Jules Verne Les Révoltés de la "Bounty
L'ABANDON
Pas le moindre souffle, pas une ride à la
surface de la mer, pas un nuage au ciel. Les splendides
constellations de l'hémisphère austral se dessinent
avec une incomparable pureté. Les voiles de la Bounty
pendent le long des mâts, le bâtiment est immobile, et la
lumière de la lune, pâlissant devant l'aurore qui se
lève, éclaire l'espace d'une lueur indefinissable.
La
Bounty, navire de deux cent quinze tonneaux monté par
quarante-six hommes, avait quitté Spithead, le 23 décembre
l787, sous le commandement du capitaine Bligh, marin expérimenté
mais un peu rude, qui avait accompagné le capitaine Cook dans
son dernier voyage d'exploration [Nous croyons bon de prévenir
nos lecteurs que ce récit n'est point une fiction. Tous les
détails en sont pris aux annales maritimes de la
Grande-Bretagne. La réalité fournit quelquefois des
faits si romanesques que l'imagination elle-même ne pourrait
rien y ajouter.].
La Bounty avait pour mission
spéciale de transporter aux Antilles l'arbre à pain,
qui pousse à profusion dans l'archipel de Taïti. Après
une relâche de six mois dans la baie de Matavaï, William
Bligh, ayant chargé un millier de ces arbres, avait pris la
route des Indes occidentales, après un assez court séjour
aux îles des Amis.
Maintes fois, le caractère
soupçonneux et emporté du capitaine avait amené
des scènes désagréables entre quelques-uns de
ses officiers et lui. Cependant, la tranquillité qui régnait
à bord de la Bounty, au lever du soleil, le 28 avril
1789, ne faisait rien présager des graves événements
qui allaient se produire.
Tout semblait calme, en effet,
lorsque tout à coup une animation insolite se propage sur le
bâtiment. Quelques matelots s'accostent, échangent deux
ou trois paroles à voix basse, puis disparaissent à
petits pas.
Est-ce le quart du matin qu'on relève?
Quelque accident inopiné s'est-il produit à bord?
"Pas de bruit surtout, mes amis, dit Fletcher Christian,
le second de la Bounty. Bob, armez votre pistolet, mais ne
tirez pas sans mon ordre. Vous, Churchill, prenez votre hache et
faites sauter la serrure de la cabine du capitaine. Une dernière
recommandation il me le faut vivant!"
Suivi d'une
dizaine de matelots armés de sabres, de coutelas et de
pistolets,Christian se glissa dans l'entrepont; puis, après
avoir placé deux sentinelles devant la cabine de Stewart et de
Peter Heywood, le maître d'équipage et le midshipman de
la Bounty, il s'arrêta devant la porte du capitaine.
"Allons, garçons, dit-il, un bon coup d'épaule!"
La porte céda sous une pression vigoureuse, et les
matelots se précipitèrent dans la cabine.
Surpris
d'abord par l'obscurité, et réfléchissant
peut-être à la gravité de leurs actes, ils eurent
un moment d'hésitation.
"Holà! qu'y
a-t-il? Qui donc ose se permettre ?... s'écria le capitaine en
sautant à bas de son cadre.
-- Silence, Bligh!
répondit Churchill. Silence, et n'essaye pas de résister,
ou je te bâillonne!
-- Inutile de t'habiller, ajouta
Bob. Tu feras toujours assez bonne figure, lorsque tu seras pendu à
la vergue d'artimon!
-- Attachez-lui les mains derrière
le dos, ChurchilI, dit Christian, et hissez-le sur le pont!
--Le
plus terrible des capitaines n'est pas bien redoutable, quand on sait
s'y prendre," fit observer John Smith, le philosophe de la
bande.
Puis le cortège, sans s'inquiéter de
réveiller ou non les matelots du dernier quart, encore
endormis, remonta l'escalier et reparut sur le pont.
C'était
une révolte en règle. Seul de tous les officiers du
bord, Young, un des midshipmen, avait fait cause commune avec les
révoltés.
Quant aux hommes de l'équipage,
les hésitants avaient dû céder pour l'instant,
tandis que les autres, sans armes, sans chef, restaient spectateurs
du drame qui allait s'accomplir sous leurs yeux.
Tous étaient
sur le pont, rangés en silence; ils observaient la contenance
de leur capitaine, qui, demi-nu, s'avançait la tête
haute au milieu de ces hommes habitués à trembler
devant lui.
" Bligh, dit Christian, d'une voix rude,
vous êtes démonté de votre commandement.
--
Je ne vous reconnais pas le droit..., répondit le capitaine.
-- Ne perdons pas de temps en protestations inutiles. s'écria
Christian, qui interrompit Bligh,
Je suis, en ce moment,
l'interprète de tout l'équipage de la Bounty.
Nous n'avions pas encore quitté l'Angleterre que nous avions
déjà à nous plaindre de vos soupçons
injurieux, de vos procédés brutaux. Lorsque je dis
nous, j'entends les officiers aussi bien que les matelots. Non
seulement nous n'avons jamais pu obtenir la satisfaction qui nous
était due, mais vous avez toujours rejeté nos plaintes
avec mépris! Sommes-nous donc des chiens, pour être
injuriés à tout moment? Canailles, brigands, menteurs,
voleurs! vous n'aviez pas d'expression assez forte, d'injure assez
grossière pour nous! En vérité, il faudrait ne
pas être un homme pour supporter pareille existence! Et moi,
moi votre compatriote, moi qui connais votre famille, moi qui ai déjà
fait deux voyages sous vos ordres, m'avez-vous épargné?
