PIERRE LOTI
Aziyadé
1
SALONIQUE
JOURNAL DE LOTI
I
16 mai 1876.
... Une belle journée de mai, un beau soleil, un ciel pur... Quand les canots étrangers arrivèrent, les bourreaux, sur les quais, mettaient la dernière main à leur oeuvre : six pendus exécutaient en présence de la foule l'horrible contorsion finale... Les fenêtres, les toits étaient encombrés de spectateurs ; sur un balcon voisin, les autorités turques souriaient à ce spectacle familier.
Le gouvernement du sultan avait fait peu de frais pour l'appareil du supplice ; les potences étaient si basses que les pieds nus des condamnés touchaient la terre. Leurs ongles crispés grinçaient sur le sable.
II
L'exécution terminée, les soldats se retirèrent et les morts restèrent jusqu'à la tombée du jour exposés aux yeux du peuple. Les six cadavres, debout sur leurs pieds, firent, jusqu'au soir, la hideuse grimace de la mort au beau soleil de Turquie, au milieu de promeneurs indifférents et de groupes silencieux de jeunes femmes.
III
Les gouvernements de France et d'Allemagne avaient exigé ces exécutions d'ensemble, comme réparation de ce massacre des consuls qui fit du bruit en Europe au début de la crise orientale.
Toutes les nations européennes avaient envoyé sur rade de Salonique d'imposants cuirassés. L'Angleterre s'y était une des premières fait représenter, et c'est ainsi que j'y étais venu moi-même, sur l'une des corvettes de Sa Majesté.
IV
Un beau jour de printemps, un des premiers où il nous fut permis de circuler dans Salonique de Macédoine, peu après les massacres, trois jours après les pendaisons, vers quatre heures de l'après-midi, il arriva que je m'arrêtai devant la porte fermée d'une vieille mosquée, pour regarder se battre deux cigognes.
La scène se passait dans une rue du vieux quartier musulman. Des maisons caduques bordaient de petits chemins tortueux, à moitié recouverts par les saillies des shaknisirs (sorte d'observatoires mystérieux, de grands balcons fermés et grillés, d'où les passants sont reluqués par des petits trous invisibles). Des avoines poussaient entre les pavés de galets noirs, et des branches de fraîche verdure couraient sur les toits ; le ciel, entrevu par échappées, était pur et bleu ; on respirait partout l'air tiède et la bonne odeur de mai.
La population de Salonique conservait encore envers nous une attitude contrainte et hostile ; aussi l'autorité nous obligeait-elle à traîner par les rues un sabre et tout un appareil de guerre. De loin en loin, quelques personnages à turban passaient en longeant les murs, et aucune tête de femme ne se montrait derrière les grillages discrets des haremlikes ; on eût dit une ville morte.
Je me croyais si parfaitement seul, que j'éprouvai une étrange impression en apercevant près de moi, derrière d'épais barreaux de fer, le haut d'une tête humaine, deux grands yeux verts fixés sur les miens.
Les sourcils étaient bruns, légèrement froncés, rapprochés jusqu'à se rejoindre ; l'expression de ce regard était un mélange d'énergie et de naïveté ; on eût dit un regard d'enfant, tant il avait de fraîcheur et de jeunesse.
La jeune femme qui avait ces yeux se leva, et montra jusqu'à la ceinture sa taille enveloppée d'un camail à la turque (féredjé) aux plis longs et rigides. Le camail était de soie verte, orné de broderies d'argent. Un voile blanc enveloppait soigneusement la tête, n'en laissant paraître que le front et les grands yeux. Les prunelles étaient bien vertes, de cette teinte vert de mer d'autrefois chantée par les poètes d'Orient.
Cette jeune femme était Aziyadé.
V
Aziyadé me regardait fixement. Devant un Turc, elle se fût cachée ; mais un giaour n'est pas un homme ; tout au plus est-ce un objet de curiosité qu'on peut contempler à loisir. Elle paraissait surprise qu'un de ces étrangers, qui étaient venus menacer son pays sur de si terribles machines de fer, pût être un très jeune homme dont l'aspect ne lui causait ni répulsion ni frayeur.
VI
Tous les canots des escadres étaient partis quand je revins sur le quai ; les yeux verts m'avaient légèrement captivé, bien que le visage exquis caché par le voile blanc me fût encore inconnu ; j'étais repassé trois fois devant la mosquée aux cigognes, et l'heure s'en était allée sans que j'en eusse conscience.
Les impossibilités étaient entassées comme à plaisir entre cette jeune femme et moi ; impossibilité d'échanger avec elle une pensée, de lui parler ni de lui écrire ; défense de quitter le bord après six heures du soir, et autrement qu'en armes ; départ probable avant huit jours pour ne jamais revenir, et, par dessus tout, les farouches surveillances des harems.
Je regardai s'éloigner les derniers canots anglais, le soleil près de disparaître, et je m'assis irrésolu sous la tente d'un café turc.
VII
Un attroupement fut aussitôt formé autour de moi ; c'était une bande de ces hommes qui vivent à la belle étoile sur les quais de Salonique, bateliers ou portefaix, qui désiraient savoir pourquoi j'étais resté à terre et attendaient là, dans l'espoir que peut-être j'aurais besoin de leurs services.
Dans ce groupe de Macédoniens, je remarquai un homme qui avait une drôle de barbe, séparée en petites boucles comme les plus antiques statues de ce pays ; il était assis devant moi par terre et m'examinait avec beaucoup de curiosité ; mon costume et surtout mes bottines paraissaient l'intéresser vivement. Il s'étirait avec des airs câlins, des mines de gros chat angora, et bâillait en montrant deux rangées de dents toutes petites, aussi brillantes que des perles.
Il avait d'ailleurs une très belle tête, une grande douceur dans les yeux qui resplendissaient d'honnêteté et d'intelligence. Il était tout dépenaillé, pieds nus, jambes nues, la chemise en lambeaux, mais propre comme une chatte.
Ce personnage était Samuel.
VIII
Ces deux êtres rencontrés le même jour devaient bientôt remplir un rôle dans mon existence et jouer, pendant trois mois, leur vie pour moi ; on m'eût beaucoup étonné en me le disant. Tous deux devaient abandonner ensuite leur pays pour me suivre, et nous étions destinés à passer l'hiver ensemble, sous le même toit, à Stamboul.
IX
Samuel s'enhardit jusqu'à me dire les trois mots qu'il savait d'anglais :
-- Do you want to go on board ? (Avez-vous besoin d'aller à bord ?)
Et il continua en sabir :
-- Te portarem col la mia barca. (Je t'y porterai avec ma barque.)
Samuel entendait le sabir ; je songeai tout de suite au parti qu'on pouvait tirer d'un garçon intelligent et déterminé, parlant une langue connue, pour cette entreprise insensée qui flottait déjà devant moi à l'état de vague ébauche.
L'or était un moyen de m'attacher ce va-nu-pieds, mais j'en avais peu. Samuel, d'ailleurs, devait être honnête, et un garçon qui l'est ne consent point pour de l'or à servir d'intermédiaire entre un jeune homme et une jeune femme.
X
A WILLIAM BROWN, LIEUTENANT
AU 3E D'INFANTERIE DE LIGNE, A LONDRES
Salonique, 2 juin.
... Ce n'était d'abord qu'une ivresse de l'imagination et des sens ; quelque chose de plus est venu ensuite, de l'amour ou peu s'en faut ; j'en suis surpris et charmé.
Si vous aviez pu suivre aujourd'hui votre ami Loti dans les rues d'un vieux quartier solitaire, vous l'auriez vu monter dans une maison d'aspect fantastique. La porte se referme sur lui avec mystère. C'est la case choisie pour ces changements de décors qui lui sont familiers. (Autrefois, vous vous en souvenez, c'était pour Isabelle B..., l'étoile : la scène se passait dans un fiacre, ou Hay-Market street, chez la maîtresse du grand Martyn ; vieille histoire que ces changements de décors, et c'est à peine si le costume oriental leur prête encore quelque peu d'attrait et de nouveauté.)
Début de mélodrame. Premier tableau : Un vieil appartement obscur. Aspect assez misérable, mais beaucoup de couleur orientale. Des narguilhés traînent à terre avec des armes.
Votre ami Loti est planté au milieu et trois vieilles juives s'empressent autour de lui sans mot dire. Elles ont des costumes pittoresques et des nez crochus, de longues vestes ornées de paillettes, des sequins enfilés pour colliers, et, pour coiffure, des catogans de soie verte. Elles se dépêchent de lui enlever ses vêtements d'officier et se mettent à l'habiller à la turque, en s'agenouillant pour commencer par les guêtres dorées et les jarretières. Loti conserve l'air sombre et préoccupé qui convient au héros d'un drame lyrique.
Les trois vieilles mettent dans sa ceinture plusieurs poignards dont les manches d'argent sont incrustés de corail, et les lames damasquinées d'or ; elles lui passent une veste dorée à manches flottantes, et le coiffent d'un tarbouch. Après cela, elles expriment, par des gestes, que Loti est très beau ainsi, et vont chercher un grand miroir.
Loti trouve qu'il n'est pas mal en effet, et sourit tristement à cette toilette qui pourrait lui être fatale ; et puis il disparaît par une porte de derrière et traverse toute une ville saugrenue, des bazars d'Orient et des mosquées ; il passe inaperçu dans des foules bariolées, vêtues de ces couleurs éclatantes qu'on affectionne en Turquie ; quelques femmes voilées de blanc se disent seulement sur son passage : " Voici un Albanais qui est bien mis, et ses armes sont belles. "
Plus loin, mon cher William, il serait imprudent de suivre votre ami Loti ; au bout de cette course, il y a l'amour d'une femme turque, laquelle est la femme d'un Turc, -- entreprise insensée en tout temps, et qui n'a plus de nom dans les circonstances du jour. -- Auprès d'elle, Loti va passer une heure de complète ivresse, au risque de sa tête, de la tête de plusieurs autres, et de toutes sortes de complications diplomatiques.
Vous direz qu'il faut, pour en arriver là, un terrible fonds d'égoïsme ; je ne dis pas le contraire ; mais j'en suis venu à penser que tout ce qui me plaît est bon à faire et qu'il faut toujours épicer de son mieux le repas si fade de la vie.
Vous ne vous plaindrez pas de moi, mon cher William : je vous ai écrit longuement. Je ne crois nullement à votre affection, pas plus qu'à celle de personne ; mais vous êtes, parmi les gens que j'ai rencontrés deçà et delà dans le monde, un de ceux avec lesquels je puis trouver du plaisir à vivre et à échanger mes impressions. S'il y a dans ma lettre quelque peu d'épanchement, il ne faut pas m'en vouloir : j'avais bu du vin de Chypre.
À présent c'est passé ; je suis monté sur le pont respirer l'air vif du soir, et Salonique faisait piètre mine ; ses minarets avaient l'air d'un tas de vieilles bougies, posées sur une ville sale et noire où fleurissent les vices de Sodome. Quand l'air humide me saisit comme une douche glacée, et que la nature prend ses airs ternes et piteux, je retombe sur moi-même ; je ne retrouve plus au-dedans de moi que le vide écoeurant et l'immense ennui de vivre.
Je pense aller bientôt à Jérusalem, où je tâcherai de ressaisir quelques bribes de foi. Pour l'instant, mes croyances religieuses et philosophiques, mes principes de morale, mes théories sociales, etc., sont représentés par cette grande personnalité : le gendarme.
Je vous reviendrai sans doute en automne dans le Yorkshire. En attendant, je vous serre les mains et je suis votre dévoué.
LOTI.
XI
Ce fut une des époques troublées de mon existence que ces derniers jours de mai 1876.
Longtemps j'étais resté anéanti, le coeur vide, inerte, à force d'avoir souffert ; mais cet état transitoire avait passé, et la force de la jeunesse amenait le réveil. Je m'éveillais seul dans la vie ; mes dernières croyances s'en étaient allées, et aucun frein ne me retenait plus.
Quelque chose comme de l'amour naissait sur ces ruines, et l'Orient jetait son grand charme sur ce réveil de moi-même, qui se traduisait par le trouble des sens.
XII
Elle était venue habiter avec les trois autres femmes de son maître un yali de campagne, dans un bois, sur le chemin de Monastir ; là, on la surveillait moins.
Le jour je descendais en armes. Par grosse mer, toujours, un canot me jetait sur les quais, au milieu de la foule des bateliers et des pêcheurs ; et Samuel, placé comme par hasard sur mon passage, recevait par signes mes ordres pour la nuit.
J'ai passé bien des journées à errer sur ce chemin de Monastir. C'était une campagne nue et triste, où l'oeil s'étendait à perte de vue sur des cimetières antiques ; des tombes de marbre en ruine, dont le lichen rongeait les inscriptions mystérieuses ; des champs plantés de menhirs de granit ; des sépultures grecques, byzantines, musulmanes, couvraient ce vieux sol de Macédoine où les grands peuples du passé ont laissé leur poussière. De loin en loin, la silhouette aiguë d'un cyprès, ou un platane immense, abritant des bergers albanais et des chèvres ; sur la terre aride, de larges fleurs lilas pâle, répandant une douce odeur de chèvrefeuille, sous un soleil déjà brûlant. Les moindres détails de ce pays sont restés dans ma mémoire.
La nuit, c'était un calme tiède, inaltérable, un silence mêlé de bruits de cigales, un air pur rempli de parfums d'été ; la mer immobile, le ciel aussi brillant qu'autrefois dans mes nuits des tropiques.
Elle ne m'appartenait pas encore ; mais il n'y avait plus entre nous que des barrières matérielles, la présence de son maître, et le grillage de fer de ses fenêtres.
Je passais ces nuits à l'attendre, à attendre ce moment, très court quelquefois, où je pouvais toucher ses bras à travers les terribles barreaux, et embrasser dans l'obscurité ses mains blanches, ornées de bagues d'Orient.
Et puis, à certaine heure du matin, avant le jour, je pouvais, avec mille dangers, rejoindre ma corvette par un moyen convenu avec les officiers de garde.
XIII
Mes soirées se passaient en compagnie de Samuel. J'ai vu d'étranges choses avec lui, dans les tavernes des bateliers ; j'ai fait des études de moeurs que peu de gens ont pu faire, dans les cours des miracles et les tapis francs des juifs de la Turquie. Le costume que je promenais dans ces bouges était celui des matelots turcs, le moins compromettant pour traverser de nuit la rade de Salonique. Samuel contrastait singulièrement avec de pareils milieux ; sa belle et douce figure rayonnait sur ces sombres repoussoirs. Peu à peu je m'attachais à lui, et son refus de me servir auprès d'Aziyadé me faisait l'estimer davantage.
Mais j'ai vu d'étranges choses la nuit avec ce vagabond, une prostitution étrange, dans les caves où se consomment jusqu'à complète ivresse le mastic et le raki...
XIV
Une nuit tiède de juin, étendus tous deux à terre dans la campagne, nous attendions deux heures du matin, -- l'heure convenue. -- Je me souviens de cette belle nuit étoilée, où l'on n'entendait que le faible bruit de la mer calme. Les cyprès dessinaient sur la montagne des larmes noires, les platanes des masses obscures ; de loin en loin, de vieilles bornes séculaires marquaient la place oubliée de quelque derviche d'autrefois ; l'herbe sèche, la mousse et le lichen avaient bonne odeur ; c'était un bonheur d'être en pleine campagne une pareille nuit, et il faisait bon vivre.
Mais Samuel paraissait subir cette corvée nocturne avec une détestable humeur, et ne me répondait même plus.
Alors je lui pris la main pour la première fois, en signe d'amitié, et lui fis en espagnol à peu près ce discours :
-- Mon bon Samuel, vous dormez chaque nuit sur la terre dure ou sur des planches ; l'herbe qui est ici est meilleure et sent bon comme le serpolet. Dormez, et vous serez de plus belle humeur après. N'êtes-vous pas content de moi ? et qu'ai-je pu vous faire ?
Sa main tremblait dans la mienne et la serrait plus qu'il n'eût été nécessaire.
-- Che volete, dit-il d'une voix sombre et troublée, che volete mî ? (Que voulez-vous de moi ?)...
Quelque chose d'inouï et de ténébreux avait un moment passé dans la tête du pauvre Samuel ; -- dans le vieil Orient tout est possible ! -- et puis il s'était couvert la figure de ses bras, et restait là, terrifié de lui-même, immobile et tremblant...
Mais, depuis cet instant étrange, il est à mon service corps et âme ; il joue chaque soir sa liberté et sa vie en entrant dans la maison qu'Aziyadé habite ; il traverse, dans l'obscurité, pour aller la chercher, ce cimetière rempli pour lui de visions et de terreurs mortelles ; il rame jusqu'au matin dans sa barque pour veiller sur la nôtre, ou bien m'attend toute la nuit, couché pêle-mêle avec cinquante vagabonds, sur la cinquième dalle de pierre du quai de Salonique. Sa personnalité est comme absorbée dans la mienne, et je le trouve partout dans mon ombre, quels que soient le lieu et le costume que j'aie choisis, prêt à défendre ma vie au risque de la sienne.
XV
LOTI A PLUMKETT, LIEUTENANT DE MARINE
Salonique, mai 1876.
Mon cher Plumkett,
Vous pouvez me raconter, sans m'ennuyer jamais, toutes les choses tristes ou saugrenues, ou même gaies, qui vous passeront par la tête ; comme vous êtes classé pour moi en dehors du " vil troupeau ", je lirai toujours avec plaisir ce que vous m'écrirez.
Votre lettre m'a été remise sur la fin d'un dîner au vin d'Espagne, et je me souviens qu'elle m'a un peu, à première vue, abasourdi par son ensemble original. Vous êtes en effet " un drôle de type ", mais cela, je le savais déjà. Vous êtes aussi un garçon d'esprit, ce qui était connu. Mais ce n'est point là seulement ce que j'ai démêlé dans votre longue lettre, je vous l'assure.
J'ai vu que vous avez dû beaucoup souffrir, et c'est là un point de commun entre nous deux. Moi aussi, il y a dix longues années que j'ai été lancé dans la vie, à Londres, livré à moi-même à seize ans ; j'ai goûté un peu toutes les jouissances ; mais je ne crois pas non plus qu'aucun genre de douleur m'ait été épargné. Je me trouve fort vieux, malgré mon extrême jeunesse physique, que j'entretiens par l'escrime et l'acrobatie.
Les confidences d'ailleurs ne servent à rien ; il suffit que vous ayez souffert pour qu'il y ait sympathie entre nous.
Je vois aussi que j'ai été assez heureux pour vous inspirer quelque affection ; je vous en remercie. Nous aurons, si vous voulez bien, ce que vous appelez une amitié intellectuelle, et nos relations nous aideront à passer le temps maussade de la vie.
À la quatrième page de votre papier, votre main courait un peu vite sans doute, quand vous avez écrit : " une affection et un dévouement illimités. " Si vous avez pensé cela, vous voyez bien, mon cher ami, qu'il y a encore chez vous de la jeunesse et de la fraîcheur, et que tout n'est pas perdu. Ces belles amitiés-là, à la vie, à la mort, personne plus que moi n'en a éprouvé tout le charme ; mais, voyez-vous, on les a à dix-huit ans ; à vingt-cinq, elles sont finies, et on n'a plus de dévouement que pour soi-même. C'est désolant, ce que je vous dis là, mais c'est terriblementvrai.
XVI
Salonique, juin 1876.
C'était un bonheur de faire à Salonique ces corvées matinales qui vous mettaient à terre avant le lever du soleil. L'air était si léger, la fraîcheur si délicieuse, qu'on n'avait aucune peine à vivre ; on était comme pénétré de bien-être. Quelques Turcs commençaient à circuler, vêtus de robes rouges, vertes ou orange, sous les rues voûtées des bazars, à peine éclairées encore d'une demi-lueur transparente.
L'ingénieur Thompson jouait auprès de moi le rôle du confident d'opéra-comique, et nous avons bien couru ensemble par les vieilles rues de cette ville, aux heures les plus prohibées et dans les tenues les moins réglementaires.
Le soir, c'était pour les yeux un enchantement d'un autre genre : tout était rose ou doré. L'Olympe avait des teintes de braise ou de métal en fusion, et se réfléchissait dans une mer unie comme une glace. Aucune vapeur dans l'air : il semblait qu'il n'y avait plus d'atmosphère et que les montagnes se découpaient dans le vide, tant leurs arêtes les plus lointaines étaient nettes et décidées.
Nous étions souvent assis le soir sur les quais où se portait la foule, devant cette baie tranquille. Les orgues de Barbarie d'Orient y jouaient leurs airs bizarres, accompagnés de clochettes et de chapeaux chinois ; les cafedjis encombraient la voie publique de leurs petites tables toujours garnies, et ne suffisaient plus à servir les narguilhés, les skiros, le lokoum et le raki.
Samuel était heureux et fier quand nous l'invitions à notre table. Il rôdait alentour, pour me transmettre par signes convenus quelque rendez-vous d'Aziyadé, et je tremblais d'impatience en songeant à la nuit qui allait venir.
XVII
Salonique, juillet 1876.
Aziyadé avait dit à Samuel qu'il resterait cette nuit-là auprès de nous. Je la regardais faire avec étonnement : elle m'avait prié de m'asseoir entre elle et lui, et commençait à lui parler en langue turque.
C'était un entretien qu'elle voulait, le premier entre nous deux, et Samuel devait servir d'interprète ; depuis un mois, liés par l'ivresse des sens, sans avoir pu échanger même une pensée, nous étions restés jusqu'à cette nuit étrangers l'un à l'autre et inconnus.
-- Où es-tu né ? Où as-tu vécu ? Quel âge as-tu ? As-tu une mère ? Crois-tu en Dieu ? Es-tu allé dans le pays des hommes noirs ? As-tu eu beaucoup de maîtresses ? Es-tu un seigneur dans ton pays ?
Elle, elle était une petite fille circassienne venue à Constantinople avec une autre petite de son âge ; un marchand l'avait vendue à un vieux Turc qui l'avait élevée pour la donner à son fils ; le fils était mort, le vieux Turc aussi ; elle, qui avait seize ans, était extrêmement belle ; alors, elle avait été prise par cet homme, qui l'avait remarquée à Stamboul et ramenée dans sa maison de Salonique.
-- Elle dit, traduisait Samuel, que son Dieu n'est pas le même que le tien, et qu'elle n'est pas bien sûre, d'après le Koran, que les femmes aient une âme comme les hommes ; elle pense que, quand tu seras parti, vous ne vous verrez jamais, même après que vous serez morts, et c'est pour cela qu'elle pleure. Maintenant, dit Samuel en riant, elle demande si tu veux te jeter dans la mer avec elle tout de suite ; et vous vous laisserez couler au fond en vous tenant serrés tous les deux... Et moi, ensuite, je ramènerai la barque, et je dirai que je ne vous ai pas vus.
-- Moi, dis-je, je le veux bien, pourvu qu'elle ne pleure plus ; partons tout de suite, ce sera fini après.
Aziyadé comprit, elle passa ses bras en tremblant autour de mon cou ; et nous nous penchâmes tous deux sur l'eau.
-- Ne faites pas cela, cria Samuel, qui eut peur, en nous retenant tous deux avec une poigne de fer. Vilain baiser que vous vous donneriez là. En se noyant, on se mord et on fait une horrible grimace.
Cela était dit en sabir avec une crudité sauvage que le français ne peut pas traduire.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il était l'heure pour Aziyadé de repartir, et, l'instant d'après, elle nous quitta.
XVIII
PLUMKETT A LOTI
Londres, juin 1876.
Mon cher Loti,
J'ai une vague souvenance de vous avoir envoyé le mois dernier une lettre sans queue ni tête, ni rime ni raison. Une de ces lettres que le primesaut vous dicte, où l'imagination galope, suivie par la plume, qui, elle, ne fait que trotter, et encore en butant souvent comme une vieille rossinante de louage.
Ces lettres-là, on ne les a jamais relues avant de les fermer car alors on ne les aurait point envoyées. Des digressions plus ou moins pédantesques dont il est inutile de chercher l'à-propos, suivies d'âneries indignes du Tintamarre. Ensuite, pour le bouquet, un auto-panégyrique d'individu incompris qui cherche à se faire plaindre, pour récolter des compliments que vous êtes assez bon pour lui envoyer. Conclusion : tout cela était bien ridicule.
Et les protestations de dévouement ! -- Oh ! pour le coup c'est là que la vieille rossinante à deux becs prenait le mors aux dents ! Vous répondez à cet article de ma lettre comme eût pu le faire cet écrivain du XVIe siècle avant notre ère qui ayant essayé de tout, d'être un grand roi, un grand philosophe, un grand architecte, d'avoir six cents femmes, etc., en vint à s'ennuyer et à se dégoûter tellement de toutes ces choses, qu'il déclara sur ses vieux jours, toutes réflexions faites, que tout n'était que vanité.
Ce que vous me répondiez là, en style d'Ecclésiaste, je le savais bien ; je suis si bien de votre avis sur tout et même sur autre chose, que je doute fort qu'il m'arrive jamais de discuter avec vous autrement que comme Pandore avec son brigadier. Nous n'avons absolument rien à nous apprendre l'un à l'autre, pour ce qui est des choses de l'ordre moral.
-- Les confidences, me dites-vous, sont inutiles.
Plus que jamais, je m'incline : j'aime à avoir des vues d'ensemble sur les personnes et les choses, j'aime à en deviner les grands traits ; quant aux détails, je les ai toujours eus en horreur.
" Affection et dévouement illimités ! " Que voulez-vous ! c'était un de ces bons mouvements, un de ces heureux éclairs à la faveur desquels on est meilleur que soi-même. Croyez bien que l'on est sincère au moment où l'on écrit ainsi. Si ce ne sont que des éclairs, à qui faut-il s'en prendre ?... Est-ce à vous et à moi, qui ne sommes aucunement responsables de la profonde imperfection de notre nature ? Est-ce à celui qui ne nous a créés que pour nous laisser à demi ébauchés, susceptibles des aspirations les plus élevées ; mais incapables d'actes qui soient en rapport avec nos conceptions ? N'est-ce à personne du tout ? Dans le doute où nous sommes à ce sujet, je crois que c'est ce qu'il y a de mieux à faire.
Merci pour ce que vous me dites de la fraîcheur de mes sentiments. Pourtant je n'en crois rien. Ils ont trop servi, ou plutôt je m'en suis trop servi, pour qu'ils ne soient pas un peu défraîchis par l'usage que j'en ai fait. Je pourrais dire que ce sont des sentiments d'occasion, et, à ce propos, je vous rappellerai que souvent on trouve de très bonnes occasions. Je vous ferai également remarquer qu'il est des choses qui gagnent en solidité ce que l'usure peut leur avoir enlevé de brillant et de fraîcheur ; comme exemple tiré du noble métier que nous exerçons tous deux, je vous citerai le vieux filin.
Il est donc bien entendu que je vous aime beaucoup. Il n'y a plus à revenir là-dessus. Une fois pour toutes, je vous déclare que vous êtes très bien doué, et qu'il serait fort malheureux que vous laissiez s'atrophier par l'acrobatie la meilleure partie de vous-même. Cela posé, je cesse de vous assommer de mon affection et de mon admiration, pour entrer dans quelques détails sur mon individu.
Je suis bien portant physiquement, et en traitement pour ce qui est du moral. -- Mon traitement consiste à ne plus me tourner la cervelle à l'envers, et à mettre un régulateur à ma sensibilité. Tout est équilibre en ce monde, au-dedans de nous-même comme au-dehors. Si la sensibilité prend le dessus, c'est toujours aux dépens de la raison. Plus vous serez poète, moins vous serez géomètre, et, dans la vie, il faut un peu de géométrie, et, ce qui est pis encore, beaucoup d'arithmétique. Je crois, Dieu me pardonne, que je vous écris là quelque chose qui a presque le senscommun !
Tout à vous,
PLUMKETT.
XIX
Nuit du 27 juillet, Salonique.
À neuf heures, les uns après les autres, les officiers du bord rentrent dans leurs chambres ; ils se retirent tous en me souhaitant bonne chance et bonne nuit : mon secret est devenu celui de tout le monde.
Et je regarde avec anxiété le ciel du côté du vieil Olympe, d'où partent trop souvent ces gros nuages cuivrés, indices d'orages et de pluie torrentielle.
Ce soir, de ce côté-là, tout est pur, et la montagne mythologique découpe nettement sa cime sur le ciel profond.
Je descends dans ma cabine, je m'habille et je remonte.
Alors commence l'attente anxieuse de chaque soir : une heure, deux heures se passent, les minutes se traînent et sont longues comme des nuits.
À onze heures, un léger bruit d'avirons sur la mer calme ; un point lointain s'approche en glissant comme une ombre. C'est la barque de Samuel. Les factionnaires le couchent en joue et le hèlent. Samuel ne répond rien, et cependant les fusils s'abaissent ; -- les factionnaires ont une consigne secrète qui concerne lui seul, et le voilà le long du bord.
On lui remet pour moi des filets, et différents ustensiles de pêche ; les apparences sont sauvées ainsi, et je saute dans la barque, qui s'éloigne ; j'enlève le manteau qui couvrait mon costume turc et la transformation est faite. Ma veste dorée brille légèrement dans l'obscurité, la brise est molle et tiède, et Samuel rame sans bruit dans la direction de la terre.
Une petite barque est là qui stationne. -- Elle contient une vieille négresse hideuse enveloppée d'un drap bleu, un vieux domestique albanais armé jusqu'aux dents, au costume pittoresque ; et puis une femme, tellement voilée qu'on ne voit plus rien d'elle-même qu'une informe masse blanche.
Samuel reçoit dans sa barque les deux premiers de ces personnages, et s'éloigne sans mot dire. Je suis resté seul avec la femme au voile, aussi muette et immobile qu'un fantôme blanc ; j'ai pris les rames, et, en sens inverse, nous nous éloignons aussi dans la direction du large. -- Les yeux fixés sur elle, j'attends avec anxiété qu'elle fasse un mouvement ou un signe.
Quand, à son gré, nous sommes assez loin, elle me tend ses bras ; c'est le signal attendu pour venir m'asseoir auprès d'elle. Je tremble en la touchant, ce premier contact me pénètre d'une langueur mortelle, son voile est imprégné des parfums de l'Orient, son contact est ferme et froid.
J'ai aimé plus qu'elle une autre jeune femme que, à présent, je n'ai plus le droit de voir ; mais jamais mes sens n'ont connu pareille ivresse.
XX
La barque d'Aziyadé est remplie de tapis soyeux, de coussins et de couvertures de Turquie. On y trouve tous les raffinements de la nonchalance orientale, et il semblerait voir un lit qui flotte plutôt qu'une barque.
C'est une situation singulière que la nôtre : il nous est interdit d'échanger seulement une parole ; tous les dangers se sont donné rendez-vous autour de ce lit, qui dérive sans direction sur la mer profonde ; on dirait deux êtres qui ne se sont réunis que pour goûter ensemble les charmes enivrants de l'impossible.
Dans trois heures, il faudra partir, quand la Grande Ourse se sera renversée dans le ciel immense. Nous suivons chaque nuit son mouvement régulier, elle est l'aiguille du cadran qui compte nos heures d'ivresse.
D'ici là, c'est l'oubli complet du monde et de la vie, le même baiser commencé le soir qui dure jusqu'au matin, quelque chose de comparable à cette soif ardente des pays de sable de l'Afrique qui s'excite en buvant de l'eau fraîche et que la satiété n'apaise plus...
À une heure, un tapage inattendu dans le silence de cette nuit : des harpes et des voix de femmes ; on nous crie gare, et à peine avons-nous le temps de nous garer. Un canot de la Maria Pia passe grand train près de notre barque ; il est rempli d'officiers italiens en partie fine, ivres pour la plupart ; -- il avait failli passer sur nous et nous couler.
XXI
Quand nous rejoignîmes la barque de Samuel, la Grande Ourse avait dépassé son point de plus grande inclinaison, et on entendait dans le lointain le chant du coq.
Samuel dormait, roulé dans ma couverture, à l'arrière, au fond de la barque ; la négresse dormait, accroupie à l'avant comme une macaque ; le vieil Albanais dormait entre eux deux, courbé sur ses avirons.
Les deux vieux visiteurs rejoignirent leur maîtresse, et la barque qui portait Aziyadé s'éloigna sans bruit. Longtemps je suivis des yeux la forme blanche de la jeune femme, étendue inerte à la place où je l'avais quittée, chaude de baisers, et humide de la rosée de la nuit.
Trois heures sonnaient à bord des cuirassés allemands : une lueur blanche à l'orient profilait le contour sombre des montagnes, dont la base était perdue dans l'ombre, dans l'épaisseur de leur propre ombre, reflétée profondément dans l'eau calme. Il était impossible d'apprécier encore aucune distance dans l'obscurité projetée par ces montagnes ; seulement les étoiles pâlissaient.
La fraîcheur humide du matin commençait à tomber sur la mer ; la rosée se déposait en gouttelettes serrées sur les planches de la barque de Samuel ; j'étais vêtu à peine, les épaules seulement couvertes d'une chemise d'Albanais en mousseline légère. Je cherchais ma veste dorée ; elle était restée dans la barque d'Aziyadé. Un froid mortel glissait le long de mes bras, et pénétrait peu à peu toute ma poitrine. Une heure encore avant le moment favorable pour rentrer à bord en évitant la surveillance des hommes de garde ! J'essayai de ramer ; un sommeil irrésistible engourdissait mes bras. Alors je soulevai avec des précautions infinies la couverture qui enveloppait Samuel, pour m'étendre sans l'éveiller à côté de cet ami de hasard.
Et, sans en avoir eu conscience, en moins d'une seconde, nous nous étions endormis tous deux de ce sommeil accablant contre lequel il n'y a pas de résistance possible ; -- et la barque s'en alla en dérive.
Une voix rauque et germanique nous éveilla au bout d'une heure ; la voix criait quelque chose en allemand dans le genre de ceci : " Ohé du canot ! "
Nous étions tombés sur les cuirassés allemands, et nous nous éloignâmes à force de rames ; les fusils des hommes de garde nous tenaient en joue. Il était quatre heures ; l'aube, incertaine encore, éclairait la masse blanche de Salonique, les masses noires des navires de guerre ; je rentrai à bord comme un voleur, assez heureux pour être inaperçu.
XXII
La nuit d'après (du 28 au 29), je rêvai que je quittais brusquement Salonique et Aziyadé. Nous voulions courir, Samuel et moi, dans le sentier du village turc où elle demeure, pour au moins lui dire adieu ; l'inertie des rêves arrêtait notre course ; l'heure passait et la corvette larguait ses voiles.
-- Je t'enverrai de ses cheveux, disait Samuel, toute une longue natte de ses cheveux bruns.
Et nous cherchions toujours à courir.
Alors, on vint m'éveiller pour le quart ; il était minuit. Le timonier alluma une bougie dans ma chambre : je vis briller les dorures et les fleurs de soie de la tapisserie, et m'éveillai tout à fait.
Il plut par torrents cette nuit-là, et je fus trempé.
XXIII
Salonique, 29 juillet.
Je reçois ce matin à dix heures cet ordre inattendu : quitter brusquement ma corvette et Salonique : prendre passage demain sur le paquebot de Constantinople, et rejoindre le stationnaire anglais le Deerhound, qui se promène par là-bas, dans les eaux du Bosphore ou du Danube.
Une bande de matelots vient d'envahir ma chambre ; ils arrachent les tentures et confectionnent les malles.
J'habitais, tout au fond du Prince-of-Wales, un réduit blindé confinant avec la soute aux poudres. J'avais meublé d'une manière originale ce caveau, où ne pénétrait pas la lumière du soleil : sur les murailles de fer, une épaisse soie rouge à fleurs bizarres ; des faïences, des vieilleries redorées, des armes, brillant sur ce fond sombre.
J'avais passé des heures tristes, dans l'obscurité de cette chambre, ces heures inévitables du tête-à-tête avec soi-même, qui sont vouées aux remords, aux regrets déchirants du passé.
XXIV
J'avais quelques bons camarades sur le Prince-of-Wales ; j'étais un peu l'enfant gâté du bord, mais je ne tiens plus à personne, et il m'est indifférent de les quitter.
Une période encore de mon existence qui va finir, et Salonique est un coin de la terre que je ne reverrai plus.
J'ai passé pourtant des heures enivrantes sur l'eau tranquille de cette grande baie, des nuits que beaucoup d'hommes achèteraient bien cher et j'aimais presque cette jeune femme, si singulièrement délicieuse !
J'oublierai bientôt ces nuits tièdes, où la première lueur de l'aube nous trouvait étendus dans une barque, enivrés d'amour, et tout trempés de la rosée du matin.
Je regrette Samuel aussi, le pauvre Samuel, qui jouait si gratuitement sa vie pour moi, et qui va pleurer mon départ comme un enfant. C'est ainsi que je me laisse aller encore et prendre à toutes les affections ardentes, à tout ce qui y ressemble, quel qu'en soit le mobile intéressé ou ténébreux ; j'accepte, en fermant les yeux, tout ce qui peut pour une heure combler le vide effrayant de la vie, tout ce qui est une apparence d'amitié ou d'amour.
XXV
30 juillet. Dimanche.
À midi, par une journée brûlante, je quitte Salonique. Samuel vient avec sa barque, à la dernière heure, me dire adieu sur le paquebot qui m'emporte.
Il a l'air fort dégagé et satisfait. -- Encore un qui m'oubliera vite !
-- Au revoir, effendim, pensia poco de Samuel ! (Au revoir, monseigneur ! pense un peu à Samuel !)
XXVI
-- En automne, a dit Aziyadé, Abeddin-effendi, mon maître, transportera à Stamboul son domicile et ses femmes ; si par hasard il n'y venait pas, moi seule j'y viendrais pour toi.
Va pour Stamboul, et je vais l'y attendre. Mais c'est tout à recommencer, un nouveau genre de vie, dans un nouveau pays, avec de nouveaux visages, et pour un temps que j'ignore.
XXVII
L'état-major du Prince-of-Wales exécute des effets de mouchoirs très réussis, et le pays s'éloigne, baigné dans le soleil. Longtemps on distingue la tour blanche, où, la nuit, s'embarquait Aziyadé, et cette campagne pierreuse, çà et là plantée de vieux platanes, si souvent parcourue dans l'obscurité.
Salonique n'est plus bientôt qu'une tache grise qui s'étale sur des montagnes jaunes et arides, une tache hérissée de pointes blanches qui sont des minarets, et de pointes noires qui sont des cyprès.
Et puis la tache grise disparaît, pour toujours sans doute, derrière les hautes terres du cap Kara-Bournou. Quatre grands sommets mythologiques s'élèvent au-dessus de la côte déjà lointaine de Macédoine : Olympe, Athos, Pélion et Ossa !
2
SOLITUDE
I
Constantinople, 3 août 1876.
Traversée en trois jours et trois étapes : Athos, Dédéagatch, les Dardanelles.
Nous étions une bande ainsi composée : une belle dame grecque, deux belles dames juives, un Allemand, un missionnaire américain, sa femme, et un derviche. Une société un peu drôle ! mais nous avons fait bon ménage tout de même, et beaucoup de musique. La conversation générale avait eu lieu en latin, ou en grec du temps d'Homère. Il y avait même, entre le missionnaire et moi, des apartés en langue polynésienne.
