loin sur
la route des temps!
Ainsi quand le vaisseau qui vogue entre
deux mondes
A perdu tout rivage, et ne voit que les ondes
S'élever et crouler comme deux sombres murs;
Quand le
maître a brouillé les noeuds nombreux qu'il file,
Sur
la plaine sans borne il se croit immobile
Entre deux abîmes
obscurs.
« C'est toujours, se dit-il dans son coeur
plein de doute,
Même onde que je vois, même bruit que
j'écoute;
Le flot que j'ai franchi revient pour me bercer;
A les compter en vain mon esprit se consume,
C'est toujours
de la vague, et toujours de l'écume :
Les jours flottent
sans avancer! »
Et les jours et les flots semblent
ainsi renaître,
Trop pareils pour que l'oeil puisse les
reconnaître,
Et le regard trompé s'use en les
regardant;
Et l'homme, que toujours leur ressemblance abuse,
Les
brouille, les confond, les gourmande et t'accuse,
Seigneur!...
Ils marchent cependant!
Et quand sur cette mer, las de
chercher sa route,
Du firmament splendide il explore la voûte,
Des astres inconnus s'y lèvent à ses yeux;
Et,
moins triste, aux parfums qui soufflent des rivages,
Au jour
tiède et doré qui glisse des cordages,
Il sent
qu'il a changé de cieux.
Nous donc, si le sol tremble
au vieux toit de nos pères,
Ensevelissons-nous sous des
cendres si chères,
Tombons enveloppés de ces sacrés
linceuls!
Mais ne ressemblons pas à ces rois d'Assyrie
Qui traînaient au tombeau femmes, enfants, patrie,
Et
ne savaient pas mourir seuls;
Qui jetaient au bûcher,
avant que d'y descendre,
Famille, amis, coursiers, trésors
réduits en cendre,
Espoir ou souvenirs de leurs jours plus
heureux,
Et, livrant leur empire et leurs dieux à la
flamme,
Auraient voulu qu'aussi l'univers n'eût qu'une âme,
Pour que tout mourût avec eux!