Ne m'avez-vous pas accusé, hier encore, de vous avoir volé
quelques misérables fruits? Et les hommes! Pour un rien, aux
fers! Pour une bagatelle, vingt-quatre coups de corde! Eh bien, tout
se paye en ce monde! Vous avez été trop libéral
avec nous, Bligh! A notre tour! Vos injures, vos injustices, vos
accusations insensées, les tortures morales et physiques dont
vous avez accablé votre équipage depuis un an et demi,
vous allez les expier durement! Capitaine, vous avez été
jugé par ceux que vous avez offensés, et vous êtes
condamné. -- Est-ce bien cela, camarades?
-- Oui, oui,
à mort! s'écrièrent la plupart des matelots, en
menaçant leur capitaine.
-- Capitaine Bligh, reprit
Christian, quelques uns avaient parlé de vous hisser au bout
d'une corde entre le ciel et l'eau. D'autres proposaient de vous
déchirer les épaules avec le chat à neuf queues,
jusqu'à ce que mort s'ensuivît. Ils manquaient
d'imagination. J'ai trouvé mieux que cela. D'ailleurs, vous
n'êtes pas seul coupable ici. Ceux qui ont toujours fidèlement
exécuté vos ordres, si cruels qu'ils fussent, seraient
au désespoir de passer sous mon commandement. Ils ont mérité
de vous accompagner là où le vent vous poussera.
--Qu'on amène la chaloupe! "
Un murmure
désapprobateur accueillit ces dernières paroles de
Christian, qui ne parut pas s'en inquiéter. Le capitaine
Bligh, que ces menaces ne parvenaient pas à troubler, profita
d'un instant de silence pour prendre la parole.
"Officiers
et matelots, dit-il d'une voix ferme, en ma qualité d'officier
de la marine royale, commandant la Bounty, je proteste contre
le traitement que vous voulez me faire subir. Si vous avez à
vous plaindre de la façon dont j'ai exercé mon
commandement, vous pouvez me faire juger par une cour martiale. Mais
vous n'avez pas réfléchi, sans doute, à la
gravité de l'acte que vous allez commettre. Porter la main sur
votre capitaine, c'est vous mettre en révolte contre les lois
existantes, c'est rendre pour vous tout retour impossible dans votre
patrie, c'est vouloir être traités comme des forbans!
Tôt ou tard, c'est la mort ignominieuse, la mort des traîtres
et des rebelles! Au nom de l'honneur et de l'obéissance que
vous m'avez jurés, je vous somme de rentrer dans le devoir!
-- Nous savons parfaitement à quoi nous nous exposons,
répondit Churchill
-- Assez! Assez! cria l'équipage,
prêt à des voies de fait.
-- Eh bien, dit Bligh,
s'il vous faut une victime, que ce soit moi, mais moi seul! Ceux de
mes compagnons que vous condamnez comme moi, n'ont fait qu'exécuter
mes ordres!"
La voix du capitaine fut alors couverte par
un concert de vociférations, et il dut renoncer à
toucher ces coeurs devenus impitoyables.
Pendant ce temps,
les dispositions avaient été prises pour que les ordres
de Christian fussent exécutés.
Cependant, un
assez vif débat s'était élevé entre le
second et plusieurs des révoltés qui voulaient
abandonner sur les flots le capitaine Bligh et ses compagnons sans
leur donner une arme, sans leur laisser une once de pain.
Quelques-uns --et c'était l'avis de Churchill,--
trouvaient que le nombre de ceux qui devaient quitter le navire
n'était pas assez considérable. Il fallait se défaire,
disait-il, de tous les hommes qui, n'ayant pas trempé
directement dans le complot, n'étaient pas sûrs. On ne
pouvait compter sur ceux qui se contentaient d'accepter les faits
accomplis. Quant à lui, son dos lui faisait encore mal des
coups de fouet qu'il avait reçus pour avoir déserté
à Taïti. Le meilleur, le plus rapide moyen de le guérir,
ce serait de lui livrer d'abord le commandant!... Il saurait bien se
venger, et de sa propre main!
"Hayward! Hallett! cria
Christian, en s'adressant à deux des officiers, sans tenir
compte des observations de Churchili, descendez dans la chaloupe.
-- Que vous ai-je fait, Christian, pour que vous me traitiez
ainsi? dit Hayward. C'est à la mort que vous m'envoyez!
--
Les récriminations sont inutiles! Obéissez, ou
sinon!... Fryer, embarquez aussi!"
Mais ces officiers,
au lieu de se diriger vers la chaloupe, se rapprochèrent du
capitaine Bligh, et Fryer, qui semblait le plus déterminé,
se pencha vers lui en disant:
"Commandant, voulez-vous
essayer de reprendre le bâtiment? Nous n'avons pas d'armes, il
est vrai; mais ces mutins, surpris, ne pourront résister. Si
quelques-uns d'entre nous sont tués, qu'importe! On peut
tenter la partie! Que vous en semble?"
Déjà
les officiers prenaient leurs dispositions pour se jeter sur les
révoltés, occupés à dépasser la
chaloupe de ses porte-manteaux, lorsque Churchill, à qui cet
entretien, si rapide qu'il fût, n'avait pas échappé,
les entoura avec quelques hommes bien armés, et les fit
embarquer de force.
"Millward, Muspratt, Birket, et vous
autres, dit Christian en s'adressant à quelques-uns des
matelots qui n'avalent point pris part à la révolte,
descendez dans l'entrepont, et choisissez ce que vous avez de plus
précieux! Vous accompagnez le capitaine Bligh. Toi, Morrison,
surveille-moi ces gaillards-là! Purcell, prenez votre coffre
de charpentier, je vous permets de l'emporter. "
Deux
mâts avec leurs voiles, quelques clous, une scie, une
demi-pièce de toile à voile, quatre petites pièces
contenant cent vingt-cinq litres d'eau, cent cinquante livres de
biscuit, trente-deux livres de porc salé, six bouteilles de
vin, six bouteilles de rhum, la cave à liqueur du capitaine,
voilà tout ce que les abandonnés eurent permission
d'emporter. On leur jeta, en outre, deux ou trois vieux sabres, mais
on leur refusa toute espèce d'armes à feu.