Depuis trois jours, j'habite, aux frais de Sa Majesté Britannique, un hôtel du quartier de Péra. Mes voisins sont un lord et une aimable lady, avec laquelle les soirées se passent au piano à jouer tout Beethoven.
J'attends sans impatience le retour de mon bateau, qui se promène quelque part, dans la mer de Marmara.
II
Samuel m'a suivi comme un ami fidèle ; j'en ai été touché. Il a réussi à se faufiler, lui aussi, à bord d'un paquebot des Messageries, et m'est arrivé ce matin ; je l'ai embrassé de bon coeur, heureux de revoir sa franche et honnête figure, la seule qui me soit sympathique dans cette grande ville où je ne connais âme qui vive.
-- Voilà, dit-il, effendim ; j'ai tout laissé, mes amis, mon pays, ma barque, -- et je t'ai suivi.
J'ai éprouvé déjà que, chez les pauvres gens plus qu'ailleurs, on trouve de ces dévouements absolus et spontanés ; je les aime mieux que les gens policés, décidément : ils n'en ont pas l'égoïsme ni les mesquineries.
III
Tous les verbes de Samuel se terminent en ate ; tout ce qui fait du bruit se dit : fate boum (faire boum).
-- Si Samuel monte à cheval, dit-il, Samuel fate boum. ! (Lisez : " Samuel tombera. ")
Ses réflexions sont subites et incohérentes comme celles des petits enfants ; il est religieux avec naïveté et candeur ; ses superstitions sont originales, et ses observances saugrenues. Il n'est jamais si drôle que quand il veut faire l'homme sérieux.
IV
A LOTI, DE SA SOEUR
Brightbury, août 1876.
Frère aimé,
Tu cours, tu vogues, tu changes, tu te poses... te voilà parti comme un petit oiseau sur lequel jamais on ne peut mettre la main. Pauvre cher petit oiseau, capricieux, blasé, battu des vents, jouet des mirages, qui n'a pas vu encore où il fallait qu'il reposât sa tête fatiguée, son aile frémissante.
Mirage à Salonique, mirage ailleurs ! Tournoie, tournoie toujours, jusqu'à ce que, dégoûté de ce vol inconscient, tu te poses pour la vie sur quelque jolie branche de fraîche verdure... Non ; tu ne briseras pas tes ailes, et tu ne tomberas pas dans le gouffre, parce que le Dieu des petits oiseaux a une fois parlé, et qu'il y a des anges qui veillent autour de cette tête légère et chérie.
C'est donc fini ! Tu ne viendras pas cette année t'asseoir sous les tilleuls ! L'hiver arrivera sans que tu aies foulé notre gazon ! Pendant cinq années, j'ai vu fleurir nos fleurs, se parer nos ombrages, avec la douce, la charmante pensée que je vous y verrais tous deux. Chaque saison, chaque été, c'était mon bonheur... Il n'y a plus que toi, et nous ne t'y verrons pas.
Un beau matin d'août, je t'écris de Brightbury, de notre salon de campagne donnant sur la cour aux tilleuls ; les oiseaux chantent, et les rayons du soleil filtrent joyeusement partout. C'est samedi, et les pierres, et le plancher, fraîchement lavés, racontent tout un petit poème rustique et intime, auquel, je le sais, tu n'es point indifférent. Les grandes chaleurs suffocantes sont passées et nous entrons dans cette période de paix, de charme pénétrant, qui peut être si justement comparée au second âge de l'homme ; les fleurs et les plantes, fatiguées de toutes ces voluptés de l'été, s'élancent maintenant, refleurissent vigoureuses, avec des teintes plus ardentes au milieu d'une verdure éclatante, et quelques feuilles déjà jaunies ajoutent au charme viril de cette nature à sa seconde pousse. Dans ce petit coin de mon Éden, tout t'attendait, frère chéri ; il semblait que tout poussait pour toi... et encore une fois, tout passera sans toi. C'est décidé, nous ne te verrons pas.
V
Le quartier bruyant du Taxim, sur la hauteur de Péra, les équipages européens, les toilettes européennes heurtant les équipages et les costumes d'Orient ; une grande chaleur, un grand soleil ; un vent tiède soulevant la poussière et les feuilles jaunies d'août ; l'odeur des myrtes ; le tapage des marchands de fruits, les rues encombrées de raisins et de pastèques... Les premiers moments de mon séjour à Constantinople ont gravé ces images dans mon souvenir.
Je passais des après-midi au bord de cette route du Taxim, assis au vent sous les arbres, étranger à tous. En rêvant de ce temps qui venait de finir, je suivais d'un regard distrait ce défilé cosmopolite ; je songeais beaucoup à elle, étonné de la trouver si bien assise tout au fond de ma pensée.
Je fis dans ce quartier la connaissance du prêtre arménien qui me donna les premières notions de la langue turque. Je n'aimais pas encore ce pays comme je l'ai aimé plus tard ; je l'observais en touriste ; et Stamboul, dont les chrétiens avaient peur, m'était à peu près inconnu.
Pendant trois mois, je demeurai à Péra, songeant aux moyens d'exécuter ce projet impossible, aller habiter avec elle sur l'autre rive de la Corne d'or, vivre de la vie musulmane qui était sa vie, la posséder des jours entiers, comprendre et pénétrer ses pensées, lire au fond de son coeur des choses fraîches et sauvages à peine soupçonnées dans nos nuits de Salonique, -- et l'avoir à moi tout entière.
Ma maison était située en un point retiré de Péra, dominant de haut la Corne d'or et le panorama lointain de la ville turque ; la splendeur de l'été donnait du charme à cette habitation. En travaillant la langue de l'islam devant ma grande fenêtre ouverte, je planais sur le vieux Stamboul baigné de soleil. Tout au fond, dans un bois de cyprès, apparaissait Eyoub, où il eût été doux d'aller avec elle cacher son existence, -- point mystérieux et ignoré où notre vie eût trouvé un cadre étrange et charmant.
Autour de ma maison s'étendaient de vastes terrains dominant Stamboul, plantés de cyprès et de tombes, -- terrains vagues où j'ai passé plus d'une nuit à errer, poursuivant quelque aventure imprudente arménienne, ou grecque.
Tout au fond de mon coeur, j'étais resté fidèle à Aziyadé ; mais les jours passaient et elle ne venait pas...
De ces belles créatures, je n'ai conservé que le souvenir sans charme que laisse l'amour enfiévré des sens ; rien de plus ne m'attacha jamais à aucune d'elles, et elles furent vite oubliées.
Mais j'ai souvent parcouru la nuit ces cimetières, et j'y ai fait plus d'une fâcheuse rencontre.
À trois heures, un matin, un homme sorti de derrière un cyprès me barra le passage. C'était un veilleur de nuit ; il était armé d'un long bâton ferré, de deux pistolets et d'un poignard ; -- et j'étais sans armes.
Je compris tout de suite ce que voulait cet homme. Il eût attenté à ma vie plutôt que de renoncer à son projet.
Je consentis à le suivre : j'avais mon plan. Nous marchions près de ces fondrières de cinquante mètres de haut qui séparent Péra de Kassim-Pacha. Il était tout au bord ; je saisis l'instant favorable, je me jetai sur lui ; -- il posa un pied dans le vide, et perdit l'équilibre. Je l'entendis rouler tout au fond sur les pierres, avec un bruit sinistre et un gémissement.
Il devait avoir des compagnons et sa chute avait pu s'entendre de loin dans ce silence. Je pris mon vol dans la nuit, fendant l'air d'une course si rapide qu'aucun être humain n'eût pu m'atteindre.
Le ciel blanchissait à l'orient quand je regagnai ma chambre. La pâle débauche me retenait souvent par les rues jusqu'à ces heures matinales. À peine étais-je endormi, qu'une suave musique vint m'éveiller ; une vieille aubade d'autrefois, une mélodie gaie et orientale, fraîche comme l'aube du jour, des voix humaines accompagnées de harpes et de guitares.
Le choeur passa, et se perdit dans l'éloignement. Par ma fenêtre grande ouverte, on ne voyait que la vapeur du matin, le vide immense du ciel ; et puis, tout en haut, quelque chose se dessina en rose, un dôme et des minarets ; la silhouette de la ville turque s'esquissa peu à peu, comme suspendue dans l'air... Alors, je me rappelai que j'étais à Stamboul, -- et qu'elle avait juré d'y venir.
VI
La rencontre de cet homme m'avait laissé une impression sinistre ; je cessai ce vagabondage nocturne, et n'eus plus d'autres maîtresses, -- si ce n'est une jeune fille juive nommée Rébecca, qui me connaissait, dans le faubourg israélite de Pri-Pacha, sous le nom de Marketo.
Je passai la fin d'août et une partie de septembre en excursions dans le Bosphore. Le temps était tiède et splendide. Les rives ombreuses, les palais et les yalis se miraient dans l'eau calme et bleue que sillonnaient des caïques dorés.
On préparait à Stamboul la déposition du sultan Mourad, et le sacred'Abd-ul-Hamid.
VII
Constantinople, 30 août.
Minuit ! la cinquième heure aux horloges turques ; les veilleurs de nuitfrappent le sol de leurs lourds bâtons ferrés. Les chiens sont enrévolution dans le quartier de Galata et poussent là-bas des hurlementslamentables. Ceux de mon quartier gardent la neutralité et je leur en saisgré ; ils dorment en monceaux devant ma porte. Tout est au grand calmedans mon voisinage ; les lumières s'y sont éteintes une à une, pendant cestrois longues heures que j'ai passées là, étendu devant ma fenêtre ouverte.
À mes pieds, les vieilles cases arméniennes sont obscures et endormies ;j'ai vue sur un très profond ravin, au bas duquel un bois de cyprèsséculaires forme une masse absolument noire ; ces arbres tristes ombragentd'antiques sépultures de musulmans ; ils exhalent dans la nuit des parfumsbalsamiques. L'immense horizon est tranquille et pur ; je domine de hauttout ce pays. Au-dessus des cyprès, une nappe brillante, c'est la Corned'or ; au-dessus encore, tout en haut, la silhouette d'une villeorientale, c'est Stamboul. Les minarets, les hautes coupoles des mosquéesse découpent sur un ciel très étoilé où un mince croissant de lune estsuspendu ; l'horizon est tout frangé de tours et minarets, légèrementdessinés en silhouettes bleuâtres sur la teinte pâle de la nuit. Lesgrands dômes superposés des mosquées montent en teintes vagues jusqu'à lalune, et produisent sur l'imagination l'impression du gigantesque.
Dans un de ces palais là-bas, le Seraskierat, il se passe à l'heure qu'ilest une sombre comédie ; les grands pachas y sont réunis pour déposer lesultan Mourad ; demain, c'est Abd-ul-Hamid qui l'aura remplacé. Ce sultanpour l'avènement duquel nous avons fait si grande fête, il y a trois mois,et qu'on servait aujourd'hui encore comme un dieu, on l'étrangle peut-êtrecette nuit dans quelque coin du sérail.
Tout cependant est silencieux dans Constantinople... À onze heures, descavaliers et de l'artillerie sont passés au galop, courant vers Stamboul ;et puis le roulement sourd des batteries s'est perdu dans le lointain,tout est retombé dans le silence.
Des chouettes chantent dans les cyprès, avec la même voix que celles demon pays ; j'aime ce bruit d'été qui me ramène aux bois du Yorkshire, auxbeaux soirs de mon enfance, passée sous les arbres, là-bas, dans le jardinde Brightbury.
Au milieu de ce calme, les images du passé sont vivement présentes à monesprit, les images de tout ce qui est brisé, parti sans retour.
Je comptais que mon pauvre Samuel serait auprès de moi ce soir, et sansdoute je ne le reverrai jamais. J'en ai le coeur serré et ma solitude mepèse. Il y a huit jours, je l'avais laissé partir pour gagner quelqueargent, sur un navire qui s'en allait à Salonique. Les trois bateaux quipouvaient me le ramener sont revenus sans lui, le dernier ce soir, etpersonne à bord n'en avait entendu parler...
Le croissant s'abaisse lentement derrière Stamboul, derrière les dômes dela Suleïmanieh. Dans cette grande ville, je suis étranger et inconnu. Monpauvre Samuel était le seul qui y sût mon nom et mon existence, etsincèrement je commençais à l'aimer.
M'a-t-il abandonné, lui aussi, ou bien lui est-il arrivé malheur ?
VIII
Les amis sont comme les chiens : cela finit mal toujours, et le mieux estde n'en pas avoir.
IX
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
L'ami Saketo, qui fait le va-et-vient de Salonique à Constantinople surles paquebots turcs, nous rend fréquemment visite. D'abord craintif dansla case, il y vint bientôt comme chez lui. Un brave garçon, ami d'enfancede Samuel, auquel il apporte les nouvelles du pays.
La vieille Esther, une juive de Salonique qui avait là-bas mission de mecostumer en Turc et m'appelait son caro piccolo, m'envoie, par sonintermédiaire, ses souhaits et ses souvenirs.
L'ami Saketo est bienvenu, surtout quand il apporte les messagesqu'Aziyadé lui transmet par l'organe de sa négresse.
-- La hanum (la dame turque), dit-il, présente ses salam à M. Loti ;elle lui mande qu'il ne faut point se lasser de l'attendre, et qu'avantl'hiver elle sera rendue...
X
LOTI A WILLIAM BROWN
J'ai reçu votre triste lettre il y a seulement deux jours ; vous l'aviezadressée à bord du Prince-of-Wales, elle est allée me chercher à Tuniset ailleurs.
En effet, mon pauvre ami, votre part de chagrins est lourde aussi, et vousles sentez plus vivement que d'autres parce que, pour votre malheur, vousavez reçu comme moi ce genre d'éducation qui développe le coeur et lasensibilité.
Vous avez tenu vos promesses, sans doute, en ce qui concerne la jeunefemme que vous aimez. À quoi bon, mon pauvre ami, au profit de qui et envertu de quelle morale ? Si vous l'aimez à ce point et si elle vous aime,ne vous embarrassez pas des conventions et des scrupules ; prenez-la àn'importe quel prix, vous serez heureux quelque temps, guéri après, et lesconséquences sont secondaires.
Je suis en Turquie depuis cinq mois, depuis que je vous ai quitté ; j'y airencontré une jeune femme étrangement charmante, du nom d'Aziyadé, qui m'aaidé à passer à Salonique mon temps d'exil, -- et un vagabond, Samuel, quej'ai pris pour ami. Le moins possible j'habite le Deerhound ; j'y suisintermittent (comme certaines fièvres de Guinée), reparaissant tous lesquatre jours pour les besoins du service. J'ai un bout de case àConstantinople, dans un quartier où je suis inconnu ; j'y mène une vie quin'a pour règle que ma fantaisie, et une petite Bulgare de dix-sept ans estma maîtresse du jour.
L'Orient a du charme encore ; il est resté plus oriental qu'on ne pense.J'ai fait ce tour de force d'apprendre en deux mois la langue turque ; jeporte fez et cafetan, -- et je joue à l'effendi, comme les enfantsjouent aux soldats.
Je riais autrefois de certains romans où l'on voit de braves gens perdre,après quelque catastrophe, la sensibilité et le sens moral ; peut-êtrecependant ce cas-là est-il un peu le mien. Je ne souffre plus, je ne mesouviens plus : je passerais indifférent à côté de ceux qu'autrefois j'aiadorés.
J'ai essayé d'être chrétien, je ne l'ai pas pu. Cette illusion sublime quipeut élever le courage de certains hommes, de certaines femmes, -- nosmères par exemple, -- jusqu'à l'héroïsme, cette illusion m'est refusée.
Les chrétiens du monde me font rire ; si je l'étais, moi, le resten'existerait plus à mes yeux ; je me ferais missionnaire et m'en iraisquelque part me faire tuer au service du Christ...
Croyez-moi, mon pauvre ami, le temps et la débauche sont deux grandsremèdes ; le coeur s'engourdit à la longue, et c'est alors qu'on nesouffre plus. Cette vérité n'est pas neuve, et je reconnais qu'Alfred deMusset vous l'eût beaucoup mieux accommodée ; mais, de tous les vieuxadages, que, de génération en génération, les hommes se repassent,celui-là est un des plus immortellement vrais. Cet amour pur que vousrêvez est une fiction comme l'amitié ; oubliez celle que vous aimez pourune coureuse. Cette femme idéale vous échappe ; éprenez-vous d'une fillede cirque qui aura de belles formes.
Il n'y a pas de Dieu, il n'y a pas de morale, rien n'existe de tout cequ'on nous a enseigné à respecter ; il y a une vie qui passe, à laquelleil est logique de demander le plus de jouissances possible, en attendantl'épouvante finale qui est la mort.
Les vraies misères, ce sont les maladies, les laideurs et la vieillesse ;ni vous ni moi, nous n'avons ces misères-là ; nous pouvons avoir encoreune foule de maîtresses, et jouir de la vie.
Je vais vous ouvrir mon coeur, vous faire ma profession de foi : j'ai pourrègle de conduite de faire toujours ce qui me plaît, en dépit de toutemoralité, de toute convention sociale. Je ne crois à rien ni à personne,je n'aime personne ni rien ; je n'ai ni foi ni espérance.
J'ai mis vingt-sept ans à en venir là ; si je suis tombé plus bas que lamoyenne des hommes j'étais aussi parti de plus haut.
Adieu, je vous embrasse.
LOTI.
XI
La mosquée d'Eyoub, située au fond de la Corne d'or, fut construite sousMahomet II, sur l'emplacement du tombeau d'Eyoub, compagnon du prophète.
L'accès en est de tout temps interdit aux chrétiens, et les abords mêmesn'en sont pas sûrs pour eux.
Ce monument est bâti en marbre blanc ; il est placé dans un lieusolitaire, à la campagne, et entouré de cimetières de tous côtés. On voità peine son dôme et ses minarets sortant d'une épaisse verdure, d'unmassif de platanes gigantesques et de cyprès séculaires.
Les chemins de ces cimetières sont très ombragés et sombres, dallés enpierre ou en marbre, chemins creux pour la plupart. Ils sont bordésd'édifices de marbre fort anciens, dont la blancheur, encore inaltérée,tranche sur les teintes noires des cyprès.
Des centaines de tombes dorées et entourées de fleurs se pressent àl'ombre de ces sentiers ; ce sont des tombes de morts vénérés, d'ancienspachas, de grands dignitaires musulmans. Les cheik-ul-islam ont leurskiosques funéraires dans une de ces avenues tristes.
C'est dans la mosquée d'Eyoub que sont sacrés les sultans.
XII
Le 6 septembre, à six heures du matin, j'ai pu pénétrer dans la secondecour intérieure de la mosquée d'Eyoub.
Le vieux monument était vide et silencieux ; deux dervichesm'accompagnaient, tout tremblants de l'audace de cette entreprise. Nousmarchions sans mot dire sur les dalles de marbre. La mosquée, à cetteheure matinale, était d'une blancheur de neige ; des centaines de pigeonsramiers picoraient et voletaient dans les cours solitaires.
Les deux derviches, en robe de bure, soulevèrent la portière de cuir quifermait le sanctuaire, et il me fut permis de plonger un regard dans celieu vénéré, le plus saint de Stamboul, où jamais chrétien n'a pu porterles yeux.
C'était la veille du sacre du sultan Abd-ul-Hamid.
Je me souviens du jour où le nouveau sultan vint en grande pompe prendrepossession du palais impérial. J'avais été un des premiers à le voir,quand il quitta cette retraite sombre du vieux sérail où l'on tient enTurquie les prétendants au trône ; de grands caïques de gala étaient venusl'y chercher, et mon caïque touchait le sien.
Ces quelques jours de puissance ont déjà vieilli le sultan ; il avaitalors une expression de jeunesse et d'énergie qu'il a perdue depuis.L'extrême simplicité de sa mise contrastait avec le luxe oriental dont onvenait de l'entourer. Cet homme, que l'on tirait d'une obscurité relativepour le conduire au suprême pouvoir, semblait plongé dans une inquièterêverie ; il était maigre, pâle et tristement préoccupé, avec de grandsyeux noirs cernés de bistre ; sa physionomie était intelligente etdistinguée.
Les caïques du sultan sont conduits chacun par vingt-six rameurs. Leursformes ont l'élégance originale de l'Orient ; ils sont d'une grandemagnificence, entièrement ciselés et dorés, et portent à l'avant un éperond'or. La livrée des laquais de la cour est verte et orange, couverte dedorures. Le trône du sultan, orné de plusieurs soleils, est placé sous undais rouge et or.
XIII
Aujourd'hui, 7 septembre, a lieu la grande représentation du sacre d'unsultan.
Abd-ul-Hamid, à ce qu'il semble, est pressé de s'entourer du prestige desKhalifes ; il se pourrait que son avènement ouvrît à l'islam une èrenouvelle, et qu'il apportât à la Turquie un peu de gloire encore et undernier éclat.
Dans la mosquée sainte d'Eyoub, Abd-ul-Hamid est allé ceindre en grandepompe le sabre d'Othman.
Après quoi, suivi d'un long et magnifique cortège, le sultan a traverséStamboul dans toute sa longueur pour se rendre au palais du vieux sérail,faisant une pause et disant une prière, comme il est d'usage, dans lesmosquées et les kiosques funéraires qui se trouvaient sur son chemin.
Des hallebardiers ouvraient la marche, coiffés de plumets verts de deuxmètres de haut, vêtus d'habits écarlates tout chamarrés d'or.
Abd-ul-Hamid s'avançait au milieu d'eux, monté sur un cheval blancmonumental, à l'allure lente et majestueuse, caparaçonné d'or et depierreries.
Le cheik-ul-islam en manteau vert, les émirs en turban de cachemire, lesulémas en turban blanc à bandelettes d'or, les grands pachas, les grandsdignitaires, suivaient sur des chevaux étincelants de dorures, -- grave etinterminable cortège où défilaient de singulières physionomies ! -- Desulémas octogénaires soutenus par des laquais sur leurs monturestranquilles, montraient au peuple des barbes blanches et de sombresregards empreints de fanatisme et d'obscurité.
Une foule innombrable se pressait sur tout ce parcours, une de ces foulesturques auprès desquelles les plus luxueuses foules d'Occidentparaîtraient laides et tristes. Des estrades disposées sur une étendue deplusieurs kilomètres pliaient sous le poids des curieux, et tous lescostumes d'Europe et d'Asie s'y trouvaient mêlés.
Sur les hauteurs d'Eyoub s'étalait la masse mouvante des dames turques.Tous ces corps de femmes, enveloppés chacun jusqu'aux pieds de pièces desoie de couleurs éclatantes, toutes ces têtes blanches cachées sous lesplis des yachmaks d'où sortaient des yeux noirs, se confondaient sous lescyprès avec les pierres peintes et historiées des tombes. Cela était sicoloré et si bizarre, qu'on eût dit moins une réalité qu'une compositionfantastique de quelque orientaliste halluciné.
XIV
Le retour de Samuel est venu apporter un peu de gaieté à ma triste case.La fortune me sourit aux roulettes de Péra, et l'automne est splendide enOrient. J'habite un des plus beaux pays du monde, et ma liberté estillimitée. Je puis courir, à ma guise, les villages, les montagnes, lesbois de la côte d'Asie ou d'Europe, et beaucoup de pauvres gens vivraientune année des impressions et des péripéties d'un seul de mes jours.
Puisse Allah accorder longue vie au sultan Abd-ul-Hamid, qui fait revivreles grandes fêtes religieuses, les grandes solennités de l'islam ;Stamboul illuminé chaque soir, le Bosphore éclairé aux feux de Bengale,les dernières lueurs de l'Orient qui s'en va, une féerie à grand spectacleque sans doute on ne reverra plus.
Malgré mon indifférence politique, mes sympathies sont pour ce beau paysqu'on veut supprimer, et tout doucement je deviens Turc sans m'en douter.
XV
... Des renseignements sur Samuel et sa nationalité : il est Turcd'occasion, israélite de foi, et Espagnol par ses pères.
À Salonique, il était un peu va-nu-pieds, batelier et portefaix. Ici,comme là-bas, il exerce son métier sur les quais ; comme il a meilleuremine que les autres, il a beaucoup de pratiques et fait de bonnes journées; le soir, il soupe d'un raisin et d'un morceau de pain, et rentre à lacase, heureux de vivre.
La roulette ne donne plus, et nous voilà fort pauvres tous deux, mais siinsouciants que cela compense ; assez jeunes d'ailleurs pour avoir pourrien des satisfactions que d'autres payent fort cher.
Samuel met deux culottes percées l'une sur l'autre pour aller au travail ;il se figure que les trous ne coïncident pas et qu'il est fort convenableainsi.
Chaque soir, on nous trouve, comme deux bons Orientaux, fumant notrenarguilhé sous les platanes d'un café turc, ou bien nous allons au théâtredes ombres chinoises, voir Karagueuz, le Guignol turc qui nous captive.Nous vivons en dehors de toutes les agitations, et la politique n'existepas pour nous.
Il y a panique cependant parmi les chrétiens de Constantinople, etStamboul est un objet d'effroi pour les gens de Péra, qui ne passent plusles ponts qu'en tremblant.
XVI
Je traversais hier au soir Stamboul à cheval, pour aller chez Izeddin-Ali.C'était la grande fête du Baïram, grande féerie orientale, dernier tableaudu Ramazan : toutes les mosquées illuminées ; les minarets étincelantsjusqu'à leur extrême pointe ; des versets du Koran en lettres lumineusessuspendus dans l'air ; des milliers d'hommes criant à la fois, au bruit ducanon, le nom vénéré d'Allah ; une foule en habits de fête, promenant dansles rues des profusions de feux et de lanternes ; des femmes voiléescirculant par troupes, vêtues de soie, d'argent et d'or.
Après avoir couru, Izeddin-Ali et moi, tout Stamboul, à trois heures dumatin nous terminions nos explorations par un souterrain de banlieue, oùde jeunes garçons asiatiques, costumés en almées, exécutaient des danseslascives devant un public composé de tous les repris de la justiceottomane, saturnale d'une écoeurante nouveauté. Je demandai grâce pour lafin de ce spectacle, digne des beaux moments de Sodome, et nous rentrâmesau petit jour.
XVII
KARAGUEUZ
Les aventures et les méfaits du seigneur Karagueuz ont amusé un nombreincalculable de générations de Turcs, et rien ne fait présager que lafaveur de ce personnage soit près de finir.
Karagueuz offre beaucoup d'analogies de caractère avec le vieuxpolichinelle français ; après avoir battu tout le monde, y compris safemme, il est battu lui-même par Chéytan, -- le diable, -- quifinalement l'emporte, à la grande joie des spectateurs.
Karagueuz est en carton ou en bois ; il se présente au public sous formede marionnette ou d'ombre chinoise ; dans les deux cas, il est égalementdrôle. Il trouve des intonations et des postures que Guignol n'avait passoupçonnées ; les caresses qu'il prodigue à madame Karagueuz sont d'uncomique irrésistible.
Il arrive à Karagueuz d'interpeller les spectateurs et d'avoir ses démêlésavec le public. Il lui arrive aussi de se permettre des facéties tout àfait incongrues, et de faire devant tout le monde des choses quiscandaliseraient même un capucin. En Turquie, cela passe ; la censure n'ytrouve rien à dire, et on voit chaque soir les bons Turcs s'en aller, lalanterne à la main, conduire à Karagueuz des troupes de petits enfants. Onoffre à ces pleines salles de bébés un spectacle qui, en Angleterre,ferait rougir un corps de garde.
C'est là un trait curieux des moeurs orientales, et on serait tenté d'endéduire que les musulmans sont beaucoup plus dépravés que nous-mêmes,conclusion qui serait absolument fausse.
Les théâtres de Karagueuz s'ouvrent le premier jour du mois lunaire duRamazan et sont fort courus pendant trente jours.
Le mois fini, tout se ramasse et se démonte. Karagueuz rentre pour un andans sa boîte et n'a plus, sous aucun prétexte, le droit d'en sortir.
XVIII
Péra m'ennuie et je déménage ; je vais habiter dans le vieux Stamboul,même au-delà de Stamboul, dans le saint faubourg d'Eyoub.
Je m'appelle là-bas Arif-Effendi ; mon nom et ma position y sont inconnus.Les bons musulmans mes voisins n'ont aucune illusion sur ma nationalité ;mais cela leur est égal, et à moi aussi.
Je suis là à deux heures du Deerhound, presque à la campagne, dans unecase à moi seul. Le quartier est turc et pittoresque au possible : une ruede village où règne dans le jour une animation originale ; des bazars, descafedjis, des tentes ; et de graves derviches fumant leur narguilhé sousdes amandiers.
Une place, ornée d'une vieille fontaine monumentale en marbre blanc,rendez-vous de tout ce qui nous arrive de l'intérieur, tziganes,saltimbanques, montreurs d'ours. Sur cette place, une case isolée, --c'est la nôtre.
En bas, un vestibule badigeonné à la chaux, blanc comme neige, unappartement vide. (Nous ne l'ouvrons que le soir, pour voir, avant de nouscoucher, si personne n'est venu s'y cacher, et Samuel pense qu'il esthanté.)
Au premier, ma chambre, donnant par trois fenêtres sur la place déjàmentionnée ; la petite chambre de Samuel, et le haremlike, ouvrant àl'est sur la Corne d'or.
On monte encore un étage, on est sur le toit, en terrasse comme un toitarabe ; il est ombragé d'une vigne, déjà fort jaunie, hélas ! par le ventde novembre.
Tout à côté de la case, une vieille mosquée de village. Quand le muezzin,qui est mon ami, monte à son minaret, il arrive à la hauteur de materrasse, et m'adresse, avant de chanter la prière, un salam amical.
La vue est belle de là-haut. Au fond de la Corne d'or, le sombre paysaged'Eyoub ; la mosquée sainte émergeant avec sa blancheur de marbre d'unbas-fond mystérieux, d'un bois d'arbres antiques ; et puis des collinestristes, teintées de nuances sombres et parsemées de marbres, descimetières immenses, une vraie ville des morts.
À droite, la Corne d'or, sillonnée par des milliers de caïques dorés ;tout Stamboul en raccourci, les mosquées enchevêtrées, confondant leursdômes et leurs minarets.
Là-bas, tout au loin, une colline plantée de maisons blanches ; c'estPéra, la ville des chrétiens, et le Deerhound est derrière.
XIX
Le découragement m'avait pris, en présence de cette case vide, de cesmurailles nues, de ces fenêtres disjointes et de ces portes sans serrures.C'était si loin d'ailleurs, si loin du Deerhound, et si peu pratique...
XX
Samuel passe huit jours à laver, blanchir et calfeutrer. Nous faisonsclouer sur les planchers des nattes blanches qui les tapissententièrement, -- usage turc, propre et confortable. -- Des rideaux auxfenêtres et un large divan couvert d'une étoffe à ramages rougescomplètent cette première installation, qui est pour l'instant uneinstallation modeste.
Déjà l'aspect a changé ; j'entrevois la possibilité de faire un chez moide cette case où soufflent tous les vents, et je la trouve moins désolée.Cependant il y faudrait sa présence à elle qui avait juré de venir, etpeut-être est-ce pour elle seule que je me suis isolé du monde !
Je suis un peu à Eyoub l'enfant gâté du quartier, et Samuel aussi y estfort apprécié.
Mes voisins, méfiants d'abord, ont pris le parti de combler de prévenancesl'aimable étranger qu'Allah leur envoie, et chez lequel pour eux tout esténigmatique.
Le derviche Hassan-Effendi, à la suite d'une visite de deux heures, tireainsi ses conclusions :
-- Tu es un garçon invraisemblable, et tout ce que tu fais est étrange !Tu es très jeune, ou du moins tu le parais, et tu vis dans une si complèteindépendance, que les hommes d'un âge mûr ne savent pas toujours enconquérir de semblable. Nous ignorons d'où tu viens, et tu n'as aucunmoyen connu d'existence. Tu as déjà couru tous les recoins des cinqparties du monde ; tu possèdes un ensemble de connaissance plus grand quecelui de nos ulémas ; tu sais tout et tu as tout vu. Tu as vingt ans,vingt-deux peut-être, et une vie humaine ne suffirait pas à ton passémystérieux. Ta place serait au premier rang dans la société européenne dePéra, et tu viens vivre à Eyoub, dans l'intimité singulièrement choisied'un vagabond israélite. Tu es un garçon invraisemblable ; mais j'ai duplaisir à te voir, et je suis charmé que tu sois venu t'établir parmi nous.
XXI
Septembre 1876
Cérémonie du Surré-humayoun. Départ des cadeaux impériaux pour la Mecque.
Le sultan, chaque année, expédie à la ville sainte une caravane chargée deprésents.
Le cortège, parti du palais de Dolma-Bagtché va s'embarquer à l'échelle deTop-Hané, pour se rendre à Scutari d'Asie.
En tête, une bande d'Arabes dansent au son du tam-tam, en agitant en l'airde longues perches enroulées de banderoles d'or.
Des chameaux s'avancent gravement, coiffés de plumes d'autruche, surmontésd'édifices de brocart d'or enrichis de pierreries ; ces édificescontiennent les présents les plus précieux.
Des mulets empanachés portent le reste du tribut du Khalife, dans descaissons de velours rouge brodé d'or.
Les ulémas, les grands dignitaires, suivent à cheval, et les troupesforment la haie sur tout le parcours.
Il y a quarante jours de marche entre Stamboul et la ville sainte.
XXII
Eyoub est un pays bien funèbre par ces nuits de novembre ; j'avais lecoeur serré et rempli de sentiments étranges, les premières nuits que jepassai dans cet isolement.
Ma porte fermée, quand l'obscurité eut envahi pour la première fois mamaison, une tristesse profonde s'étendit sur moi comme un suaire.
J'imaginai de sortir, j'allumai ma lanterne. (On conduit en prison, àStamboul, les promeneurs sans fanal.)
Mais, passé sept heures du soir, tout est fermé et silencieux dans Eyoub ;les Turcs se couchent avec le soleil et tirent les verrous sur leursportes.
De loin en loin, si une lampe dessine sur le pavé le grillage d'unefenêtre, ne regardez pas par cette ouverture ; cette lampe est une lampefunéraire qui n'éclaire que de grands catafalques surmontés de turbans. Onvous égorgerait là, devant cette fenêtre grillée, qu'aucun secours humainn'en saurait sortir. Ces lampes qui tremblent jusqu'au matin sont moinsrassurantes que l'obscurité.
À tous les coins de rue, on rencontre à Stamboul de ces habitations decadavres.
Et là, tout près de nous, où finissent les rues, commencent les grandscimetières, hantés par ces bandes de malfaiteurs qui, après vous avoirdévalisé, vous enterrent sur place, sans que la police turque viennejamais s'en mêler.
Un veilleur de nuit m'engagea à rentrer dans ma case, après s'être informédu motif de ma promenade, laquelle lui avait semblé tout à faitinexplicable et même un peu suspecte.
Heureusement il y a de fort braves gens parmi les veilleurs de nuit, etcelui-là en particulier, qui devait voir par la suite des allées et venuesmystérieuses, fut toujours d'une irréprochable discrétion.
XXIII
" On peut trouver un compagnon, mais non pas un ami fidèle. "
" Si vous traversiez le monde entier, vous ne trouveriez peut-être pas unami... "
(Extrait d'une vieille poésie orientale.)
XXIV
LOTI A SA SOEUR, A BRIGHTBURY
Eyoub..., 1876.
... T'ouvrir mon coeur devient de plus en plus difficile, parce que chaquejour ton point de vue et le mien s'éloignent davantage. L'idée chrétienneétait restée longtemps flottante dans mon imagination alors même que je necroyais plus ; elle avait un charme vague et consolant. Aujourd'hui, ceprestige est absolument tombé ; je ne connais rien de si vain, de simensonger, de si inadmissible.
J'ai eu de terribles moments dans ma vie, j'ai cruellement souffert, tu lesais.
J'avais désiré me marier, je te l'avais dit ; je t'avais confié le soin dechercher une jeune fille qui fût digne de notre toit de famille et denotre vieille mère. Je te prie de n'y plus songer : je rendraismalheureuse la femme que j'épouserais, je préfère continuer une vie deplaisirs...
Je t'écris dans ma triste case d'Eyoub ; à part un petit garçon nomméYousouf, que même j'habitue à obéir par signes pour m'épargner l'ennui deparler, je passe chez moi de longues heures sans adresser la parole à âmequi vive.
Je t'ai dit que je ne croyais à l'affection de personne ; cela est vrai.J'ai quelques amis qui m'en témoignent beaucoup, mais je n'y crois pas.Samuel, qui vient de me quitter, est peut-être encore de tous celui quitient le plus à moi. Je ne me fais pas d'illusion cependant : c'est de sapart un grand enthousiasme d'enfant. Un beau jour, tout s'en ira en fumée,et je me retrouverai seul.
Ton affection à toi, ma soeur, j'y crois dans une certaine mesure ;affaire d'habitude au moins, et puis il faut bien croire à quelque chose.Si c'est vrai que tu m'aimes, dis-le-moi, fais-le-moi voir... J'ai besoinde me rattacher à quelqu'un ; si c'est vrai, fais que je puisse y croire.Je sens la terre qui manque sous mes pas, le vide se fait autour de moi,et j'éprouve une angoisse profonde...
Tant que je conserverai ma chère vieille mère, je resterai en apparence ceque je suis aujourd'hui. Quand elle n'y sera plus, j'irai te dire adieu,et puis je disparaîtrai sans laisser trace de moi-même...
XXV
LOTI A PLUMKETT
Eyoub, 15 novembre 1876.
Derrière toute cette fantasmagorie orientale qui entoure mon existence,derrière Arif-Effendi, il y a un pauvre garçon triste qui se sent souventun froid mortel au coeur. Il est peu de gens avec lesquels ce garçon, trèsrenfermé par nature, cause quelquefois d'une manière un peu intime, --mais vous êtes de ces gens-là. -- J'ai beau faire, Plumkett, je ne suispas heureux ; aucun expédient ne me réussit pour m'étourdir. J'ai le coeurplein de lassitude et d'amertume.
Dans mon isolement, je me suis beaucoup attaché à ce va-nu-pieds ramassésur les quais de Salonique, qui s'appelle Samuel. Son coeur est sensibleet droit ; c'est, comme dirait feu Raoul de Nangis, un diamant brutenchâssé dans du fer. De plus, sa société est naïve et originale, et jem'ennuie moins quand je l'ai près de moi.
Je vous écris à cette heure navrante des crépuscules d'hiver ; on n'entenddans le voisinage que la voix du muezzin qui chante tristement, enl'honneur d'Allah, sa complainte séculaire. Les images du passé seprésentent à mon esprit avec une netteté poignante ; les objets quim'entourent ont des aspects sinistres et désolés ; et je me demande ce queje suis bien venu faire, dans cette retraite perdue d'Eyoub.
Si encore elle était là, -- elle, Aziyadé !...
Je l'attends toujours, -- mais, hélas ! comme attendait soeur Anne...
Je ferme mes rideaux, j'allume ma lampe et mon feu : le décor change etmes idées aussi. Je continue ma lettre devant une flamme joyeuse,enveloppé dans un manteau de fourrure, les pieds sur un épais tapis deTurquie. Un instant je me prends pour un derviche, et cela m'amuse.
Je ne sais trop que vous raconter de ma vie, Plumkett, pour vous distraire; il y a abondance de sujets ; seulement, c'est l'embarras du choix. Etpuis ce qui est passé est passé, n'est-ce pas ? et ne vous intéresse plus.
Plusieurs maîtresses, desquelles je n'ai aimé aucune, beaucoup depéripéties, beaucoup d'excursions, à pied et à cheval, par monts et parvaux ; partout des visages inconnus, indifférents ou antipathiques ;beaucoup de dettes, des juifs à mes trousses ; des habits brodés d'orjusqu'à la plante des pieds ; la mort dans l'âme et le coeur vide.
Ce soir, 15 novembre, à dix heures, voici quelle est la situation :
C'est l'hiver ; une pluie froide et un grand vent battent les vitres de matriste case ; on n'entend plus d'autre bruit que celui qu'ils font, et lavieille lampe turque pendue au-dessus de ma tête est la seule qui brûle àcette heure dans Eyoub. C'est un sombre pays qu'Eyoub, le coeur de l'islam; c'est ici qu'est la mosquée sainte où sont sacrés les sultans ; de vieuxderviches farouches et les gardiens des saints tombeaux sont les seulshabitants de ce quartier, le plus musulman et le plus fanatique de tous...
Je vous disais donc que votre ami Loti est seul dans sa case, bienenveloppé dans un manteau de peau de renard, et en train de se prendrepour un derviche.
Il a tiré les verrous de ses portes, et goûte le bien-être égoïste du chezsoi, bien-être d'autant plus grand que l'on serait plus mal au-dehors, parcette tempête, dans ce pays peu sûr et inhospitalier.
La chambre de Loti, comme toutes les choses extraordinairement vieilles,porte aux rêves bizarres et aux méditations profondes ; son plafond dechêne sculpté a dû jadis abriter de singuliers hôtes, et recouvrir plusd'un drame.
L'aspect d'ensemble est resté dans la couleur primitive. Le plancherdisparaît sous des nattes et d'épais tapis, tout le luxe du logis ; et,suivant l'usage turc, on se déchausse en entrant pour ne point les salir.Un divan très bas et des coussins qui traînent à terre composent à peuprès tout l'ameublement de cette chambre, empreinte de la nonchalancesensuelle des peuples d'Orient. Des armes et des objets décoratifs fortanciens sont pendus aux murailles ; des versets du Koran sont peintspartout, mêlés à des fleurs et à des animaux fantastiques.
À côté, c'est le haremlike, comme nous disons en turc, l'appartement desfemmes. Il est vide ; lui aussi, il attend Aziyadé, qui devrait être déjàprès de moi, si elle avait tenu sa promesse.
Une autre petite chambre, auprès de la mienne, est vide également : c'estcelle de Samuel, qui est allé me chercher à Salonique des nouvelles de lajeune femme aux yeux verts. Et, pas plus qu'elle, il ne paraît revenir.
Si pourtant elle ne venait pas, mon Dieu, un de ces jours une autreprendrait sa place. Mais l'effet produit serait fort différent. Jel'aimais presque, et c'est pour elle que je me suis fait Turc.
XXVI
A LOTI, DE SA SOEUR
Brightbury..., 1876.
Frère chéri,
Depuis hier, je traîne le désespoir dans lequel m'a mise ta lettre... Tuveux disparaître !... Un jour, peut-être prochain, où notre bien-aiméemère nous quittera, tu veux disparaître, m'abandonner pour toujours. Tablerase de tous nos souvenirs, engloutissement de notre passé, -- la vieillecase de Brightbury vendue, les objets chéris dispersés, -- et toi qui neseras pas mort... ! qui seras là quelque part à végéter sous la griffe deSatan, quelque part où je ne saurai pas, mais où je sentirai que tuvieillis et que tu souffres !... Que Dieu plutôt te fasse mourir ! Alors,je te pleurerai ; alors, je saurai qu'il faut ainsi que le vide se fasse,j'accepterai, je souffrirai, je courberai la tête.
Ce que tu dis me révolte et me fait saigner la chair. Tu le ferais donc,puisque tu le dis ; tu le ferais d'un visage froid, d'un coeur sec,puisque tu te persuades suivre un fil fatal et maudit, puisque je ne suisplus rien dans ton existence... Ta vie est ma vie, il y a un recoin demoi-même où personne n'est... c'est ta place à toi, et quand tu mequitteras, elle sera vide et me brûlera.
J'ai perdu mon frère, je suis prévenue -- affaire de temps, de quelquesmois peut-être, -- il est perdu pour le temps, et l'éternité, déjà mort demille morts. Et tout s'effondre, et tout se brise. Le voilà, l'enfantchéri qui plonge dans un abîme sans fond, -- l'abîme des abîmes ! Ilsouffre, l'air lui manque, la lumière, le soleil ; mais il est sans force; ses yeux restent attachés au fond, à ses pieds ; il ne relève plus satête, il ne peut plus, le prince des ténèbres le lui défend... Quelquefoispourtant il veut résister. Il entend une voix lointaine, celle qui a bercéson enfance ; mais le prince lui dit : " Mensonge, vanité, folie ! " et lepauvre enfant, lié, garrotté, au fond de son abîme, sanglant, éperdu,ayant appris de son maître à appeler le bien mal, et le mal bien, quefait-il ?... il sourit.
Rien ne me surprend de ta pauvre âme travaillée et chargée, même pas lesourire moqueur de Satan... il le fallait bien !
Tu l'as même perdue, pauvre frère, cette soif d'honnêteté dont tu meparlais. Tu ne la veux plus cette petite compagne douce et modeste,fraîche, tendre et jolie, aimable, la mère de petits enfants que tu auraisaimés. Je la voyais, là, dans le vieux salon, assise sous les vieuxportraits...
Un vent plein de corruption a passé là-dessus. Ce frère dont le coeur nepeut pourtant pas vivre sans affections, qui en a faim et soif, il n'enveut plus, d'affections pures ; il vieillira, mais personne ne sera làpour le chérir et égayer son front. Ses maîtresses se riront de lui, on nepeut leur en demander davantage ; et alors, abandonné, désespéré... alors,il mourra !
Plus tu es malheureux, troublé, ballotté, confiant, plus je t'aime. Ah !mon bien-aimé frère, mon chéri, si tu voulais revenir à la vie ! si Dieuvoulait ! si tu voyais la désolation de mon coeur, si tu sentais lachaleur de mes prières !...
Mais la peur, l'ennui de la conversion, les terreurs blafardes de la viechrétienne... La conversion, quel mot ignoble !... Des sermons ennuyeux,des gens absurdes, un méthodisme maussade, une austérité sans couleur,sans rayons, de grands mots, le patois de Chanaan !... Est-ce tout celaqui peut te séduire ? Tout cela, vois-tu, n'est pas Jésus, et le Jésus quetu crois n'est pas le maître radieux que je connais et que j'adore. Decelui-là, tu n'auras ni peur, ni ennui, ni éloignement. Tu souffresétrangement, tu brûles de douleur... il pleurera avec toi.
Je prie à toute heure, bien-aimé ; jamais ta pensée ne m'avait tant remplile coeur... Ne serait-ce que dans dix ans, dans vingt ans, je sais que tucroiras un jour. Peut-être ne le saurai-je jamais, -- peut-être mourrai-jebientôt, -- mais j'espérerai et je prierai toujours !
Je pense que j'écris beaucoup trop. Tant de pages ! c'est dur à lire ! Monbien-aimé a commencé à hausser les épaules. Viendra-t-il un jour où il neme lira plus ?...
XXVII
-- Vieux Kaïroullah, dis-je, amène-moi des femmes !
Le vieux Kaïroullah était assis devant moi par terre. Il était ramassé surlui-même, comme un insecte malfaisant et immonde ; son crâne chauve etpointu luisait à la lueur de ma lampe.
Il était huit heures, une nuit d'hiver, et le quartier d'Eyoub était aussinoir et silencieux qu'un tombeau.
Le vieux Kaïroullah avait un fils de douze ans nommé Joseph, beau comme unange, et qu'il élevait avec adoration. Ce détail à part, il était le plusaccompli des misérables. Il exerçait tous les métiers ténébreux du vieuxjuif déclassé de Stamboul, un surtout pour lequel il traitait avec leYuzbâchi Suleïman, et plusieurs de mes amis musulmans.
Il était cependant admis et toléré partout, par cette raison que, depuisde longues années on s'était habitué à le voir. Quand on le rencontraitdans la rue, on disait : " Bonjour, Kaïroullah ! " et on touchait même lebout de ses grands doigts velus.
Le vieux Kaïroullah réfléchit longuement à ma demande et répondit :
-- Monsieur Marketo, dans ce moment-ci les femmes coûtent très cher. Mais,ajouta-t-il, il est des distractions moins coûteuses, que je puis ce soirmême vous offrir, monsieur Marketo... Un peu de musique, par exemple, voussera agréable sans doute...
Sur cette phrase énigmatique, il alluma sa lanterne, mit sa pelisse, sessocques, et disparut.
Une demi-heure après, la portière de ma chambre se soulevait pour donnerpassage à six jeunes garçons israélites, vêtus de robes fourrées, rouges,bleues, vertes et orange. Kaïroullah les accompagnait avec un autrevieillard plus hideux que lui-même, et tout ce monde s'assit à terre avecforce révérences, tandis que je restais aussi impassible et immobilequ'une idole égyptienne.
Ces enfants portaient de petites harpes dorées sur lesquelles ils semirent à promener leurs doigts chargés de bagues de clinquant. Il enrésulta une musique originale que j'écoutai quelques minutes en silence.
-- Comment vous plaisent, monsieur Marketo, me dit le vieux Kaïroullah ense penchant à mon oreille.
J'avais déjà compris la situation et je ne manifestai aucune surprise ;j'eus seulement la curiosité de pousser plus loin cette étude d'abjectionhumaine.
-- Vieux Kaïroullah, dis-je, ton fils est plus beau qu'eux...
Le vieux Kaïroullah réfléchit un instant et répondit :
-- Monsieur Marketo, nous pourrons recauser demain...
... Quand j'eus chassé tout ce monde comme une troupe de bêtes galeuses,je vis de nouveau paraître la tête allongée du vieux Kaïroullah, soulevantsans bruit la draperie de ma porte.
-- Monsieur Marketo, dit-il, ayez pitié de moi ! Je demeure très loin eton croit que j'ai de l'or. Mieux vaudrait me tuer de votre main que memettre à la porte à pareille heure. Laissez-moi dormir dans un coin devotre maison, et, avant le jour, je vous jure de partir.
Je manquai de courage pour mettre dehors ce vieillard, qui y fût mort defroid et de peur, en admettant qu'on ne l'eût point assassiné. Je mecontentai de lui assigner un coin de ma maison, où il resta accroupi touteune nuit glaciale, pelotonné comme un vieux cloporte dans sa pelisserâpée. Je l'entendais trembler ; une toux profonde sortait de sa poitrinecomme un râle ; et j'en eus tant de pitié, que je me levai encore pour luijeter un tapis qui lui servît de couverture.
Dès que le ciel parut blanchir, je lui donnai l'ordre de disparaître, avecle conseil de ne point repasser le seuil de ma porte, et de ne seretrouver même jamais nulle part sur mon chemin.
3
EYOUB À DEUX
I
Eyoub, le 4 décembre 1876.
On m'avait dit : " Elle est arrivée ! " -- et depuis deux jours, je vivaisdans la fièvre de l'attente.
-- Ce soir, avait dit Kadidja (la vieille négresse qui, à Salonique,accompagnait la nuit Aziyadé dans sa barque et risquait sa vie pour samaîtresse), ce soir, un caïque l'amènera à l'échelle d'Eyoub, devant tamaison.
Et j'attendais là depuis trois heures.
La journée avait été belle et lumineuse ; le va-et-vient de la Corne d'oravait une activité inusitée ; à la tombée du jour, des milliers de caïquesabordaient à l'échelle d'Eyoub, ramenant dans leur quartier tranquille lesTurcs que leurs affaires avaient appelés dans les centres populeux deConstantinople, à Galata ou au grand bazar.
On commençait à me connaître à Eyoub, et à dire :
-- Bonsoir, Arif ; qu'attendez-vous donc ainsi ?
On savait bien que je ne pouvais pas m'appeler Arif, et que j'étais unchrétien venu d'Occident ; mais ma fantaisie orientale ne portait plusombrage à personne, et on me donnait quand même ce nom que j'avais choisi.
II
Portia ! flambeau du ciel ! Portia ! ta main, c'est moi !
(ALFRED DE MUSSET, Portia.)
Le soleil était couché depuis deux heures quand un dernier caïque s'avançaseul, parti d'Azar-Kapou ; Samuel était aux avirons ; une femme voiléeétait assise à l'arrière sur des coussins. Je vis que c'était elle.
Quand ils arrivèrent, la place de la mosquée était devenue déserte, et lanuit froide.
Je pris sa main sans mot dire, et l'entraînai en courant vers ma maison,oubliant le pauvre Samuel, qui resta dehors...
Et, quand le rêve impossible fut accompli, quand elle fut là, dans cettechambre préparée pour elle, seule avec moi, derrière deux portes garniesde fer, je ne sus que me laisser tomber près d'elle, embrassant sesgenoux. Je sentis que je l'avais follement désirée : j'étais comme anéanti.
Alors j'entendis sa voix. Pour la première fois, elle parlait et jecomprenais, -- ravissement encore inconnu ! -- Et je ne trouvais plus unseul mot de cette langue turque que j'avais apprise pour elle ; je luirépondais dans la vieille langue anglaise des choses incohérentes que jen'entendais même plus !
-- Severim seni, Lotim ! (Je t'aime, Loti, disait-elle, je t'aime !)
On me les avait dits avant Aziyadé, ces mots éternels ; mais cette doucemusique de l'amour frappait pour la première fois mes oreilles en langueturque. Délicieuse musique que j'avais oubliée, est-ce bien possible queje l'entende encore partir avec tant d'ivresse du fond d'un coeur pur dejeune femme ; tellement, qu'il me semble ne l'avoir entendue jamais ;tellement qu'elle vibre comme un chant du ciel dans mon âme blasée...
Alors, je la soulevai dans mes bras, je plaçai sa tête sous un rayon delumière pour la regarder, et je lui dis comme Roméo :
-- Répète encore ! redis-le !
Et je commençais à lui dire beaucoup de choses qu'elle devait comprendre ;la parole me revenait avec les mots turcs, et je lui posais une foule dequestions en lui disant :
-- Réponds-moi !
Elle, elle me regardait avec extase, mais je voyais que sa tête n'y étaitplus, et que je parlais dans le vide.
-- Aziyadé, dis-je, tu ne m'entends pas ?
-- Non, répondit-elle.
Et elle me dit d'une voix grave ces mots doux et sauvages :
-- Je voudrais manger les paroles de ta bouche ! Senin laf yemek isterim! (Loti ! je voudrais manger le son de ta voix !)
III
Eyoub, décembre 1876.
Aziyadé parle peu ; elle sourit souvent, mais ne rit jamais ; son pas nefait aucun bruit ; ses mouvements sont souples, ondoyants, tranquilles, etne s'entendent pas. C'est bien là cette petite personne mystérieuse, quile plus souvent s'évanouit quand paraît le jour, et que la nuit ramèneensuite, à l'heure des djinns et des fantômes.
Elle tient un peu de la vision, et il semble qu'elle illumine les lieuxpar lesquels elle passe. On cherche des rayons autour de sa tête enfantineet sérieuse, et on en trouve en effet, quand la lumière tombe sur certainspetits cheveux impalpables, rebelles à toutes les coiffures, qui entourentdélicieusement ses joues et son front.
Elle considère comme très inconvenants ces petits cheveux, et passe chaquematin une heure en efforts tout à fait sans succès pour les aplatir. Cetravail et celui qui consiste à teindre ses ongles en rouge orange sontses deux principales occupations.
Elle est paresseuse, comme toutes les femmes élevées en Turquie ;cependant elle sait broder, faire de l'eau de rose et écrire son nom. Ellel'écrit partout sur les murs, avec autant de sérieux que s'il s'agissaitd'une opération d'importance, et épointe tous mes crayons à ce travail.
Aziyadé me communique ses pensées plus avec ses yeux qu'avec sa bouche ;son expression est étonnamment changeante et mobile. Elle est si forte enpantomime du regard, qu'elle pourrait parler beaucoup plus rarement encoreou même s'en dispenser tout à fait.
Il lui arrive souvent de répondre à certaines situations en chantant despassages de quelques chansons turques, et ce mode de citations, qui seraitinsipide chez une femme européenne, a chez elle un singulier charmeoriental.
Sa voix est grave, bien que très jeune et fraîche ; elle la prend du restetoujours dans ses notes basses, et les aspirations de la langue turque lafont un peu rauque quelquefois.
Aziyadé est âgée de dix-huit ou dix-neuf ans. Elle est capable de prendreelle-même et brusquement des résolutions extrêmes, et de les suivre après,coûte que coûte, jusqu'à la mort.
IV
Autrefois à Salonique, quand il fallait risquer la vie de Samuel et lamienne pour passer auprès d'elle seulement une heure, j'avais fait ce rêveinsensé : habiter avec elle, quelque part en Orient, dans un recoinignoré, où le pauvre Samuel aussi viendrait avec nous. J'ai réalisé à peuprès ce rêve, contraire à toutes les idées musulmanes, impossible à touségards.
Constantinople était le seul endroit où pareille chose pût être tentée ;c'est le vrai désert d'hommes dont Paris était autrefois le type, unassemblage de plusieurs grandes villes où chacun vit à sa guise et sanscontrôle, -- où l'on peut mener de front plusieurs personnalitésdifférentes, -- Loti, Arif et Marketo.
... Laissons souffler le vent d'hiver ; laissons les rafales de décembreébranler les ferrures de notre porte et les grilles de nos fenêtres.Protégés par de lourds verrous de fer, par tout un arsenal d'armeschargées, -- par l'inviolabilité du domicile turc, -- assis devant lebrasero de cuivre... petite Aziyadé, qu'on est bien chez nous !
V
LOTI A SA SOEUR, A BRIGHBURY
Chère petite soeur,
J'ai été dur et ingrat de ne pas t'écrire plus tôt. Je t'ai fait beaucoupde mal, tu le dis, et je le crois. Malheureusement, tout ce que j'aiécrit, je le pensais, et je le pense encore ; je ne puis rien maintenantcontre ce mal que je t'ai fait ; j'ai eu tort seulement de te laisser voirau fond de mon coeur, mais tu l'avais voulu.
Je crois que tu m'aimes ; tes lettres me le prouveraient à défaut d'autrespreuves. Moi aussi, je t'aime, tu le sais.
Il faudrait m'intéresser à quelque chose, dis-tu ? à quelque chose de bonet d'honnête, et le prendre à coeur. Mais j'ai ma pauvre chère vieillemère ; elle est aujourd'hui un but dans ma vie, le but que je me suisdonné à moi-même. Pour elle, je me compose une certaine gaieté, un certaincourage : pour elle, je maintiens le côté positif et raisonnable de monexistence, je reste Loti, officier de marine.
Je suis de ton avis, je ne connais pas de chose plus repoussante qu'unvieux débauché qui s'en va de fatigue et d'usure, et qu'on abandonne. Maisje ne serai point cet objet-là : quand je ne serai plus bien portant, nijeune, ni aimé, c'est alors que je disparaîtrai.
Seulement, tu ne m'as pas compris : quand j'aurai disparu, je serai mort.
Pour vous, pour toi, à mon retour, je ferai un suprême effort. Quand jeserai au milieu de vous, mes idées changeront ; si vous me choisissez unejeune fille que vous aimiez, je tâcherai de l'aimer, et de me fixer, pourl'amour de vous, dans cette affection-là.
Puisque je t'ai parlé d'Aziyadé, je puis bien te dire qu'elle est arrivée.-- Elle m'aime de toute son âme, et ne pense pas que je puisse me déciderà la quitter jamais. -- Samuel est revenu aussi ; tous deux m'entourent detant d'amour, que j'oublie le passé et les ingrats, -- un peu aussi lesabsents...
VI
Peu à peu, de modeste qu'elle était, la maison d'Arif-Effendi est devenueluxueuse : des tapis de Perse, des portières de Smyrne, des faïences, desarmes. Tous ces objets sont venus un par un, non sans peine, et ce mode derecrutement leur donne plus de charme.
La roulette a fourni des tentures de satin bleu brodé de roses rouges,défroques du sérail ; et les murailles, qui jadis étaient nues, sontaujourd'hui tapissées de soie. Ce luxe, caché dans une masure isolée,semble une vision fantastique.
Aziyadé aussi apporte chaque soir quelque objet nouveau ; la maisond'Abeddin-Effendi est un capharnaüm rempli de vieilles choses précieuses,et les femmes ont le droit, dit-elle, de faire des emprunts aux réservesde leurs maîtres.
Elle reprendra tout cela quand le rêve sera fini, et ce qui est à moi seravendu.
VII
Qui me rendra ma vie d'Orient, ma vie libre et en plein air, mes longuespromenades sans but, et le tapage de Stamboul ?
Partir le matin de l'Atmeïdan, pour aboutir la nuit à Eyoub ; faire, unchapelet à la main, la tournée des mosquées ; s'arrêter à tous lescafedjis, aux turbés, aux mausolées, aux bains et sur les places ; boirele café de Turquie dans les microscopiques tasses bleues à pied de cuivre; s'asseoir au soleil, et s'étourdir doucement à la fumée d'un narguilhé ;causer avec les derviches ou les passants ; être soi-même une partie de cetableau plein de mouvement et de lumière ; être libre, insouciant etinconnu ; et penser qu'au logis la bien-aimée vous attendra le soir.
Quel charmant petit compagnon de route que mon ami Achmet, gai ou rêveur,homme du peuple et poétique à l'excès, riant à tout bout de champ etdévoué jusqu'à la mort !
Le tableau s'assombrit à mesure qu'on s'enfonce dans le vieux Stamboul,qu'on s'approche du saint quartier d'Eyoub et des grands cimetières.Encore des échappées sur la nappe bleue de Marmara, les îles ou lesmontagnes d'Asie, mais les passants rares et les cases tristes ; -- unsceau de vétusté et de mystère, -- et les objets extérieurs racontant leshistoires farouches de la vieille Turquie.
Il est nuit close, le plus souvent, quand nous arrivons à Eyoub, aprèsavoir dîné n'importe où, dans quelqu'une de ces petites échoppes turquesoù Achmet vérifie lui-même la propreté des ingrédients et en surveille lapréparation.
Nous allumons nos lanternes pour rejoindre le logis, -- ce petit logis siperdu et si paisible, dont l'éloignement même est un des charmes.
VIII
Mon ami Achmet a vingt ans, suivant le compte de son vieux père Ibrahim ;vingt-deux ans, suivant le compte de sa vieille mère Fatma ; les Turcs nesavent jamais leur âge. Physiquement, c'est un drôle de garçon, de petitetaille, bâti en hercule ; pour qui ne le saurait pas, sa figure maigre etbronzée ferait supposer une constitution délicate ; -- tout petit nezaquilin, toute petite bouche ; petits yeux tour à tour pleins d'unedouceur triste, ou pétillants de gaieté et d'esprit. Dans l'ensemble, unattrait original.
Singulier garçon, gai comme un oiseau ; -- les idées les plus comiques,exprimées d'une manière tout à fait neuve ; sentiments exagérésd'honnêteté et d'honneur. Ne sait pas lire et passe sa vie à cheval. Lecoeur ouvert comme la main : la moitié de son revenu est distribué auxvieilles mendiantes des rues. Deux chevaux qu'il loue au public composenttout son avoir.
Achmet a mis deux jours à découvrir qui j'étais et m'a promis le secret dece qu'il est seul à savoir, à condition d'être à l'avenir reçu dansl'intimité. Peu à peu il s'est imposé comme ami, et a pris sa place aufoyer. Chevalier servant d'Aziyadé qu'il adore, il est jaloux pour elle,plus qu'elle, et m'épie à son service, avec l'adresse d'un vieux policier.
-- Prends-moi donc pour domestique, dit-il un beau jour, au lieu de cepetit Yousouf, qui est voleur et malpropre ; tu me donneras ce que tu luidonnes, si tu tiens à me donner quelque chose ; je serai un peu domestiquepour rire, mais je demeurerai dans ta case et cela m'amusera.
Yousouf reçut le lendemain son congé et Achmet prit possession de la place.
IX
Un mois après, d'un air embarrassé, j'offris deux medjidiés de salaire àAchmet, qui est la patience même ; il entra dans une colère bleue etenfonça deux vitres qu'il fit le lendemain remplacer à ses frais. Laquestion de ses gages se trouva réglée de cette manière.
X
Je le vois un soir, debout dans ma chambre et frappant du pied.
-- Sen tchok chéytan, Loti !... Anlamadum séni ! (Toi beaucoup lediable, Loti ! Tu es très malin, Loti ! Je ne comprends pas qui tu es !)
Son bras agitait avec colère sa large manche blanche ; sa petite têtefaisait danser furieusement le gland de soie de son fez.
Il avait comploté ceci avec Aziyadé pour me faire rester : m'offrir lamoitié de son avoir, un de ses chevaux, et je refusais en riant. Pourcela, j'étais tchok chéytan, et incompréhensible.
À dater de cette soirée, je l'ai aimé sincèrement.
Chère petite Aziyadé ! elle avait dépensé sa logique et ses larmes pour meretenir à Stamboul ; l'instant prévu de mon départ passait comme un nuagenoir sur son bonheur.
Et, quand elle eut tout épuisé :
-- Benim djan senin, Loti. (Mon âme est à toi, Loti.) Tu es mon Dieu,mon frère, mon ami, mon amant ; quand tu seras parti, ce sera finid'Aziyadé ; ses yeux seront fermés, Aziyadé sera morte. -- Maintenant,fais ce que tu voudras, toi, tu sais !
Toi, tu sais, phrase intraduisible, qui veut dire à peu près ceci : " Moi,je ne suis qu'une pauvre petite qui ne peux pas te comprendre ; jem'incline devant ta décision, et je l'adore. "
Quand tu seras parti, je m'en irai au loin sur la montagne, et jechanterai pour toi ma chanson :
_Chéytanlar, djinler,
Kaplanlar, duchmanlar,
Arslanlar, etc_...
(Les diables, les djinns, les tigres, les lions, les ennemis, passent loinde mon ami...) Et je m'en irai mourir de faim sur la montagne, en chantantma chanson pour toi.
Suivait la chanson, chantée chaque soir d'une voix douce, chanson longue,monotone, composée sur un rythme étrange, avec les intervallesimpossibles, et les finales tristes de l'Orient.
Quand j'aurai quitté Stamboul, quand je serai loin d'elle pour toujours,longtemps encore j'entendrai la nuit la chanson d'Aziyadé.
XI
A LOTI, DE SA SOEUR
Brightbury, décembre 1876.
Chère frère,
Je l'ai lue, et relue, ta lettre ! C'est tout ce que je puis demander pourle moment, et je puis dire comme la Sunamite voyant son fils mort : " Toutva bien ! "
Ton pauvre coeur est plein de contradictions, ainsi que tous les coeurstroublés qui flottent sans boussole. Tu jettes des cris de désespoir, tudis que tout t'échappe, tu en appelles passionnément à ma tendresse, et,quand je t'en assure moi-même, avec passion, je trouve que tu oublies lesabsents, et que tu es si heureux dans ce coin de l'Orient que tu voudraistoujours voir durer cet Éden. Mais voilà, moi, c'est permanent, immuable ;tu le retrouveras, quand ces douces folies seront oubliées pour faireplace à d'autres, et peut-être en feras-tu plus tard plus de cas que tu nepenses.
Cher frère, tu es à moi, tu es à Dieu, tu es à nous. Je le sens, un jour,bientôt peut-être, tu reprendras courage, confiance et espoir. Tu verrascombien cette erreur est douce et délicieuse, précieuse et bienfaisante.Oh ! mensonge mille fois béni, que celui qui me fait vivre et me feramourir, sans regrets, et sans frayeur ! qui mène le monde depuis dessiècles, qui a fait les martyrs, qui fait les grands peuples, qui changele deuil en allégresse, qui crie partout : " Amour, liberté et charité ! "
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
XII
Aujourd'hui, 10 décembre, visite au padishah.
Tout est blanc comme neige dans les cours du palais de Dolma-Bagtché, mêmele sol : quai de marbre, dalles de marbre, marches de marbre ; les gardesdu sultan en costume écarlate, les musiciens vêtus de bleu de ciel etchamarrés d'or, les laquais vert-pomme doublés de jaune-capucine tranchenten nuances crues sur cette invraisemblable blancheur.
Les acrotères et les corniches du palais servent de perchoir à desfamilles de goélands, de plongeons et de cigognes.
Intérieurement, c'est une grande splendeur.
Les hallebardiers forment la haie dans les escaliers, immobiles sous leursgrands plumets, comme des momies dorées. Des officiers des gardes,costumés un peu comme feu Aladdim, les commandent par signes.
Le sultan est grave, pâle, fatigué, affaissé.
Réception courte, profonds saluts ; on se retire à reculons, courbésjusqu'à terre.
Le café est servi dans un grand salon donnant sur le Bosphore.
Des serviteurs à genoux vous allument des chibouks de deux mètres de longà bout d'ambre, enrichis de pierreries, et dont les fourneaux reposent surdes plateaux d'argent.
Les zarfs (pieds des tasses à café) sont d'argent ciselé, entourés degros diamants taillés en rose, et d'une quantité de pierres précieuses.
XIII
En vain chercherait-on dans tout l'islam un époux plus infortuné que levieil Abeddin-Effendi. Toujours absent, ce vieillard, toujours en Asie ;et quatre femmes dont la plus âgée a trente ans, quatre femmes qui, parextraordinaire, s'entendent comme des larrons habiles, et se gardentmutuellement le secret de leurs équipées.
Aziyadé elle-même n'est pas trop détestée, bien qu'elle soit de beaucoupla plus jeune et la plus jolie, et ses aînées ne la vendent pas.
Elle est leur égale d'ailleurs, une cérémonie dont la portée m'échappe,lui ayant donné, comme aux autres, le titre de dame et d'épouse.
XIV
Je disais à Aziyadé :
-- Que fais-tu chez ton maître ? À quoi passez-vous vos longues journéesdans le harem ?
-- Moi ? répondit-elle, je m'ennuie ; je pense à toi, Loti ; je regardeton portrait ; je touche tes cheveux, ou je m'amuse avec divers petitsobjets à toi, que j'emporte d'ici pour me faire société là-bas.
Posséder les cheveux et le portrait de quelqu'un était pour Aziyadé unechose tout à fait singulière, à laquelle elle n'eût jamais songé sans moi; c'était une chose contraire à ses idées musulmanes, une innovation degiaour, à laquelle elle trouvait un charme mêlé d'une certaine frayeur.
Il avait fallu qu'elle m'aimât bien pour me permettre de prendre de sescheveux à elle ; la pensée qu'elle pouvait subitement mourir, avant qu'ilsfussent repoussés, et paraître dans un autre monde avec une grosse mèchecoupée tout ras par un infidèle, cette pensée la faisait frémir.
-- Mais, lui dis-je encore, avant mon arrivée en Turquie, que faisais-tu,Aziyadé ?
-- Dans ce temps-là, Loti, j'étais presque une petite fille. Quand pour lapremière fois je t'ai vu, il n'y avait pas dix lunes que j'étais dans leharem d'Abeddin, et je ne m'ennuyais pas encore. Je me tenais dans monappartement, assise sur mon divan, à fumer des cigarettes, ou du hachisch,à jouer aux cartes avec ma servante Emineh, ou à écouter des histoirestrès drôles du pays des hommes noirs, que Kadidja sait raconterparfaitement.
" Fenzilé-hanum m'apprenait à broder, et puis nous avions les visites àrendre et à recevoir avec les dames des autres harems.
" Nous avions aussi notre service à faire auprès de notre maître, et enfinla voiture pour nous promener. Le carrosse de notre mari nous appartienten propre un jour à chacune : mais nous aimons mieux nous arranger poursortir ensemble et faire de compagnie nos promenades.
" Nous nous entendons relativement fort bien.
" Fenzilé-hanum, qui m'aime beaucoup, est la dame la plus âgée et la plusconsidérable du harem. Besmé est colère, et entre quelquefois dans degrands emportements, mais elle est facile à calmer et cela ne dure pas.Aïché est la plus mauvaise de nous quatre ; mais elle a besoin de tout lemonde et fait la patte de velours parce qu'elle est aussi la pluscoupable. Elle a eu l'audace, une fois, d'amener son amant dans sonappartement !...
Cela avait été bien souvent mon rêve aussi, de pénétrer une fois dansl'appartement d'Aziyadé, pour avoir seulement une idée du lieu où mabien-aimée passait son existence. Nous avions beaucoup discuté ce projet,au sujet duquel Fenzilé-hanum avait même été consultée ; mais nous nel'avions pas mis à exécution, et plus je suis au courant des coutumes deTurquie, plus je reconnais que l'entreprise eût été folle.
-- Notre harem, concluait Aziyadé, est réputé partout comme un modèle,pour notre patience mutuelle et le bon accord qui règne entre nous.
-- Triste modèle en tout cas !
Y en a-t-il à Stamboul beaucoup comme celui-là ?
Le mal y est entré d'abord par l'intermédiaire de la jolie Aïché-hanum. Lacontagion a fait en deux ans des progrès si rapides, que la maison de cevieillard n'est plus qu'un foyer d'intrigues où tous les serviteurs sontsubornés. Cette grande cage si bien grillée et d'un si sévère aspect, estdevenue une sorte de boîte à trucs, avec portes secrètes et escaliersdérobés ; les oiseaux prisonniers en peuvent impunément sortir, etprennent leur volée dans toutes les directions du ciel.
XV
Stamboul, 25 décembre 1876.
Une belle nuit de Noël, bien claire, bien étoilée, bien froide.
À onze heures, je débarque du Deerhound au pied de la vieille mosquée deFoundoucli, dont le croissant brille au clair de lune.
Achmet est là qui m'attend, et nous commençons aux lanternes l'ascensionde Péra, par les rues biscornues des quartiers turcs.
Grande émotion parmi les chiens. On croirait circuler dans un contefantastique illustré par Gustave Doré.
J'étais convié là-haut dans la ville européenne, à une fête de Christmas,pareille à celles qui se célèbrent à la même date dans tous les coins dela patrie.
Hélas ! les nuits de Noël de mon enfance... quel doux souvenir j'en gardeencore !...
XVI
LOTI À PLUMKETT
Eyoub, 27 septembre 1876.
Cher Plumkett,
Voilà cette pauvre Turquie qui proclame sa constitution ! Où allons-nous ?je vous le demande ; et dans quel siècle avons-nous reçu le jour ? Unsultan constitutionnel, cela déroute toutes les idées qu'on m'avaitinculquées sur l'espèce.
À Eyoub, on est consterné de cet événement ; tous les bons musulmanspensent qu'Allah les abandonne, et que le padishah perd l'esprit. Moi quiconsidère comme facéties toutes les choses sérieuses, la politiquesurtout, je me dis seulement qu'au point de vue de son originalité, laTurquie perdra beaucoup à l'application de ce nouveau système.
J'étais assis aujourd'hui avec quelques derviches dans le kiosquefunéraire de Soliman le Magnifique. Nous faisions un peu de politique,tout en commentant le Koran, et nous disions que, ni ce grand souverainqui fit étrangler en sa présence son fils Mustapha, ni son épouse Roxelanequi inventa les nez en trompette, n'eussent admis la Constitution ; laTurquie sera perdue par le régime parlementaire, cela est hors de doute.
XVII
Stamboul, 27 septembre.
7 Zi-il-iddjé 1293 de l'hégire.
J'étais entré, pour laisser passer une averse, dans un café turc près dela mosquée de Bayazid.
Rien que de vieux turbans dans ce café, et de vieilles barbes blanches.Des vieillards (des hadj-baba) étaient assis, occupés à lire lesfeuilles publiques, ou à regarder à travers les vitres enfumées lespassants qui couraient sous la pluie. Des dames turques, surprises parl'ondée, fuyaient de toute la vitesse que leur permettaient leursbabouches et leurs socques à patins. C'était dans la rue une grandeconfusion et dans le public, une grande bousculade ; l'eau tombait àtorrents.
J'examinai les vieillards qui m'entouraient : leurs costumes indiquaientla recherche minutieuse des modes du bon vieux temps ; tout ce qu'ilsportaient était eski, jusqu'à leurs grandes lunettes d'argent, jusqu'auxlignes de leurs vieux profils. Eski, mot prononcé avec vénération, quiveut dire antique, et qui s'applique en Turquie aussi bien à de vieillescoutumes qu'à de vieilles formes de vêtement ou à de vieilles étoffes. LesTurcs ont l'amour du passé, l'amour de l'immobilité et de la stagnation.
On entendit tout à coup le bruit du canon, une salve d'artillerie partiedu Séraskiérat ; les vieillards échangèrent des signes d'intelligence etdes sourires ironiques.
-- Salut à la constitution de Midhat-pacha, dit l'un d'eux en s'inclinantd'un air de moquerie.
-- Des députés ! une charte ! marmottait un autre vieux turban vert ; leskhalifes du temps jadis n'avaient point besoin des représentations dupeuple.
-- Voï, voï, voï, Allah !... et nos femmes ne couraient point en voilede gaze ; et les croyants disaient plus régulièrement leurs prières ; etles Moscow avaient moins d'insolence !
Cette salve d'artillerie annonçait aux musulmans que le padishah leuroctroyait une constitution, plus large et plus libérale que toutes lesconstitutions européennes ; et ces vieux Turcs accueillaient trèsfroidement ce cadeau de leur souverain.
Cet événement, qu'Ignatief avait retardé de tout son pouvoir, étaitattendu depuis longtemps ; on put, à dater de ce jour, considérer laguerre comme tacitement déclarée entre la Porte et le czar, et le sultanpoussa ses armements avec ardeur.
Il était sept heures et demie à la turque (environ midi). La promulgationavait lieu à Top-Kapou (la Sublime Porte), et j'y courus sous ce déluge.
Les vizirs, les pachas, les généraux, tous les fonctionnaires, toutes lesautorités, en grand costume tous, et chamarrés de dorures, étaient parquéssur la grande place de Top-Kapou, où étaient réunies les musiques de lacour.
Le ciel était noir et tourmenté ; pluie et grêle tombaient abondamment etinondaient tout ce monde. Sous ces cataractes, on donnait au peuplelecture de la charte, et les vieilles murailles crénelées du sérail, quifermaient le tableau, semblaient s'étonner beaucoup d'entendre proférer enplein Stamboul ces paroles subversives.
Des cris, des vivats et des fanfares terminèrent cette singulièrecérémonie, et tous les assistants, trempés jusqu'aux os, se dispersèrenttumultueusement.
À la même heure, à l'autre bout de Constantinople, au palais del'Amirauté, s'étaient réunis les membres de la conférence internationale.
C'était un effet combiné à dessein : les salves devaient se faire entendreau milieu du discours de Safvet-pacha aux plénipotentiaires, et l'aiderdans sa péroraison.
XVIII
-- L'Orient ! l'Orient ! qu'y voyez-vous, poètes ?
Tournez vers l'Orient vos esprits et vos yeux !
" Hélas ! ont répondu leurs voix longtemps muettes,
Nous voyons bien là-bas un jour mystérieux !
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
C'est peut-être le soir qu'on prend pour une aurore "
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
(VICTOR HUGO, Chants du crépuscule.)