"Où
sont donc Heywood et Stewart? dit Bligh, quand il fut dans la
chaloupe. Eux aussi m'ont-ils trahi?"
Ils ne l'avaient
pas trahi, mais Christian avait résolu de les garder à
bord.
Le capitaine eut alors un moment de découragement
et de faiblesse bien pardonnable, qui ne dura pas.
"Christian,
dit-il, je vous donne ma parole d'honneur d'oublier tout ce qui vient
de se passer, si vous renoncez à votre abominable projet! Je
vous en supplie, pensez à ma femme et à ma famille! Moi
mort, que deviendront tous les miens!
-- Si vous aviez eu
quelque honneur, répondit Christian, les choses n'en seraient
point arrivées à ce point. Si vous-même aviez
pensé un peu plus souvent à votre femme, à votre
famille, aux femmes et aux familles des autres, vous n'auriez pas été
si dur, si injuste envers nous tous! "
A son tour, le
bosseman, au moment d'embarquer, essaya d'attendrir Christian. Ce fut
en vain.
" Il y a trop longtemps que je souffre,
répondit ce dernier avec amertume. Vous ne savez pas quelles
ont été mes tortures! Non! cela ne pouvait durer un
jour de plus, et, d'ailleurs, vous n'ignorez pas que, durant tout le
voyage, moi, le second de ce navire, j'ai été traité
comme un chien! Cependant, en me séparant du capitaine Bligh,
que je ne reverrai probablement jamais, je veux bien, par pitié,
ne pas lui enlever tout espoir de salut. -- Smith! descendez dans la
cabine du capitaine, et reportez-lui ses vêtements, sa
commission, son journal et son portefeuille. De plus, qu'on lui
remette mes Tables nautiques et mon propre sextant. Il aura ainsi
quelque chance de pouvoir sauver ses compagnons et se tirer d'affaire
lui-même!"
Les ordres de Christian furent
exécutés, non sans quelque protestation.
"Et
maintenant, Morrison, largue l'amarre, cria le second devenu le
premier, et à la grâce de Dieu! "
Tandis
que les révoltés saluaient d'acclamations ironiques le
capitaine Bligh et ses malheureux compagnons, Christian, appuyé
contre le bastingage, ne pouvait détacher les yeux de la
chaloupe qui s'éloignait. Ce brave officier, dont la conduite,
jusqu'alors loyale et franche, avait mérité les éloges
de tous les commandants sous lesquels il avait servi, n'était
plus aujourd'hui que le chef d'une bande de forbans. Il ne lui serait
plus permis de revoir ni sa vieille mère, ni sa fiancée,
ni les rivages de l'île de Man, sa patrie. Il se sentait déchu
dans sa propre estime, déshonoré aux yeux de tous! Le
châtiment suivait déjà la faute!
LES ABANDONNES
Avec ses
dix-huit passagers, officiers et matelots, et le peu de provisions
qu'elle contenait, la chaloupe qui portait Bligh était
tellement chargée, qu'elle dépassait à peine de
quinze pouces le niveau de la mer. Longue de vingt et un pieds, large
de six, elle pouvait être parfaitement appropriée au
service de la Bounty; mais, pour contenir un équipage
aussi nombreux, pour faire un voyage un peu long, il était
difficile de trouver embarcation plus détestable.
Les
matelots, confiants dans l'énergie et l'habileté du
capitaine Bligh et des officiers confondus dans le même sort,
nageaient vigoureusement, et la chaloupe fendait rapidement les
lames.
Bligh n'avait pas hésité sur le parti à
prendre. Il fallait, tout d'abord, regagner au plus tôt l'île
Tofoa, la plus voisine du groupe des îles des Amis, qu'ils
avaient quittée quelques jours avant, il fallait y recueillir
des fruits de l'arbre à pain, renouveler l'approvisionnement
d'eau, et, de là, courir sur Tonga-Tabou. On pourrait sans
doute y prendre des vivres en assez grande quantité pour faire
la traversée jusqu'aux établissements hollandais de
Timor, si, par crainte des indigènes, l'on ne voulait pas
s'arrêter dans les innombrables archipels semés sur la
route.
La première journée se passa sans
incident, et la nuit tombait, lorsqu'on découvrit les côtes
de Tofoa. Par malheur, le rivage était si rocheux, la plage si
accore, qu'on ne pouvait y débarquer de nuit. Il fallut donc
attendre le jour.
Blîgh, à moins de nécessité
absolue, entendait ne pas toucher aux provisions de la chaloupe. Il
fallait donc que l'île nourrît ses hommes et lui. Cela
semblait devoir être difficile, car, tout d 'abord, lorsqu'ils
furent à terre, ils ne rencontrèrent pas trace
d'habitants. Quelques-uns, cependant, ne tardèrent pas à
se montrer, et, ayant été bien reçus, ils en
amenèrent d'autres, qui apportèrent un peu d'eau et
quelques noix de coco.
L'embarras de Bligh était
grand. Que dire à ces naturels qui avaient déjà
trafiqué avec la Bounty pendant sa dernière
relâche? A tout prix, il importait de leur cacher la vérité,
afin de ne pas détruire le prestige dont les étrangers
avaient été entourès jusqu'alors dans ces îles.