Je n'oublierai jamais l'aspect qu'avait pris, cette nuit-là, la grandeplace du Séraskiérat, esplanade immense sur la hauteur centrale deStamboul, d'où, par-dessus les jardins du sérail, le regard s'étend dansle lointain jusqu'aux montagnes d'Asie. Les portiques arabes, la hautetour aux formes bizarres étaient illuminés comme aux soirs de grandesfêtes. Le déluge de la journée avait fait de ce lieu un vrai lac où sereflétaient toutes ces lignes de feux ; autour du vaste horizonsurgissaient dans le ciel les dômes des mosquées et les minarets aigus,longues tiges surmontées d'aériennes couronnes de lumières.
Un silence de mort régnait sur cette place ; c'était un vrai désert.
Le ciel clair, balayé par un vent qu'on ne sentait pas, était traversé pardeux bandes de nuages noirs, au-dessus desquels la lune était venueplaquer son croissant bleuâtre. C'était un de ces aspects à part quesemble prendre la nature dans ces moments où va se consommer quelque grandévénement de l'histoire des peuples.
Un grand bruit se fit entendre, bruit de pas et de voix humaines ; unebande de softas entrait par les portiques du centre, portant des lanterneset des bannières ; ils criaient : " Vive le sultan ! vive Midhat-pacha !vive la constitution ! vive la guerre ! " Ces hommes étaient comme enivrésde se croire libres ; et, seuls, quelques vieux Turcs qui se souvenaientdu passé haussaient les épaules en regardant courir ces foules exaltées.
-- Allons saluer Midhat-pacha, s'écrièrent les softas.
Et ils prirent à gauche, par de petites rues solitaires, pour se rendre àl'habitation modeste de ce grand vizir, alors si puissant, qui devait,quelques semaines après, partir pour l'exil.
Au nombre d'environ deux mille, les softas s'en allèrent ensemble prierdans la grande mosquée (la Suleimanieh) et de là passèrent la Corned'or, pour aller, à Dolma-Bagtché, acclamer Abd-ul-Hamid.
Devant les grilles du palais, des députations de tous les corps, et unegrande masse confuse d'hommes s'étaient réunis spontanément dans le but defaire au souverain constitutionnel une ovation enthousiaste.
Ces bandes revinrent à Stamboul par la grande rue de Péra, acclamant surleur passage lord Salisbury (qui devait bientôt devenir si impopulaire),l'ambassade britannique et celle de France.
-- Nos ancêtres, disaient les hodjas haranguant la foule, nos ancêtres,qui n'étaient que quelques centaines d'hommes, ont conquis ce pays, il y aquatre siècles ! Nous qui sommes plusieurs centaines de mille, lelaisserons-nous envahir par l'étranger ? Mourons tous, musulmans etchrétiens, mourons pour la patrie ottomane, plutôt que d'accepter desconditions déshonorantes...
XIX
La mosquée du sultan Mehmed-fatih (Mehmed le conquérant) nous voit souventassis, Achmet et moi, devant ses grands portiques de pierres grises,étendus tous deux au soleil et sans souci de la vie, poursuivant quelquerêve indécis, intraduisible en aucune langue humaine.
La place de Mehmed-fatih occupe, tout en haut du vieux Stamboul, de grandsespaces où circulent des promeneurs en cafetans de cachemire, coiffés delarges turbans blancs. La mosquée qui s'élève au centre est une des plusvastes de Constantinople et aussi une des plus vénérées.
L'immense place est entourée de murailles mystérieuses, que surmontent desfiles de dômes de pierres, semblables à des alignements de ruchesd'abeilles ; ce sont des demeures de softas, où les infidèles ne sontpoint admis.
Ce quartier est le centre d'un mouvement tout oriental ; les chameaux letraversent de leur pas tranquille en faisant tinter leurs clochettesmonotones ; les derviches viennent s'y asseoir pour deviser des chosessaintes, et rien n'y est encore arrivé d'Occident.
XX
Près de cette place est une rue sombre et sans passants, où pousse l'herbeverte et la mousse. Là est la demeure d'Aziyadé ; là est le secret ducharme de ce lieu. Les longues journées où je suis privé de sa présence,je les passe là, moins loin d'elle, ignoré de tous et à l'abri de tous lessoupçons.
XXI
Aziyadé est plus souvent silencieuse, et ses yeux sont plus tristes.
-- Qu'as-tu, Loti, dit-elle, et pourquoi es-tu toujours sombre ? C'est àmoi de l'être, puisque, quand tu seras parti, je vais mourir.
Et elle fixa ses yeux sur les miens avec tant de pénétration et depersistance, que je détournai la tête sous ce regard.
-- Moi, dis-je, ma chérie ! Je ne me plains de rien quand tu es là, et jesuis plus heureux qu'un roi.
-- En effet, qui est plus aimé que toi, Loti ? et qui pourrais-tu bienenvier ? Envierais-tu même le sultan ?
Cela est vrai, le sultan, l'homme qui, pour les Ottomans, doit jouir de laplus grande somme du bonheur sur la terre, n'est pas l'homme que je puisenvier ; il est fatigué et vieilli et, de plus il est constitutionnel.
-- Je pense, Aziyadé, dis-je, que le padishah donnerait tout ce qu'ilpossède, -- même son émeraude qui est aussi large qu'une main, même sacharte et son parlement, -- pour avoir ma liberté et ma jeunesse.
J'avais envie de dire : " Pour t'avoir, toi !... " mais le padishah feraitsans doute bien peu de cas d'une jeune femme, si charmante qu'elle fût, etj'eus peur surtout de prononcer une rengaine d'opéra-comique. Mon costumey prêtait d'ailleurs : une glace m'envoyait une image déplaisante demoi-même, et je me faisais l'effet d'un jeune ténor, prêt à entonner unmorceau d'Auber.
C'est ainsi que, par moments, je ne réussis plus à me prendre au sérieuxdans mon rôle turc ; Loti passe le bout de l'oreille sous le turband'Arif, et je retombe sottement sur moi-même, impression maussade etinsupportable.
XXII
J'ai été difficile et fier pour tout ce qui porte lévite ou chapeau noir ;personne n'était pour moi assez brillant ni assez grand seigneur ; j'aibeaucoup méprisé mes égaux et choisi mes amis parmi les plus raffinés.Ici, je suis devenu homme du peuple, et citoyen d'Eyoub ; je m'accommodede la vie modeste des bateliers et des pêcheurs, même de leur société etde leurs plaisirs.
Au café turc, chez le cafedji Suleïman, on élargit le cercle autour dufeu, quand j'arrive le soir, avec Samuel et Achmet. Je donne la main àtous les assistants, et je m'assieds pour écouter le conteur des veilléesd'hiver (les longues histoires qui durent huit jours, et où figurent lesdjinns et les génies). Les heures passent là sans fatigue et sans remords; je me trouve à l'aise au milieu d'eux, et nullement dépaysé.
Arif et Loti étant deux personnages très différents, il suffirait, le jourdu départ du Deerhound, qu'Arif restât dans sa maison ; personne sansdoute ne viendrait l'y chercher ; seulement, Loti aurait disparu, etdisparu pour toujours.
Cette idée, qui est d'Aziyadé, se présente à mon esprit par instants sousdes aspects étrangement admissibles.
Rester près d'elle, non plus à Stamboul, mais dans quelque village turc aubord de la mer ; vivre, au soleil et au grand air, de la vie saine deshommes du peuple ; vivre au jour le jour, sans créanciers et sans souci del'avenir ! Je suis plus fait pour cette vie que pour la mienne ; j'aihorreur de tout travail qui n'est pas du corps et des muscles ; horreur detoute science ; haine de tous les devoirs conventionnels, de toutes lesobligations sociales de nos pays d'Occident.
Être batelier en veste dorée, quelque part au sud de la Turquie, là où leciel est toujours pur et le soleil toujours chaud...
Ce serait possible, après tout, et je serais là moins malheureuxqu'ailleurs.
-- Je te jure, Aziyadé, dis-je, que je laisserais tout sans regret, maposition, mon nom et mon pays. Mes amis... je n'en ai pas et je m'en moque! Mais, vois-tu, j'ai une vieille mère.
Aziyadé ne dit plus rien pour me retenir, bien qu'elle ait comprispeut-être que cela ne serait pas tout à fait impossible ; mais elle sentpar intuition ce que cela doit être qu'une vieille mère, elle, la pauvrepetite qui n'en a jamais eu ; et les idées qu'elle a sur la générosité etle sacrifice ont plus de prix chez elle que chez d'autres, parce qu'elleslui sont venues toutes seules, et que personne ne s'est inquiété de leslui donner.
XXIII
DE PLUMKETT A LOTI
Liverpool, 1876.
Mon cher Loti,
Figaro était un homme de génie : il riait si souvent, qu'il n'avait jamaisle temps de pleurer. -- Sa devise est la meilleure de toutes, et je lesais si bien, que je m'efforce de la mettre en pratique et y arrive tantbien que mal.
Malheureusement, il m'est fort difficile de rester trop longtemps le mêmeindividu. Trop souvent, la gaieté de Figaro m'abandonne, et c'est alorsJérémie, prophète de malheur, ou David, auguste désespéré sur lequel lamain céleste s'est appesantie, qui s'empare de moi et me possède. Je neparle pas, je crie, je rugis ! Je n'écris pas, je ne pourrais que briserma plume et renverser mon encrier. Je me promène à grands pas en montrantle poing à un être imaginaire, à un bouc émissaire idéal, auquel jerapporte toutes mes douleurs ; je commets toutes les extravagancespossibles : je me livre à huis clos aux actes les plus insensés, aprèsquoi, soulagé ou plutôt fatigué, je me calme et deviens raisonnable.
Vous allez me répéter encore que je suis un drôle de type ; un fou, quesais-je ? à quoi je répondrai : " Oui mais bien moins que vous ne croyez.Bien moins que vous, par exemple. "
Avant de porter un jugement sur moi, encore faudrait-il me connaître, mecomprendre un peu et savoir quelles circonstances ont pu faire d'unindividu, né raisonnable, le drôle de type que je suis. Nous sommes,voyez-vous, le produit de deux facteurs qui sont nos dispositionshéréditaires, ou l'enjeu que nous apportons en paraissant sur la scène dela vie, et les circonstances qui nous modifient et nous façonnent, commeune matière plastique qui prend et garde les empreintes de tout ce qui l'atouchée. -- Les circonstances, pour moi, n'ont été que douloureuses ; j'aiété, pour me servir de l'expression consacrée, formé à l'école du malheur: -- tout ce que je sais, je l'ai appris à mes dépens ; aussi je le saisbien ; c'est pourquoi je l'exprime parfois d'une manière un peutranchante. Si j'ai l'air parfois de dogmatiser, c'est que j'ai laprétention, moi qui ai souffert beaucoup, d'en savoir plus que ceux quiont moins souffert que moi, et de parler mieux qu'ils ne le pourraientfaire en connaissance de cause.
Pour moi, il n'y a pas d'espoir en ce monde et je n'ai pas cetteconsolation de ceux qu'une foi ardente rend forts au milieu des luttes dela vie, et confiants dans la justice suprême du créateur.
Et, pourtant, je vis sans blasphémer.
Ai-je pu, au milieu de froissements continuels, conserver les illusions,l'enthousiasme et la fraîcheur morale de la jeunesse ? Non, vous le savezbien ; j'ai renoncé aux plaisirs de mon âge, qui ne sont déjà plus de mongoût, j'ai perdu l'aspect et les allures d'un jeune homme, et je visdésormais sans but comme sans espoir... Est-ce à dire pourtant que j'ensois réduit au même point que vous, dégoûté de tout, niant tout ce qui estbon, niant la vertu, niant l'amitié, niant tout ce qui peut nous rendresupérieurs à la brute ? Entendons-nous, mon ami ; sur ces points, je pensetout autrement que vous. J'avoue que, malgré mon expérience des choses dece monde (puissiez-vous n'en jamais acquérir une pareille, il en coûtetrop cher !), je crois encore à tout cela, et à bien d'autres chosesencore.
À Londres, Georges m'a fait lire la lettre qu'il venait de recevoir devous.
Vous la commencez gentiment par le récit, circonstancié et agrémenté dedescriptions, d'une amourette à la turque. Nous vous suivons, Georges etmoi, à travers les méandres fantasmagoriques d'une grande fourmilièreorientale. Nous restons la bouche béante en face des tableaux que vousnous tracez ; je songe à vos trois poignards, comme je songeais aubouclier d'Achille, si minutieusement chanté par Homère ! Et puis enfin,peut-être parce que vous avez reçu un grain de poussière dans l'oeil,peut-être parce que votre lampe s'est mise à fumer comme vous acheviezvotre lettre, peut-être pour moins que cela, vous terminez en nous lançantla série des lieux communs édités au siècle dernier ! je crois vraimentque les lieux communs des frères ignorantins valent encore mieux que ceuxdu matérialisme, dont le résultat sera l'anéantissement de tout ce quiexiste. On les acceptait au XVIIIe siècle, ces idées matérialistes : Dieuétait un préjugé ; la morale était devenue l'intérêt bien entendu, lasociété un vaste champ d'exploitation pour l'homme habile. Tout celaséduisait beaucoup de gens par sa nouveauté et par la sanction qu'enrecevaient les actes les plus immoraux. Heureuse époque où aucun frein nevous retenait ; où l'on pouvait tout faire ; l'on pouvait rire de tout,même des choses les moins drôles, jusqu'au moment où tant de têtestombèrent sous le couteau de la Révolution, que ceux qui conservèrent laleur commencèrent à réfléchir. Ensuite vint une époque de transition, oùl'on vit apparaître une génération atteinte de phtisie morale, affligée desensiblerie constitutionnelle, regrettant le passé qu'elle ne connaissaitpas, maudissant le présent qu'elle ne comprenait pas, doutant de l'avenirqu'elle ne devinait pas. Une génération de romantiques, une génération depetits jeunes gens passant leur vie à rire, à pleurer, à prier, àblasphémer, modulant sur tous les tons leur insipide complainte pour envenir un beau jour à se faire sauter la cervelle.
Aujourd'hui, mon ami, on est beaucoup plus raisonnable, beaucoup pluspratique : on se hâte, avant d'être devenu un homme, de devenir uneespèce d'homme ou un animal particulier, comme vous voudrez. On se faitsur toute chose des opinions ou des préjugés en rapport avec son état ; ontombe dans un certain milieu de la société, on en prend les idées. Vousacquérez ainsi une certaine tournure d'esprit, ou, si vous aimez mieux, ungenre de bêtise qui cadre bien avec le milieu dans lequel vous vivez ; onvous comprend, vous comprenez les autres, vous entrez ainsi en communionintime avec eux et devenez réellement un membre de leur corps. On se faitbanquier, ingénieur, bureaucrate, épicier, militaire... Que sais-je ? maisau moins on est quelque chose ; on fait quelque chose ; on a la têtequelque part et non ailleurs ; on ne se perd pas dans des rêves sans fin.On ne doute de rien ; on a sa ligne de conduite toute tracée par lesdevoirs que l'on est tenu de remplir. Les doutes que l'on pourrait avoiren philosophie, en religion, en politique, les civilités puériles ethonnêtes sont là pour les combler ; ainsi ne vous embarrassez donc paspour si peu. La civilisation vous absorbe ; les mille et un rouages de lagrande machine sociale vous engrènent ; vous vous trémoussez dans l'espace; vous vous abêtissez dans le temps, grâce à la vieillesse : vous faitesdes enfants qui seront aussi bêtes que vous. Puis enfin, vous mourez, munides sacrements de l'Église ; votre cercueil est inondé d'eau bénite, onchante du latin en faux bourdon autour d'un catafalque à la lueur descierges ; ceux qui étaient habitués à vous voir vous regrettent si vousavez été bon durant votre vie, quelques-uns même vous pleurentsincèrement. Puis enfin, on hérite de vous.
Ainsi va le monde !
Tout cela n'empêche pas, mon ami, qu'il n'y ait sur cette terre de fortbraves gens, des gens foncièrement honnêtes, organiquement bons, faisantle bien pour la satisfaction intime qu'ils en retirent : ne volant pas etn'assassinant pas, lors même qu'ils seraient sûrs de l'impunité, parcequ'ils ont une conscience qui est un contrôle perpétuel des actes auxquelsleurs passions pourraient les pousser ; des gens capables d'aimer, de sedévouer corps et âme, des prêtres croyant en Dieu et pratiquant la charitéchrétienne, des médecins bravant les épidémies pour sauver quelquespauvres malades, des soeurs de charité allant au milieu des armées soignerde pauvres blessés, des banquiers à qui vous pourrez confier votrefortune, des amis qui vous donneront la moitié de la leur ; des gens, moipar exemple sans aller chercher plus loin, qui seraient peut-êtrecapables, en dépit de tous vos blasphèmes, de vous offrir une affection etun dévouement illimités.
Cessez donc ces boutades d'enfant malade. Elles viennent de ce que vousrêvez au lieu de réfléchir ; de ce que vous suivez la passion au lieu dela raison.
Vous vous calomniez, lorsque vous parlez ainsi. Si je vous disais que toutest vrai dans votre fin de lettre et que je vous crois tel que vous vous ydépeignez, vous m'écririez aussitôt pour protester, pour me dire que vousne pensez pas un mot de toute cette atroce profession de foi ; que cen'est que la bravade d'un coeur plus tendre que les autres ; que ce n'estque l'effort douloureux que fait pour se raidir la sensitive contractéepar la douleur.
Non, non, mon ami, je ne vous crois pas, et vous ne vous croyez pasvous-même. Vous êtes bon, vous êtes aimant, vous êtes sensible et délicat; seulement vous souffrez. Aussi je vous pardonne et vous aime et demeureune protestation vivante contre vos négations de tout ce qui est amitié,désintéressement, dévouement.
C'est votre vanité qui nie tout cela et non pas vous ; votre fiertéblessée vous fait cacher vos trésors et étaler à plaisir " l'être facticecréé par votre orgueil et votre ennui ".
PLUMKETT.
XXIV
LOTI A WILLIAM BROWN
Eyoub, décembre 1876.
Mon cher ami,
Je viens vous rappeler que je suis au monde. J'habite, sous le nom deArif-Effendi, rue Kourou-Tchechmeh, à Eyoub, et vous me feriez grandplaisir en voulant bien me donner signe de vie.
Vous débarquez à Constantinople, côté de Stamboul ; vous enfilez quatrekilomètres de bazars et de mosquées, vous arrivez au saint faubourgd'Eyoub, où les enfants prennent pour cible à cailloux votre coiffureinsolite ; vous demandez la rue Kourou-Tchechmeh, que l'on vous indiqueimmédiatement ; au bout de cette rue, vous trouvez une fontaine de marbresous des amandiers, et ma case est à côté.
J'habite là en compagnie d'Aziyadé, cette jeune femme de Salonique delaquelle je vous avais autrefois parlé, et que je ne suis pas bien loind'aimer. J'y vis presque heureux, dans l'oubli du passé et des ingrats.
Je ne vous raconterai point quelles circonstances m'ont amené dans cerecoin de l'Orient ; ni comment j'en suis venu à adopter pour un temps lelangage et les coutumes de la Turquie -- même ses beaux habits de soie etd'or.
Voici seulement, ce soir 30 décembre, quelle est la situation : Beau tempsfroid, clair de lune. -- A la cantonade, les derviches psalmodient d'unevoix monotone ; c'est le bruit familier qui tinte chaque jour à mesoreilles. Mon chat Kédi-bey et mon domestique Yousouf se sont retirés,l'un portant l'autre, dans leur appartement commun.
Aziyadé, assise comme une fille de l'Orient sur une pile de tapis et decoussins, est occupée à teindre ses ongles en rouge orange, opération dela plus haute importance. Moi, je me souviens de vous, de notre vie deLondres, de toutes nos sottises, -- et je vous écris en vous priant devouloir bien me répondre.
Je ne suis pas encore musulman pour tout de bon, comme, au début de malettre, vous pourriez le supposer ; je mène seulement de front deuxpersonnalités différentes, et suis toujours officiellement, mais le moinssouvent possible, M. Loti, lieutenant de marine.
Comme vous seriez en peine pour mettre mon adresse en turc, écrivez-moisous mon nom véritable, par le Deerhound ou l'ambassade britannique.
XXV
Stamboul, 1er janvier 1877.
L'année 77 débute par une journée radieuse, un temps printanier.
Ayant expédié dans la journée certaines visites, qu'un reste decondescendance pour les coutumes d'Occident m'obligeait à faire dans lacolonie de Péra, je rentre le soir à cheval à Eyoub, par leChamp-des-Morts et Kassim-Pacha.
Je croise le coupé du terrible Ignatief, qui revient ventre à terre de laConférence, sous nombreuse escorte de Croates à ses gages ; un instantaprès, lord Salisbury et l'ambassadeur d'Angleterre rentrent aussi, fortagités l'un et l'autre : on s'est disputé à la séance, et tout est au plusmal.
Les pauvres Turcs refusent avec l'énergie du désespoir les conditionsqu'on leur impose ; pour leur peine, on veut les mettre hors la loi.
Tous les ambassadeurs partiraient ensemble, en criant : " Sauve qui peut !" à la colonie d'Europe. On verrait alors de terribles choses, une grandeconfusion et beaucoup de sang.
Puisse cette catastrophe passer loin de nous !...
Il faudrait -- demain peut-être -- quitter Eyoub pour n'y plus revenir...
XXVI
Nous descendions, par une soirée splendide, la rampe d'Oun-Capan.
Stamboul avait un aspect inaccoutumé ; les hodjas dans tous les minaretschantaient des prières inconnues sur des airs étranges ; ces voix aiguës,parties de si haut, à une heure insolite de la nuit inquiétaientl'imagination ; et les musulmans, groupés sur leurs portes, semblaientregarder tous quelque point effrayant du ciel.
Achmet suivit leurs regards, et me saisit la main avec terreur : la luneque tout à l'heure nous avions vue si brillante sur le dôme deSainte-Sophie, s'était éteinte là-haut dans l'immensité ; ce n'était plusqu'une tache rouge, terne et sanglante.
Il n'est rien de si saisissant que les signes du ciel, et ma premièreimpression, plus rapide que l'éclair, fut aussi une impression de frayeur.Je n'avais point prévu cet événement, ayant depuis longtemps négligé deconsulter le calendrier.
Achmet m'explique combien c'est là un cas grave et sinistre : d'après lacroyance turque, la lune est en ce moment aux prises avec un dragon qui ladévore. On peut la délivrer cependant, en intercédant auprès d'Allah, eten tirant à balle sur le monstre.
On récite en effet, dans toutes les mosquées, des prières de circonstance,et la fusillade commence à Stamboul. De toutes les fenêtres, de tous lestoits, on tire des coups de fusil à la lune, dans le but d'obtenir uneheureuse solution de l'effrayant phénomène.
Nous prenons un caïque au Phanar pour rejoindre notre logis ; on nousarrête en route. À mi-chemin de la Corne d'or, le canot des Zaptiés nousbarre le passage : une nuit d'éclipse, se promener en caïque est interdit.
Nous ne pouvons cependant pas coucher dans la rue. Nous parlementons, nousdiscutons, le prenant de très haut avec MM. les Zaptiés, et, une foisencore, en payant d'audace nous nous tirons d'affaire.
Nous arrivons à la case, où Aziyadé nous attend dans la consternation etla terreur.
Les chiens hurlent à la lune d'une façon lamentable, qui complique encorela situation.
D'un air mystique, Achmet et Aziyadé m'apprennent que ces chiens hurlentainsi pour demander à Allah un certain pain mystérieux qui leur estdispensé dans certaines circonstances solennelles, -- et que les hommes nepeuvent voir.
L'éclipse continue sa marche, malgré la fusillade ; le disque entier estmême d'une nuance rouge extraordinairement prononcée, -- coloration due àun état particulier de l'atmosphère.
J'essaye l'explication du phénomène au moyen d'une bougie, d'une orange etd'un miroir, vieux procédé d'école.
J'épuise ma logique, et mes élèves ne comprennent pas ; devant cettehypothèse tout à fait inadmissible que la terre est ronde, Aziyadés'assied avec dignité, et refuse absolument de me prendre au sérieux. Jeme fais l'effet d'un pédagogue, image horrible ! et je suis pris de fourire ; je mange l'orange et j'abandonne ma démonstration...
À quoi bon du reste cette sotte science, et pourquoi leur ôterais-je lasuperstition qui les rend plus charmants ?
Et nous voilà, nous aussi, tirant tous les trois des coups de fusil par lafenêtre, à la lune qui continue de faire là-haut un effet sanglant, aumilieu des étoiles brillantes, dans le plus radieux de tous les ciels !
XXVII
Vers onze heures, Achmet nous éveille pour nous annoncer que le traitementa réussi ; la lune est eyu yapilmich (guérie).
En effet, la lune, tout à fait rétablie, brillait comme une splendidelampe bleue dans le beau ciel d'Orient.
XXVIII
" Ma mère Béhidjé " est une très extraordinaire vieille femme, octogénaireet infirme, -- fille et veuve de pacha, -- plus musulmane que le Koran, etplus raide que la loi du Chéri.
Feu Chefket-Daoub-pacha, époux de Béhidjé-hanum, fut un des favoris dusultan Mahmoud, et trempa dans le massacre des janissaires. Béhidjé-hanum,admise à cette époque dans son conseil, l'y avait poussé de tout sonpouvoir.
Dans une rue verticale du quartier turc de Djianghir, sur les hauteurs duTaxim, habite la vieille Béhidjé-hanum. Son appartement, qui déjàsurplombe des précipices, porte deux shaknisirs en saillie, soigneusementgrillés de lattes de frêne.
De là, on domine d'aplomb les quartiers de Foundoucli, les palais deDolma-Bagtché et de Tchéraghan, la pointe du Sérail, le Bosphore, leDeerhound, pareil à une coquille de noix posée sur une nappe bleue, --et puis Scutari et toute la côte d'Asie.
Béhidjé-hanum passe ses journées à cet observatoire, étendue sur unfauteuil, et Aziyadé est souvent à ses pieds, -- Aziyadé attentive aumoindre signe de sa vieille amie, et dévorant ses paroles comme les arrêtsdivins d'un oracle.
C'est une anomalie que l'intimité de la jeune femme obscure et de lavieille cadine, rigide et fière, de noble souche et de grande maison.
Béhidjé-hanum ne m'est connue que par ouï-dire : les infidèles ne sontpoint admis dans sa demeure.
Elle est belle encore, affirme Aziyadé, malgré ses quatre-vingts ans, "belle comme les beaux soirs d'hiver "
Et, chaque fois qu'Aziyadé m'exprime quelque idée neuve, quelque notionnette et profonde sur des choses qu'elle semblerait devoir ignorerabsolument, et que je lui demande : " Qui t'a appris cela, ma chérie ? "-- Aziyadé répond : " C'est ma mère Béhidjé. "
" Ma mère " et " mon père " sont des titres de respect qu'on emploie enTurquie lorsqu'on parle de personnes âgées, même lorsque ces personnesvous sont indifférentes ou inconnues.
Béhidjé-hanum n'est point une mère pour Aziyadé. Tout au moins est-ce unemère imprudente, qui ne craint pas d'exalter terriblement la jeuneimagination de son enfant.
Elle l'exalte au point de vue religieux d'abord, tant et si bien, que lapauvre petite abandonnée verse souvent des larmes très amères sur sonamour pour un infidèle.
Elle l'exalte au point de vue romanesque aussi, par le récit de longueshistoires, contées avec esprit et avec feu, qui me sont redites la nuit,par les lèvres fraîches de ma bien-aimée.
Longues histoires fantastiques, aventures du grand Tchengiz ou des ancienshéros du désert, légendes persanes ou tartares, où l'on voit de jeunesprincesses, persécutées par les génies, accomplir des prodiges de fidélitéet de courage.
Et, quand Aziyadé arrive le soir, l'imagination plus surexcitée que decoutume, je puis en toute sûreté lui dire :
-- Tu as passé ta journée, ma chère petite amie, aux pieds de ta mèreBéhidjé !
XXIX
Janvier 1877.
Huit jours à Buyukdéré, dans le haut Bosphore, à l'entrée de la mer Noire.Le Deerhound est mouillé près des grands cuirassés turcs, qui sontpostés là comme des chiens de garde, à l'intention de la Russie. Cettesituation du Deerhound, qui m'éloigne de Stamboul, coïncide avec unséjour du vieil Abeddin dans sa demeure ; tout est pour le mieux, et cetteséparation nous tient lieu de prudence.
Il fait froid, il pleut, les journées se passent à courir dans la forêt deBelgrade, et ces courses sous bois me ramènent aux temps heureux de monenfance.
Des chênes antiques, des houx, de la mousse et des fougères, presque lavégétation du Yorkshire. À part qu'il y pousse aussi des ours, on secroirait dans les bons vieux bois de la patrie.
XXX
Samuel a peur des kédis (des chats). Le jour, les kédis lui inspirent desidées drôles ; il ne peut les regarder sans rire. La nuit, il devient trèsrespectueux, et s'en tient à distance.
Je m'habillais pour un bal d'ambassade. Samuel, qui m'avait laissé pouraller dormir, revint tout à coup frapper à ma porte.
-- Bir madame kédi, disait-il d'un air effaré, bir madame kédi (unemadame chat ; lisez : chatte) qui portate ses piccolos dormir com Samuel(qui a apporté ses petits pour dormir avec Samuel) !
Et il continuait à la cantonade, avec un sérieux imperturbable :
-- Chez nous, dans ma famille, ceux-là qui dérangent les chats, dans lemois même ils doivent mourir ! Monsieur Loti, comment faire ?
Quand ma toilette fut achevée, je me décidai à prêter main-forte à monami, et j'entrai dans sa chambre.
Une dame kédi était en effet postée sur l'oreiller de Samuel, tout aumilieu. C'était une personne de beaucoup d'embonpoint, revêtue d'une bellepelure jaune. Avec un air de dignité et de triomphe, assise sur soninnomable, elle contemplait tour à tour Samuel immobile, et ses petitsqui s'ébattaient sur la couverture.
Samuel, assis dans un coin, tombant de sommeil, assistait à cette scène defamille dans une attitude de consternation résignée ; il attendait que jevinsse à son secours.
Cette madame Kédi m'était inconnue. Elle ne fit aucune difficultécependant pour se laisser prendre à mon cou et porter dehors avec sesenfants. Après quoi, Samuel, ayant soigneusement épousseté sa couverture,fit mine de s'aller coucher.
Je ne devais point rentrer cette nuit-là. J'arrivai à l'improviste à deuxheures du matin.
Samuel avait ouvert toute grande la fenêtre de sa chambre, et disposé descordes sur lesquelles il avait étendu ses couvertures, afin de les purgerpar le grand air de tout effluve de chat. Lui-même s'était installé dansmon lit, où il dormait du sommeil des têtes jeunes et des consciencespures. Pour lui, c'était bien là son cas.
Le lendemain, nous apprîmes que cette madame Kédi était la bête adorée,mais coureuse, d'un vieux juif du voisinage, repasseur de tarbouchs.
XXXI
C'était Noël à la grecque ; le vieux Phanar était en fête.
Des bandes d'enfants promenaient des lanternes, des girandoles de papier,de toutes les formes et de toutes les couleurs ; ils frappaient à toutesles portes, à tour de bras, et donnaient des sérénades terribles, avecaccompagnement de tambour.
Achmet, qui passait avec moi, témoignait un grand mépris pour cesréjouissances d'infidèles.
Le vieux Phanar, même au milieu de ce bruit, ne pouvait s'empêcher d'avoirl'air sinistre.
On voyait cependant s'ouvrir toutes les petites portes byzantines, rongéesde vétusté, et dans leurs embrasures massives apparaissaient des jeunesfilles, vêtues comme des Parisiennes, qui jetaient aux musiciens despiastres de cuivre.
Ce fut bien pis quand nous arrivâmes à Galata ; jamais, dans aucun pays dumonde, il ne fut donné d'ouïr un vacarme plus discordant, ni de contemplerun spectacle plus misérable.
C'était un grouillement cosmopolite inimaginable, dans lequel dominait engrande majorité l'élément grec. L'immonde population grecque affluait enmasses compactes ; il en sortait de toutes les ruelles de prostitution, detous les estaminets, de toutes les tavernes. Impossible de se figurer toutce qu'il y avait là d'hommes et de femmes ivres, tout ce qu'on y entendaitde braillements avinés, de cris écoeurants.
Et quelques bons musulmans s'y trouvaient aussi, venus pour riretranquillement aux dépens des infidèles, pour voir comment ces chrétiensdu Levant sur le sort desquels on a attendri l'Europe, par de sipathétiques discours, célébraient la naissance de leur prophète.
Tous ces hommes qui avaient si grande peur d'être obligés d'aller sebattre comme des Turcs, depuis que la Constitution leur conférait le titreimmérité de citoyens, s'en donnaient à coeur joie de chanter et de boire.
XXXII
Je me souviens de cette nuit où le bay-kouch (le hibou), suivit notrecaïque sur la Corne d'or.
C'était une froide nuit de janvier ; une brume glaciale embrouillait lesgrandes ombres de Stamboul, et tombait en pluie fine sur nos têtes. Nousramions, Achmet et moi, à tour de rôle, dans le caïque qui nous menait àEyoub.
À l'échelle du Phanar, nous abordâmes avec précaution dans la nuit noire,au milieu de pieux, d'épaves et de milliers de caïques échoués sur la vase.
On était là au pied des vieilles murailles du quartier byzantin deConstantinople, lieu qui n'est fréquenté à pareille heure par aucun êtrehumain. Deux femmes pourtant s'y tenaient blotties, deux ombres à têteblanche, cachées dans certain recoin obscur qui nous était familier, sousle balcon d'une maison en ruine... C'étaient Aziyadé, et la vieille, lafidèle Kadidja.
Quand Aziyadé fut assise dans notre barque, nous repartîmes.
La distance était grande encore, de l'échelle du Phanar à celle d'Eyoub.De loin en loin, une rare lumière, partie d'une maison grecque, laissaittomber dans l'eau trouble une traînée jaune ; autrement, c'était partoutla nuit profonde.
Passant devant une antique maison bardée de fer, nous entendîmes le bruitd'un orchestre et d'un bal. C'était une de ces grandes habitations, noiresau-dehors, somptueuses au-dedans, où les anciens Grecs, les Phanariotes,cachent leur opulence, leurs diamants, et leurs toilettes parisiennes.
... Puis le bruit de la fête se perdit dans la brume, et nous retombâmesdans le silence et l'obscurité.
Un oiseau volait lourdement autour de notre caïque, passant et repassantsur nous.
-- Bou fena (mauvaise affaire) ! dit Achmet en hochant la tête.
-- Bay-Kouch mî ? lui demanda Aziyadé, tout encapuchonnée etemmaillotée. (Est-ce point le hibou ?)
Quand il s'agissait de leurs superstitions ou de leurs croyances, ilsavaient coutume de s'entretenir tous les deux, et de ne me compter pourrien.
-- Bou tchok fena Loti, dit-elle ensuite en me prenant la main ; ammâsen... bilmezsen ! (C'est très mauvais, cela Loti, mais toi..., tu nesais pas !...)
C'était singulier au moins, de voir circuler cette bête une nuit d'hiver,et elle nous suivit sans trêve, pendant plus d'une heure que nous mîmes àremonter de l'échelle du Phanar à celle d'Eyoub.
Il y avait un courant terrible, cette nuit-là, sur la Corne d'or ; lapluie tombait toujours, fine et glaciale ; notre lanterne s'était éteinte,et cela nous exposait à être arrêtés par des bachibozouks de patrouille,ce qui eût été notre perte à tous les trois.
Par le travers de Balata, nous rencontrâmes des caïques remplis deiaoudis (de juifs). Les iaoudis qui occupent en ce point les deux rives,Balate et Pri-Pacha, voisinent le soir, ou reviennent de la grandesynagogue, et ce lieu est le seul où l'on trouve, la nuit, du mouvementsur la Corne d'or.
Ils chantaient, en passant, une chanson plaintive dans leur langue deiaoudis. Le bay-kouch continuait de voltiger sur nos têtes, et Aziyadépleurait, de froid et de frayeur.
Quelle joie ce fut, quand nous amarrâmes sans bruit, dans l'obscuritéprofonde, notre caïque à l'échelle d'Eyoub ! Sauter sur la vase, deplanche en planche (nous connaissions ces planches par coeur, enaveugles), traverser la petite place déserte, faire tourner doucement lesserrures et les verrous, et refermer le tout derrière nous trois ; passerla visite des appartements vagues du rez-de-chaussée, le dessous del'escalier, la cuisine, l'intérieur du four ; laisser nos chaussurespleines de boue et nos vêtements mouillés ; monter pieds nus sur lesnattes blanches, donner le bonsoir à Achmet, qui se retirait dans sonappartement ; entrer dans notre chambre et la fermer encore à clef ;laisser tomber derrière nous la portière arabe blanche et rouge ; nousasseoir sur les tapis épais, devant le brasero de cuivre qui couvaitdepuis le matin, et répandait une douce chaleur, embaumée de pastilles dusérail et d'eau de roses ;... c'était pour au moins vingt-quatre heures,la sécurité, et l'immense bonheur d'être ensemble !
Mais le bay-kouch nous avait suivis, et se mit à chanter dans un platanesous nos fenêtres.
Et Aziyadé, brisée de fatigue, s'endormit au son de sa voix lugubre, enpleurant à chaudes larmes.
XXXIII
Leur " madame " était une vieille coquine qui avait couru toute l'Europeet fait tous les métiers ; leur " madame " (la madame de Samuel etd'Achmet ; ils l'appelaient ainsi : bizum madame, notre madame) ; leurmadame parlait toutes les langues et tenait un café borgne dans lequartier de Galata.
Le café de leur " madame " ouvrait sur la grande rue bruyante ; il étaittrès profond et très vaste ; il avait une porte de derrière sur uneimpasse mal famée des quais de Galata, laquelle impasse servait dedébouché à plusieurs mauvais lieux. Ce café était surtout le rendez-vousde certains matelots de commerce italiens et maltais, suspects de vol etde contrebande ; il s'y traitait plusieurs sortes de marchés, et il étaitprudent, le soir, d'y entrer avec un revolver.
Leur " madame " nous aimait beaucoup, Samuel, Achmet et moi ; c'étaitordinairement elle qui préparait à manger à mes deux amis, leursaffaires les retenant souvent dans ces quartiers ; leur " madame " étaitremplie pour nous d'attentions maternelles.
Il y avait, au premier, chez leur " madame " un petit cabinet et un coffrequi me servaient aux changements de décors. J'entrais en vêtementseuropéens par la grande porte, et je sortais en Turc par l'impasse.
Leur " madame " était italienne.
XXXIV
Eyoub, 20 janvier.
Hier finit en queue de rat la grande facétie internationale desconférenciers. La chose ayant raté, les Excellences s'en vont, lesambassadeurs aussi plient bagage, et voilà les Turcs hors la loi.
Bon voyage à tout ce monde ! heureusement nous, nous restons. À Eyoub, onest fort calme et assez résolu. Dans les cafés turcs, le soir, même dansles plus modestes, se réunissent indifféremment les riches et les pauvres,les pachas et les hommes du peuple... (Ô Égalité ! inconnue à notre nationdémocratique, à nos républiques occidentales !) Un érudit est là quidéchiffre aux assistants les grimoires des feuilles du jour ; chacunécoute, avec silence et conviction. Rien de ces discussions bruyantes, àl'ale et à l'absinthe, qui sont d'usage dans nos estaminets de barrières ;on fait à Eyoub de la politique avec sincérité et recueillement.
On ne doit pas désespérer d'un peuple qui a conservé tant de croyances etde sérieuse honnêteté.
XXXV
Aujourd'hui, 22 janvier, les ministres et les hauts dignitaires del'empire, réunis en séance solennelle à la Sublime Porte, ont décidé àl'unanimité de repousser les propositions de l'Europe sous lesquelles ilsvoyaient passer la griffe de la sainte Russie. Et des adresses defélicitations arrivent de tous les coins de l'empire aux hommes qui ontpris cette résolution désespérée.
L'enthousiasme national était grand dans cette assemblée où l'on vit pourla première fois cette chose insolite : des chrétiens siégeant à côté demusulmans ; des prélats arméniens, à côté des derviches et ducheik-ul-islam ; où l'on entendit pour la première fois sortir de bouchesmahométanes cette parole inouïe : " Nos frères chrétiens. "
Un grand esprit de fraternité et d'union rapprochait alors les différentescommunions religieuses de l'empire ottoman, en face d'un péril commun, etle prélat arménien-catholique prononça dans cette assemblée cet étrangediscours guerrier :
" Effendis !
" Les cendres de nos pères à tous reposent depuis cinq siècles dans cetteterre de la patrie. Le premier de tous nos devoirs est de défendre ce solqui nous est échu en héritage. La mort a lieu, en vertu d'une loi denature. L'histoire nous montre de grands États qui ont tour à tour paru etdisparu dans la scène du monde. Si donc les décrets de la Providence ontfixé le terme de l'existence de notre patrie, nous n'avons qu'à nousincliner devant son arrêt ; mais autre chose est de s'éteindrehonteusement ou de faire une fin glorieuse. Si nous devons périr d'uneballe meurtrière ne renonçons donc pas à l'honneur de la recevoir enpleine poitrine et non dans le dos ; au moins alors le nom de notre paysfigurera glorieusement dans l'histoire. Naguère encore, nous n'étionsqu'un corps inerte ; la charte qui nous a été octroyée est venue vivifieret consolider ce corps. -- Aujourd'hui, pour la première fois, nous sommesinvités à ce conseil ; grâces en soient rendues à Sa Majesté le Sultan etaux ministres de la Sublime Porte ! désormais, que la question de religionne sorte pas du domaine de la conscience ! que le musulman aille à samosquée et le chrétien à son église ; mais, en face de l'intérêt de tous,en face de l'ennemi public, soyons et demeurons tous unis ! "
XXXVI
Aziyadé, qui était fidèle à la petite babouche de maroquin jaune desbonnes musulmanes, sans talon ni dessus de pied, en consommait bien troispaires par semaine ; il y en avait toujours de rechange, traînant danstous les recoins de la maison, et elle écrivait son nom dans l'intérieur,sous prétexte que Achmet ou moi pourrions les lui prendre.
Celles qui avaient servi étaient condamnées à un supplice affreux :lancées dans le vide, la nuit, du haut de la terrasse, et précipitées dansla Corne d'or. Cela s'appelait le kourban des pâpoutchs, le sacrificedes babouches.
C'était un plaisir de monter, par les nuits bien claires et bien froides,dans le vieil escalier de bois qui craquait sous nos pas et nous menaitsur les toits, et, là au beau clair de lune, mahitabda, après nous êtreassurés que tout sommeillait alentour, de consommer le kourban, et fairepirouetter dans l'air, une par une, les babouches condamnées.
Tombera-t-elle dans l'eau, la pâpoutch, ou sur la vase, ou bien encore surla tête d'un chat en maraude ?
Le bruit de sa chute dans le silence profond indiquait lequel de nous deuxavait deviné juste, et gagné le pari.
Il faisait bon être là-haut, si seuls chez nous, si loin des humains, sitranquilles, souvent piétinant sur une blanche couche de neige, etdominant le vieux Stamboul endormi. Nous étions privés, nous, de jouirensemble de la lumière du jour dont jouissent tant d'autres qui s'en vontensemble, bras dessus bras dessous au grand soleil, sans apprécier leurbonheur. Là-haut était notre lieu de promenade ; là, nous allions respirerl'air pur et vif des belles nuits d'hiver, en société de la lune, compagnediscrète qui tantôt s'abaissait lentement à l'ouest sur les pays desinfidèles, tantôt se levait toute rouge à l'orient, dessinant lasilhouette lointaine de Scutari ou de Péra.
XXXVII
Est-ce la fin, Seigneur, ou le commencement
(VICTOR HUGO, Chants du crépuscule.)
L'animation est grande sur le Bosphore. Les transports arrivent etpartent, chargés de soldats qui s'en vont en guerre. Il en vient departout, des soldats et des rédifs, du fond de l'Asie, des frontières dePerse, même de l'Arabie et de l'Égypte. On les équipe à la hâte pour lesexpédier sur le Danube, ou dans les camps de la Géorgie. De bruyantesfanfares, des cris terribles en l'honneur d'Allah, saluent chaque jourleur départ. La Turquie ne s'était jamais vu tant d'hommes sous les armes,tant d'hommes si décidés et si braves. Allah sait ce que deviendront cesmultitudes !
XXXVIII
Eyoub, 29 janvier 1877.
Je n'aurais pas pardonné aux Excellences leurs pasquinades diplomatiques,si elles avaient dérangé ma vie.
Je suis heureux de me retrouver dans cette petite case perdue, qu'uninstant j'avais eu peur de quitter.
Il est minuit, la lune promène sur mon papier sa lumière bleue, et lescoqs ont commencé leur chanson nocturne. On est bien loin de sessemblables à Eyoub, bien isolé la nuit, mais aussi bien paisible. J'aipeine à croire, souvent, que Arif-Effendi, c'est moi ; mais je suis si lasde moi-même, depuis vingt-sept ans que je me connais, que j'aime assezpouvoir me prendre un peu pour un autre.
Aziyadé est en Asie ; elle est en visite, avec son harem, dans un haremd'Ismidt, et me reviendra dans cinq jours.
Samuel est là près de moi, qui dort par terre, d'un sommeil aussitranquille que celui des petits enfants. Il a vu dans la journée repêcherun noyé, lequel était, il paraît, si vilain et lui a fait tant de peur,que, par prudence, il a apporté dans ma chambre sa couverture et sonmatelas.
Demain matin, dès l'aubette, les rédifs qui s'en vont en guerre feronttapage, et il y aura foule dans la mosquée. Volontiers je partirais aveceux, me faire tuer aussi quelque part au service du Sultan. C'est unechose belle et entraînante que la lutte d'un peuple qui ne veut pasmourir, et je sens pour la Turquie un peu de cet élan que je sentiraispour mon pays, s'il était menacé comme elle, et en danger de mort.
XXXIX
Nous étions assis, Achmet et moi, sur la place de la mosquée du SultanSélim. Nous suivions des yeux les vieilles arabesques de pierre quigrimpaient en se tordant le long des minarets gris, et la fumée de noschibouks qui montait en spirale dans l'air pur.
La place du Sultan Sélim est entourée d'une antique muraille, danslaquelle s'ouvrent de loin en loin des portes ogivales. Les promeneurs ysont rares, et quelques tombes s'y abritent sous des cyprès ; on est là enbon quartier turc, et on peut aisément s'y tromper de deux siècles.
-- Moi, disait Achmet d'un air frondeur, je sais bien ce que je ferai,Loti, quand tu seras parti : je mènerai joyeuse vie et je me griserai tousles jours ; un joueur d'orgue me suivra, et me fera de la musique du matinjusqu'au soir. Je mangerai mon argent, mais cela m'est égal (zarar yok).Je suis comme Aziyadé, quand tu seras parti, ce sera fini aussi de tonAchmet.
Et il fallut lui faire jurer d'être sage ; ce qui ne fut point une facileaffaire.
-- Veux-tu, dit-il, me faire aussi un serment, Loti ? Quand tu seras mariéet que tu seras riche, tu viendras me chercher, et je serai là-bas tondomestique. Tu ne me payeras pas plus qu'à Stamboul, mais je serai près detoi, et c'est tout ce que je demande.
Je promis à Achmet de lui donner place sous mon toit, et de lui confiermes petits enfants.
Cette perspective d'élever mes bébés et de les coiffer en fez suffit à leremettre en joie, et nous nous perdîmes toute la soirée en projetsd'éducation, basés sur des méthodes extrêmement originales.
XL
PLUMKETT A LOTI
Mon cher ami,
Je ne vous écrivais pas, tout simplement parce que je n'avais rien à vousdire. En pareil cas, j'ai l'habitude de me taire.
Qu'aurais-je pu vous raconter en effet ? Que j'étais très préoccupé dechoses nullement agréables ; que j'étais empoigné par dame Réalité,étreinte dont il est fort dur de se débarrasser ; que je languissais asseztristement au milieu de messieurs maritimes et coloniaux ; que les lienssympathiques, les affinités mystérieuses qui, en certains moments,m'unissent si étroitement avec tout ce qui est aimable et beau, étaientrompus.
Je suis sûr que vous comprenez très bien ceci, car c'est là l'état danslequel je vous ai vu plus d'une fois plongé.
Votre nature ressemble beaucoup à la mienne, ce qui m'explique fort bienla très grande sympathie que j'ai ressentie pour vous presque de primeabord. -- Axiome : Ce que l'on aime le mieux chez les autres, c'estsoi-même. Lorsque je rencontre un autre moi-même, il y a chez moiaccroissement de forces ; il semblerait que les forces pareilles de l'unet l'autre s'ajoutent et que la sympathie ne soit que le désir, latendance vers cet accroissement de forces qui, pour moi, est synonyme debonheur. Si vous le voulez bien, j'intitulerai ceci : le grand paradoxesympathique.
Je vous parle un langage peu littéraire. Je m'en aperçois bien : j'emploieun vocabulaire emprunté à la dynamique et fort différent de celui de nosbons auteurs ; mais il rend bien ma pensée.
Ces sympathies, nous les éprouvons d'une foule de manières différentes.Vous qui êtes musicien, vous les avez ressenties à l'égard de quoi, s'ilvous plaît ? Qu'est-ce qu'un son ? Tout simplement une sensation qui naîten nous à l'occasion d'un mouvement vibratoire transmis par l'air à notretympan et de là à notre nerf acoustique. Que se passe-t-il dans notrecervelle ? Voyez donc ce phénomène bizarre : vous êtes impressionné parune suite de sons, vous entendez une phrase mélodique qui vous plaît.Pourquoi vous plaît-elle ? Parce que les intervalles musicaux dont lasuite la compose, autrement dit les rapports des nombres de vibrations ducorps sonore, sont exprimés par certains chiffres plutôt que par certainsautres ; changez ces chiffres, votre sympathie n'est plus excitée ; vousdites, vous, que cela n'est plus musical, que c'est une suite de sonsincohérents. Plusieurs sons simultanés se font entendre, vous recevez uneimpression qui sera heureuse ou douloureuse : affaire de rapportschiffrés, qui sont les rapports sympathiques d'un phénomène extérieur avecvous-même, être sensitif.
Il y a de véritables affinités, entre vous et certaines suites de sons,entre vous et certaines couleurs éclatantes, entre vous et certainsmiroitements lumineux, entre vous et certaines lignes, certaines formes.Bien que les rapports de convenance entre toutes ces différentes choses etvous-même soient trop compliqués pour être exprimés, comme dans le cas dela musique, vous sentez cependant qu'ils existent.
Pourquoi aime-t-on une femme ? Bien souvent cela tient uniquement à ce quela courbe de son nez, l'arc de ses sourcils, l'ovale de son visage, quesais-je ? ont ce je ne sais quoi auquel correspond en vous un autre je nesais quoi qui fait le diable à quatre dans votre imagination. Ne vousrécriez pas ! la moitié du temps, votre amour ne tient à rien de plus.
Vous me direz qu'il y a chez cette femme un charme moral, une délicatessede sentiment, une élévation de caractère qui sont la vraie cause de votreamour... Hélas ! gardez-vous bien de confondre ce qui est en elle et cequi est en vous. Toutes nos illusions viennent de là : attribuer ce quiest en nous et nulle part ailleurs à ce qui nous plaît. Faire une châsse àla femme que l'on aime et prendre son ami pour un homme de génie.
J'ai été amoureux de la Vénus de Milo et d'une nymphe du Corrège. Cen'étaient certes pas les charmes de leur conversation et la soif d'échangeintellectuel qui m'attiraient vers elles ; non, c'était l'affinitéphysique, le seul amour connu des anciens, l'amour qui faisait desartistes. Aujourd'hui, tout est devenu tellement compliqué, que l'on nesait plus où donner de la tête ; les neuf dixièmes des gens ne comprennentplus rien à quoi que ce soit.
Tout cela posé, passons à votre définition à vous, Loti. Il y a affinitéentre tous les ordres de choses et vous. Vous êtes une nature très avidede jouissances artistiques et intellectuelles, et vous ne pouvez êtreheureux qu'au milieu de tout ce qui peut satisfaire vos besoinssympathiques, qui sont immenses. Hors de ces émotions, il n'y a pas debonheur pour vous. Hors du milieu qui peut vous les procurer, cesémotions, vous serez toujours un pauvre exilé.
Celui qui est apte à ressentir ces émotions d'un ordre supérieur, pourlesquelles la grande masse des individus n'a pas de sens, sera fort peuimpressionné par tout ce qui sera en dessous de ses désirs. Qu'est-ce doncque l'attrait d'un bon dîner, d'une partie de chasse, d'une jolie fillepour celui qui a versé des larmes de ravissement en lisant les poètes, quis'est délicieusement abandonné au courant d'une suave mélodie, qui s'estplongé dans cette rêverie qui n'est pas la pensée, qui est plus que lasensation, et qu'aucun mot n'exprime ?
Qu'est-ce donc que le plaisir de voir passer des figures vulgaires surlesquelles sont peintes toutes les nuances de la sottise, des corps malproportionnés, emprisonnés dans des culottes ou des habits noirs, toutcela grouillant sur des pavés boueux, autour de murailles sales, de boîtesà fenêtre et de boutiques ?
Votre imagination se resserre et la pensée se fige dans votre cerveau...
Quelle impression causera sur vous la conversation de ceux qui vousentourent, s'il n'y a pas harmonie entre vos pensées et celles qu'ilsexpriment ?
Si votre pensée s'élance dans l'espace et dans le temps ; si elle embrassel'infinie simultanéité des faits qui se passent sur toute la surface de laterre, qui n'est qu'une planète tournant autour du soleil, -- qui n'estlui-même qu'un centre particulier au milieu de l'espace ; si vous songezque cet infini simultané n'est qu'un instant de l'éternité, qui est unautre infini, que tout cela vous apparaît différemment, suivant le pointde vue où vous vous placez, et qu'il y en a une infinité de points de vue; si vous songez que la raison de tout cela, l'essence de toutes ceschoses vous est inconnue, et si vous agitez dans votre esprit ces éternelsproblèmes, qu'est-ce que tout cela ? que suis-je moi-même au milieu de cetinfini ?
Vous aurez bien des chances pour ne pas être en communion intellectuelleavec ceux qui vous entourent.
Leur conversation ne vous touchera guère plus que celle d'une araignée quivous raconterait qu'un plumeau dévastateur lui a détruit une partie de satoile ; ou que celle d'un crapaud qui vous annoncerait qu'il vientd'hériter d'un gros tas de plâtras dans lequel il pourra gîter tout àl'aise. (Un monsieur me disait aujourd'hui qu'il avait fait de mauvaisesrécoltes, et qu'il avait hérité d'une maison de campagne.)
Vous avez été amoureux, vous l'êtes peut-être encore ; vous avez sentiqu'il existait un genre de vie tout spécial, un état particulier de votreêtre à la faveur duquel tout prenait pour vous des aspects entièrementnouveaux.
Une sorte de révélation semble alors se faire ; on dirait qu'on vient denaître une seconde fois, car dès lors on vit davantage, on fonctionne toutentier ; tout ce qu'il y a en nous d'idées, de sentiments, se réveille ets'avive comme la flamme du punch que l'on agite. (Littérature de l'avenir!)
Bref, on s'épanouit, on est heureux, et tout ce qui est antérieur à cebonheur disparaît dans une sorte de nuit. Il semble qu'on était dans leslimbes ; on vivait, relativement à la vie actuelle, comme l'enfant en basâge par rapport au jeune homme. Les sentiments par lesquels on passelorsque l'on est amoureux, on ne peut les décrire qu'au moment même où onles éprouve, et certes, je ne ressens rien de pareil en ce moment-ci. Etpourtant, tenez, sapristi ! je m'emballe en remuant toutes ces idées-là,je m'exalte, je perds la tête, je ne sais plus où j'en suis !... Quellebonne chose d'aimer et d'être aimé ! savoir qu'une nature d'élite acompris la vôtre ; que quelqu'un rapporte toutes ses pensées, tous sesactes à vous ; que vous êtes un centre, un but, en vue duquel uneorganisation aussi délicatement compliquée que la vôtre, vit, pense etagit ! Voilà qui nous rend forts ; voilà qui peut faire des hommes degénie.
Et puis cette image gracieuse de la femme que nous aimons, qui estpeut-être moins une réalité que le plus pur produit de notre imagination,et ce mélange d'impressions, physiques et morales, sensuelles etspirituelles, ces impressions absolument indescriptibles que l'on ne peutque rappeler à l'esprit de celui qui les a déjà éprouvées, -- impressionsque vous causera, par suite d'une mystérieuse association d'idées, lemoindre objet ayant appartenu à votre bien-aimée, son nom quand vousl'entendez prononcer, quand vous le voyez simplement écrit sur du papier,et mille autres sublimes niaiseries, qui sont peut-être tout ce qu'il y ade meilleur au monde.
Et l'amitié, qui est un sentiment plus sévère, plus solidement assis,puisqu'il repose sur tout ce qu'il y a de plus élevé en nous, la partiepurement intellectuelle de nous-même. Quel bonheur de pouvoir dire tout ceque l'on sent à quelqu'un qui vous comprend jusqu'au bout et non passeulement jusqu'à un certain point, à quelqu'un qui achève votre penséeavec le même mot qui était sur vos lèvres, dont la réplique fait jaillirde chez vous un torrent de conceptions, un flot d'idées. Un demi-mot devotre ami vous en dit plus que bien des phrases, car vous êtes habitué àpenser avec lui. Vous comprenez tous les sentiments qui l'animent et il lesait. Vous êtes deux intelligences qui s'ajoutent et se complètent.
Il est certain que celui qui a connu tout ce dont je viens de parler, et àqui tout cela manque, est fort à plaindre.
Pas d'affections, personne qui pense à moi... À quoi bon avoir des idéespour n'avoir personne à qui les dire ? à quoi bon avoir du talent s'il n'ya pas en ce monde une personne à l'estime de laquelle je tiens plus qu'àtout le reste ? à quoi bon avoir de l'esprit avec des gens qui ne mecomprendront pas ?
On laisse tout aller ; on a éprouvé des déceptions, on en éprouve tous lesjours de nouvelles ; on a vu que rien en ce monde n'était durable, qu'onne pouvait compter absolument sur rien : on nie tout. On a les nerfsdétendus, on ne pense plus que faiblement, le moi s'amoindrit à tel pointque, lorsqu'on est seul, on est quelquefois à se demander si l'on veilleou si l'on dort. L'imagination s'arrête ; donc, plus de châteaux enEspagne. Autant vaut dire plus d'espérance. On tombe dans la bravade, onparle cavalièrement de bien des choses dont on rit beaucoup quand on n'enpleure pas.
On n'aime rien, et pourtant on était fait pour tout aimer : on ne croit àrien et on pourrait peut-être encore bien croire à tout ; on était bon àtout et on n'est bon à rien.
Avoir en soi une exubérance de facultés et sentir que l'on avorte, uneexcroissance de sensibilité, un excédent de sentiments, et ne savoir qu'enfaire, c'est atroce ! la vie, dans de telles conditions, est unesouffrance de tous les jours : souffrance dont certains plaisirs peuventvous distraire un instant (votre écuyère de cirque, l'odalisque Aziyadé etautres cocottes turques) ; mais c'est toujours pour retomber de nouveau,et plus contusionné que jamais.
Voilà votre profession de foi expliquée, développée, et considérablementaugmentée par le drôle de type qui vous écrit.
La conclusion de ce long galimatias peu intelligible, la voici : je vousporte un très vif intérêt, moins peut-être à cause de ce que vous êtes,que pour ce que je sens que vous pourriez devenir.
Pourquoi avez-vous pris comme dérivatif à votre douleur la culture desmuscles, qui tuera en vous ce qui seul peut vous sauver ? Vous êtes clown,acrobate et bon tireur ; il eût mieux valu être un grand artiste, mon cherLoti.
Je voudrais d'ailleurs vous pénétrer de cette idée en laquelle j'ai foi :il n'y a pas de douleur morale qui n'ait son remède. C'est à notre raisonde le trouver et de l'appliquer suivant la nature du mal et le tempéramentdu sujet.
Le désespoir est un état complètement anormal ; c'est une maladie aussiguérissable que beaucoup d'autres ; son remède naturel est le temps. Simalheureux que vous soyez, faites en sorte d'avoir toujours un petit coinde vous-même que vous ne laissiez pas envahir par le mal : ce petit coinsera votre boîte à médicaments. -- Amen !
PLUMKETT.
Parlez-moi de Stamboul, du Bosphore, des pachas à trois queues, etc. Jebaise les mains de vos odalisques et suis votre affectionné.
PLUMKETT.
XLI
LOTI A PLUMKETT
Vous avais-je dit, mon cher ami, que j'étais malheureux ? Je ne le croispas, et assurément, si je vous ai dit cela, j'ai dû me tromper. Jerentrais ce soir chez moi en me disant, au contraire, que j'étais un desheureux de ce monde, et que ce monde aussi était bien beau. Je rentrais àcheval par une belle après-midi de janvier ; le soleil couchant dorait lescyprès noirs, les vieilles murailles crénelées de Stamboul, et le toit dema case ignorée, où Aziyadé m'attendait.
Un brasier réchauffait ma chambre, très parfumée d'essence de roses. -- Jetirai le verrou de ma porte et m'assis les jambes croisées, position dontvous ignorez le charme. Mon domestique Achmet prépara deux narguilhés,l'un pour moi, l'autre pour lui-même, et posa à mes pieds un plateau decuivre où brûlait une pastille du sérail.
Aziyadé entonna d'une voix grave la chanson des djinns, en frappant sur untambour chargé de paillettes de métal ; la fumée se mit à décrire dansl'air ses spirales bleuâtres, et peu à peu je perdis conscience de la vie,de la triste vie humaine, en contemplant ces trois visages amis etaimables à regarder : ma maîtresse, mon domestique et mon chat.
Point d'intrus d'ailleurs, point de visiteurs inattendus ou déplaisants.Si quelques Turcs me visitent discrètement quand je les y invite, mesamis ignorent absolument le chemin de ma demeure, et des treillages defrêne gardent si fidèlement mes fenêtres qu'à aucun moment du jour unregard curieux n'y saurait pénétrer.
Les Orientaux, mon cher ami, savent seuls être chez eux ; dans vos logisd'Europe, ouverts à tous venants, vous êtes chez vous comme on est icidans la rue, en butte à l'espionnage des amis fâcheux et des indiscrets ;vous ne connaissez point cette inviolabilité de l'intérieur, ni le charmede ce mystère.
Je suis heureux, Plumkett ; je retire toutes les lamentations que j'ai étéassez ridicule pour vous envoyer... Et pourtant je souffre encore de toutce qui a été brisé dans mon coeur : je sens que l'heure présente n'estqu'un répit de ma destinée, que quelque chose de funèbre plane toujourssur l'avenir, que le bonheur d'aujourd'hui amènera fatalement un terriblelendemain. Ici même, et quand elle est près de moi, j'ai de ces instantsde navrante tristesse, comparables à ces angoisses inexpliquées quisouvent, dans mon enfance, s'emparaient de moi à l'approche de la nuit.
Je suis heureux, Plumkett, et même je me sens rajeunir ; je ne suis plusce garçon de vingt-sept ans, qui avait tant roulé, tant vécu, et faittoutes les sottises possibles, dans tous les pays imaginables.
On déciderait difficilement quel est le plus enfant d'Achmet ou d'Aziyadé,ou même de Samuel. J'étais vieux et sceptique ; auprès d'eux, j'avaisl'air de ces personnages de Buldwer qui vivaient dix vies humaines sansque les années pussent marquer sur leur visage, et logeaient une vieilleâme fatiguée dans un jeune corps de vingt ans.
Mais leur jeunesse rafraîchit mon coeur, et vous avez raison, je pourraispeut-être bien encore croire à tout, moi qui pensais ne plus croire àrien...
XLII
Une certaine après-midi de janvier, le ciel sur Constantinople étaituniformément sombre ; un vent froid chassait une fine pluie d'hiver, et lejour était pâle comme un jour britannique.
Je suivais à cheval une longue et large route, bordée d'interminablesmurailles de trente pieds de haut, droites, polies, inaccessibles commedes murailles de prison.
En un point de cette route, un pont voûté en marbre gris passait en l'air; il était supporté par des colonnes de marbre curieusement sculptées, etservait de communication entre la partie droite et la partie gauche de cesconstructions tristes.
Ces murailles étaient celles du sérail de Tchéraghan. D'un côté étaientles jardins, de l'autre le palais et les kiosques, et ce pont de marbrepermettait aux belles sultanes de passer des uns aux autres sans êtreaperçues du dehors.
Trois portes s'ouvraient seulement à de longs intervalles dans cesremparts du palais, trois portes de marbre gris que fermaient des battantsde fer, dorés et ciselés.
C'étaient d'ailleurs de hautes et majestueuses portes, donnant à devinerquelles pouvaient être les richesses cachées derrière la monotonie de cesmurs.
Des soldats et des eunuques noirs gardaient ces entrées défendues. Lestyle de ces portiques semblait indiquer lui-même que le seuil en étaitdangereux à franchir ; les colonnes et les frises de marbre, fouillées àjour dans le goût arabe, étaient couvertes de dessins étranges etd'enroulements mystérieux.
Une mosquée de marbre blanc, avec un dôme et des croissants d'or étaitadossée à des roches sombres où poussaient des broussailles sauvages. Oneût dit qu'une baguette de péri l'avait d'un seul coup fait surgir avec saneigeuse blancheur, en respectant à dessein l'aspect agreste et rude de lanature qui l'entourait.
Passait une riche voiture, contenant trois femmes turques inconnues, dontl'une, sous son voile transparent, semblait d'une rare beauté.
Deux eunuques, chevauchant à leur suite, indiquaient que ces femmesétaient de grandes dames.
Ces trois Turques se tenaient fort mal, à la façon de toutes les hanumsde grande maison qui ne craignent guère d'adresser aux Européens dans lesrues les regards les plus encourageants ou les plus moqueurs.
Celle surtout qui était jolie m'avait souri avec tant de complaisance, queje tournai bride pour la suivre.
Alors commença une longue promenade de deux heures, pendant laquelle labelle dame m'envoya par la portière ouverte la collection de ses plusdélicieux sourires. La voiture filait grand train, et je l'escortai surtout son parcours, passant devant ou derrière, ralentissant ma course, ougalopant pour la dépasser. Les eunuques (qui sont surtout terribles dansles opéras-comiques) considéraient ce manège avec bonhomie, etcontinuaient de trotter à leur poste, dans l'impassibilité la pluscomplète.
Nous passâmes Dolma-Bagtché, Sali-Bazar, Top-Hané, le bruyant quartier deGalata, -- et puis le pont de Stamboul, le triste Phanar et le noirBalate. A Eyoub enfin, dans une vieille rue turque, devant un Conakantique, à la mine opulente et sombre, les trois femmes s'arrêtèrent etdescendirent.
La belle Séniha (je sus le lendemain son nom), avant de rentrer dans sademeure, se retourna pour m'envoyer un dernier sourire ; elle avait étécharmée de mon audace, et Achmet augura fort mal de cette aventure...
XLIII
Les femmes turques, les grandes dames surtout, font très bon marché de lafidélité qu'elles doivent à leurs époux. Les farouches surveillances decertains hommes, et la terreur du châtiment sont indispensables pour lesretenir. Toujours oisives, dévorées d'ennui, physiquement obsédées de lasolitude des harems, elles sont capables de se livrer au premier venu, --au domestique qui leur tombe sous la patte, ou au batelier qui lespromène, s'il est beau et s'il leur plaît. Toutes sont fort curieuses desjeunes gens européens, et ceux-ci en profiteraient quelquefois s'ils lesavaient, s'ils l'osaient, ou si plutôt ils étaient placés dans desconditions favorables pour le tenter. Ma position à Stamboul, maconnaissance de la langue et des usages turcs, -- ma porte isolée tournantsans bruit sur ses vieilles ferrures, -- étaient choses fort propices àces sortes d'entreprises ; et ma maison eût pu devenir sans doute, si jel'avais désiré, le rendez-vous des belles désoeuvrées des harems.
XLIV
Quelques jours plus tard, un gros nuage d'orage s'abattait sur ma casepaisible, un nuage bien terrible passait entre moi et celle que je n'avaiscependant pas cessé de chérir. Aziyadé se révoltait contre un projetcynique que je lui exposais ; elle me résistait avec une force de volontéqui voulait maîtriser la mienne, sans qu'une larme vînt dans ses yeux, niun tremblement dans sa voix.
Je lui avais déclaré que le lendemain je ne voulais plus d'elle ; qu'uneautre allait pour quelques jours prendre sa place ; qu'elle-mêmereviendrait ensuite, et m'aimerait encore après cette humiliation sans engarder même le souvenir.
Elle connaissait cette Séniha, célèbre dans les harems par ses scandaleset son impunité ; elle haïssait cette créature que Béhidjé-hanum chargeaitd'anathèmes ; l'idée d'être chassée pour cette femme la comblaitd'amertume et de honte.
-- C'est absolument décidé, Loti, disait-elle, quand cette Séniha seravenue, ce sera fini et je ne t'aimerai même plus. Mon âme est à toi et jet'appartiens ; tu es libre de faire ta volonté. Mais, Loti, ce sera fini ;j'en mourrai de chagrin peut-être, mais je ne te reverrai jamais.
XLV
Et, au bout d'une heure, à force d'amour, elle avait consenti à cecompromis insensé : elle partait et jurait de revenir -- après -- quandl'autre s'en serait allée et qu'il me plairait de la faire demander.
Aziyadé partit, les joues empourprées et les yeux secs, et Achmet, quimarchait derrière elle, se retourna pour me dire qu'il ne reviendraitplus. La draperie arabe qui fermait ma chambre retomba sur eux, etj'entendis jusqu'à l'escalier traîner leurs babouches sur les tapis. Là,leurs pas s'arrêtèrent. Aziyadé s'était affaissée sur les marches pourfondre en larmes, et le bruit de ses sanglots arrivait jusqu'à moi dans lesilence de cette nuit.
Cependant, je ne sortis pas de ma chambre et je la laissai partir.
Je venais de le lui dire, et c'était vrai : je l'adorais, elle, et jen'aimais point cette Séniha ; mes sens seulement avaient la fièvre etm'emportaient vers cet inconnu plein d'enivrements. Je songeais avecangoisse qu'en effet, si elle ne voulait plus me revoir, une foisretranchée derrière les murs du harem, elle était à tout jamais perdue, etqu'aucune puissance humaine ne saurait plus me la rendre. J'entendis avecun indicible serrement de coeur la porte de la maison se refermer sur eux.Mais la pensée de cette créature qui allait venir brûlait mon sang : jerestai là, et je ne les rappelai pas.
XLVI
Le lendemain soir, ma case était parée et parfumée, pour recevoir lagrande dame qui avait désiré faire, en tout bien tout honneur, une visiteà mon logis solitaire. La belle Séniha arriva très mystérieusement sur lecoup de huit heures, heure indue pour Stamboul.
Elle enleva son voile et le féredjé de laine grise qui, par prudence, lacouvrait comme une femme du peuple, et laissa tomber la traîne d'unetoilette française dont la vue ne me charma pas. Cette toilette, d'un goûtdouteux, plus coûteuse que moderne, allait mal à Séniha, qui s'en aperçut.Ayant manqué son effet, elle s'assit cependant avec aisance et parla avecvolubilité. Sa voix était sans charme et ses yeux se promenaient aveccuriosité sur ma chambre, dont elle louait très fort le bon air etl'originalité. Elle insistait surtout sur l'étrangeté de ma vie, et meposait sans réserve une foule de questions auxquelles j'évitais derépondre.
Et je regardais Séniha-hanum...
C'était une bien splendide créature, aux chairs fraîches et veloutées, auxlèvres entr'ouvertes, rouges et humides. Elle portait la tête en arrière,haute et fière, avec la conscience de sa beauté souveraine.
L'ardente volupté se pâmait dans le sourire de cette bouche, dans lemouvement lent de ces yeux noirs, à moitié cachés sous la frange de leurscils. J'en avais rarement vu de plus belle, là, près de moi, attendant monbon plaisir, dans la tiède solitude d'une chambre parfumée ; et cependantil se livrait en moi-même une lutte inattendue ; mes sens se débattaientcontre ce quelque chose de moins défini qu'on est convenu d'appeler l'âme,et l'âme se débattait contre les sens. À ce moment, j'adorais la chèrepetite que j'avais chassée ; mon coeur débordait pour elle de tendresse etde remords. La belle créature assise près de moi m'inspirait plus dedégoût que d'amour ; je l'avais désirée, elle était venue ; il ne tenaitplus qu'à moi de l'avoir ; je n'en demandais pas davantage et sa présencem'était odieuse.
La conversation languissait, et Séniha avait des intonations ironiques. Jeme raidissais contre moi-même, ayant pris une résolution si forte, quecette femme n'avait plus le pouvoir de la vaincre.
-- Madame, dis-je, -- toujours en turc, -- quand viendra le moment où vousme causerez le chagrin de me quitter (et je souhaite que ce moment tardebeaucoup encore), me permettrez-vous de vous reconduire ?
-- Merci, dit-elle, j'ai quelqu'un.
C'était une femme à précautions : un aimable eunuque, habitué sans douteaux escapades de sa maîtresse, se tenait, à toute éventualité, près de laporte de ma maison.
La grande dame, en passant le seuil de ma demeure, eut un mauvais rire quime fit monter la colère au visage, et je ne fus pas loin de saisir sonbras rond pour la retenir.
Je me calmai cependant, en songeant que je ne m'étais nullement dérangé,et que, des deux rôles que nous avions joué, le plus drôle assurémentn'était pas le mien.
XLVII
Achmet, qui ne devait plus revenir, se présenta le lendemain dès huitheures.
Il s'était composé une mine très bourrue, et me salua d'un air froid.
L'histoire de Séniha-hanum l'eut bientôt mis en grande gaieté ; il enconclut, comme à l'ordinaire, que j'étais tchok chéytan (très malin) ets'assit dans un coin pour en rire plus à l'aise.
Quand plus tard, dans nos courses à cheval, nous rencontrions la voiturede Séniha-hanum, il prenait des airs si narquois, que je fus obligé de luifaire à ce sujet des représentations et un sermon.
XLVIII
J'expédiai Achmet à Oun-Capan chez Kadidja. Il avait mission d'instruirecette macaque de confiance de la réception faite à Séniha ; de la prier dedire à Aziyadé que j'implorais mon pardon, et que je désirais le soir mêmesa chère présence.
J'expédiai en même temps dans la campagne trois enfants chargés de merapporter des branches de verdure, et des gerbes, de pleins paniers denarcisses et de jonquilles. Je voulais que la vieille maison prît cejour-là pour son retour un aspect inaccoutumé de joie et de fête.
Quand Aziyadé entra le soir, du seuil de la porte à l'entrée de notrechambre, elle trouva un tapis de fleurs ; les jonquilles détachées deleurs tiges couvraient le sol d'une épaisse couche odorante ; on étaitenivré de ce parfum suave, et les marches sur lesquelles elle avait pleuréne se voyaient plus.
Aucune réflexion ni aucun reproche ne sortit de sa bouche rose, ellesourit seulement en regardant ces fleurs ; elle était bien assezintelligente pour saisir d'un seul coup tout ce qu'elles lui disaient dema part dans leur silencieux langage, et ses yeux cernés par les larmesrayonnaient d'une joie profonde. Elle marchait sur ces fleurs, calme etfière comme une petite reine reprenant possession de son royaume perdu, oucomme Apsâra circulant dans le paradis fleuri des divinités indoues.
Les vraies apsâras et les vrais houris ne sont certes pas plus jolies niplus fraîches, ni plus gracieuses ni plus charmantes...
L'épisode de Séniha-hanum était clos ; il avait eu pour résultat de nousfaire plus vivement nous aimer.
XLIX
C'était l'heure de la prière du soir, un soir d'hiver. Le muezzin chantaitson éternelle chanson, et nous étions enfermés tous deux dans notremystérieux logis d'Eyoub.
Je la vois encore, la chère petite Aziyadé, assise à terre sur un tapisrose et bleu que les juifs nous ont pris, -- droite et sérieuse, lesjambes croisées dans son pantalon de soie d'Asie. Elle avait cetteexpression presque prophétique qui contrastait si fort avec l'extrêmejeunesse de son visage et la naïveté de ses idées ; expression qu'elleprenait lorsqu'elle voulait faire entrer dans ma tête quelque raisonnementà elle, appuyé le plus souvent sur quelque parabole orientale, dontl'effet devait être concluant et irrésistible.
-- Bak, Lotim, disait-elle en fixant sur moi ses yeux profonds, Katebtané parmak bourada var ?
Et elle montrait sa main, les doigts étendus.
(Regarde, Loti, et dis-moi combien de doigts il y a là ?)
Et je répondis en riant :
-- Cinq, Aziyadé.
-- Oui, Loti, cinq seulement. Et cependant ils ne sont pas toussemblables. Bou, boundan bir partcha kutchuk. (Celui-ci -- le pouce --est un peu plus court que le suivant ; le second, un peu plus court que letroisième, etc. ; enfin, celui-ci, le dernier, est le plus petit de tous.)
Il était en effet très petit, le plus petit doigt d'Aziyadé. Son ongle,très rose à la base, dans la partie qui venait de pousser, était à sapartie supérieure teint tout comme les autres d'une couche de henné, d'unbeau rouge orange.
-- Eh bien, dit-elle, de même, et à plus forte raison, Loti, les créaturesd'Allah, qui sont beaucoup plus nombreuses, ne sont pas toutes semblables; toutes les femmes ne sont pas les mêmes, ni tous les hommes non plus...
C'était une parabole ayant pour but de me prouver que, si d'autres femmesaimées autrefois avaient pu m'oublier ; que, si des amis m'avaient trompéet abandonné, c'était une erreur de juger par eux toutes les femmes ettous les hommes ; qu'elle, Aziyadé, n'était pas comme les autres, et nepourrait jamais m'oublier ; que Achmet lui-même m'aimerait certainementtoujours.
-- Donc, Loti, donc, reste avec nous...
Et puis elle songeait à l'avenir, à cet avenir inconnu et sombre quifascinait sa pensée.
La vieillesse, -- chose très lointaine, qu'elle ne se représentait pasbien... Mais pourquoi ne pas vieillir, ensemble et s'aimer encore ; --s'aimer éternellement dans la vie, et après la vie.