Dire qu'ils étaient envoyés aux provisions par
le bâtiment resté au large? Impossible, puisque la
Bounty n'était pas visible, même du haut des
collines! Dire que le navire avait fait naufrage, et que les
indigènes voyaient en eux les seuls survivants des naufragés?
C'était encore la fable la plus vraisemblable. Peut-être
les toucherait-elle, les amènerait-elle à compléter
les provisions de la chaloupe. Bligh s'arrêta donc à ce
dernier parti, Si dangereux qu'il fût, et il prévint ses
hommes, afin que tout le monde fût d'accord sur cette fable.
En entendant ce récit, les naturels ne firent paraître
ni marque de joie ni signes de chagrin. Leur visage n'exprima qu'un
profond étonnement, et il fut impossible de connaître ce
qu'ils pensaient
Le 2 mai, le nombre des indigènes
venus des autres parties de l'île s'accrut d'une façon
inquiétante, et Bligh put bientôt juger qu'ils avaient
des intentions hostiles. Quelques-uns essayèrent même de
haler l'embarcation sur le rivage, et ne se retirèrent que
devant les démonstrations énergiques du capitaine, qui
dut les menacer de son coutelas. Pendant ce temps, quelques-uns de
ses hommes, que Bligh avait envoyés à la recherche,
rapportaient trois gallons d'eau.
Le moment était venu
de quitter cette île inhospitalière. Au coucher du
soleil, tout était prêt, mais il n'était pas
facile de gagner la chaloupe. Le rivage était bordé
d'une foule d'indigènes qui choquaient des pierres l'une
contre l'autre, prêts à les lancer. Il fallait donc que
la chaloupe se tînt à quelques toises du rivage et
n'accostât qu'au moment même où les hommes
seraient tout à fait prêts à embarquer.
Les
Anglais, véritablement très inquiets des dispositions
hostiles des naturels, redescendirent la grève, au milieu de
deux cents indigènes, qui n'attendaient qu'un signal pour se
jeter sur eux. Cependant, tous venaient d'entrer heureusement dans
l'embarcation, lorsque l'un des matelots, nommé Bancroft, eut
la funeste idée de revenir sur la plage pour chercher quelque
objet qu'il y avait oublié. En une seconde, cet imprudent fut
entouré par les naturels et assommé à coups de
pierre, sans que ses compagnons, qui ne possédaient pas une
arme à feu pussent le secourir. D'ailleurs, eux-mêmes, à
cet instant, étaient attaqués, des pierres pleuvaient
sur eux.
"Allons, garçons, cria Bligh, vite aux
avirons, et souquez ferme! "
Les naturels entrèrent
alors dans la mer et firent pleuvoir sur l'embarcation une nouvelle
grêle de cailloux. Plusieurs hommes furent blessés. Mais
Hayward, ramassant une des pierres qui étaient tombées
dans la chaloupe, visa l'un des assaillants et l'atteignit entre les
deux yeux. L'indigène tomba à la renverse en poussant
un grand cri auquel répondirent les hourras des Anglais. Leur
infortuné camarade était vengé.
Cependant,
plusieurs pirogues se détachaient du rivage et leur donnaient
la chasse. Cette poursuite ne pouvait se terminer que par un combat,
dont l'issue n'aurait pas été heureuse, lorsque le
maître d'équipage eut une lumineuse idée. Sans se
douter qu'il imitait Hippomène dans sa lutte avec Atalante, il
se dépouilla de sa vareuse et la jeta à la mer. Les
naturels lâchant la proie pour l'ombre, s 'attardérent
afin de la ramasser, et cet expédient permit à la
chaloupe de doubler la pointe de la baie.
Sur ces
entrefaites, la nuit était entièrement venue, et les
indigènes, découragés, abandonnèrent la
poursuite de la chaloupe.
Cette première tentative de
débarquement était trop malheureuse pour être
renouvelée; tel fut du moins l'avis du capitaine Bligh.
"C'est maintenant qu'il faut prendre une résolution,
dit-il. La scène qui vient de se passer à Tofoa se
renouvellera, j'en suis certain, à Tonga-Tabou, et partout où
nous voudrons accoster. En petit nombre, sans armes à feu,
nous serons absolument à la merci des indigènes. Privés
d'objets d'échange, nous ne pouvons acheter de vivres, et il
nous est impossible de nous les procurer de vive force. Nous sommes
donc réduits à nos seules ressources. Or, vous savez
comme moi, mes amis, combien elles sont misérables! Mais ne
vaut-il pas mieux s'en contenter que de risquer, à chaque
atterrissage, la vie de plusieurs d'entre nous ? Cependant, je ne
veux en rien vous dissimuler l'horreur de notre situation. Pour
atteindre Timor, nous avons à peu près douze cents
lieues à franchir, et il faudra vous contenter d'une once de
biscuit par jour et d'un quart de pinte d'eau! Le salut est à
ce prix seulement, et encore, à la condition que je trouverai
en vous la plus complète obéissance. Répondez-moi
sans arrière-pensée! Consentez-vous à tenter
l'entreprise? Jurez-vous d'obéir à mes ordres quels qu'
ils soient? Promettez-vous de vous soumettre sans murmure à
ces privations?
-- Oui, oui, nous le jurons! s'écrièrent
d'une commune voix les compagnons de Bligh.
--Mes amis,
reprit le capitaine, il faut aussi oublier nos torts réciproques,
nos antipathies et nos haines, sacrifier en un mot nos rancunes
personnelles à l'intérêt de tous, qui doit seul
nous guider!
-- Nous le promettons.