-- Sen kodja, disait-elle (tu seras vieux) ; ben kodja (je seraivieille)...
Cette dernière phrase était à peine articulée, et, suivant son habitude,plutôt mimée que parlée. Pour dire : " Je serai vieille ", elle cassait savoix jeune, et, pendant quelques secondes, elle se ramassait sur elle-mêmecomme une petite vieille, courbant son corps si plein de jeunesse ardenteet fraîche.
-- Zarar yok (cela ne fait rien), était la conclusion. Cela ne faitrien, Loti, nous nous aimerons toujours.
L
Eyoub, février 1877.
Singulier début, quand on y pense, que le début de notre histoire !
Toutes les imprudences, toutes les maladresses, entassées jour par jourpendant un mois, dans le but d'arriver à un résultat par lui-mêmeimpossible.
S'habiller en turc à Salonique, dans un costume qui, pour un oeil quelquepeu attentif, péchait même par l'exactitude des détails ; circuler ainsipar la ville, quand une simple question adressée par un passant eût putrahir et perdre l'audacieux giaour ; faire la cour à une femme musulmanesous son balcon, entreprise sans précédent dans les annales de la Turquie,et tout cela, mon Dieu, plutôt pour tromper l'ennui de vivre, plutôt pourrester excentrique aux yeux de camarades désoeuvrés, plutôt par défi jetéà l'existence, plutôt par bravade que par amour.
Et le succès venant couronner ce comble d'imprudence, l'aventureréussissant par l'emploi des moyens les plus propres à la faire tourner entragédie.
Ce qui tendrait à prouver qu'il n'y a que les choses les plus notoirementfolles qui viennent à bonne fin, qu'il y a une chance pour les fous, unDieu pour les téméraires.
... Elle, la curiosité et l'inquiétude avaient été les premiers sentimentséveillés dans son coeur. La curiosité avait fixé aux treillages du balconses grands yeux, qui exprimaient au début plus d'étonnement que d'amour.
Elle avait tremblé pour lui d'abord, pour cet étranger qui changeait decostume comme feu Protée changeait de forme, et venait en Albanais toutdoré se planter sous sa fenêtre.
Et puis elle avait songé qu'il fallait qu'il l'aimât bien, elle, l'esclaveachetée, l'obscure Aziyadé, puisque, pour la contempler, il risquait sitémérairement sa tête. Elle ne se doutait pas, la pauvre petite, que cegarçon si jeune de visage avait déjà abusé de toutes les choses de la vie,et ne lui apportait qu'un coeur blasé, en quête de quelque nouveautéoriginale ; elle s'était dit qu'il devait faire bon être aimée ainsi, --et tout doucement elle avait glissé sur la pente qui devait l'amener dansles bras du giaour.
On ne lui avait appris aucun principe de morale qui pût la mettre en gardecontre elle-même, -- et peu à peu elle s'était laissée aller au charme dece premier poème d'amour chanté pour elle, au charme terrible de cedanger. Elle avait donné sa main d'abord, à travers les grilles du yali duchemin de Monastir ; et puis son bras, et puis ses lèvres, jusqu'au soiroù elle avait ouvert tout à fait sa fenêtre, et puis était descendue dansson jardin comme Marguerite, -- comme Marguerite dont elle avait lajeunesse et la fraîche candeur.
Comme l'âme de Marguerite, son âme était pure et vierge, bien que soncorps d'enfant, acheté par un vieillard, ne le fût déjà plus.
LI
Et maintenant que nous agissons d'une manière sûre et réfléchie, avec uneconnaissance complète de tous les usages turcs, de tous les détours deStamboul, avec tous les perfectionnements de l'art de dissimuler, noustremblons encore dans nos rendez-vous, et les souvenirs de ces premiersmois de Salonique nous semblent des souvenirs de rêves.
Souvent, assis devant le feu tous deux, comme deux enfants devenusraisonnables causent gravement de leurs sottises passées, nous causons deces temps troublés de Salonique, de ces chaudes nuits d'orage pendantlesquelles nous errions dans la campagne comme des malfaiteurs, -- ou surla mer comme des insensés, -- sans pouvoir encore échanger une pensée, nimême seulement une parole.
Le plus singulier de l'histoire est encore ceci, c'est que je l'aime. --La " petite fleur bleue de l'amour naïf " s'est de nouveau épanouie dansmon coeur, au contact de cette passion jeune et ardente. Du plus profondde mon âme, je l'aime et je l'adore...
LII
Un beau dimanche de janvier, rentrant à la case par un gai soleil d'hiver,je vis dans mon quartier cinq cents personnes et des pompes.
-- Qu'est-ce qui brûle ? demandai-je avec impatience.
J'avais toujours eu un pressentiment que ma maison brûlerait.
-- Cours vite, Arif ! me répondit un vieux Turc, cours vite, Arif ! c'estta maison !
Ce genre d'émotion m'était encore inconnu.
Je m'approchai pourtant d'un air indifférent de ce petit logis que nousavions arrangé l'un pour l'autre, elle pour moi, moi pour elle, avec tantd'amour.
La foule s'ouvrait sur mon passage, hostile et menaçante ; de vieillesfemmes en fureur excitaient les hommes et m'injuriaient ; on avait sentides odeurs de soufre et vu des flammes vertes ; on m'accusait desorcellerie et de maléfices. Les vieilles méfiances n'étaientqu'endormies, et je recueillais les fruits d'être un personnage inquiétantet invraisemblable, ne pouvant se réclamer de personne et sans appui.
J'approchais lentement de notre case. Les portes étaient enfoncées, lesvitres brisées, la fumée sortait par le toit ; tout était au pillage,envahi par une de ces foules sinistres qui surgissent à Constantinopledans les heures de bagarre. J'entrai chez moi, il pleuvait de l'eau noiremêlée de suie, du plâtre calciné et des planches enflammées...
Le feu cependant était éteint. Un appartement brûlé, un plancher, deuxportes et une cloison. Avec une grande dose de sang-froid j'avais dominéla situation ; les bachibozouks avaient arraché aux pillards leur butin,fait évacuer la place et dispersé la foule.
Deux zaptiés en armes faisaient faction à ma porte enfoncée. Je leurconfiai la garde de mes biens et m'embarquai pour Galata. J'allais ychercher Achmet, garçon de bon conseil, dont la présence amie m'eût étéprécieuse au milieu de ce désarroi.
Au bout d'une heure, j'arrivai dans ce centre du tapage et des estaminets; j'allai inutilement chez leur madame, et dans tous les bouges : Achmetce soir-là fut introuvable.
Et force me fut de revenir dormir seul, dans ma chambre sans vitres niportes, roulé, par un froid mortel, dans des couvertures mouillées quisentaient le roussi. Je dormis peu, et mes réflexions furent sombres ;cette nuit fut une des nuits désagréables de ma vie.
LIII
Le lendemain matin, Achmet et moi, nous constations les dégâts ; ilsétaient relativement minimes, et le mal pouvait aisément se réparer. Lapièce détruite était vide et inhabitée ; on eût imaginé un incendie decommande comme distraction, qu'on l'eût fait faire comme celui-là ; lesplus légers objets se retrouvaient partout, dérangés et salis, maisprésents et intacts.
Achmet déployait une activité fiévreuse ; trois vieilles juives rangeaientet frottaient sous ses ordres, et il se passait des scènes d'un hautcomique.
Le jour suivant, tout était déblayé, lavé, séché, net et propre. Un trounoir béant remplaçait deux pièces ; ce détail à part, la maison avaitrepris son assiette, et ma chambre, son aspect d'originale élégance.
Mes appartements étaient, ce soir-là même, disposés pour une granderéception ; de nombreux plateaux supportaient des narguilhés, du ratlokoumet du café ; il y avait même un orchestre, deux musiciens : un tambour etun hautbois.
Achmet avait voulu tous ces frais, et combiné cette mise en scène : à septheures, je recevais les autorités et les notables qui allaient décider demon sort.
Je craignais d'être obligé de me faire connaître, et de réclamer lesecours de l'ambassade britannique : j'étais fort perplexe en attendant macompagnie.
Cette façon de terminer l'aventure aurait eu pour conséquence forcée unordre supérieur coupant court à ma vie de Stamboul, et je redoutais cettesolution, plus encore que la justice ottomane.
Je les vois encore tous, tout ce monde, quinze ou vingt personnes,gravement assis sur mes tapis ; mon propriétaire, les notables, lesvoisins, les juges, la police et les derviches ; l'orchestre faisantvacarme ; et Achmet versant à pleins bords du mastic et du café.
Il s'agissait de me justifier de l'accusation d'incendiaire oud'enchanteur ; d'aller en prison ou de payer grosse amende pour avoirfailli brûler Eyoub ; enfin, d'indemniser mon propriétaire et de réparer àmes frais.
Il ne faut guère compter que sur soi-même en Turquie, mais en général onréussit tout ce que l'on ose entreprendre et l'aplomb est toujours unmoyen de succès. Toute la soirée, je tranchai du grand seigneur, je payaid'impertinence et d'audace ; Achmet versait toujours et embrouillait àdessein les intérêts et les questions, magnifique dans son rôle ; --l'orchestre faisait rage, et, au bout de deux heures, la situationatteignait son paroxysme : mes hôtes ne se comprenaient plus et sedisputaient entre eux, j'étais hors de cause.
-- Allons, Loti, dit Achmet, les voilà tous à point et c'est mon oeuvre.Tu ne trouverais pas dans tout Stamboul un autre comme ton Achmet, et jete suis vraiment bien précieux.
La situation était compliquée et comique, -- et Achmet, d'une gaieté folleet contagieuse ; je cédai au besoin impérieux de faire une acrobatie, et,sautant sur les mains sans préambule, j'exécutai deux tours de clowndevant l'assistance ahurie.
Achmet, ravi d'une pareille idée, tira profit de cette diversion ; avecforce saluts, il remit à chacun ses socques, sa pelisse et sa lanterne, etla séance fut dissoute sans que rien fût conclu.
Fin et moralité. -- Je n'allai point en prison et ne payai pointd'amende. Mon propriétaire fit réparer sa maison en remerciant Allah delui en avoir laissé la moitié, et je demeurai l'enfant gâté du quartier.
Quand, deux jours après, Aziyadé revint au logis, elle le retrouva à sonposte, en bon ordre et plein de fleurs.
Le feu prenant tout seul, au milieu d'une maison fermée, est un phénomèned'une explication difficile, et la cause première de l'incendie esttoujours restée mystérieuse.
LIV
L'essence de cette région est l'oubli...
Quiconque est plongé dans l'Océan du coeur a trouvé
le repos dans cet anéantissement.
Le coeur n'y trouve autre chose que le ne pas être...
(FERIDEDDIN ATTAR, poète persan.)
Il y avait réception chez Izeddin-Ali-effendi, au fond de Stamboul : lafumée des parfums, la fumée du tembaki, le tambour de basque auxpaillettes de cuivre, et des voix d'hommes chantant comme en rêve lesbizarres mélodies de l'Orient.
Ces soirées qui m'avaient paru d'abord d'une étrangeté barbare, peu à peum'étaient devenues familières, et chez moi, plus tard, avaient lieu desréceptions semblables où l'on s'enivrait au bruit du tambour, avec desparfums et de la fumée.
On arrive le soir aux réceptions de Izeddin-Ali-effendi, pour ne repartirqu'au grand jour. Les distances sont grandes à Stamboul par une nuit deneige, et Izeddin entend très largement l'hospitalité.
La maison d'Izeddin-Ali, vieille et caduque au-dehors, renferme dans sesmurailles noires les mystérieuses magnificences du luxe oriental.Izeddin-Ali professe d'ailleurs le culte exclusif de tout ce qui esteski, de tout ce qui rappelle les temps regrettés du passé, de tout cequi est marqué au sceau d'autrefois,
On frappe à la porte, lourde et ferrée ; deux petites esclavescircassiennes viennent sans bruit vous ouvrir.
On éteint sa lanterne, on se déchausse, opérations très bourgeoisesvoulues par les usages de la Turquie. Le chez soi, en Orient, n'estjamais souillé de la boue du dehors ; on la laisse à la porte, et lestapis précieux que le petit-fils a reçus de l'aïeul, ne sont foulés quepar des babouches ou des pieds nus.
Ces deux esclaves ont huit ans ; elles sont à vendre et elles le savent.Leurs faces épanouies sont régulières et charmantes ; des fleurs sontplantées dans leurs cheveux de bébé, relevés très haut sur le sommet de latête. Avec respect elles vous prennent la main et la touchent doucement deleur front.
Aziyadé, qui avait été, elle aussi, une petite esclave circassienne, avaitconservé cette manière de m'exprimer la soumission et l'amour...
On monte de vieux escaliers sombres, couverts de somptueux tapis de Perse; le haremlike s'entr'ouvre doucement et des yeux de femmes vousobservent, par l'entrebâillement d'une porte incrustée de nacre.
Dans une grande pièce où les tapis sont si épais qu'on croirait marchersur le dos d'un mouton de Kachemyre, cinq ou six jeunes hommes sont assis,les jambes croisées, dans des attitudes de nonchalance heureuse, et detranquille rêverie. Un grand vase, de cuivre ciselé, rempli de braise,fait à cet appartement une atmosphère tiède, un tant soit peu lourde quiporte au sommeil. Des bougies sont suspendues par grappes au plafond dechêne sculpté ; elles sont enfermées dans des tulipes d'opale, qui nelaissent filtrer qu'une lumière rose, discrète et voilée.
Les chaises, comme les femmes, sont inconnues dans ces soirées turques.Rien que des divans très bas, couverts de riches soies d'Asie ; descoussins de brocart, de satin et d'or, des plateaux d'argent, où reposentde longs chibouks de jasmin ; de petits meubles à huit pans, supportantdes narguilhés que terminent de grosses boules d'ambre incrustées d'or.
Tout le monde n'est pas admis chez Izeddin-Ali, et ceux qui sont là sontchoisis ; non pas de ces fils de pacha, traînés sur les boulevards deParis, gommeux et abêtis, mais tous enfants de la vieille Turquie élevésdans les Yalis dorés, à l'abri du vent égalitaire empesté de fumée dehouille qui souffle d'Occident. L'oeil ne rencontre dans ces groupes quede sympathiques figures, au regard plein de flamme et de jeunesse.
Ces hommes qui, dans le jour, circulaient en costume européen, ont reprisle soir, dans leur inviolable intérieur, la chemise de soie et le longcafetan en cachemire doublé de fourrure. Le paletot gris n'était qu'undéguisement passager et sans grâce, qui seyait mal à leurs organisationsasiatiques.
... La fumée odorante décrit dans la tiède atmosphère des courbeschangeantes et compliquées ; on cause à voix basse, de la guerre souvent,d'Ignatief et des inquiétants " Moscov ", des destinées fatales que Allahprépare au khalife et à l'islam. Les toutes petites tasses de caféd'Arabie ont été plusieurs fois remplies et vidées ; les femmes du harem,qui rêvent de se montrer, entr'ouvrent la porte pour passer et reprendreelles-mêmes les plateaux d'argent. On aperçoit le bout de leurs doigts, unoeil quelquefois, ou un bras retiré furtivement ; c'est tout, et, à lacinquième heure turque (dix heures), la porte du haremlike est close, lesbelles ne paraissent plus.
Le vin blanc d'Ismidt que le Koran n'a pas interdit est servi dans unverre unique, où, suivant l'usage, chacun boit à son tour.
On en boit si peu, qu'une jeune fille en demanderait davantage, et que cevin est tout à fait étranger à ce qui va suivre.
Peu à peu, cependant, la tête devient plus lourde, et les idées plusincertaines se confondent en un rêve indécis.
Izeddin-Ali et Suleïman prennent en main des tambours de basque, etchantent d'une voix de somnambule de vieux airs venus d'Asie. On voit plusvaguement la fumée qui monte, les regards qui s'éteignent, les nacres quibrillent, la richesse du logis. Et tout doucement arrive l'ivresse,l'oubli désiré de toutes les choses humaines !
Les domestiques apportent les yatags, où chacun s'étend et s'endort...
... Le matin est rendu ; le jour se faufile à travers les treillages defrêne, les stores peints et les rideaux de soie.
Les hôtes d'Izeddin-Ali s'en vont faire leur toilette, chacun dans uncabinet de marbre blanc, à l'aide de serviettes si brodées et dorées qu'enAngleterre on oserait à peine s'en servir.
Ils fument une cigarette, réunis autour du brasero de cuivre, et se disentadieu.
Le réveil est maussade..On s'imagine avoir été visité par quelque rêve desMille et Une Nuits, quand on se retrouve le matin, pataugeant dans laboue de Stamboul, dans l'activité des rues et des bazars.
LV
Tous ces bruits des nuits de Constantinople sont restés dans ma mémoire,mêlés au son de sa voix à elle, qui souvent m'en donnait des explicationsétranges.
Le plus sinistre de tous était le cri des beckdjis, le cri des veilleursde nuit annonçant l'incendie, le terrible yangun vâr ! si prolongé, silugubre, répété dans tous les quartiers de Stamboul, au milieu du silenceprofond.
Et puis, le matin, c'était le chant sonore, l'aubade des coqs, précédantde peu la prière des muezzins, chant triste parce qu'il annonçait le jour,et que, demain, pour revenir, tout serait de nouveau en question, tout,même sa vie !
Une des premières nuits qu'elle passa dans cette case isolée d'Eyoub, unbruit rapproché, dans l'escalier même du vieux logis, nous fit tous deuxfrémir. Tous deux nous crûmes entendre à notre porte une troupe de djinns,ou des hommes à turban, rampant sur les marches vermoulues, avec despoignards et des yatagans dégainés. Nous avions tout à craindre, quandnous étions réunis, et il nous était permis de trembler.
Mais le bruit s'était renouvelé, plus distinct et moins terrible, sicaractéristique même qu'il ne laissait plus d'équivoque :
-- Setchan ! (Les souris !) dit-elle en riant, et tout à fait rassurée...
Le fait est que la vieille masure en était pleine, et qu'elles s'ylivraient, la nuit, des batailles rangées fort meurtrières.
-- Tchok setchan var senin evdé, Lotim ! disait-elle souvent. (Il y abeaucoup de souris dans ta maison, Loti !)
C'est pourquoi, un beau soir, elle me fit présent du jeune Kédi-bey.
Kédi-bey (le seigneur chat), qui devint plus tard un énorme et trèsimposant matou, avait alors à peine un mois ; c'était une toute petiteboule jaune, ornée de gros yeux verts, et très gourmande.
Elle me l'avait apporté en surprise, un soir, dans un de ces cabas develours brodé d'or dont se servent les enfants turcs qui vont à l'école.
Ce cabas avait été le sien, à l'époque où elle allait, jambes nues et sansvoile, faire son instruction très incomplète chez le vieux pédagogue àturban du village de Canlidja, sur la côte asiatique du Bosphore. Elleavait très peu profité des leçons de ce maître, et écrivait fort mal ; cequi ne m'empêchait point d'aimer ce pauvre cabas fané, qui avait été lecompagnon de sa petite enfance...
Kédi-bey, le soir où il me fut offert, était emmailloté en outre dans uneserviette de soie, où la frayeur du voyage lui avait fait commettre toutesorte d'incongruités.
Aziyadé, qui avait pris la peine de lui broder un collier à paillettesd'or fut tout à fait désolée de voir son élève dans une situation sipénible. Il avait si singulière mine, elle-même était si désappointée, quenous fûmes, Achmet et moi, pris d'un accès de fou rire en présence de cedéballage.
Cette présentation de Kédi-bey est restée un des souvenirs que de ma vieje ne pourrai oublier.
LVI
Allah illah Allah, vé Mohammed ! reçoul Allah (Dieu seul est Dieu, etMahomet est son prophète !).
Tous les jours, depuis des siècles, à la même heure, sur les mêmes notes,du haut du minaret de la djiami, la même phrase retentit au-dessus de mamaison antique. Le muezzin, de sa voix stridente, la psalmodie aux quatrepoints cardinaux, avec une monotonie automatique, une régularité fatale.
Ceux-là qui ne sont déjà plus qu'un peu de cendre l'entendaient à cettemême place, tout comme nous qui sommes nés d'hier. Et sans trêve, depuistrois cents ans, à l'aube incertaine des jours d'hiver, aux beaux leversdu soleil d'été, la phrase sacramentelle de l'islam éclate dans lasonorité matinale, mêlée au chant des coqs, aux premiers bruits de la viequi s'éveille. Diane lugubre, triste réveil à nos nuits blanches, à nosnuits d'amour. Et alors, il faut partir, précipitamment nous dire adieu,sans savoir si nous nous reverrons jamais, sans savoir si demain quelquerévélation subite, quelque vengeance d'un vieillard trompé par quatrefemmes, ne viendra pas nous séparer pour toujours, si demain ne se jouerapas quelqu'un de ces sombres drames de harem, contre lesquels toutejustice humaine est impuissante, tout secours matériel, impossible.
Elle s'en va, ma chère petite Aziyadé, affublée comme une femme du baspeuple d'une grossière robe de laine grise fabriquée dans ma maison,courbant sa taille flexible, -- appuyée sur un bâton quelquefois, etcachant son visage sous un épais yachmak.
Un caïque l'emmène, là-bas, dans le quartier populeux des bazars, d'oùelle rejoint au grand jour le harem de son maître, après avoir repris chezKadidja ses vêtements de cadine. Elle rapporte de sa promenade, pour unpeu sauvegarder les apparences, quelques objets pouvant ressembler à desachats de fleurs ou de rubans...
LVII
...Achmet était très important et très solennel : nous accomplissions tousdeux une expédition pleine de mystère, et lui était nanti des instructionsd'Aziyadé, tandis que moi, j'avais juré de me laisser mener et d'obéir.
À l'échelle d'Eyoub, Achmet débattit le prix d'un caïque pour Azar-kapou.Le marché conclu, il me fit embarquer. Il me dit gravement :
-- Assieds-toi, Loti.
Et nous partîmes.
À Azar-kapou, je dus le suivre dans d'immondes ruelles de truands,boueuses, noires, sinistres, occupées par des marchands de goudron, devieilles poulies et de peaux de lapin ; de porte en porte, nous demandionsun certain vieux Dimitraki, que nous finîmes par trouver, au fond d'unbouge inénarrable.
C'était un vieux Grec en haillons, à barbe blanche, à mine de bandit.
Achmet lui présenta un papier sur lequel était calligraphié le nomd'Aziyadé, et lui tint, dans la langue d'Homère, un long discours que jene compris pas.
Le vieux tira d'un coffre sordide une manière de trousse pleine de petitsstylets, parmi lesquels il parut choisir les plus affilés, préparatifs peurassurants !
Il dit à Achmet ces mots, que mes souvenirs classiques me permirentcependant de comprendre :
-- Montrez-moi la place.
Et Achmet, ouvrant ma chemise, posa le doigt du côté gauche, surl'emplacement du coeur...
LVIII
L'opération s'acheva sans grande souffrance, et Achmet remit à l'artisteun papier-monnaie de dix piastres, provenant de la bourse d'Aziyadé.
Le vieux Dimitraki exerçait l'invraisemblable métier de tatoueur pourmarins grecs. Il avait une légèreté de touche, et une sûreté de dessintrès remarquables.
Et j'emportais sur ma poitrine une petite plaque endolorie, rouge,labourée de milliers d'égratignures -- qui, en se cicatrisant ensuite,représentèrent en beau bleu le nom turc d'Aziyadé.
Suivant la croyance musulmane, ce tatouage, comme toute autre marque oudéfaut de mon corps terrestre, devait me suivre dans l'éternité.
LIX
LOTI A PLUMKETT
Février 1877.
Oh ! la belle nuit qu'il faisait... Plumkett, comme Stamboul était beau !
À huit heures, j'avais quitté le Deerhound.
Quand, après avoir marché bien longtemps, j'arrivai à Galata, j'entraichez leur " madame " prendre en passant mon ami Achmet, et tous deux nousnous acheminâmes vers Azar-kapou, par de solitaires quartiers musulmans.
Là, Plumkett, deux chemins se présentent à nous chaque soir, entrelesquels nous devons choisir pour rejoindre Eyoub.
Traverser le grand pont de bateau qui mène à Stamboul, s'en aller à piedpar le Phanar, Balate et les cimetières, est une route directe etoriginale ; mais c'est aussi, la nuit, une route dangereuse que nousn'entreprenons guère qu'à trois, quand nous avons avec nous notre fidèleSamuel.
Ce soir-là, nous avions pris un caïque au pont de Kara-Keui, pour nousrendre par mer tranquillement à domicile.
Pas un souffle dans l'air, pas un mouvement sur l'eau, pas un bruit !Stamboul était enveloppé d'un immense suaire de neige.
C'était un aspect imposant et septentrional, qu'on n'attendait point de laville du soleil et du ciel bleu.
Toutes ces collines, couvertes de milliers et de milliers de cases noires,défilaient en silence sous nos yeux, confondues ce soir dans une monotoneet sinistre teinte blanche.
Au-dessus de ces fourmilières humaines ensevelies sous la neige, sedressaient les masses grandioses des mosquées grises, et les pointesaiguës des minarets.
La lune, voilée dans les brouillards, promenait sur le tout sa lumièreindécise et bleue.
Quand nous arrivâmes à Eyoub, nous vîmes qu'une lueur filtrait à traversles carreaux, les treillages et les épais rideaux de nos fenêtres : elleétait là ; la première, elle était rendue au logis...
Voyez-vous, Plumkett, dans vos maisons d'Europe, bêtement accessibles àvous-mêmes et aux autres, vous ne pouvez point soupçonner ce bonheurd'arriver, qui vaut à lui seul toutes les fatigues et tous les dangers...
LX
Un temps viendra où, de tout ce rêve d'amour, rien ne restera plus ; untemps viendra, où tout sera englouti avec nous-mêmes dans la nuit profonde; où tout ce qui était nous aura disparu, tout jusqu'à nos noms gravés surla pierre...
Il est un pays que j'aime et que je voudrais voir : la Circassie, avec sessombres montagnes et ses grandes forêts. Cette contrée exerce sur monimagination un charme qui lui vient d'Aziyadé : là, elle a pris son sanget sa vie.
Quand je vois passer les farouches Circassiens, à moitié sauvages,enveloppés de peaux de bêtes, quelque chose m'attire vers ces inconnus,parce que le sang de leurs veines est pareil à celui de ma chérie.
Elle, elle se souvient d'un grand lac, au bord duquel elle pense qu'elleétait née, d'un village perdu dans les bois dont elle ne sait plus le nom,d'une plage où elle jouait en plein air, avec les autres petits enfantsdes montagnards...
On voudrait reprendre sur le temps le passé de la bien-aimée, on voudraitavoir vu sa figure d'enfant, sa figure de tous les âges ; on voudraitl'avoir chérie petite fille, l'avoir vue grandir dans ses bras à soi, sansque d'autres aient eu ses caresses, sans qu'aucun autre ne l'ait possédée,ni aimée, ni touchée, ni vue. On est jaloux de son passé, jaloux de toutce qui, avant vous, a été donné à d'autres ; jaloux des moindressentiments de son coeur, et des moindres paroles de sa bouche, que, avantvous, d'autres ont entendues. L'heure présente ne suffit pas ; il faudraitaussi tout le passé, et encore tout l'avenir. On est là, les mains dansles mains ; les poitrines se touchent, les lèvres se pressent ; onvoudrait pouvoir se toucher sur tous les points à la fois, et avec dessens plus subtils, on voudrait ne faire qu'un seul être et se fondre l'undans l'autre...
-- Aziyadé, dis-je, raconte-moi un peu de petites histoires de tonenfance, et parle-moi du vieux maître d'école de Canlidja.
Aziyadé sourit, et cherche dans sa tête quelque histoire nouvelle,entremêlée de réflexions fraîches et de parenthèses bizarres. Les plusaimées de ces histoires, où les hodjas (les sorciers) jouentordinairement les grands premiers rôles, les plus aimées sont les plusanciennes, celles qui sont déjà à moitié perdues dans sa mémoire, et nesont plus que des souvenirs furtifs de sa petite enfance.
-- À toi, Loti, dit-elle ensuite. Continue ; nous en étions restés à quandtu avais seize ans...
Hélas !... Tout ce que je lui dis dans la langue de Tchengiz, dansd'autres langues, je l'avais dit à d'autres ! Tout ce qu'elle me dit,d'autres me l'avaient dit avant elle ! Tous ces mots sans suite,délicieusement insensés, qui s'entendent à peine, avant Aziyadé, d'autresme les avaient répétés !
Sous le charme d'autres jeunes femmes dont le souvenir est mort dans moncoeur, j'ai aimé d'autres pays, d'autres sites, d'autres lieux, et toutest passé !
J'avais fait avec une autre ce rêve d'amour infini : nous nous étions juréqu'après nous être adorés sur la terre, nous être fondus ensemble tantqu'il y aurait de la vie dans nos veines, nous irions encore dormir dansla même fosse, et que la même terre nous reprendrait, pour que nos cendresfussent mêlées éternellement. Et tout cela est passé, effacé, balayé !...Je suis bien jeune encore, et je ne m'en souviens plus.
S'il y a une éternité, avec laquelle irai-je revivre ailleurs ? Sera-ceavec elle, petite Aziyadé, ou bien avec toi ?
Qui pourrait bien démêler, dans ces extases inexpliquées, dans cesivresses dévorantes, qui pourrait bien démêler ce qui vient des sens, dece qui vient du coeur ? Est-ce l'effort suprême de l'âme vers le ciel, oula puissance aveugle de la nature, qui veut se recréer et revivre ?Perpétuelle question, que tous ceux qui ont vécu se sont posée, tellementque c'est divaguer que de se la poser encore.
Nous croyons presque à l'union immatérielle et sans fin, parce que nousnous aimons. Mais combien de milliers d'êtres qui y ont cru, depuis desmilliers d'années que les générations passent, combien qui se sont aiméset qui, tout illuminés d'espoir, se sont endormis confiants, au miragetrompeur de la mort ! Hélas ! dans vingt ans, dans dix ans peut-être, oùserons-nous, pauvre Aziyadé ? Couchés en terre, deux débris ignorés, descentaines de lieues sans doute sépareront nos tombes, -- et qui sesouviendra encore que nous nous sommes aimés ?
Un temps viendra où, de tout ce rêve d'amour, rien ne restera plus. Untemps viendra où nous serons perdus tous deux dans la nuit profonde, oùrien ne survivra de nous-mêmes, où tout s'effacera, tout jusqu'à nos nomsécrits sur nos pierres.
Les petites filles circassiennes viendront toujours de leurs montagnesdans les harems de Constantinople. La chanson triste du muezzin retentiratoujours dans le silence des matinées d'hiver, -- seulement, elle ne nousréveillera plus !
LXI
Le voyage à Angora, capitale des chats, était depuis longtemps en question.
J'obtiens de mes chefs l'autorisation de partir (permission de dix jours),à la condition que je ne me mettrai là-bas dans aucune espèce de mauvaiscas pouvant nécessiter l'intervention de mon ambassade.
La bande s'organise à Scutari par un temps sans nuage ; les dervichesRiza-effendi, Mahmoud-effendi, et plusieurs amis de Stamboul sont del'expédition ; il y a aussi des dames turques, des domestiques et un grandnombre de bagages. La caravane pittoresque défile au soleil, dans lalongue avenue de cyprès qui traverse les grands cimetières de Scutari. Lesite est là d'une majesté funèbre ; on a, de ces hauteurs, uneincomparable vue de Stamboul.
LXII
La neige retarde de plus en plus notre marche, à mesure que nous nousenfonçons plus avant dans les montagnes. Impossible d'atteindre avant deuxsemaines la capitale des chats.
Après trois jours de marche, je me décide à dire adieu à mes compagnons deroute ; je tourne au sud avec Achmet et deux chevaux choisis, pour visiterNicomédie et Nicée, les vieilles villes de l'antiquité chrétienne.
J'emporte de cette première partie du voyage le souvenir d'une natureombreuse et sauvage, de fraîches fontaines, de profondes vallées,tapissées de chênes verts, de fusains et de rhododendrons en fleurs, letout par un beau temps d'hiver, et légèrement saupoudré de neige.
Nous couchons dans des hane, dans des bouges sans nom.
Celui de Mudurlu est de tous le plus remarquable. Nous arrivons de nuit àMudurlu ; nous montons au premier étage d'un vieux hane enfumé oùdorment déjà pêle-mêle des tziganes et des montreurs d'ours. Immense piècenoire, si basse, que l'on y marche en courbant la tête. Voici la tabled'hôte : une vaste marmite où des objets inqualifiables nagent dans uneépaisse sauce ; on la pose par terre, et chacun s'assied alentour. Uneseule et même serviette, longue à la vérité de plusieurs mètres, fait letour du public et sert à tout le monde.
Achmet déclare qu'il aime mieux périr de froid dehors que de dormir dansla malpropreté de ce bouge. Au bout d'une heure cependant, transis etharassés de fatigue, nous étions couchés et profondément endormis.
Nous nous levons avant le jour, pour aller, de la tête aux pieds, nouslaver en plein vent, dans l'eau claire d'une fontaine.
LXIII
Le soir d'après, nous arrivons à Ismidt (Nicomédie) à la nuit tombante.Nous étions sans passeport et on nous arrête. Certain pacha est assezcomplaisant pour nous en fabriquer deux de fantaisie, et, après de longspourparlers, nous réussissons à ne pas coucher au poste. Nos chevauxcependant sont saisis et dorment en fourrière.
Ismidt est une grande ville turque, assez civilisée, située au bord d'ungolfe admirable ; les bazars y sont animés et pittoresques. Il estinterdit aux habitants de se promener après huit heures du soir, même encompagnie d'une lanterne.
J'ai bon souvenir de la matinée que nous passâmes dans ce pays, unepremière matinée de printemps, avec un soleil déjà chaud, dans un beauciel bleu. Bien rassasiés tous deux d'un bon déjeuner de paysans, bienfrais et dispos, et nos papiers en règle, nous commençons l'ascensiond'Orkhan-djiami. Nous grimpons par de petites rues pleines d'herbesfolles, aussi raides que des sentiers de chèvre. Les papillons sepromènent et les insectes bourdonnent ; les oiseaux chantent le printemps,et la brise est tiède. Les vieilles cases de bois, caduques et biscornues,sont peintes de fleurs et d'arabesques ; les cigognes nichent partout surles toits, avec tant de sans-gêne que leurs constructions empêchentplusieurs particuliers d'ouvrir leurs fenêtres.
Du haut de la djiami d'Orkhan, la vue plane sur le golfe d'Ismidt aux eauxbleues, sur les fertiles plaines d'Asie, et sur l'Olympe de Brousse quidresse là-haut tout au loin sa grande cime neigeuse.
LXIV
D'Ismidt à Taouchandjil, de Taouchandjil à Kara-Moussar, deuxième étape oùla pluie nous prend.
De Kara-Moussar à Nicée (Isnik), course à cheval dans des montagnessombres, par temps de neige ; l'hiver est revenu. Course semée depéripéties, un certain Ismaël, accompagné de trois zéibeks armés jusqu'auxdents, ayant eu l'intention de nous dévaliser. L'affaire s'arrange pour lemieux, grâce à une rencontre inattendue de bachibozouks, et nous arrivonsà Nicée, crottés seulement. Je présente avec assurance mon passeport desujet ottoman, fabrique du pacha d'Ismidt ; l'autorité, malgré mon langageencore hésitant, se laisse prendre à mon chapelet et à mon costume ; mevoilà pour tout de bon un indiscutable effendi.
À Nicée, de vieux sanctuaires chrétiens des premiers siècles, uneAya-Sophia (Sainte-Sophie), soeur aînée de nos plus anciennes églisesd'Occident. Encore des montreurs d'ours pour compagnons de chambrée.
Nous voulions rentrer par Brousse et Moudania ; l'argent étant venu àmanquer, nous retournons à Kara-Moussar, où nos dernières piastres passentà déjeuner. Nous tenons conseil, duquel conseil il résulte que je donne machemise à Achmet, qui va la vendre. Cet argent suffit à payer notre retouret nous nous embarquons le coeur léger, et la bourse aussi.
Nous voyons reparaître Stamboul avec joie. Ces quelques journées y ontchangé l'aspect de la nature ; de nouvelles plantes ont poussé sur le toitde ma case ; toute une nichée de petits chiens, dernièrement nés sur leseuil de ma porte, commencent à japer et à remuer la queue ; leur mamannous fait grand accueil.
LXV
Aziyadé arriva le soir, me racontant combien elle avait été inquiète, etcombien de fois elle avait dit pour moi :
-- Allah ! Sélamet versen Loti ! (Allah ! protège Loti !)
Elle m'apportait quelque chose de lourd, contenu dans une toute petiteboîte, qui sentait l'eau de roses comme tout ce qui venait d'elle. Safigure rayonnait de joie en me remettant ce petit objet mystérieux, trèssoigneusement caché dans sa robe.
-- Tiens, Loti, dit-elle, bon benden sana édié. (Ceci est un cadeau queje te fais.)
C'était une lourde bague en or martelé, sur laquelle était gravé son nom.
Depuis longtemps, elle rêvait de me donner une bague, sur laquellej'emporterais dans mon pays son nom gravé. Mais la pauvre petite n'avaitpas d'argent ; elle vivait dans une large aisance, dans un luxe relatif ;il lui était possible d'apporter chez moi des pièces de soie brodée, descoussins et différents objets dont elle disposait sans contrôle ; mais onne lui donnait que de petites sommes ; tout passait à payer la discrétiond'Emineh, sa servante, et il lui était difficile d'acheter une bague surses économies. Alors elle avait songé à ses bijoux à elle ; mais elleavait eu peur de les envoyer vendre ou troquer au bazar des bijoutiers, etil avait fallu recourir aux expédients. C'étaient ses propres bijoux,écrasés au marteau, en cachette, par un forgeron de Scutari, qu'ellem'apportait aujourd'hui, transformés en une énorme bague, irrégulière etmassive.
Et je lui fis sur sa demande le serment que cette bague ne me quitteraitjamais, que je la porterais toute ma vie...
LXVI
C'était un matin radieux d'hiver, -- de l'hiver si doux du Levant.
Aziyadé, qui avait quitté Eyoub une heure avant nous et descendu la Corned'or en robe grise, la remontait en robe rose pour aller rejoindre leharem de son maître, à Mehmed-Fatih. -- Elle était gaie et souriante sousson voile blanc ; la vieille Kadidja était auprès d'elle, et toutes deuxétaient confortablement assises au fond de leur caïque effilé, dontl'avant était orné de perles et de dorures.
Nous descendions, Achmet et moi, en sens inverse, étendus sur les coussinsrouges d'un long caïque à deux rameurs.
C'était le moment de la splendeur matinale de Constantinople ; les palaiset les mosquées, encore roses sous le soleil levant, se réfléchissaientdans les profondeurs tranquilles de la Corne d'or ; des bandes dekarabataks (de plongeons noirs) exécutaient des cabrioles fantastiquesautour des barques des pêcheurs, et disparaissaient la tête la premièredans l'eau froide et bleue.
Le hasard, ou la fantaisie de nos caiqdjis, fit que nos barques doréespassèrent l'une près de l'autre, si près même que nos avirons furentengagés. Nos bateliers prirent le temps de s'adresser à cette occasion lesinjures d'usage : " Chien ! fils de chien ! arrière-petit-fils de chien !" Et Kadidja crut pouvoir nous envoyer un sourire à la dérobée, montrantses longues dents blanches dans sa bouche noire.
Aziyadé, au contraire, passa sans sourciller.
Elle semblait uniquement occupée d'espiègleries de karabataks :
-- Neh cheytan haivan ! disait-elle à Kadidja. (Quel oiseau malin !)
LXVII
" Qui sait, quand la belle saison finira, lequel de nous sera encore envie ?
" Soyez gais, soyez pleins de joie, car la saison du printemps passe vite,elle ne durera pas.
" Écoutez la chanson du rossignol : la saison vernale s'approche.
" Le printemps a déployé un berceau de joie dans chaque bosquet.
" Où l'amandier répand ses fleurs argentées.
" Soyez gais, soyez pleins de joie, car la saison du printemps passe vite,elle ne durera pas1 "
(Extrait d'une vieille poésie orientale )
... Encore un printemps, les amandiers fleurissent, et moi, je vois avecterreur, chaque saison qui m'entraîne plus avant dans la nuit, chaqueannée qui m'approche du gouffre... Où vais-je, mon Dieu ?... Qu'y a-t-ilaprès ? et qui sera près de moi quand il faudra boire la sombre coupe !...
" C'est la saison de la joie et du plaisir : la saison vernale est arrivée.
" Ne fais pas de prière avec moi, ô prêtre ; cela a son propre temps. "
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
4
MANÉ, THÉCEL, PHARÈS
I
Stamboul, 19 mars 1877.
L'ordre de départ était arrivé comme un coup de foudre : le Deerhoundétait rappelé à Southampton. J'avais remué ciel et terre pour éluder cetordre et prolonger mon séjour à Stamboul ; j'avais frappé à toutes lesportes, même à la porte de l'armée ottomane qui fut bien près de s'ouvrirpour moi.
-- Mon cher ami, avait dit le pacha, dans un anglais très pur, et avec cetair de courtoisie parfaite des Turcs de bonne naissance, mon cher ami,avez-vous aussi l'intention d'embrasser l'islamisme ?
-- Non, Excellence, dis-je ; il me serait indifférent de me fairenaturaliser ottoman, de changer de nom et de patrie, mais, officiellement,je resterai chrétien.
-- Bien, dit-il, j'aime mieux cela ; l'islamisme n'est pas indispensable,et nous n'aimons guère les renégats. Je crois pouvoir vous affirmer,continua le pacha, que vos services ne seront pas admis à titretemporaire, votre gouvernement d'ailleurs s'y opposerait ; mais ilspourraient être admis à titre définitif. Voyez si vous voulez nous rester.Il me semble difficile que vous ne partiez pas d'abord avec votre navire,car nous avons peu de temps pour ces démarches ; cela vous permettraitd'ailleurs de réfléchir longuement à une détermination aussi grave, etvous nous reviendrez après. Si cependant vous le désirez, je puis fairedès ce soir présenter votre requête à Sa Majesté le Sultan, et j'ai toutlieu de croire que sa réponse vous sera favorable.
-- Excellence, dis-je, j'aime mieux, si cela est possible, que la chose sedécide immédiatement ; plus tard, vous m'oublieriez. Je vous demanderaiseulement ensuite un congé pour aller voir ma mère.
Je priai cependant qu'on m'accordât une heure, et je sortis pour réfléchir.
Cette heure me parut courte ; les minutes s'enfuyaient comme des secondes,et mes pensées se pressaient avec tumulte.
Je marchais au hasard dans les rues du vieux quartier musulman qui couvreles hauteurs du Taxim, entre Péra et Foundoucli. Il faisait un tempssombre, lourd et tiède : les vieilles cases de bois variaient de nuances,entre le gris foncé, le noir et le brun rouge ; sur les pavés secs, desfemmes turques circulaient en petites pantoufles jaunes, en se tenantenveloppées jusqu'aux yeux dans des pièces de soie écarlate ou orangebrodées d'or. On avait des échappées de perspective de trois cents mètresde haut, sur le sérail blanc et ses jardins de cyprès noirs, sur Scutariet sur le Bosphore, à demi voilés par des vapeurs bleues.
Abandonner son pays, abandonner son nom, c'est plus sérieux qu'on ne pensequand cela devient une réalité pressante, et qu'il faut avant une heureavoir tranché la question pour jamais. Aimerai-je encore Stamboul, quandj'y serai rivé pour la vie ? L'Angleterre, le train monotone del'existence britannique, les amis fâcheux, les ingrats, je laisse toutcela sans regrets et sans remords. Je m'attache à ce pays dans un instantde crise suprême ; au printemps, la guerre décidera de son sort et dumien. Je serai le yuzbâchi Arif ; aussi souvent que dans la marine de SaMajesté, j'aurai des congés pour aller voir là-bas ceux que j'aime, pouraller m'asseoir encore au foyer, à Brightbury sous les vieux tilleuls.
Mon Dieu, oui !... pourquoi pas, yuzbâchi, turc pour de bon, et resterauprès d'elle...
Et je songeai à cet instant d'ivresse : rentrer à Eyoub, un beau jour,costumé en yuzbâchi, en lui annonçant que je ne m'en vais plus.
Au bout d'une heure, ma décision était prise et irrévocable : partir etl'abandonner me déchirait le coeur. Je me fis de nouveau introduire chezle pacha, pour lui donner le oui solennel qui devait me lier pour jamaisà la Turquie, et le prier de faire, le soir même, présenter ma requête ausultan.
II
Quand je fus devant le pacha, je me sentis trembler, et un nuage passadevant mes yeux :
-- Je vous remercie, Excellence, dis-je ; je n'accepte pas. Veuillezseulement vous souvenir de moi ; quand je serai en Angleterre, peut-êtrevous écrirai-je...
III
Alors, il fallut pour tout de bon songer à partir.
Courant de porte en porte, j'expédiai le soir même les courses de Péra,remettant, sans demander mon reste, des cartes P. P. C.
Achmet, en tenue de cérémonie, suivait à trois pas, portant mon manteau :
-- Ah ! dit-il, ah ! Loti, tu nous quittes et tu fais tes visites d'adieu; j'ai deviné cela, moi. Eh bien, s'il est vrai que tu nous aimes, nous,et que ceux-là t'ennuient ; s'il est vrai que les conventions des autresne sont pas faites pour toi, laisse-les ; laisse ces habits noirs qui sontlaids, et ce chapeau qui est drôle. Viens vite à Stamboul avec nous, etenvoie promener tout ce monde.
Plusieurs de mes visites d'adieu furent manquées, par suite de ce discoursd'Achmet.
IV
Stamboul, 20 mars 1877.
Une dernière promenade avec Samuel. Nos instants sont comptés. Le tempsinexorable emporte ces dernières heures, après lesquelles nous nousséparerons pour jamais ! -- des heures d'hiver, grises et froides, avecdes rafales de mars.
Il était convenu qu'il allait s'embarquer pour son pays avant mon départpour l'Angleterre. Il m'avait demandé, comme dernière faveur, de lepromener avec moi en voiture ouverte jusqu'au coup de sifflet du paquebot.
Cet Achmet qui avait pris sa place, et devait dans l'avenir me suivre enAngleterre, augmentait sa douleur ; il était malade de chagrin. Il necomprenait pas, le pauvre Samuel, qu'il y avait un abîme entre sonaffection à lui, si tourmentée, et l'affection limpide et fraternelle deMihran-Achmet ; que lui, Samuel, était une plante de serre chaude,impossible à transplanter là-bas, sous mon toit paisible.
L'arabahdji nous mène grand train, au grand trot de ses chevaux. Samuelest enveloppé comme un pacha dans mon manteau de fourrure, que je luiabandonne ; sa belle tête est pâle et triste ; il regarde en silencedéfiler les quartiers de Stamboul, les places immenses et désertes oùpoussent l'herbe et la mousse, les minarets gigantesques, les vieillesmosquées décrépites, blanches sur le ciel gris, les vieux monuments avecleur cachet d'antiquité et de délabrement, qui s'en vont en ruine commel'islamisme.
Stamboul est désolé et mort sous ce dernier vent d'hiver ; les muezzinschantent la prière de trois heures ; c'est l'heure du départ.
Je l'aimais bien pourtant, mon pauvre Samuel ; je lui dis, comme on ditaux enfants, que, pour lui aussi, je dois revenir, et que j'irai le voir àSalonique ; mais il a compris, lui, qu'il ne me reverra jamais, et seslarmes me brisent un peu le coeur.
V
21 mars.
Pauvre chère petite Aziyadé ! le courage m'avait manqué pour lui dire àelle : " Après-demain, je vais partir. "
Je rentrai le soir à la case. Le soleil couchant éclairait ma chambre deses beaux rayons rouges ; le printemps était dans l'air. Les cafedjiss'étalaient dehors comme dans les jours d'été ; tous les hommes duvoisinage, assis dans la rue, fumaient leur narguilhé sous les amandiersblancs de fleurs.
Achmet était dans la confidence de mon départ. Nous faisions l'un etl'autre des efforts inouïs de conversation ; mais Aziyadé avait à moitiécompris, et promenait sur nous ses grands yeux interrogateurs ; la nuitvint, et nous trouva silencieux comme des morts.
À une heure à la turque (sept heures), Achmet apporta une certaine vieillecaisse qui, renversée, nous servait de table, et posa dessus notre souperde pauvres. (Nos derniers arrangements avec le juif Isaac nous avaientlaissés sans sou ni maille.)
C'était gai d'ordinaire, notre dîner à deux, et nous nous amusionsnous-mêmes de notre misère : deux personnages souvent habillés de soie etd'or, assis sur des tapis de Turquie, et mangeant du pain sec sur le fondd'une vieille caisse.
Aziyadé s'était assise comme moi ; mais sa part devant elle restaitintacte ; ses yeux étaient attachés sur moi avec une fixité étrange, etnous avions peur l'un et l'autre de rompre ce silence.
-- J'ai compris, va, Loti, dit-elle... C'est la dernière fois, n'est-cepas ?
Et ses larmes pressées commencèrent à tomber sur son pain sec.
-- Non, Aziyadé, non, ma chérie ! Demain encore, et je te le jure. Après,je ne sais plus...
Achmet vit que le souper était inutile. Il emporta sans rien dire lavieille caisse, les assiettes de terre, et se retira, nous laissant dansl'obscurité...
VI
Le lendemain, c'était le jour de tout arracher, de tout démolir, danscette chère petite case, meublée peu à peu avec amour, où chaque objetnous rappelait un souvenir.
Deux hamals que j'avais enrôlés pour cette besogne étaient là, attendantmes ordres pour s'y mettre ; j'imaginai de les envoyer dîner pour gagnerdu temps et retarder cette destruction.
-- Loti, dit Achmet, pourquoi ne dessines-tu pas ta chambre ? Après lesannées, quand la vieillesse sera venue, tu la regarderas et tu tesouviendras de nous.
Et j'employai cette dernière heure à dessiner ma chambre turque. Lesannées auront du mal à effacer le charme de ces souvenirs.
Quand Aziyadé vint, elle trouva des murailles nues, et tout en désarroi ;c'était le commencement de la fin. Plus que des caisses, des paquets et dudésordre ; les aspects qu'elle avait aimés étaient détruits pour toujours.Les nattes blanches qui couvraient les planches, les tapis sur lesquels onse promenait nu-pieds, étaient partis chez les juifs, tout avait reprisl'air triste et misérable.
Aziyadé entra presque gaie, s'étant monté la tête avec je ne sais quoi ;elle ne put cependant supporter l'aspect de cette chambre dénudée, etfondit en larmes.
VII
Elle m'avait demandé cette grâce des condamnés à mort, de faire ce dernierjour tout ce qui lui plairait.
-- Aujourd'hui, à tout ce que je demanderai, Loti, tu ne diras jamais non.Je veux faire plusieurs choses à ma tête. Tu ne diras rien, et tuapprouveras tout.
À neuf heures du soir, rentrant en caïque de Galata, j'entendis dans macase un tapage inusité ; il en sortait des chants et une musique originale.
Dans l'appartement récemment incendié, au milieu d'un tourbillon depoussière, s'agitait la chaîne d'une de ces danses turques qui nefinissent qu'après complet épuisement des acteurs ; des gens quelconques,matelots grecs ou musulmans, ramassés sur la Corne d'or, dansaient avecfureur ; on leur servait du raki, du mastic et du café.
Les habitués de la case, Suleïman, le vieux Riza, les derviches Hassan etMahmoud, contemplaient ce spectacle avec stupéfaction.
La musique partait de ma chambre : j'y trouvai Aziyadé tournant elle-mêmela manivelle d'une de ces grandes machines assourdissantes, orgues deBarbarie du Levant qui jouent les danses turques sur des notes stridentes,avec accompagnement de sonnettes et de chapeaux chinois.
Aziyadé était dévoilée, et les danseurs pouvaient, par la portièreentr'ouverte, apercevoir sa figure. C'était contraire à tous les usages,et aussi à la prudence la plus élémentaire. On n'avait jamais vu dans lesaint quartier d'Eyoub pareille scène ni pareil scandale, et, si Achmetn'eût affirmé au public qu'elle était Arménienne, elle eût été perdue.
Achmet, assis dans un coin, laissait faire avec soumission ; c'était drôleet c'était navrant ; j'avais envie de rire, et son regard à elle meserrait le coeur. Les pauvres petites filles qui poussent sans père nimère à l'ombre des harems, sont pardonnables de toutes leurs idéessaugrenues, et on ne peut juger leurs actions avec les lois qui régissentles femmes chrétiennes.
Elle tournait comme une folle la manivelle de cet orgue et tirait de cegrand meuble des sons extravagants.
On a défini la musique turque : les accès d'une gaieté déchirante, et jecompris admirablement, ce soir-là, une si paradoxale définition.
Bientôt, intimidée de son oeuvre, intimidée de son propre tapage, et toutehonteuse de se trouver sans voile à la vue de ces hommes, elle allas'asseoir sur un large divan, seul meuble qui restât dans la case, et,après avoir ordonné au joueur d'orgue de continuer sa besogne, elle priaqu'on lui donnât comme aux autres une cigarette et du café.
VIII
On avait, suivant la couleur et la forme consacrées, apporté à Aziyadé soncafé turc dans une tasse bleue posée sur un pied de cuivre, et grande àpeu près comme la moitié d'un oeuf.
Elle semblait plus calme et me regardait en souriant ; ses yeux limpideset tristes me demandaient pardon de cette foule et de ce vacarme ; commeun enfant qui a conscience d'avoir fait des sottises, et qui se saitchéri, elle demandait grâce avec ses yeux, qui avaient plus de charme etde persuasion que toute parole humaine.
Elle avait fait pour cette soirée une toilette qui la rendait étrangementbelle ; la richesse orientale de son costume contrastait maintenant avecl'aspect de notre demeure, redevenue sombre et misérable. Elle portait unede ces vestes à longues basques dont les femmes turques d'aujourd'hui ontpresque perdu le modèle, une veste de soie violette semée de roses d'or.Un pantalon de soie jaune descendait jusqu'à ses chevilles, jusqu'à sespetits pieds chaussés de pantoufles dorées. Sa chemise en gaze de Brousselamée d'argent, laissait échapper ses bras ronds, d'une teinte mate etambrée, frottés d'essence de roses. Ses cheveux bruns étaient divisés enhuit nattes, si épaisses, que deux d'entre elles auraient suffi au bonheurd'une merveilleuse de Paris ; ils s'étalaient à côté d'elle sur le divan,noués au bout par des rubans jaunes, et mêlés de fils d'or, à la manièredes femmes arméniennes. Une masse d'autres petits cheveux plus courts etplus rebelles formaient nimbe autour de ses joues rondes, d'une pâleurchaude et dorée. Des teintes d'un ambre plus foncé entouraient sespaupières ; et ses sourcils, très rapprochés d'ordinaire, se rejoignaientce soir-là avec une expression de profonde douleur.
Elle avait baissé les yeux, et on devinait seulement, sous ses cils, seslarges prunelles glauques, penchées vers la terre ; ses dents étaientserrées, et sa lèvre rouge s'entr'ouvrait par une contraction nerveuse quilui était familière. Ce mouvement qui eût rendu laide une autre femme, larendait, elle, plus charmante ; il indiquait chez elle la préoccupation oula douleur, et découvrait deux rangées pareilles de toutes petites perlesblanches. On eût vendu son âme pour embrasser ces perles blanches, et lacontraction de cette lèvre rouge, et ces gencives qui semblaient faites dela pulpe d'une cerise mûre.
Et j'admirais ma maîtresse ; je me pénétrais à la dernière heure de sestraits bien-aimés pour les fixer dans mon souvenir. Le bruit déchirant decette musique, la fumée aromatisée du narguilhé amenaient doucementl'ivresse, cette légère ivresse orientale qui est l'anéantissement dupassé et l'oubli des heures sombres de la vie.
Et ce rêve insensé s'imposait à mon esprit : tout oublier, et rester prèsd'elle, jusqu'à l'heure froide du désenchantement ou de la mort...
IX
On entendit au milieu de ce tapage un léger craquement de porcelaine :Aziyadé était restée immobile, seulement elle venait de briser sa tassedans sa main crispée, et les débris tombaient à terre.
Le mal n'était pas grand ; le café épais après avoir désagréablement salises doigts, se répandit sur le plancher, et l'incident passa sans qu'aucunde nous fît mine de l'avoir remarqué.
Cependant la tache s'élargissait par terre, et un liquide sombre tombaittoujours de sa main fermée, goutte à goutte d'abord, ensuite en mincefilet noir. Une lanterne éclairait misérablement cette chambre. Jem'approchai pour regarder : il y avait près d'elle une mare de sang. Laporcelaine brisée avait entaillé cruellement sa chair, et l'os seulementavait arrêté cette coupure profonde.
Le sang de ma chérie coula une demi-heure, sans qu'on trouvât aucun moyende l'étancher.
On en emportait des cuvettes toutes rougies ; on tenait sa main dans l'eaufroide en comprimant les lèvres de cette plaie : rien n'arrêtait ce sang,et Aziyadé, blanche comme une jeune fille morte, s'était affaissée enfermant les yeux.
Achmet avait pris sa course pour aller réveiller une vieille femme à têtede sorcière qui l'arrêta enfin avec des plantes et de la cendre.
La vieille, après avoir recommandé de lui tenir toute la nuit le brasvertical, et réclamé trente piastres de salaire, fit quelques signes surla blessure et disparut.
Il fallut ensuite congédier tous ces hommes et coucher l'enfant malade.Elle était pour l'instant aussi froide qu'une statue de marbre, etcomplètement évanouie.
La nuit qui suivit fut sans sommeil pour nous deux.
Je la sentais souffrir ; tout son corps se raidissait de douleur. Ilfallait tenir verticalement ce bras blessé, c'était la recommandation del'affreuse vieille, et elle souffrait moins ainsi. Je tenais moi-même cebras nu qui avait la fièvre ; toutes les fibres vibraient et tremblaient,je les sentais aboutir à cette coupure profonde et béante ; il me semblaitsouffrir moi-même, comme si ma propre chair eût été coupée jusqu'à l'os etnon la sienne.
La lune éclairait des murailles nues, un plancher nu, une chambre vide ;les meubles absents, les tables de planches grossières dépouillées deleurs couvertures de soie, éveillaient des idées de misère, de froid et desolitude ; les chiens hurlaient au-dehors de cette manière lugubre qui, enTurquie comme en France est réputée présage de mort ; le vent sifflait ànotre porte, ou gémissait tout doucement comme un vieillard qui va mourir.
Son désespoir me faisait mal, il était si profond et si résigné, qu'il eûtattendri des pierres. J'étais tout pour elle, le seul qu'elle eût aimé, etle seul qui l'eût jamais aimée, et j'allais la quitter pour ne plusrevenir.
-- Pardon, Loti, disait-elle, de t'avoir donné ce tracas de me couper lesdoigts ; je t'empêche de dormir. Mais dors, Loti, cela ne fait rien que jesouffre, puisque c'est fini de moi-même.
-- Écoute, lui dis-je, Aziyadé, ma bien-aimée, veux-tu que je revienne ?...
X
Un moment après, nous étions assis tous deux sur le bord de ce lit ; jetenais toujours son bras blessé, et aussi sa tête affaiblie, et suivant laformule musulmane des serments solennels, je lui jurais de revenir.
-- Si tu es marié, Loti, disait-elle, cela ne fait rien. Je ne serai plusta maîtresse, je serai ta soeur. Marie-toi, Loti ; c'est secondaire, cela! J'aime mieux ton âme. Te revoir seulement, c'est tout ce que je demandeà Allah. Après cela, je serai presque heureuse encore, je vivrai pourt'attendre, tout ne sera pas fini pour Aziyadé.
Ensuite, elle commença à s'endormir tout doucement ; le jour se mit àpoindre, et je la laissai, comme de coutume avant le soleil, dormant d'unbon sommeil tranquille.
XI
23 mars.
J'allai à bord et je revins à la hâte. Course de trois heures. J'annonçaià Aziyadé un sursis de départ de deux jours.
C'est peu, deux jours, quand ce sont les derniers de l'existence, et qu'ilfaut se hâter de jouir l'un de l'autre comme si on allait mourir.
La nouvelle de mon départ avait déjà circulé et je reçus plusieurs visitesd'adieu de mes voisins de Stamboul. Aziyadé s'enfermait dans la chambre deSamuel, et je l'entendais pleurer. Les visiteurs aussi l'entendaient bienun peu, mais sa présence fréquente chez moi avait déjà transpiré dans levoisinage, et elle était tacitement admise. Achmet, d'ailleurs, avaitaffirmé la veille au soir au public qu'elle était Arménienne ; et cetteassurance, donnée par un musulman, était sa sauvegarde.
-- Nous nous étions toujours attendus, disait le derviche Hassan-effendi,à vous voir disparaître ainsi, par une trappe ou un coup de baguette.Avant de partir, nous direz-vous, Arif ou Loti, qui vous êtes et ce quevous êtes venu faire parmi nous ?
Hassan-effendi était de bonne foi ; bien que lui et ses amis eussentdésiré savoir qui j'étais, ils l'ignoraient absolument parce qu'ils nem'avaient jamais épié. On n'a pas encore importé en Turquie le commissairede police français, qui vous dépiste en trois heures ; on est libre d'yvivre tranquille et inconnu.
Je déclinai à Hassan-effendi mes noms et qualités, et nous nous fîmes lapromesse de nous écrire.
Aziyadé avait pleuré plusieurs heures ; mais ses larmes étaient moinsamères. L'idée de me revoir commençait à prendre consistance dans sonesprit et la rendait plus calme. Elle commençait à dire : " Quand tu serasde retour... "
-- Je ne sais pas, Loti, disait-elle, si tu reviendras, -- Allah seul lesait ! Tous les jours je répéterai : Allah ! sélamet versen Loti !(Allah ! protège Loti !) et Allah ensuite fera selon sa volonté. Pourtant,reprenait-elle avec sérieux, comment pourrais-je t'attendre un an, Loti ?Comment cela se pourrait-il, quand je ne sais plus rester un jour, non pasmême une heure, sans te voir. Tu ne sais pas, toi, que les jours où tu esde garde, je vais me promener en haut du Taxim, ou m'installer en visitechez ma mère Béhidjé, parce que de là on aperçoit de loin le Deerhound.Tu vois bien, Loti, que c'est impossible, et que, si tu reviens. Aziyadésera morte...
XII
Achmet aura mission de me transmettre les lettres d'Aziyadé et de luifaire passer les miennes, voie de Kadidja, et il me faut une provisiond'enveloppes à son adresse.
Or, Achmet ne sait point écrire, ni lui ni personne de sa famille ;Aziyadé écrit trop mal pour affronter la poste, et nous voilà tous lestrois assis sous la tente de l'écrivain public, faisant vignette d'Orient.
C'est très compliqué, l'adresse d'Achmet, et cela tient huit lignes :
" À Achmet, fils d'Ibrahim, qui demeure à Yedi-Koulé, dans une traversedonnant sur Arabahdjilar-Malessi, près de la mosquée. C'est la troisièmemaison après un tutundji, et à côté il y a une vieille Arménienne qui venddes remèdes, et, en face, un derviche. "
Aziyadé fait confectionner huit enveloppes semblables, qu'elle paye de sonargent, huit piastres blanches ; après quoi, il lui faut de ma part leserment de m'en servir.
Elle cache sous son yachmak ses yeux pleins de larmes : ce serment ne larassure pas. D'abord, comment admettre qu'un papier parti tout seul de siloin puisse lui arriver jamais ? Et puis elle sait bien, elle, qu'avantlongtemps, " Aziyadé sera oubliée pour toujours " !
XIII
Le soir, nous remontions en caïque la Corne d'or ; jamais nous n'avionstant couru Stamboul ensemble en plein jour. Elle paraissait ne plus sesoucier d'aucune précaution, comme si tout était fini pour elle, et que lemonde lui fût indifférent.
Nous avions pris un caïque à l'échelle d'Oun-Capan ; le jour baissait, lesoleil se couchait derrière un ciel de tempête.
On voit rarement en Europe ciel si tourmenté et si noir ; c'était, aunord, un de ces terribles nuages arqués, à l'aspect de cataclysme, quiannoncent en Afrique les grands orages.
-- Regarde, dis-je à Aziyadé, voilà le ciel que je voyais chaque soir dansle pays des hommes noirs, où j'ai habité un an avec le frère que j'aiperdu !
Du côté opposé, Stamboul, avec ses pointes aiguës, se frangeait sur unegrande déchirure jaune, d'une nuance éclatante et profonde, -- éclairagefantastique et presque funèbre.
Un vent terrible se leva tout à coup sur la Corne d'or ; la nuit tombaitet nous étions transis de froid.
Les grands yeux d'Aziyadé étaient fixés sur les miens, regardant à uneétrange profondeur ; ses prunelles semblaient se dilater à la lueurcrépusculaire, et lire au fond de mon âme. Je ne lui avais jamais vu ceregard et il me causait une impression inconnue ; c'était comme si lesreplis les plus secrets de moi-même eussent été tout à coup pénétrés parelle, et examinés au scalpel. Son regard me posait à la dernière heurecette interrogation suprême : " Qui es-tu, toi que j'ai tant aimé ?Serai-je oubliée bientôt comme une maîtresse de hasard, ou bien m'aimes-tu? As-tu dit vrai et dois-tu revenir ? "
Les yeux fermés, je retrouve encore ce regard, cette tête blanche,seulement indiquée sous les plis de mousseline du yachmak, et,par-derrière, cette silhouette de Stamboul, profilée sur ce ciel d'orage...
XIV
Nous débarquons encore une fois là-bas, sur cette petite place d'Eyoub quedemain je ne verrai plus.
Nous avions voulu jeter ensemble un dernier coup d'oeil à notre demeure.
L'entrée en était encombrée de caisses et de paquets, et il y faisait déjànuit. Achmet découvrit dans un coin une vieille lanterne qu'il promenatristement dans notre chambre vide. J'avais hâte de partir : je prisAziyadé par la main et l'entraînai dehors.
Le ciel était toujours étrangement noir, menaçant d'un déluge ; les caseset les pavés se détachaient en clair sur ce ciel, bien que noirs pareux-mêmes. La rue était déserte et balayée par des rafales qui faisaienttout trembler ; deux femmes turques étaient blotties dans une porte etnous examinaient curieusement. Je tournai la tête pour voir encore cettedemeure où je ne devais plus revenir, jeter un coup d'oeil dernier sur cecoin de la terre où j'avais trouvé un peu de bonheur...
XV
Nous traversons la petite place de la mosquée pour nous embarquer denouveau. Un caïque nous emporte à Azar-kapou, d'où nous devons rejoindreGalata, et puis Top-hané, Foundoucli, et le Deerhound.
Aziyadé a voulu venir me conduire ; elle a juré d'être sage ; elle est àcette dernière heure d'un calme inattendu.
Nous traversons tout le tumulte de Galata ; on ne nous avait jamais vuscirculer ensemble dans ces quartiers européens. Leur " madame " est sur saporte à nous voir passer ; la présence de cette jeune femme voilée luidonne le mot de l'énigme qu'elle avait depuis longtemps cherché.
Nous passons Top-hané, pour nous enfoncer dans les quartiers solitaires deSali-Bazar, dans les larges avenues qui longent les grands harems.
Enfin, voici Foundoucli, où nous devons nous dire adieu.
Une voiture est là qui stationne, commandée par Achmet, pour ramenerAziyadé dans sa demeure.
Foundoucli est encore un coin de la vieille Turquie, qui semble détaché dufond de Stamboul : petite place dallée, au bord de la mer, antique mosquéeà croissant d'or, entourée de tombes de derviches, et de sombres retraitesd'oulémas.
L'orage est passé et le temps est radieux ; on n'entend que le bruitlointain des chiens errants qui jappent dans le silence du soir.
Huit heures sonnent à bord du Deerhound, l'heure à laquelle je doisrentrer. Un coup de sifflet m'annonce qu'un canot du bord va venir ici meprendre. Le voilà qui se détache de la masse noire du navire, et quilentement s'approche de nous. C'est l'heure triste, l'heure inexorable desadieux !
J'embrasse ses lèvres et ses mains. Ses mains tremblent légèrement ; celaà part, elle est aussi calme que moi-même, et sa chair est glacée.
Le canot est rendu : elle et Achmet se retirent dans un angle obscur de lamosquée ; je pars, et je les perds de vue !
Un instant après, j'entends le roulement rapide de la voiture qui emportepour toujours ma bien-aimée !... bruit aussi sinistre que celui de laterre qui roule sur une tombe chérie.
C'est bien fini sans retour ! si je reviens jamais comme je l'ai juré, lesannées auront secoué sur tout cela leur cendre, ou bien j'aurai creusél'abîme entre nous deux en en épousant une autre, et elle nem'appartiendra plus.
Et il me prit une rage folle de courir après cette voiture, de retenir machérie dans mes bras, de nouer mes bras autour d'elle, pendant que nousnous aimions encore de toute la force de notre âme, et de ne plus lesouvrir qu'à l'heure de la mort.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
XVI
24 mars.
Un matin pluvieux de mars, un vieux juif déménage la maison d'Arif. Achmetsurveille cette opération d'un oeil morne.
-- Achmet, où va votre maître ? disent les voisins matineux sortis surleur porte.
-- Je ne sais pas, répond Achmet.
Des caisses mouillées, des paquets trempés de pluie, s'embarquent dans uncaïque, et s'en vont on ne sait où, descendant la Corne d'or du côté de lamer.
Et c'est fini d'Arif, le personnage a cessé d'exister.
Tout ce rêve oriental est achevé ; cette étape de mon existence, ladernière sans doute qui aura du charme, est passée sans retour, et letemps peut-être en balayera jusqu'au souvenir.
XVII
Quand Achmet vint à bord, escortant ce convoi de bagages, je lui annonçaiqu'un nouveau sursis nous était accordé, de vingt-quatre heures au moins.Il ventait tempête du côté de Marmara.
-- Allons encore courir Stamboul, lui dis-je ; ce sera comme une promenadeposthume, qui aura son charme de tristesse. Mais elle, je ne la reverraiplus !
Et j'allai déposer mes habits européens chez leur " madame " ;Arif-effendi en personne sortit encore une fois de ce bouge, et passa lesponts, un chapelet à la main, avec l'air grave et la tenue correcte desbons musulmans qui se prennent au sérieux et s'en vont pieusement faireleurs prières. Achmet marchait à côté de lui, revêtu de ses plus beauxhabits. Il avait demandé de régler lui-même le programme de cette dernièrejournée, et se renfermait pour l'instant dans un deuil silencieux.
XVIII
Après avoir couru tous les recoins familiers du vieux Stamboul, fumé ungrand nombre de narguilhés et fait station à toutes les mosquées, nousnous retrouvons le soir à Eyoub, ramenés encore une fois vers ce lieu, oùje ne suis plus qu'un étranger sans gîte, dont le souvenir même serabientôt effacé.
Mon entrée au café de Suleïman produit sensation : on m'avait considérécomme un personnage disparu, éteint pour tout de bon et pour jamais.
L'assistance, ce soir, y est nombreuse et fort mêlée : beaucoup de têtesentièrement nouvelles, de provenance inconnue ; un public de cour desMiracles, ou peu s'en faut.
Achmet cependant organise pour moi une fête d'adieu et commande unorchestre : deux hautbois à l'aigre voix de cornemuse, un orgue et unegrosse caisse.
Je consens à ces préparatifs sur la promesse formelle qu'on ne briserarien, et que je ne verrai pas couler de sang.
Nous allons nous étourdir ce soir ; pour mon compte, je ne demande pasmieux.
On m'apporte mon narguilhé et ma tasse de café turc, qu'un enfant estchargé de renouveler tous les quarts d'heure, et Achmet, prenant lesassistants par la main, les forme en cercle et les invite à danser.
Une longue chaîne de figures bizarres commence à s'agiter devant moi, à lalueur troublée des lanternes ; une musique assourdissante fait tremblerles poutres de cette masure ; les ustensiles de cuivre pendus auxmurailles noires s'ébranlent et donnent des vibrations métalliques ; leshautbois poussent des notes stridentes, et la gaieté déchirante éclateavec frénésie.
Au bout d'une heure, tous étaient grisés de mouvement et de tapage ; lafête était à souhait.
Je n'y voyais plus moi-même qu'à travers un nuage, ma tête s'emplissait depensées étranges et incohérentes. Les groupes, exténués et haletants,passaient et repassaient dans l'obscurité. La danse tourbillonnaittoujours, et Achmet, à chaque tour, brisait une vitre du revers de sa main.
Une à une, toutes les vitres de l'établissement tombaient à terre, et sepulvérisaient sous les pieds des danseurs ; les mains d'Achmet, labouréesde coupures profondes, ensanglantaient le plancher.
Il paraît qu'il faut du bruit et du sang aux douleurs turques.
J'étais écoeuré de cette fête, inquiet aussi pour l'avenir de voir Achmetfaire de pareilles sottises et se soucier si peu de ses promesses.
Je me levai pour sortir ; Achmet comprit et me suivit en silence. L'airfroid du dehors nous rendit le calme et la possession de nous-mêmes.
-- Loti, dit Achmet, où vas-tu ?
-- À bord, répondis-je ; je ne te connais plus ; je tiendrai mes promessescomme tu as ce soir tenu les tiennes, tu ne me reverras jamais.
Et j'allai plus loin discuter avec un batelier attardé le prix d'unpassage pour Galata.
-- Loti, dit Achmet, pardonne-moi, tu ne peux pas laisser ainsi ton frère !
Et il commença à me supplier en pleurant.
Moi non plus, je ne voulais pas le laisser ainsi, mais j'avais jugé qu'unepénitence et une semonce lui étaient nécessaires, et je restais inexorable.
Alors, il chercha à me retenir avec ses mains pleines de sang, ets'accrocha à moi avec désespoir. Je le repoussai violemment et le lançaicontre une pile de bois qui s'écroula avec fracas. Des bachibozouks depatrouille qui passaient nous prirent pour des malfaiteurs, ets'approchèrent avec un fanal.
Nous étions au bord de l'eau, dans un endroit solitaire de la banlieue,loin des murs de Stamboul, et ces mains rouges représentaient mal.
-- Ce n'est rien, dis-je ; seulement, ce garçon a bu, et je le ramenaischez lui.
Alors, je pris Achmet par la main, et l'emmenai chez sa soeur Eriknaz,qui, après avoir pansé ses doigts, lui fit un long sermon et l'envoyacoucher.
XIX
26 mars.
Encore un jour, -- dernier sursis de notre départ.
Encore un jour, encore une toilette chez leur " madame " et je me retrouveà Stamboul.
Il fait temps sombre d'orage, la brise est tiède et douce. Nous fumons unnarguilhé de deux heures sous les arcades mauresques de la rue duSultan-Sélim. -- Les colonnades blanches, déformées par les années,alternent avec les kiosques funéraires et les alignements de tombeaux. Desbranches d'arbres, toutes roses de fleurs, passent par-dessus lesmurailles grises ; de fraîches plantes croissent partout, et courentgaiement sur les vieux marbres sacrés.
J'aime ce pays, et tous ces détails me charment ; je l'aime parce quec'est le sien et qu'elle a tout animé de sa présence, -- elle qui estencore là tout près, et que cependant je ne verrai plus.
Le soleil couchant nous trouve assis devant la mosquée de Mehmed-Fatih,sur certain banc où nous avons autrefois passé de longues heures. Par-ci,par-là, des groupes de musulmans, éparpillés sur l'immense place, fumenten causant, et goûtent avec nonchalance les charmes d'une soirée deprintemps.
Le ciel est redevenu calme et sans nuages ; j'aime ce lieu, j'aime cettevie d'Orient, j'ai peine à me figurer qu'elle est finie et que je vaispartir.
Je regarde ce vieux portique noir, là-bas, et cette rue déserte quis'enfonce dans un bas-fond sombre. C'est là qu'elle habite, et, enm'avançant de quelques pas, je verrais encore sa demeure.
Achmet a suivi mon regard et m'examine avec inquiétude : il a deviné ceque je pense, et compris ce que je veux faire.
-- Ah ! dit-il, Loti, aie pitié d'elle si tu l'aimes ! Tu lui as dit adieu; à présent, laisse-la !
Mais j'avais résolu de la voir, et j'étais sans force contre moi-même.
Achmet plaida avec larmes la cause de la raison, la cause même du simplebon sens : Abeddin était là, le vieil Abeddin, son maître, et toutetentative pour la voir devenait insensée.
-- D'ailleurs, disait-il, si même elle sortait, tu n'as plus de maisonpour la recevoir. Où trouverais-tu, Loti, dans Stamboul, l'hospitalitépour toi et la femme d'un autre ? Si elle te voit ou si les femmes luidisent que tu es là, elle se perdra comme une folle, et, demain, tu lalaisseras dans la rue. Cela t'est égal, à toi qui vas partir ; mais, Loti,si tu fais cela, je te déteste et tu n'as pas de coeur.
Achmet baissa la tête, et se mit à frapper du pied contre le sol, partiqu'il avait coutume de prendre quand ma volonté dominait la sienne.
Je le laissai faire, et je me dirigeai vers le portique.
Je m'adossai contre un pilier, plongeant les yeux dans la rue sombre etdéserte : on eût dit la rue d'une ville morte.
Pas une fenêtre ouverte, pas un passant, pas un bruit ; seulement, del'herbe croissant entre les pierres, et, gisant sur le pavé, deuxcarcasses desséchées de chiens morts.
C'était un quartier aristocratique : les vieilles maisons, bâties enplanches de nuances foncées, décelaient une opulence mystérieuse ; desbalcons fermés, des shaknisirs en grande saillie, débordant sur la ruetriste ; derrière les grilles de fer, des treillages discrets en lattes defrêne, sur lesquels des artistes d'autrefois avaient peint des arbres etdes oiseaux. Toutes les fenêtres de Stamboul sont peintes et fermées decette manière.
Dans les villes d'Occident, la vie du dedans se devine au-dehors ; lespassants, par l'ouverture des rideaux, découvrent des têtes humaines,jeunes ou vieilles, laides ou gracieuses.
Le regard ne plonge jamais dans une demeure turque. Si la porte s'ouvrepour laisser passer un visiteur, elle s'entrebâille seulement ; quelqu'unest derrière, qui la referme aussitôt. L'intérieur ne se devine jamais.