-- Si vous tenez
votre parole, ajouta Bligh, et, au besoin, je saurai vous y forcer,
je réponds du salut. "
La route fut faite vers
l'O.-N.-O. Le vent, qui était assez fort, souffla en tempête
dans la soirée du 4 mai. Les lames devinrent si grosses, que
l'embarcation disparaissait entre elles, et semblait ne pouvoir se
relever. Le danger augmentait à chaque instant. Trempés
et glacés, les malheureux n'eurent pour se réconforter,
ce jour-là, qu'une tasse à thé de rhum et le
quart d'un fruit à pain à moitiè pourri.
Le
lendemain et les jours suivants, la situation ne changea pas.
L'embarcation passa au milieu d'îles innombrables, d'où
quelques pirogues se détachèrent.
Était-ce
pour lui donner la chasse, était-ce pour faire quelques
échanges? Dans le doute, il aurait été imprudent
de s'arrêter. Aussi, la chaloupe, les voiles gonflées
par un bon vent, les eut bientôt laissées loin derrière
elle.
Le 9 mai, un orage épouvantable éclata.
Le tonnerre, les éclairs se succédaient sans
interruption. La pluie tombait avec une force dont les plus violents
orages de nos climats ne peuvent donner une idée. Il était
impossible de faire sécher les vêtements. Bligh, alors,
eut l'idée de les tremper dans l'eau de mer et de les
imprégner de sel, afin de ramener à la peau un peu de
la chaleur enlevée par la pluie. Toutefois, ces pluies
torrentielles, qui causèrent tant de souffrances au capitaine
et à ses compagnons, leur épargnèrent d'autres
tortures encore plus horribles, les tortures de la soif, qu'une
insoutenable chaleur eût bientôt provoquées.
Le
17 mai, au matin, à la suite d'un orage terrible, les plaintes
devinrent unanimes:
"Jamais nous n'aurons la force
d'atteindre la Nouvelle-Hollande, s'écrièrent les
malheureux. Transpercés par la pluie, épuisés de
fatigue, n'aurons-nous jamais
un moment de repos! A demi morts de
faim, n'augmenterez-vous pas nos rations, capitaine? Peu importe que
nos vivres s'épuisent! Nous trouverons facilement à les
remplacer en arrivant à la Nouvelle-Hollande!
-- Je
refuse, répondit Bligh. Ce serait agir comme des fous.
Comment! nous n'avons franchi que la moitié de la distance qui
nous sépare de l'Australie, et vous êtes déjà
découragés! Croyez-vous, d'ailleurs, pouvoir trouver
facilement des vivres sur la côte de la Nouvelle-Hollande! Vous
ne connaissez donc pas le pays et ses habitants! "
Et
Bligh se mit à peindre à grands traits la nature du
sol, les moeurs des indigènes, le peu de fonds qu'il fallait
faire sur leur accueil, toutes choses que son voyage avec le
capitaine Cook lui avait appris à connaître. Pour cette
fois encore, ses infortunés compagnons l'écoutèrent
et se turent.
Les quinze jours suivants furent égayés
par un clair soleil, qui permit de sécher les vêtements.
Le 27, furent franchis les brisants qui bordent la côte
orientale de la Nouvelle Hollande. La mer était calme derrière
cette ceinture madréporique, et quelques groupes d'îles,
à la végétation exotique, réjouissaient
les regards.
On débarqua en ne s'avançant
qu'avec précaution. On ne trouva d'autres traces du sèjour
des naturels que d'anciennes places à feu. Il était
donc possible de passer une bonne nuit à terre.
Mais
il fallait manger. Par bonheur, un des matelots découvrit un
banc d'huîtres. Ce fut un véritable régal.
Le
lendemain, Bligh trouva dans la chaloupe un verre grossissant, un
briquet et du soufre. Il fut donc à même de se procurer
du feu pour faire cuire le gibier ou le poisson.
Bligh eut
alors la pensée de diviser son équipage en trois
escouades :l'une devait tout mettre en ordre dans l'embarcation; les
deux autres, aller à la recherche des vivres. Mais plusieurs
hommes se plaignirent avec amertume, déclarant qu'ils aimaient
mieux se passer de dîner que de s'aventurer dans le pays.
L'un d'eux, plus violent ou plus énervé que ses
camarades, alla même jusqu'à dire au capitaine:
"
Un homme en vaut un autre, et je ne vois pas pourquoi vous resteriez
toujours à vous reposer! Si vous avez faim, allez chercher de
quoi manger! Pour ce que vous faites ici, je vous remplacerai bien! "
Bligh, comprenant que cet esprit de mutinerie devait être
enrayé sur-le-champ, saisit un coutelas, et, en jetant un
autre aux pieds du rebelle, il lui cria
" Défends-toi,
ou je te tue comme un chien! "
Cette attitude énergique
fit aussitôt rentrer le mutin en lui-même, et le
mécontentement général se calma.
Pendant
cette relâche, l'équipage de la chaloupe récolta
abondamment des huîtres, des peignes et de l'eau douce.
Un
peu plus loin, dans le détroit de l'Endeavour, de deux
détachements envoyés à la chasse des tortues et
des noddis, le premier revint les mains vides; le second rapporta six
noddis, mais il en aurait pris davantage sans l'obstination de l'un
des chasseurs, qui, s'étant écarté de ses
camarades, effraya ces oiseaux. Cet homme avoua, plus tard, qu'il
s'était emparé de neuf de ces volatiles et qu'il les
avait mangés crus sur place.
Sans les vivres et l'eau
douce qu'il venait de trouver sur la côte de la
Nouvelle-Hollande, il est bien certain que Bligh et ses compagnons
auraient péri. D'ailleurs, tous étaient dans un état
lamentable, hâves, défaits, épuisés, -- de
véritables cadavres.
Le voyage en pleine mer, pour
gagner Timor, ne fut que la douloureuse répétition des
souffrances déjà endurées par ces malheureux
avant d 'atteindre les côtes de la Nouvelle-Hollande.
Seulement, la force de résistance avait diminué chez
tous, sans exception. Au bout de quelques jours, leurs jambes étaient
enflées. Dans cet état de faiblesse extrême, ils
étaient accablés par une envie de dormir presque
continuelle. C'étaient les signes avant-coureurs d'une fin qui
ne pouvait tarder beaucoup. Aussi Bligh, qui s'en aperçut,
distribua une double ration aux plus affaiblis et s'efforça de
leur rendre un peu d'espoir.
Enfin, le 12 juin au matin, la
côte de Timor apparut, après trois mille six cent
dix-huit lieues d'une traversée accomplie dans des conditions
épouvantables.
L'accueil que les Anglais reçurent
à Coupang fut des plus sympathiques. ils y restèrent
deux mois pour se refaire. Puis, Bligh, ayant acheté un petit
schooner, gagna Batavia, où il s'embarqua pour l'Angleterre.
Ce fut le 14 mars 1790 que les abandonnés débarquèrent
à Portsmouth. Le récit des tortures qu'ils avaient
endurées excita la sympathie universelle et l'indignation de
tous les gens de coeur. Presque aussitôt, l'Amirauté
procédait à l'armement de la frégate Pandore,
de vingt-quatre canons et de cent soixante hommes d'équipage,
et l'envoyait à la poursuite des révoltés de la
Bounty.
On va voir ce qu'ils étaient devenus.
LES
REVOLTES:
Après que le capitaine Bligh eut été
abandonné en pleine mer, la Bounty avait
fait voile
pour Taïti. Le jour même, elle atteignait Toubouïa.
Le riant aspect de cette petite île, entourée d'une
ceinture de roches madréporiques, invitait Christian à
y descendre; mais les démonstrations des habitants parurent
trop menaçantes, et le débarquement ne fut pas
effectué.
Ce fut le 6 juin 1789 que l'ancre tomba dans
la rade de Matavaï. La surprise des Taïtiens fut extrême
en reconnaissant la Bounty. Les révoltés
retrouvèrent là les indigènes avec lesquels ils
avaient été en rapport dans une précédente
relâche, et ils leurs racontèrent une fable, à
laquelle ils eurent soin de mêler le nom du capitaine Cook,
dont les Taïtiens avaient conservé le meilleur souvenir.
Le 29 juin, les révoltés repartirent pour
Toubouïa et se mirent en quête de quelque île qui
fût située en dehors de la route ordinaire des
bâtiments, dont le sol fût assez fertile pour les
nourrir, et sur laquelle ils pussent vivre en toute sécurité.
Ils errèrent ainsi d'archipel en archipel, commettant toutes
sortes de déprédations et d'excès, que
l'autorité de Christian ne parvenait que bien rarement à
prévenir.
Puis, attirés encore une fois par la
fertilité de Taïti, par les moeurs douces et faciles de
ses habitants, ils regagnèrent la baie de Matavaï. Là,
les deux tiers de l'équipage descendirent aussitôt à
terre. Mais, le soir même, la Bounty avait levé
l'ancre et disparu, avant que les matelots débarqués
eussent pu soupçonner l'intention de Christian de partir sans
eux.
Livrés à eux-mêmes, ces hommes
s'établirent sans trop de regrets dans différents
districts de l'île, Le maître d'équipage Stewart
et le midshipman Peter Heywood, les deux officiers que Christian
avait exceptés de la condamnation prononcée contre
Bligh, et avait emmenés malgré eux, restèrent à
Matavaï auprès du roi Tippao, dont Stewart épousa
bientôt la soeur. Morrison et Millward se rendirent auprès
du chef Péno, qui leur fit bon accueil. Quant aux autres
matelots, ils s'enfoncèrent dans l'intérieur de l'île
et ne tardèrent pas à épouser des Taïtiennes.
Churchill et un fou furieux nommé Thompson, après
avoir commis toute sorte de crimes, en vinrent tous deux aux mains.
Churchill fut tué dans cette lutte, et Thompson lapidé
par les naturels. Ainsi périrent deux des révoltés
qui avaient pris la plus grand\plaine part à la rébellion.
Les autres surent, au contraire, par leur bonne conduite, se faire
chérir des Taïtiens.
Cependant, Morrison et
Millward voyaient toujours le châtiment suspendu sur leurs
têtes et ne pouvaient vivre tranquilles dans cette île où
ils auraient été facilement découverts. ils
conçurent donc le dessein de construire un shooner, sur lequel
ils essayeraient de gagner Batavia, afin de se perdre au milieu du
monde civilisé. Avec huit de leurs compagnons, sans autres
outils que ceux du charpentier, ils parvinrent, non sans peine, à
construire un petit bâtiment qu'ils appelèrent
Résolution, et ils amarrèrent dans une baie
derrière une des pointes de Taïti, nommée la
pointe Vénus. Mais l'impossibilité absolue où
ils se trouvaient de se procurer des voiles les empêcha de
prendre la mer.
Pendant ce temps, forts de leur innocence
Stewart cultivait un jardin, et Peter Heywood réunissait les
matériaux d'un vocabulaire, qui fut plus tard, d'un grand
secours aux missionnaires anglais.
Cependant, dix-huit mois
s'étaient écoulés lorsque, le 23 mars 1791, un
vaisseau doubla la pointe Vénus et s'arrêta dans la baie
Matavaï. C'était la Pandore, envoyée à
la poursuite des révoltés par l'Amirauté
anglaise.
Heywood et Stewart s'empressèrent de se
rendre à bord, déclarèrent leurs noms et
qualités, racontèrent qu'ils n'avaient pris aucune part
à la révolte;mais on ne les crut pas, et ils furent
aussitôt mis aux fers, ainsi que tous leurs compagnons, sans
que la moindre enquête eût été faite.