Cette grande maison là-bas, peinte en rouge sombre, c'est celle d'Aziyadé.La porte est surmontée d'un soleil, d'une étoile et d'un croissant ; letout en planches vermoulues. Les peintures qui ornent les treillages desshaknisirs représentent des tulipes bleues mêlées à des papillons jaunes.Pas un mouvement n'indique qu'un être vivant l'habite ; on ne sait jamaissi, des fenêtres d'une maison turque, quelqu'un vous regarde ou ne vousregarde pas.
Derrière moi, là-haut, la grande place est dorée par le soleil couchant ;ici, dans la rue, tout est déjà dans l'ombre.
Je me cache à moitié derrière un pan de muraille, je regarde cette maison,et mon coeur bat terriblement.
Je pense à ce jour où je l'avais vue, et pour la première fois de ma vie,derrière les grilles de la maison de Salonique. Je ne sais plus ce que jeveux, ni ce que je suis venu chercher ; j'ai peur que les autres femmes nerient de moi ; j'ai peur d'être ridicule, et surtout j'ai peur de laperdre...
XX
Quand je remontai sur la place de Mehmed-Fatih, le soleil dorait en pleinl'immense mosquée, les portiques arabes et les minarets gigantesques. Lesoulémas qui sortaient de la prière du soir s'étaient tous arrêtés sur leseuil, et s'étageaient dans la lumière sur les grandes marches de pierre.La foule accourait vers eux et les entourait : au milieu du groupe, unjeune homme montrait le ciel, un jeune homme qui avait une admirable têtemystique. Le turban blanc des oulémas entourait son beau front large ; sonvisage était pâle, sa barbe et ses grands yeux étaient noirs comme del'ébène.
Il montrait en haut un point invisible, il regardait avec extase dans laprofondeur du ciel bleu et disait :
-- Voilà Dieu ! Regardez tous ! Je vois Allah ! Je vois l'Éternel !
Et nous courûmes, Achmet et moi, comme la foule, auprès de l'ouléma quivoyait Allah.
XXI
Nous ne vîmes rien, hélas ! Nous en aurions eu besoin cependant. Alors,comme toujours, j'aurais donné ma vie pour cette vision divine, ma vieseulement pour un signe du ciel, ma vie pour une simple manifestation dusurnaturel.
-- Il ment, disait Achmet ; quel est l'homme qui a jamais vu Allah ?
-- Ah ! c'est vous, Loti, dit l'ouléma Izzet ; vous aussi, vous voulezvoir Allah ? Allah, dit-il en souriant, ne se montre pas aux infidèles.
-- Il est fou, dirent les derviches.
Et on emmena le visionnaire dans sa cellule.
Achmet avait profité de cette diversion pour m'entraîner sur le versant deMarmara, le plus loin d'elle possible. La nuit vint et nous trouva àmoitié égarés.
XXII
Nous dînons sous les porches de la rue du Sultan-Sélim. Il est déjà tardpour Stamboul ; les Turcs se couchent avec le soleil.
L'une après l'autre, les étoiles s'allument dans le ciel pur ; la luneéclaire la rue large et déserte, les arcades arabes et les vieillestombes. De loin en loin un café turc encore ouvert jette une lueur rougesur les pavés gris ; les passants sont rares et circulent le fanal à lamain ; par-ci par-là, de petites lampes tristes brûlent dans les kiosquesfunéraires. Je vois pour la dernière fois ces tableaux familiers ; demain,à pareille heure, je serai loin de ce pays.
-- Nous allons descendre jusqu'à Oun-Capan, dit Achmet, qui a ce soirencore l'autorisation de faire le programme ; nous prendrons des chevauxjusqu'à Balate, un caïque jusqu'à Pri-pacha, et nous irons coucher chezEriknaz qui nous attend.
Nous nous perdons pour aller à Oun-Capan, et les chiens aboient après noslanternes ; nous connaissons bien cependant notre Stamboul, mais les vieuxTurcs eux-mêmes se perdent la nuit dans ces dédales. Personne pour nousindiquer la route ; toujours les mêmes petites rues, qui montent,descendent et se contournent sans motif plausible, comme les sentiers d'unlabyrinthe.
À Oun-Capan, à l'entrée du Phanar, deux chevaux nous attendent.
Un coureur nous précède, porteur d'un fanal de deux mètres de haut, etnous partons comme le vent.
Le sombre et interminable Phanar est endormi ; tout y est silencieux. Dansles rues où nous courons, le soleil en plein midi hésite à descendre, etdeux chevaux ont peine à passer de front. D'un côté, c'est la grandemuraille de Stamboul ; de l'autre, de hautes maisons bardées de fer etplus vieilles que l'islam, qui s'élargissent par le haut, et font voûtesur la ruelle humide. Il faut courber la tête en passant à cheval sous lesbalcons des maisons byzantines, qui tendent au-dessus de vous dansl'obscurité profonde leurs gros bras de pierre.
C'est le chemin que nous faisions chaque soir pour rejoindre le logisd'Eyoub ; arrivés à Balate, nous en sommes bien près, mais ce logisn'existe plus...
Nous réveillons un batelier qui nous mène en caïque sur l'autre rive...
Là, c'est la campagne, et de grands cyprès noirs se dressent au milieu desplatanes.
Nous commençons aux lanternes l'ascension des sentiers qui mènent à lacase d'Eriknaz.
XXIII
Eriknaz-hanum est d'une laideur agréable et distinguée, blanche comme dela cire, les yeux et les sourcils noirs comme l'aile du corbeau. Elle nousreçoit sans voile, comme une femme franque.
Tout son intérieur respire l'ordre, l'aisance, et la plus strictepropreté. Ses amies Murrah et Fenzilé, qui veillaient avec elle, à notrearrivée prennent la fuite en se cachant le visage. Elles étaient occupéesà broder de paillettes d'or de petites pantoufles rouges, à boutsretroussés comme des trompettes.
Mon amie Alemshah, fille d'Eriknaz et nièce d'Achmet, vient prendre saplace habituelle sur mes genoux et s'y endort ; c'est une jolie petitecréature de trois ans, aux grands yeux de jais, mignonne et proprettecomme une poupée.
Après le café et la cigarette, on nous apporte deux matelas blancs, deuxyatags blancs, deux couvre-pieds blancs, le tout comme neige ; Eriknazet Alemshah se retirent en nous souhaitant bonne nuit, et nous nousendormons tous deux d'un profond sommeil.
Un soleil radieux vient de grand matin nous éveiller, et quatre à quatrenous dégringolons les sentiers qui mènent à la Corne d'or. Un caïquematinal est là qui nous attend.
La multitude des cases noires de Pri-pacha, étagées là-haut en pyramide,baignent dans la lumière orangée, et toutes les vitres étincellent.Eriknaz et Alemshah nous regardent de loin partir, perchées, en robesrouges, au soleil levant, sur le toit de leur maison.
Voici Eyoub qui passe, voici le café de Suleïman, la petite place de lamosquée, et la case d'Arif-effendi, en pleine lumière du matin. Personneau bord de l'eau ; tout encore est clos et endormi.
Ma demeure, que j'ai si souvent vue sombre et triste, sous la neige et levent du nord, me laisse comme dernière image un éblouissement de soleil.
Ce dernier lever du jour est d'une splendeur inaccoutumée ; tout le longde la Corne d'or, depuis Eyoub jusqu'au sérail, les dômes et les minaretsse dessinent sur le ciel limpide en teintes roses ou irisées. Les caïquesdorés commencent à circuler par centaines, chargés de passantspittoresques ou de femmes voilées.
Au bout d'une heure, nous sommes à bord. Tout y est sens dessus dessous,et c'est bien le départ cette fois.
Il est fixé pour midi.
XXIV
-- Viens, Loti, dit Achmet ; allons encore à Stamboul, fumer notrenarguilhé ensemble pour la dernière fois...
Nous traversons en courant Sali-Bazar, Tophané, Galata. Nous voici au pontde Stamboul.
La foule se presse sous un soleil brûlant ; c'est bien le printemps, pourtout de bon, qui arrive comme moi je m'en vais. La grande lumière de midiruisselle sur tout cet ensemble de murailles, de dômes et de minarets, quicouronnent là-haut Stamboul ; elle s'éparpille sur une foule bariolée,vêtue des couleurs les plus voyantes de l'arc-en-ciel.
Les bateaux arrivent et partent, chargés d'un public pittoresque ; lesmarchands ambulants hurlent à tue-tête, en bousculant la foule.
Nous connaissons tous ces bateaux qui nous ont transportés à tous lespoints du Bosphore ; nous connaissons sur le pont de Stamboul toutes leséchoppes, tous les passants, même tous les mendiants, la collectioncomplète des estropiés, aveugles, manchots, becs-de-lièvre etculs-de-jatte ! Toute la truanderie turque est aujourd'hui sur pied ; jedistribue des aumônes à tout ce monde, et recueille toute une kyrielle debénédictions et de salams.
Nous nous arrêtons à Stamboul, sur la grande place de Jeni-djami, devantla mosquée. Pour la dernière fois de ma vie, je jouis du plaisir d'être enTurc, assis à côté de mon ami Achmet, fumant un narguilhé au milieu de cedécor oriental.
Aujourd'hui, c'est une vraie fête du printemps, un étalage de costumes etde couleurs. Tout le monde est dehors, assis sous les platanes, autour desfontaines de marbre, sous les berceaux de vignes qui se couvriront bientôtde feuilles tendres. Les barbiers ont établi leurs ateliers dans la rue etopèrent en plein air ; les bons musulmans se font gravement raser la tête,en réservant au sommet la mèche par laquelle Mahomet viendra les prendrepour les porter en paradis.
... Qui me portera, moi, dans un paradis quelconque ? quelque partailleurs que dans ce vieux monde qui me fatigue et m'ennuie, quelque partoù rien ne changera plus, quelque part où je ne serai pas perpétuellementséparé de ce que j'aime ou de ce que j'ai aimé ?
Si quelqu'un pouvait me donner seulement la foi musulmane, comme j'irais,en pleurant de joie, embrasser le drapeau vert du prophète !
-- Digression stupide, à propos d'une queue réservée sur le sommet de latête...
XXV
-- Loti, dit Achmet, explique-moi un peu le voyage que tu vas faire.
-- Achmet, dis-je, quand j'aurai traversé la mer de Marmara, l'Ak-Déniz(la mer vieille), comme vous l'appelez, j'en traverserai une beaucoup plusgrande pour aller au pays des Grecs, une plus grande encore pour aller aupays des Italiens, le pays de ta " madame ", et puis encore une plusgrande pour atteindre la pointe d'Espagne. Si au moins je restais danscette mer si bleue, la Méditerranée, je serais moins loin de vous ; ceserait encore un peu votre ciel, et les bateaux qui font le va-et-vient duLevant m'apporteraient souvent des nouvelles de la Turquie ! Maisj'entrerai dans une autre mer, tellement immense, que tu n'as aucune idéed'une étendue pareille, et il me faudra, là, naviguer plusieurs jours enremontant vers l'étoile (le nord) pour arriver dans mon pays -- dans monpays, où nous voyons plus souvent la pluie que le beau temps, et lesnuages que le soleil.
" Je serai là-bas bien loin de vous et cette contrée ne ressemble guère àla tienne ; tout y est plus pâle, et les couleurs de toute chose y sontplus ternes ; c'est comme ici quand il fait de la brume, encore est-cemoins transparent.
" Le pays est si plat, que tu n'en as jamais vu de semblable, si ce n'estquand tu es allé en Arabie, faire à la Mecque le pèlerinage que tout bonmusulman doit au tombeau du prophète ; seulement, au lieu de sable, c'estde l'herbe verte et de grands champs labourés. Les maisons sont toutescarrées et pareilles ; pour perspective, on n'a guère que le mur de sonvoisin, et souvent cette platitude vous étouffe, on voudrait s'élever pourvoir plus loin.
" Encore n'y a-t-il pas, comme en Turquie, des escaliers pour monter surles toits, et, moi qui te parle, ayant un jour eu l'idée de me promenersur ma maison, je me suis vu passer dans mon quartier pour un garçonexcentrique.
" Tout le monde est à l'uniforme, paletot gris, chapeau ou casquette, etc'est pis qu'à Péra. Tout est prévu, réglé, numéroté ; il y a des lois surtout et des règlements pour tout le monde, si bien que le dernier descuistres, marchand de bonneterie ou garçon coiffeur, a les mêmes droits àvivre qu'un garçon intelligent et déterminé, comme toi ou moi par exemple.
" Enfin, croirais-tu, mon cher Achmedim, que, pour le quart de ce que nousfaisons journellement à Stamboul, on aurait dans mon pays des pourparlersd'une heure avec le commissaire de police !
Achmet comprit très bien cet aperçu de civilisation occidentale, et restaun instant rêveur.
-- Pourquoi, dit-il, après la guerre, n'amènerais-tu pas ta famille enTurquie d'Asie, Loti ?
-- Loti, dit Achmet, je veux que tu emportes ce chapelet qui me vient demon père Ibrahim, et promets-moi qu'il ne te quittera jamais. Je saisbien, reprit-il en pleurant, que je ne te reverrai plus. Dans un mois,nous aurons la guerre ; c'est fini des pauvres Turcs, c'est fini deStamboul, les Moscov nous détruiront tous, et, quand tu reviendras,Loti, ton Achmet sera mort.
" Son corps restera quelque part dans la campagne, du côté du Nord ; iln'aura même pas une petite tombe en marbre gris, sous les cyprès, dans lecimetière de Kassim-Pacha ; Aziyadé sera passée en Asie, et tu neretrouveras plus sa trace, personne ne pourra plus te parler d'elle. Loti,dit-il en pleurant, reste avec ton frère !
Hélas ! Je crains ces Moscov autant que lui-même, je tremble à cette idéehorrible que je pourrais en effet perdre sa trace, et que je ne trouveraisplus personne au monde qui pût jamais me parler d'elle !...
XXVI
Les muezzins montent à leurs minarets, c'est l'heure du namaze de midi ;il est temps de partir.
En passant par Galata, je vais saluer leur " madame ". J'embrasseraispresque cette vieille coquine.
Achmet me reconduit à bord, où nous nous disons adieu au milieu dutohu-tohu des visites et de l'appareillage.
Nous partons, et Stamboul s'éloigne...
XXVII
En mer, 27 mars 1877.
Un pâle soleil de mars se couche sur la mer de Marmara. L'air du large estvif et froid. Les côtes, tristes et nues, s'éloignent dans la brume dusoir. Est-ce fini, mon Dieu, et ne la verrai-je plus ?
Stamboul a disparu ; les plus hauts dômes des plus hautes mosquées, touts'est perdu dans l'éloignement, tout s'est effacé. Je voudrais seulementune minute la voir, je donnerais ma vie pour seulement toucher sa main ;j'ai une envie folle de sa présence.
J'ai encore dans la tête tout le tapage de l'Orient, les foules deConstantinople, l'agitation du départ, et ce calme de la mer m'oppresse.
Si elle était là, je pleurerais, ce que je n'ai pu faire ; je mettrais matête sur ses genoux et je pleurerais comme un enfant ; elle me verraitpleurer et elle aurait confiance. J'ai été bien tranquille et bien froiden lui disant adieu.
Et je l'adore pourtant. En dehors de toute ivresse, je l'aime, del'affection la plus tendre et la plus pure ; j'aime son âme et son coeurqui sont à moi ; je l'aimerai encore au-delà de la jeunesse, au-delà ducharme des sens, dans l'avenir mystérieux qui nous apportera la vieillesseet la mort.
Ce calme de la mer, ce ciel pâle de mars me serrent le coeur. Je souffrebien, mon Dieu ; c'est une angoisse comme si je l'avais vue mourir.J'embrasse ce qui me vient d'elle ; je voudrais pleurer, et je ne le puismême pas.
Elle est à cette heure dans son harem, ma bien-aimée, dans quelqueappartement de cette demeure si sombre et si grillée, étendue, sansparoles et sans larmes, anéantie, à l'approche de la nuit.
Achmet est resté, nous suivant des yeux, assis sur le quai de Foundoucli ;je l'ai perdu de vue en même temps que ce coin familier de Constantinople,où, chaque soir, Samuel ou lui venaient m'attendre.
Lui aussi pense que je ne reviendrai plus.
Pauvre petit ami Achmet, je l'aimais bien, celui-là encore ; son amitiém'était douce et bienfaisante.
C'est fini de l'Orient, le rêve est achevé. La patrie est devant nous ;dans ce paisible petit Brightbury là-bas, on m'attend avec bonheur. Moiaussi, je les aime tous, mais qu'il est triste ce foyer qui m'attend.
Je revois ce nid, chéri pourtant, où s'est passée mon enfance, les vieuxmurs et le lierre, le ciel gris du Yorkshire, les vieux toits, la mousseet les tilleuls, témoins d'autrefois, témoins des premiers rêves et dubonheur que rien dans le monde ne peut plus me rendre.
Souvent déjà j'y suis revenu, au foyer, le coeur tourmenté et déchiré ;j'y ai rapporté bien des passions, bien des espérances, toujours brisées ;il est rempli de poignants souvenirs, son calme béni n'a plus sur moi sonaction salutaire ; j'étoufferai là, maintenant, comme une plante privée desoleil...
XXVIII
A LOTI, DE SA SOEUR
Brightbury, avril 1877.
Cher frère aimé, je veux, moi aussi, te souhaiter la bienvenue dans notrepays. Fasse Celui auquel je me confie que tu t'y trouves bien et que notretendresse adoucisse tes peines ! Il me semble que nous ne négligerons rienpour cela, nous sommes pleins de la joie de ton retour.
Je fais souvent la réflexion qu'alors qu'on est si aimé, si chéri, etqu'on est l'affection et la pensée dominante de tant de coeurs, il n'y apoint de quoi se croire une vie maudite et déshéritée dans ce monde. Jet'ai écrit à Constantinople une longue lettre que tu ne recevras sansdoute jamais. Je te disais combien je prenais part à tes peines, à tesdouleurs même. Va, j'ai plus d'une fois versé des larmes en songeant àl'histoire d'Aziyadé.
Je pense, cher petit frère, que ce n'est pas tout à fait ta faute, si tulaisses ainsi partout un morceau de ta pauvre existence. On se l'est biendisputée, cette existence, bien qu'elle ne soit pas longue encore... maistu sais que je crois qu'il y aura bientôt quelqu'un qui la prendra tout àfait, et que tu t'en trouveras le mieux du monde.
Le rossignol et le coucou, la fauvette et les hirondelles saluent tonarrivée ; tu ne pouvais pas mieux tomber que dans cette saison. Qui saitsi nous allons pouvoir te garder un peu, pour te bien gâter.
Adieu ; tous nos baisers, et à bientôt !
XXIX
Traduction d'un grimoire turc, écrit sous la dictée d'Achmet par unécrivain public de la place d'Emin-Ounou à Stamboul, et adressé à Loti, àBrightbury.
" ALLAH !
" Mon cher Loti,
" Achmet te fait beaucoup de salutations.
" J'ai fait remettre ta lettre de Mytilène à Aziyadé par la vieilleKadidja ; elle l'a serrée dans sa robe, et n'a pas pu se la faire lireencore, parce qu'elle n'est pas sortie depuis ton départ.
" Le vieux Abeddin a soupçonné et tout deviné, car nous avions été sansprudence pendant les derniers jours. Il ne lui a pas fait de reproches, adit Kadidja, et ne l'a pas chassée, parce qu'il l'aimait beaucoup.Seulement, il n'entre plus dans son appartement ; il ne prend plus garde àelle et il ne lui parle plus. Les autres femmes aussi du harem l'ontabandonnée, excepté Fenzilé-hanum, qui est allée pour elle consulter lehodja (le sorcier).
" Elle est malade depuis ton départ ; cependant le grand ekime (médecin)qui l'a vue a dit qu'elle n'avait rien et n'est pas revenu.
" C'est la vieille qui avait un jour arrêté le sang de sa main qui lasoigne ; elle est sa confidente et je crois qu'elle l'a dénoncée pour del'argent.
" Aziyadé te fait dire qu'elle ne vit pas sans toi ; qu'elle ne voit pasle moment de ton retour à Constantinople ; qu'elle ne croit pas qu'ellepuisse jamais voir tes yeux face à face et qu'il lui semble qu'il n'y aplus de soleil.
" Loti, les paroles que tu m'as dites, ne les oublie pas ; les promessesque tu m'as faites, ne les oublie jamais ! Dans ta pensée, crois-tu que jepeux être heureux un seul moment sans toi à Constantinople ? Je ne le puispas, et, quand tu es parti, mon coeur s'est brisé de peine.
" On ne m'a pas encore appelé pour la guerre, à cause de mon père, qui esttrès vieux ; cependant je pense qu'on m'appellera bientôt.
" Je te salue
" Ton frère,
" ACHMET "
" P.-S. -- Le feu a pris dans le quartier du Phanar cette dernièresemaine. Le Phanar est tout brûlé. "
XXX
LOTI A IZEDDIN-ALI, A STAMBOUL
Brightbury, 20 mai 1877.
Mon cher Izzedin-Ali,
Me voici dans mon pays, bien différent du vôtre ! sous les vieux tilleulsqui m'ont abrité enfant, dans ce petit Brightbury dont je vous parlais àStamboul, au milieu de mes bois de chênes verts. C'est le printemps, maisun pâle printemps : de la pluie et de la brume, un peu comme est chez vousl'hiver.
J'ai repris l'uniforme d'Occident, chapeau et paletot gris, il me semblepar instants que mon costume, c'est le vôtre, et que c'est à présent queje suis déguisé.
J'aime ce petit coin de la patrie cependant ; j'aime ce foyer de lafamille que j'ai tant de fois déserté ; j'aime ceux qui m'aiment ici, etdont l'affection rendait douces et heureuses mes premières années. J'aimetout ce qui m'entoure, même cette campagne et ces vieux bois qui ont leurcharme à eux, un grand charme pastoral, quelque chose qu'il m'estdifficile de définir pour vous, charme du passé, charme d'autrefois et desanciens bergers.
Les nouvelles se succèdent, mon cher effendim, les nouvelles de la guerre; les événements se précipitent. J'avais espéré que le peuple anglaisprendrait parti pour la Turquie, et je ne vis qu'à moitié, si loin deStamboul. Vous avez mes sympathies ardentes ; j'aime votre pays, je faispour lui des voeux sincères, et sans doute vous me reverrez bientôt.
Et puis, vous l'avez deviné, effendim, je l'aime, elle, dont vous aviezsoupçonné et toléré la présence. Votre coeur est grand ; vous êtesau-dessus de toutes les conventions, de tous les préjugés. Je puis bienvous dire à vous que je l'aime, et que, pour elle surtout, je reviendraibientôt.
XXXI
Brightbury, mai 1877.
J'étais assis à Brightbury, sous les vieux tilleuls. Une mésange à têtebleue chantait au-dessus de ma tête une chanson compliquée et fort longue; elle y mettait toute son âme de mésange, et son chant réveillait chezmoi un monde de souvenirs.
C'était confus d'abord, comme les souvenirs lointains ; puis peu à peu lesimages vinrent, plus nettes et plus précises, je m'y retrouvai tout à fait.
Oui, c'était là-bas, à Stamboul, -- une de nos grandes imprudences, un denos jours d'école buissonnière et de témérité. Mais c'est si grand,Stamboul ! on y est si inconnu !... Et le vieil Abeddin, qui était àAndrinople !...
C'était une belle après-midi d'hiver, et nous nous promenions tous deux,elle et moi, heureux comme deux enfants de nous trouver ensemble ausoleil, une fois par hasard, et de courir la campagne.
Il était triste cependant le lieu de promenade que nous avions choisi :nous longions la grande muraille de Stamboul, lieu solitaire parexcellence, et où tout semble s'être immobilisé depuis les derniersempereurs byzantins.
La grande ville a toutes ses communications par mer, et autour de ses mursantiques le silence est aussi complet qu'aux abords d'une nécropole. Si,de loin en loin, quelques portes s'ouvrent dans les épaisseurs de cesremparts, on peut affirmer que personne n'y passe et qu'il eût autant valules supprimer. Ce sont du reste de petites portes basses, contournées,mystérieuses, surmontées d'inscriptions dorées et d'ornements bizarres.
Entre la partie habitée de la ville et ses fortifications s'étendent devastes terrains vagues occupés par des masures inquiétantes, des ruineséboulées de tous les âges de l'histoire.
Et rien au-dehors ne vient interrompre la longue monotonie de cesmurailles ; à peine, de distance en distance, un minaret dressant sa tigeblanche ; toujours les mêmes créneaux, toujours les mêmes tours, la mêmeteinte sombre apportée par les siècles, -- les mêmes lignes régulières,qui s'en vont, droites et funèbres, se perdre dans l'extrême horizon.
Nous marchions tous deux seuls au pied de ces grands murs. Tout autour denous, dans la campagne, c'étaient des bois de ces cyprès gigantesques,hauts comme des cathédrales, à l'ombre desquels par milliers se pressaientles sépultures des Osmanlis. Je n'ai vu nulle part autant de cimetièresque dans ce pays, ni autant de tombes, ni autant de morts.
-- Ces lieux, disait Aziyadé, étaient affectionnés d'Azraël qui, la nuit,y arrêtait son vol. Il repliait ses grandes ailes et marchait comme unhomme sous ces ombrages terribles.
Cette campagne était silencieuse, ces sites imposants et solennels.
Et cependant nous étions gais, tous les deux, heureux de notre escapade,heureux d'être jeunes et libres, de circuler une fois par hasard, en pleinvent comme tout le monde, et sous le beau ciel bleu.
Son yachmak, très épais, était ramené sur ses yeux jusqu'à dérober toutson front ; à peine voyait-on, par l'ouverture du voile, rouler sesprunelles, si limpides et si mobiles ; son féredjé d'emprunt était d'unecouleur foncée, d'une coupe sévère, que n'adoptent point d'ordinaire lesfemmes élégantes et jeunes. Et le vieil Abeddin lui-même ne l'eût pointreconnue.
Nous marchions d'un pas souple et rapide, frôlant les modestes margueritesblanches et l'herbe courte de janvier, respirant à pleine poitrine le bonair vif et piquant des beaux jours d'hiver.
Tout à coup, dans ce grand silence, nous entendîmes un délicieux chant demésange, en tout semblable à celui d'aujourd'hui ; les petits oiseaux demême espèce répètent dans tous les coins du monde la même chanson.
Aziyadé s'arrêta court, étonnée ; avec une mine de stupéfaction comique,du bout de son doigt teint de henné, elle me montrait le petit chanteurposé près de nous sur une branche de cyprès. Ce petit oiseau, tout petit,tout seul, se donnait tant de mal pour faire tout ce bruit, il se démenaitd'un air si important et si joyeux, que, de bon coeur, nous nous mîmes àrire.
Et nous restâmes là longtemps à l'écouter, jusqu'au moment où il prit sonvol, effrayé par six grands chameaux qui s'avançaient d'une allure bête,attachés à la queue leu leu par des ficelles.
Après... après, nous vîmes poindre une troupe de femmes en deuil qui sedirigeaient vers nous.
C'étaient des femmes grecques ; deux popes marchaient en tête ; ellesportaient un petit cadavre, à découvert sur une civière, suivant leur ritenational.
-- Bir guzel tchoudjouk (Un joli petit enfant !), dit Aziyadé devenuesérieuse.
En effet, c'était une jolie petite fille de quatre ou cinq ans, unedélicieuse poupée de cire qui semblait endormie sur des coussins. -- Elleétait vêtue d'une élégante robe de mousseline blanche et portait sur latête une couronne de fleurs d'or.
Il y avait une fosse creusée au bord du chemin. On enterre ainsi les mortsn'importe où, le long des routes ou au pied des murs...
-- Approchons-nous, dit Aziyadé, redevenue enfant ; on nous donnera desbonbons.
On avait dérangé pour creuser cette fosse un cadavre qui ne devait pasêtre fort ancien ; la terre qui en était sortie était pleine d'ossementset de lambeaux de diverses étoffes. Il y avait surtout un bras, plié àangle droit, dont les os, encore rouges, se tenaient au coude par quelquechose que la terre n'avait pas eu le temps de dévorer.
Il y avait là deux popes à grands cheveux de femme, couverts de sordidesoripeaux dorés, sales, patibulaires, assistés de quatre mauvais drôlesd'enfants de choeur.
Ils marmottèrent quelque chose sur l'enfant mort, et puis la mère luienleva sa couronne de fleurs, et emprisonna avec soin ses cheveux blondsdans un petit bonnet de nuit, toilette qui nous eût fait sourire, si ellen'eût pas été faite par cette mère.
Quand elle fut couchée tout au fond sur le sol humide, sans planches, sansbière, on jeta sur elle cette terre malsaine ; tout tomba dans le trou,sur la jolie petite figure de cire, y compris les vieux os et le vieuxcoude ; et elle fut promptement enfouie.
On nous donna des bonbons en effet ; j'ignorais cet usage grec.
Une jeune fille, puisant dans un sac rempli de dragées blanches, en remitune poignée à chacun des assistants, et nous en eûmes aussi, bien que nousfussions Turcs.
Quand Aziyadé tendit la main pour recevoir les siennes, ses yeux étaientpleins de larmes...
XXXII
Le fait est que ce petit oiseau était drôle de se trouver si heureux devivre, et d'être si gai au milieu de ce site funèbre !...
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
5
AZRAËL
20 mai 1877.
... C'est bien le ciel pur et la mer bleue du Levant. Là-bas, quelquechose se dessine ; l'horizon se frange de mosquées et de minarets ; -- moncoeur bat, c'est Stamboul !
Je mets pied à terre. -- C'est une émotion vive que de me retrouver dansce pays...
Achmet n'est plus là, à son poste, caracolant à Top-Hané sur son chevalblanc. Galata même est mort ; on voit que quelque chose de terrible commeune guerre d'extermination se passe au-dehors.
... J'ai repris mes habits turcs. Je cours à Azarkapou. Je monte dans lepremier caïque qui passe. Le caïqdji me reconnaît.
-- Et Achmet ?... dis-je.
-- Parti, parti pour la guerre !
J'arrive chez Eriknaz, sa soeur.
-- Oui, parti, dit-elle. Il était à Batoum, et, depuis la bataille, noussommes sans nouvelles.
Les sourcils noirs d'Eriknaz s'étaient contractés avec douleur ; ellepleurait amèrement ce frère que les hommes lui avaient ravi, et la petiteAlemshah pleurait en regardant sa mère.
Je me rendis à la case de Kadidja ; mais la vieille avait déménagé, etpersonne ne put m'indiquer sa demeure.
II
Alors, je me dirigeai seul vers la mosquée de Mehmed-Fatih, vers la maisond'Aziyadé, sans arrêter aucun projet dans ma tête troublée, sans songermême à ce que j'allais faire, poussé seulement par le besoin dem'approcher d'elle et de la voir !...
Je traversai ce monceau de ruines et de cendres qui avait été autrefoisl'opulent Phanar ; ce n'était plus qu'une grande dévastation, une longuesuite de rues funèbres, encombrées de débris noirs et calcinés. C'était cePhanar que, chaque soir, je traversais gaiement pour aller à Eyoub, oùm'attendait ma chérie...
On criait dans ces rues ; des groupes d'hommes à peine vêtus, levés pourla guerre, à moitié armés, à moitié sauvages, aiguisaient leurs yataganssur les pierres, et promenaient de vieux drapeaux verts, zébrésd'inscriptions blanches.
Je marchai longtemps. Je traversai les quartiers solitaires del'Eski-Stamboul.
J'approchais toujours. J'étais dans la rue sombre qui monte àMehmed-Fatih, la rue qu'elle habitait !...
Les objets extérieurs étalaient au soleil des aspects sinistres qui meserraient le coeur. Personne dans cette rue triste ; un grand silence, etrien que le bruit de mes pas...
Sur les pavés, sur l'herbe verte, apparut une tournure de vieille, rasantles murailles ; sous les plis de son manteau passaient ses jambes maigreset nues, d'un noir d'ébène ; elle trottinait tête basse, et se parlait àelle-même... C'était Kadidja.
Kadidja me reconnut. Elle poussa un intraduisible Ah ! avec uneintonation aiguë de négresse ou de macaque, et un ricanement de moquerie.
-- Aziyadé ? dis-je.
-- Eûlû ! eûlû ! dit-elle en appuyant à plaisir sur ces mots bizarrementsauvages qui, dans la langue tartare, désignent la mort.
-- Eûlû ! eûlmûch ! criait-elle, comme à quelqu'un qui ne comprend pas.
Et, avec un ricanement de haine et de satisfaction, elle me poursuivaitsans pitié de ce mot funèbre :
-- Morte ! Morte !... elle est morte !
On ne comprend pas de suite un mot semblable, qui tombe inattendu comme uncoup de foudre ; il faut un moment à la souffrance, pour vous étreindre etvous mordre au coeur. Je marchais toujours, j'avais horreur d'être sicalme. Et la vieille me suivait pas à pas, comme une furie, avec sonhorrible Eûlû ! eûlû !
Je sentais derrière moi la haine exaspérée de cette créature, qui adoraitsa maîtresse que j'avais fait mourir. J'avais peur de me retourner pour lavoir, peur de l'interroger, peur d'une preuve et d'une certitude, et jemarchais toujours, comme un homme ivre...
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
III
Je me retrouvai appuyé contre une fontaine de marbre, près de la maisonpeinte de tulipes et de papillons jaunes qu'Aziyadé avait habitée ;j'étais assis et la tête me tournait ; les maisons sombres et désertesdansaient devant mes yeux une danse macabre ; mon front frappait sur lemarbre et s'ensanglantait ; une vieille main noire, trempée dans l'eaufroide de la fontaine, faisait matelas à ma tête... Alors, je vis lavieille Kadidja près de moi qui pleurait ; je serrai ses mains ridées desinge ; -- elle continuait de verser de l'eau sur mon front...
Des hommes qui passaient ne prenaient pas garde à nous ; ils causaientavec animation, en lisant des papiers qu'on distribuait dans les rues, desnouvelles de la première bataille de Kars. On était aux mauvais jours desdébuts de la guerre, et les destinées de l'islam semblaient déjà perdues.
IV
Je veille, et, nuit et jour, mon front rêve enflammé,
Ma joue en pleurs ruisselle,
Depuis qu'Albaydé dans la tombe a fermé
Ses beaux yeux de gazelle.
(VICTOR HUGO, Orientales.)
La chose froide que je tenais serrée dans mes bras était une borne demarbre plantée dans le sol.
Ce marbre était peint en bleu d'azur, et terminé en haut par un relief defleurs d'or. Je vois encore ces fleurs et ces lettres dorées en saillie,que machinalement je lisais...
C'était une de ces pierres tumulaires qui sont en Turquie particulièresaux femmes, et j'étais assis sur la terre, dans le grand cimetière deKassim-Pacha.
La terre rouge et fraîchement remuée formait une bosse de la longueur d'uncorps humain ; de petites plantes déracinées par la bêche étaient poséessur ce guéret les racines en l'air ; tout alentour, c'étaient la mousse etl'herbe fine, des fleurs sauvages odorantes. -- On ne porte ni bouquets nicouronnes sur les tombes turques.
Ce cimetière n'avait pas l'horreur de nos cimetières d'Europe ; satristesse orientale était plus douce, et aussi plus grandiose. De grandessolitudes mornes, des collines stériles, çà et là plantées de cyprès noirs; de loin en loin, à l'ombre de ces arbres immenses, des mottes de terreretournées de la veille, d'antiques bornes funéraires, de bizarres tombesturques, coiffées de tarbouchs et de turbans.
Tout au loin, à mes pieds, la Corne d'or, la silhouette familière deStamboul, et là-bas... Eyoub !
C'était un soir d'été ; la terre, l'herbe sèche, tout était tiède, à partce marbre autour duquel j'avais noué mes bras, qui était resté froid ; sabase plongeait en terre, et se refroidissait au contact de la mort.
Les objets extérieurs avaient ces aspects inaccoutumés que prennent leschoses, quand les destinées des hommes ou des empires touchent aux grandescrises décisives, quand les destinées s'achèvent.
On entendait au loin les fanfares des troupes qui partaient pour la guerresainte, ces étranges fanfares turques, unisson strident et sonore, timbreinconnu à nos cuivres d'Europe ; on eût dit le suprême hallali del'islamisme et de l'Orient, le chant de mort de la grande race de Tchengiz.
Le yatagan turc traînait à mon côté, je portais l'uniforme de yuzbâchi ;celui qui était là ne s'appelait plus Loti, mais Arif, le yuzbâchiArif-Ussam ; -- j'avais sollicité d'être envoyé aux avant-postes, jepartais le lendemain...
Une tristesse immense et recueillie planait sur cette terre sacrée del'islam ; le soleil couchant dorait les vieux marbres verdâtres destombes, il promenait des lueurs roses sur les grands cyprès, sur leurstroncs séculaires, sur leur mélancolique ramure grise. Ce cimetière étaitcomme un temple gigantesque d'Allah ; il en avait le calme mystérieux, etportait à la prière.
J'y voyais comme à travers un voile funèbre, et toute ma vie passéetourbillonnait dans ma tête avec le vague désordre des rêves ; tous lescoins du monde où j'ai vécu et aimé, mes amis, mon frère, des femmes dediverses couleurs que j'ai adorées, et puis, hélas ! le foyer bien-aiméque j'ai déserté pour jamais, l'ombre de nos tilleuls, et ma vieillemère...
Pour elle qui est là couchée, j'ai tout oublié !... Elle m'aimait, elle,de l'amour le plus profond et le plus pur, le plus humble aussi : et toutdoucement, lentement, derrière les grilles dorées du harem, elle est mortede douleur, sans m'envoyer une plainte. J'entends encore sa voix grave medire : " Je ne suis qu'une petite esclave circassienne, moi... Mais, toi,tu sais ; pars, Loti, si tu le veux ; fais suivant ta volonté ! "
Les fanfares retentissaient dans le lointain, sonores comme les fanfaresbibliques du jugement dernier ; des milliers d'hommes criaient ensemble lenom terrible d'Allah, leur clameur lointaine montait jusqu'à moi etremplissait les grands cimetières de rumeurs étranges.
Le soleil s'était couché derrière la colline sacrée d'Eyoub, et la nuitd'été descendait transparente sur l'héritage d'Othman...
... Cette chose sinistre qui est là-dessous, si près de moi que j'enfrémis, cette chose sinistre déjà dévorée par la terre, et que j'aimeencore... Est-ce tout, mon Dieu ?... Ou bien y a-t-il un reste indéfini,une âme, qui plane ici dans l'air pur du soir, quelque chose qui peut mevoir encore pleurant là sur cette terre ?...
Mon Dieu, pour elle je suis près de prier, mon coeur qui s'était durci etfermé dans la comédie de la vie, s'ouvre à présent à toutes les erreursdélicieuses des religions humaines, et mes larmes tombent sans amertumesur cette terre nue. Si tout n'est pas fini dans la sombre poussière, jele saurai bientôt peut-être, je vais tenter de mourir pour le savoir...
V
CONCLUSION
On lit dans le Djerideï-havadis, journal de Stamboul :
" Parmi les morts de la dernière bataille de Kars, on a retrouvé le corpsd'un jeune officier de la marine anglaise, récemment engagé au service dela Turquie sous le nom de Arif-Ussam-effendi.
" Il a été inhumé parmi les braves défenseurs de l'islam (que Mahometprotège !), aux pieds du Kizil-Tépé, dans les plaines de Karadjémir. "