Traités avec l'inhumanité la plus révoltante,
chargés de chaînes, menacés d'être fusillés
s'ils se servaient de la langue taïtienne pour converser entre
eux, ils furent enfermés dans une cage de onze pieds de long,
placée à l'extrémité du gaillard
d'arrière, et qu'un amateur de mythologie décora du nom
de " boîte de Pandore".
Le 19 mai, la
Résolution, qui avait été pourvue de
voiles, et la Pandore reprirent la mer. Pendant trois mois,
ces deux bâtiments croisèrent à travers
l'archipel des Amis, où l'on supposait que Christian et le
reste des révoltés avaient pu se réfugier. La
Résolution d'un faible tirant d'eau rendit même
de grands services pendant cette croisière; mais elle disparut
dans les parages de l'île Chatam, et, bien que la Pandore
fût restée plusieurs jours en vue, jamais on n'en
entendit parler, ni des cinq marins qui la montaient.
La
Pandore avait repris la route d'Europe avec ses prisonniers,
lorsque, dans le détroit de Torrès, elle donna contre
un écueil de corail et sombra presque aussitôt avec
trente et un de ses matelots et quatre des révoltés.
L'équipage et les prlsonniers qui avaient échappé
au naufrage gagnèrent alors un îlot sablonneux. Là,
les officiers et les matelots purent s'abriter sous des tentes; mais
les rebelles, exposés aux ardeurs d'un soleil vertical, furent
réduits, pour trouver un peu de soulagement, à
s'enfoncer dans le sable jusqu'au cou.
Les naufragés
restèrent sur cet îlot pendant quelques jours; puis,
tous gagnèrent Timor dans les chaloupes de la Pandore,
et la surveillance si rigoureuse dont les mutins étaient
l'objet ne fut pas un moment négligée, malgré la
gravité des circonstances.
Arrivés en
Angleterre au mois de juin 1792, les révoltés passèrent
devant un conseil de guerre présidé par l'amiral Hood.
Les débats durèrent six jours et se terminèrent
par l'acquittement de quatre des accusés et la condamnation à
mort des six autres, pour crime de désertion et enlèvement
du bâtiment confié à leur garde. Quatre des
condamnés furent pendus à bord d'un vaisseau de guerre;
les deux autres, Stewart et Peter Heywood, dont l'innocence avait
enfin été reconnue, furent graciés.
Mais
qu'était devenue la Bounty? Avait-elle fait naufrage
avec les derniers des révoltés? Voilà ce qu'il
était impossible de savoir.
En 1814, vingt-cinq ans
après la scène par laquelle ce récit commence,
deux navires de guerre anglais croisaient en Océanie sous le
commandement du capitaine Staines. Ils se trouvaient, au sud de
l'archipel Dangereux, en vue d'une île montagneuse et
volcanique que Carteret avait découverte dans son voyage
autour du monde, et à laquelle il avait donné le nom de
Pitcairn. Ce n'était qu'un cône, presque sans rivage,
qui s'élevait à pic au-dessus de la mer, et que
tapissaient jusqu'à sa cime des forêts de palmiers et
d'arbres à pain. Jamais cette île n'avait été
visitée; elle se trouvait à douze cents milles de
Taïti, par 25° 4' de latitude sud et 180° 8' de
longitude ouest; elle ne mesurait que quatre milles et demi à
sa circonférence, et un mille et demi seulement à son
grand axe, et l'on n'en savait que ce qu'en avait rapporté
Carteret.
Le capitaine Staines résolut de la
reconnaître et d'y chercher un endroit convenable pour
débarquer.
En s'approchant de la côte, il fut
surpris d'apercevoir des cases, des plantations, et, sur la plage,
deux naturels qui, après avoir lancé une embarcation à
la mer et traversé habilement le ressac, se dirigèrent
vers son bâtiment. Mais son étonnement n'eut plus de
bornes, lorsqu'il s'entendit interpeller, en excellent anglais, par
cette phrase:
"Hé! vous autres, allez-vous nous
jeter une corde, que nous montions à bord!"
A
peine arrivés sur le pont, les deux robustes rameurs furent
entourés par les matelots stupéfaits, qui les
accablaient de questions auxquelles ils ne savaient que répondre.
Conduits devant le commandant, ils furent interrogés
réguIièrement.
" Qui êtes-vous?
-
Je m'appelle Fletcher Christian, et mon camarade, Young."
Ces
noms ne disaient rien au capitaine Staines, qui était bien
loin de penser aux survivants de la Bounty.
"Depuis
quand êtes-vous ici?
- Nous y sommes nés.
-
Quel âge avez-vous?
- J'ai vingt-cinq ans, répondit
Christian, et Young dix-huit.
- Vos parents ont-ils été
jetés sur cette île par quelque naufrage? "
Christian fit alors au capitaine Staines I'émouvante
confession qui va suivre et dont voici les principaux faits:
En
quittant Taîti; où il abandonnait vingt et un de ses
camarades, Christian, qui avait à bord de la Bounty le
récit de voyage du capitaine Carteret, s'était dirigé
directement vers l'île Pitcairn, dont la position lui avait
semblé convenir au but qu'il se proposait. Vingt-huit hommes
composaient encore I'équipage de la Bounty. C'étaient
Christian, l'aspirant Young et sept matelots, six Taïtiens pris
à Taïti dont trois avec leurs femmes et un enfant de dix
mois, plus trois hommes et six femmes, indigènes de Roubouai.
Le premier soin de Christian et de ses compagnons dès
qu' ils eurent atteint l'île Pitcairn, avait été
de détruire la Bounty, afin de n'être pas
découverts. Sans doute, ils s'étaient enlevé par
là toute possibilité de quitter l'île, mais le
soin de leur sécurité l'exigeait.
L'établissement
de la petite colonie ne devait pas se faire sans difficultés,
avec des gens qu'unissait seule la solidarité d'un crime. De
sanglantes querelles avaient éclaté bientôt entre
les Taïtiens et les Anglais. Aussi, en 1794, quatre des mutins
survivaient-ils seulement. Christian était tombé sous
le couteau de l'un des indigènes qu'ils avaient amenés.
Tous les Taïtiens avaient été massacrés.
Un des Anglais, qui avait trouvé le moyen de fabriquer
des spiritueux avec la racine d'une plante indigène, avait
fini par s'abrutir dans l'ivresse, et, pris d'un accès de
délirium tremens s'était précipité
du haut d'une falaise dans la mer.
Un autre, en proie à
un accès de folie furieuse s'était jeté sur
Young et sur un des matelots, nommé John Adams, qui s'était
vus forcé de le tuer. En 1800, Young était mort pendant
une violente crise d'asthme.
J ohn Adams fut alors le dernier
survivant de l'équipage des révoltés.
Resté
seul avec plusieurs femmes et vingt enfants, nés du mariage de
ses camarades avec les Taïtiennes, le caractère de John
Adams s'était modifié profondément. Il n'avait
que trente-six ans alors; mais, depuis bien des années, il
avait assisté à tant de scènes de violence et de
carnage, il avait vu la nature humaine sous de si tristes aspects,
qu'après avoir fait un retour sur lui-même, il s'était
tout à fait amendé.
Dans la bibliothèque
de la Bounty, conservée sur l'île, se trouvaient
une Bible et plusieurs livres de prières. John Adams, qui les
lisait fréquemment, se convertit, éleva dans
d'excellents principes la jeune population qui le considérait
comme un père, et devint, par la force des choses, le
législateur, le grand-prêtre et, pour ainsi dire, le roi
de Pitcairn.
Cependant, jusqu'en 1814, ses alarmes avaient
été continuelles. En 1795, un bâtiment s 'étant
approché de Pitcairn, les quatre survivants de la Bounty
s'étaient cachés dans des bois inaccessibles et
n'avaient osé redescendre dans la baie qu'après le
départ du navire. Même acte de prudence, lorsqu'en 1808,
un capitaine américain débarqua sur l'île, où
il s'empara du chronométre et d'une boussole, qu 'il fit
parvenir à l'Amirauté anglaise; mais l'Amirauté
ne s'émut pas à la vue de ces reliques de la Bounty.
Il est vrai qu'elIe avait en Europe des préoccupations d'une
bien autre gravité, à cette époque.
Tel
fut le récit fait au commandant Staines par les deux naturels,
anglais par leurs pères, l'un fil de Christian, l'autre fils
de Young; mais, lorsque Staines demanda à voir John Adams,
celui-ci refusa de se rendre à bord, avant de savoir ce qu'il
adviendrait de lui,
Le commandant, après avoir assuré
aux deux jeunes gens que John Adams était couvert par la
prescription, puisque vingt-cinq ans s'étaient écoulés
depuis la révolte de la Bounty, descendit à
terre et il fut reçu à son débarquement par une
populatiion composée de quarante-six adultes et d'un grand
nombre d'enfants. Tous étaient vigoureux, avec le type anglais
nettement accusé; les jeunes filles surtout étaient
admirablement belles, et leur modestie leur imprimait un caractère
tout à fait séduisant.
Les lois mises en
vigueur dans l'île étaient des plus simples. Sur un
registre était noté ce que chacun avait gagné
par son travail. La monnaie était inconnue; toutes les
transactions se faisaient au moyen de l'échange, mais il n'y
avait pas d'industrie, car les matières premières
manquaient. Les habitants portaient pour tout habillement des vastes
chapeaux et des ceintures d'herbe. La pêche et l'agriculture,
telles étaient leurs principales occupations Les mariages ne
se faisaient qu'avec la permission d'Adams, et lorsque l'homme avait
défriché et planté un terrain assez vaste pour
subvenir à l'entretien de sa future famille.
Le
commandant Staines, après avoir recueilli les documents les
plus curieux sur cette île, perdue dans les parages les moins
fréquentés du Pacifique, reprit la mer et revint en
Europe.
Depuis cette époque, le vénérable
John Adams a terminé sa carrière si accidentée.
Il est mort en 1829, et a été remplacé par le
révérend George Nobbs, qui remplit encore dans l'île
les fonctions de pasteur, de médecin et de maître
d'école.
En 1853, les descendants des révoltés
de la Bounty étaient au nombre de cent soixante-dix
individus. Depuis lors, la population ne fit que s'accroître,
et devint si nombreuse, que, trois ans plus tard, elle dut s'établir
en grande partie sur l'île Norfolk, qui avait jusqu'alors servi
de station pour les convicts.
Mais une partie des émigrés
regrettaient Pitcairn, bien que Norfolk fût quatre fois plus
grande, que son sol fût remarquable par sa richesse, et que les
conditions de l'existence y fussent bien plus faciles. Au bout de
deux ans de séjour, plusieurs familles retournèrent à
Pitcairn, où elles continuent à prospérer.
Tel
fut donc le dénouement d'une aventure qui avait commencé
d'une façon si tragique. Au début, des révoltés,
des assassins, des fous, et maintenant, sous l'influence des
principes de la morale chrétienne et de l'instruction donnée
par un matelot converti, l'île Pitcairn est devenue la patrie
d'une population douce, hospitalière, heureuse, chez laquelle
se retrouvent les moeurs patriarcales des premiers
âges.
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